[[Pressions et manœuvres d’Abdul-Hamid II]

Le prince Abdul-Hamid Effendi, frère de Mourad V et son héritier présomptif, ne voyait pas, sans un secret plaisir, les difficultés s'accumuler du chef de la maladie du Sultan, qu'il exploitait à son profit, en sous main. Avec la complicité des ennemis, au dedans et au dehors, d'une Turquie libérale. C'est parce qu'il connaissait les idées de ce prince que le général Ignatieff, comptant, d'autre part, sur la reconnaissance de celui qui allait lui devoir le trône, usa envers les ministres turcs de ces menaces qui ressemblaient fort à un scandaleux chantage politique. Au sein même du ministère, Abdul-Hamid effendi avait un partisan très puissant, Redit Pacha, ministre de la guerre. C'est lui qui lança l'idée d'une régence, sous l'inspiration même de celui qui devait en être le bénéficiaire. Mais Midhat, Rujdi, Hussein Avni pachas y répugnèrent tout d'abord parce qu'ils savaient que remettre le pouvoir à ce prince connu de tous par sa fourberie, son hypocrisie, pour sa haine envers son frère dont il s'était constitué, jadis, l'espion mal venu auprès de leur père Sultan Medjid, c'était compromettre leur œuvre de réformes et rendre inutiles et vains dans l'avenir les effets qu'ils avaient espérés

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de leur coup d'État (1). Mais, pour désarmer leurs répugnances et lever leurs scrupules, le prince Abdul-Hamid, qui s'exerçait déjà dans l'art de Machiavel, s'empressa de faire proclamer partout qu'il s'était rendu aux idées libérales que s'il lui était donné d'occuper le pouvoir, il pourvoirait la Turquie des institutions qui sont la force et l'honneur des nations civilisées enfin pour gagner les sympathies et le concours du gouvernement Anglais, il alla jusqu'à mendier la protection de sir Layard.lui promettant qu'il doterait le pays d'une Constitution, conformément aux lois du Chériat qui autorise et impose même aux peuples musulmans cette forme de gouvernement. Tous ces beaux vouloirs et ces nobles sentiments étaient trop récents pour que Midhat et Rujdi, qui connaissaient leur homme, s'y laissassent prendre mais les événements se précipitaient, l'autorité du Ministère était dépouillée de sanction en secret, Hussein Avni escomptait une dictature sous une régence on chargea Rudji Pacha d'entrer secrètement en pourparlers avec le prince héritier. C'est ici que se révèle, pour la première fois, l'homme qui, pendant 22 ans, va tenir l'Europe sous la séduction de ces mensonges. Lorsque l'idée d'une régence fit tout son chemin, lorsque les circonstances et les événements firent d'un changement de personne au pouvoir une nécessité politique inéluctable, celui qui avait été la cheville ouvrière de l'intrigue, fort de son succès, élargit le champ de son ambition. Il rêva la couronne. En secret, conduit par le colonel Iskender pacha, il alla voir Namyk pacha, vieux dignitaire aimé et vénéré de tous. Il se jeta à ses pieds, le pria et le supplia, les larmes aux yeux, d'user de toute son 

(1) Sultan Medjid éprouvait pour son fils Abdul-Hamid une telle répulsion qu'il avait ordonné, de peur que la écornée ne lui fût néfaste, qu'on lui épargnât, à son réveil, la vue de enfant. 

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influence, de toute son autorité sur l'esprit des ministres pour les convertir à une définitive transmission de la couronne. Le vieux Namyk, attendri, promit (1). Le lendemain, quand les ministres, que Namyk Pacha n'avait pas encore vus, vinrent en corps sonder le prince, Abdul-Hamid, dont les intrigues mêmes aboutissaient à cette démarche difficile, feignit la surprise et la douleur. Il témoigna de son amitié pour son frère, de sa tendresse pour le malade. Il ne se croyait pas le droit d'empiéter sur les prérogatives de la Majesté Impériale. Son dévouement et son respect étaient acquis à celui qui représentait légitimement la maison d'Osman toute diminution de sa puissance serait une atteinte portée au prestige Impérial. Et, d'ailleurs, n'était-ce pas tenter le malheur que de tirer profit d'un-, accident arrivé à l'aîné de la famille ? Ni sa dignité, ni son honneur, ni son amour fraternel ne l'autorisaient à dépouiller de son autorité, même provisoirement, celui que Dieu avait désigné pour gouverner la nation ottomane !

