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Présentation des vins de la région de Bursa à la fin du XIXe siècle. Extrait de Edmond Dutemple, En Turquie d'Asie. Notes de voyage en Anatolie, 1883

Ce texte est repris  du "Rapport sur l'état de la viticulture dans le sandjak de Brousse" de E. Dutemple, publié dans le "Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux adressés au ministre des affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger" de 1881 

CHAPITRE I.  LES VINS DE BROUSSE 

La récolte des raisins. — La fabrication des vins. — Les vignes dans l'intérieur. 

I LA RECOLTE DES RAISINS 

Brousse a de tous temps été renommée pour l’abondance et la qualité de ses vins. 

La maladie qui a atteint la vigne en Asie-Mineure, il y a environ vingt années, a cependant porté aux vignobles un grave préjudice. Cette maladie, appelée en turc kullemé, présentait tous les caractères de l’oïdium : dès sa formation le raisin commençait à se rétrécir, il grossissait néanmoins, mais au lieu d’acquérir du jus, il desséchait, et quand arrivait la vendange, les grappes étaient à la vérité formées, mais noires, sèches, comme si elles eussent été passées au four. Des tentatives, infructueuses tout d'abord, ont été faites en grand nombre pour combattre les progrès [182] de cette maladie ; ce n’est qu’après un assez long temps que l’on a reconnu remploi du soufre comme d'une efficacité absolue. Mais déjà un grand nombre de vignerons justement effrayés avaient arraché leurs vignes et s'étaient mis à semer du blé, du maïs, etc., d'autres les avaient totalement abandonnées. Si bien que lorsque le remède fut trouvé, le nombre des vignes était diminué de moitié. 

D'autres raisons ont contribué également à diminuer l'importance des vignobles du sandjak de Brousse. Citons entre autres le tremblement de terre de 1855, qui renversa la plus grande partie de la ville, et le grand incendie de 1863, qui détruisit les meilleures caves. 

Aujourd'hui le kullemé a disparu grâce à l'emploi du soufre ; les vignes ne sont plus atteintes par la maladie; les tremblements de terre apparaissent moins fréquemment ; quant aux incendies, quoique nombreux, comme dans toutes les villes de Turquie, ils ne peuvent plus avoir à Brousse l'importance de celui de 1863, la plus grande partie de la ville ayant été rebâtie avec des voies un peu larges et quelque peu droites. 

La récolte du raisin dans le sandjak devrait donc, bien qu'elle ne puisse atteindre l'importance qu'elle avait autrefois, permettre de reconstituer les crus de vins disparus. Car, si ces crus n'existent point aujourd'hui, ce n'est point en raison du manque de raisin (la récolte est toujours très abondante), c'est faute de développement de ce commerce dans le pays, faute d'encouragements indispensables. Cette industrie [183] n'existe pas, elle est toute à créer. Mais nous avons la certitude que le jour où l'initiative privée s'emparerait de cette question, elle mettrait pour ainsi dire la main sur une mine de richesses non encore exploitée. 

Le tableau suivant dont tous les chiffres — (malgré les difficultés que l'on rencontre à chaque pas, en Turquie, pour se procurer le moindre renseignement, et surtout en raison de ces difficultés) — ont été recueillis avec grand soin et contrôlés dans la mesure du possible, indique suffisamment que ce ne sont pas les éléments qui manquent à Brousse pour produire des vins en quantités et qualités voulues. 

TABLEAU de la production des vignobles situés dans un rayon maximum
de 40 kilomètres des ports d'embarquement sur le golfe de Ghemlek.

Brousse et sa banlieue produisent donc, lors d'une récolte moyenne, près de un million de kilogrammes de raisin noir, et près de onze millions de kilogrammes de raisin blanc. 

Il faut observer que l'on n'a indiqué dans le tableau précédent que les vignobles communiquant par des chemins praticables avec la ville de Brousse ou avec les ports d'embarquement Moudania et Ghemlek. Les [185] plus proches du littoral sont à 5 kilomètres, les plus éloignés à 40 kilomètres environ. 

Les raisins blancs sont composés des cinq qualités principales ainsi dénommées dans le pays : Ghérendjé, Eksènes, Doghrou-Tchibih, Amassia, Tchaouche. Ces deux dernières qualités sont d'excellents raisins de table, le Tchaouche surtout qui est un raisin parfumé, à gros grain, ayant beaucoup d'analogie avec le beau chasselas de Fontainebleau. Il n’y a que peu d'années que Brousse produit cette qualité, importée des rives du Bosphore (côtes d'Asie) où le Tchaouche est cultivé pour la consommation de Constantinople. 

Les raisins noirs se composent des deux qualités suivantes : Djabata, Dimrit. Ils sont peu agréables au goût. 

II  LA FABRICATION DES VINS 

Le tiers de la quantité de raisin blanc énumérée cidessus se vend dans la ville pour être consommé en fruit. Les deux autres tiers sont employés : l. à la fabrication du vin; 2. à la confection d'une sorte de jus épais appelé Pekmès dont on se sert pour faire des confitures dans les familles. 

Ces confitures de jus de raisin jouent un grand rôle dans les villages et les villes d'Asie. Elles se divisent en deux catégories : le Bêtchel, confiture de fruits [186] mélangés de certains légumes ; le Boulama, pâte jaunâtre, fort épaisse, remplaçant dans quelques localités le sucre ou plutôt la mélasse. Certains pays de l’intérieur font un très grand commerce de Bêtchel et de Boulama. 

Le marc du raisin provenant de ces diverses fabrications est employé à fabriquer le Raki, sorte d'eau-de-vie de marc anisée et résinée dont on fait une très grande consommation. Ce spiritueux se prend comme apéritif aussi bien que comme digestif; il remplace tous nos divers alcools de France qui ne pourront jamais, dans ces pays, faire une concurrence sérieuse au Raki. 

Le raisin noir est uniquement employé à la fabrication du vin. 

Le prix de ces diverses qualités de raisin, vendues dans les villes, franco au domicile de l'acheteur, varie, suivant les années, de 50 à 80 piastres les 100 ocques, soit 11 à 18 fr. les 125 kilog. (L'ocque = 1 kil. 225 gr; la piastre = fr. 22 centimes.) 

Chaque année, le gouvernement vend la dîme des localités spécifiées plus haut à des prix déterminés. Le chiffre de vente de chaque localité aurait évidemment sa place ici. Mais la dîme des raisins se vend généralement avec celle des blés, de sorte qu'il est presque impossible de déterminer le prix de perception que le gouvernement reçoit pour les raisins. Quelquefois cependant, faute d'entente avec les dîmiers, le gouvernement perçoit directement du paysan l'impôt sur le raisin ; le Trésor ne reçoit alors environ que la cinquième partie de l'impôt, tant le [187] contrôle est défectueux dans cette branche de l’administration. 

Que la dîme soit vendue aux dîmiers ou perçue directement par l'autorité locale, le vigneron paye toujours 10 % sur la valeur du raisin produit. Chaque année le gouvernement fixe un prix pour l'ocque de raisin, et ce prix sert de base à la perception. 

Les vignerons turcs vendent généralement leur raisin ou l'emploient pour la fabrication du Pekmès. 

Ce sont les vignerons chrétiens qui fabriquent le vin. Il y a à Brousse des fabricants et des marchands. Ils forment une corporation composée en grande partie de l'élément grec. La plupart ont transformé en fabriques d'anciens bains qui constituent des les eaux assez bien aménagés pour cette industrie. 

La fabrication des vins, à Brousse, est encore pour ainsi dire dans l'enfance. Les systèmes employés sont des plus primitifs. Le vin n'est pas travaillé ; il est brut, naturel. 

Quand le raisin en grappes est écrasé, on place le jus dans des tonneaux où on le laisse fermenter pendant deux mois environ, puis on transvase ce jus dans d'autres tonneaux et le vin est fait. C'est très simple. 

Les vins blancs sont ordinairement légèrement colorés, dorés presque. Ils sont généralement doux et très capiteux. Certains vignobles fournissent des vins qui possèdent les qualités des vins d’Espagne et des vins de Madère. 

Un Hongrois, établi depuis peu à Brousse, a imaginé [188] de fabriquer avec certaines espèces de raisins du pays, des vins qui, après un séjour de quatre à cinq mois en bouteille, acquièrent toutes les propriétés des vins du Rhin. Et aujourd'hui il vend comme vins du Rhin à Constantinople, en Russie et en Roumanie, à des prix élevés, ses produits dont le coût de revient est pour lui très minime. 

Quelques Français font aussi pour leur consommation des vins blancs, secs, qui, mieux fabriqués, se rapprocheraient beaucoup de nos vins de France et ne laisseraient rien à désirer comme saveur et comme goût. Ces vins-là peuvent se conserver et sont facilement transportables. Il en est de même des vins noirs, qui sont fort riches en degrés, mais doux et surtout capiteux. 

Un autre système employé dans le pays consiste à fabriquer des vins cuits. Aussitôt que le raisin est pressé, on fait cuire le jus jusqu'à ce qu'il obtienne une légère épaisseur. On le place alors dans des tonneaux où il peut se conserver indéfiniment. On parvient ainsi à faire vieillir les vins de certaines contrées. Mais ce procédé enlève au liquide la plus grande partie de ses qualités et lui donne des défauts qui le rendent impropre à un usage continuel. 

C'est le marc de raisin pressé qui fournit le Raki. Ce marc est placé dans des tonneaux découverts où il fermente après 20 à 35 jours. On le met alors dans un alambic sans serpentin ; quand il entre en ébullition on y ajoute une certaine quantité d'anis, et on obtient ainsi l'extrait du marc en différents degrés. 

Le vin blanc se vend de 40 à 80 paras l’ocque (ou [189] 1 à 2 piastres l'ocque), soit de 22 à 44 centimes les 1228 grammes; 

Le vin noir se vend de 60 à 100 paras l'ocque (ou 1 1/2 à 2 1/2 piastres l'ocque), soit 33 à 55 centimes les 1225 grammes; 

Le Raki se vend de 4 à 10 piastres l’ocque, soit fr. 88 centimes à 2 fr. 20 les 1225 grammes. 

Les vins vieux se vendent jusqu'à 10 piastres l’ocque, soit jusqu'à 1 fr. 75 le litre. 

Tous ces prix sont les prix de vente au détail. 

III LES VIGNES DANS L'INTÉRIEUR 

Dans le tableau que nous avons donné plus haut nous n'avons indiqué que les vignobles ayant des communications faciles avec le littoral et distants tout au plus de 40 kilomètres des lieux d'embarquement, c'est-à-dire la valeur approximative de la récolte vinicole de Brousse, chef-lieu du vilayet, et de la banlieue. 

Voici maintenant l'énumération des principales localités qui produisent le raisin dans toute l'étendue du vilayet de Hudavendighiar. 

Mais il faut observer que les voies de communication reliant ces localités soit avec Brousse, soit avec les ports de Ghemlek et de Moudania, ou n'existent [190] pas, ou sont dans un tel état d'impraticabilité que les frais de transport absorberaient tous les bénéfices que l’on pourrait espérer d'une exportation. 

Le vilayet est divisé en quatre sandjaks : 

1° Le Sandjak de Brousse comprend les cazas de Mohalitz, de Ghemlek (littoral), de Biledjik, de Moudania (littoral), de Einégeul et de Yeni-cheir. 

Le premier et le dernier de ces cazas, Mohalitz et Yeni-Cheir, ne cultivent pas la vigne. Les quatre autres la produisent en grande quantité, notamment Biledjik, situé à dix-huit heures de Brousse, dont le raisin noir est fort apprécié pour la fabrication du vin. 

2° Le Sandjak de Karassi comprend les cazas d'Aivalik, d'Erdek, de Panderma, d'Edrémid, de Bihadiz, de Kemer-Edrémid et de Sorna. 

A l'exception de l'avant-dernier caza, tous les autres sont des pays vignobles. 

3° Le Sandjak de Kara-Hissar comprend les cazas de Sandoukli, de Tchal, de Boulvadin et d'Azizié. 

A l'exception des deux derniers cazas, les autres cultivent le raisin. 

4° Le Sandjak de Kutahia comprend les cazas J'Ouchak, de Ghuduss, de Simari et d'Eski-cheir. 

Seul, le caza d'Ouchak produit du vin. 

Comme on le voit, sur 21 cazas composant le vilayet, 13 sont des pays vignobles. 

Les voies de communication, par routes ou par canaux, manquant, chaque pays consomme son produit. 

Les prix du raisin et ceux du vin dans l'intérieur [191] sont naturellement bien inférieurs aux prix de Brousse et de sa banlieue. 

Une statistique générale sur le produit vinicole de tout le vilayet serait évidemment très intéressante. Mais on ne pourrait la mener à bonne fin qu'en passant un long temps sur les lieux mêmes; encore rencontrerait-on les plus grandes difficultés, l’administration locale, dans l'intérieur, ayant peu de documents où l’on puisse trouver des données statistiques, les eût-elle d'ailleurs, qu'il est fort peu probable qu'elle consentît facilement à les communiquer.