 Tout cela était dit les larmes aux yeux, avec une humilité qui excluait toute simulation. Et, comme Midhat s'étonnait, le prince l'assura des sentiments qu'il n'avait cessé de cultiver pour son frère Mourad, disant que tout ce qu'on racontait sur sa prétendue haine avait été propagé par des gens intéressés à les brouiller tous les deux. 

Pendant ce temps, le même Abdul-Hamid Effendi, par l'intermédiaire de son ami Redit Pacha et d'un sous-officier de sa garde, Moustapha bey, faisait écrire aux ministres, que la démarche de Namyk Pacha ne convertit point, des lettres qui leur parvenaient chaque jour par 

(1) Quelque temps après, lorsqu'il fut monté sur le trône Abdul-Hamid, se souvenant de la démarche humiliante qu’il avait faite auprès de Namyk Pacha, pensa à celui qui en avait été le témoin. Iskender Pacha mourut étranglé. 

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centaines, où il était dit en substance, que les classes dirigeantes de Constantinople n'étaient plus à ignorer la folie du Sultan Mourad, qu'elles ne voulaient pas d'un fou sur le trône; que, si les Ministres cachaient au peuple cette situation, d'autres sauraient bien la lui apprendre enfin qu'il fallait à tout prix pourvoir non à une régence, mais à une transmission de la couronne. 

Pris entre les menaces du général Ignatieff, les embarras et les difficultés nés de deux guerres aux frontières et d'une révolution dans l'Empire appréhendant à l'intérieur une révolte religieuse, les ministres que les protestations et les serments d'Abdul-Hamid Effendi n'avaient pas encore convertis, mais optant pour le moindre mal, supplièrent le prince d'accepter 1a régence pour sauver la patrie en danger. « Une régence ? se récria hypocritement Abdul-Hamid Effendi, qui était instruit au jour le jour des difficultés où se débattait le gouvernement ; ou bien mon frère n'est pas fou, et je ne puis accepter, ou bien je conclus de votre empressement à m’offrir la régence que mon frère est fou et, dans ce cas, demande qu'il soit bien établi que sa maladie est incurable. » 

C'était la carte forcée. De son côté Ignatieff, le complice du prince Abdul-Hamid, se nt plus priant et menaça la Turquie en agitant le spectre d'une déclaration de guerre. La situation devenait dangereuse. Les ministres se résolurent alors à passer par les exigences du prince, quoiqu'ils sussent, d'après un rapport du médecin, que la maladie du Sultan Mourad était bénigne et passagère. Mais il fallait courir au plus pressé pour épargner à l'empire Ottoman des catastrophes. Un médecin, celui-là même qui avait fortifié leur conviction, fut chargé de faire un rapport et de déclarer Mourad V atteint pour la vie, ce qu'il fit avec une assurance que démentira bientôt la guérison du Sultan. Relatons, en passant, que ce même médecin avait remis 

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quelques jours auparavant à la Sultane Validé un rapport dans lequel il se faisait fort de guérir son fils en moins de trois mois. En moins de trois jours il changea d'opinion. N'insistons pas. La raison d'État ne connaît pas de raisons. 

Contraint par les événements, Midhat Pacha, qui savait mieux que personne que le deuxième rapport du médecin avait été dicté par l'impérieuse nécessité politique, s'était rendu aux exigences d'Abdul-Hamid Effendi mais toujours méfiant, et voulant épuiser jusqu'au bout toutes garanties pour l'avenir, il lui demanda de réunir tous les princes de la famille impériale dans un déjeuner au Kiosque de Nizbétié, afin de leur faire une déclaration solennelle qu'il n'acceptait le trône que parce que Mourad V était malade et que, si son frère guérissait, il s'empresserait de lui rendre la couronne. Abdul-Hamid se voyait trop près du but pour ne pas éluder une pareille offre et, trouvant dans cette proposition une occasion de perdre dans l'esprit des membres de la famille d'Osman Midhat Pacha, dont il devinait les menaces et l'hostilité, il leur nt communiquer ostensiblement cette invitation pendant qu'il leur faisait dire en secret que Midhat Pacha avait pris l'initiative de cette réunion dans le but de faire assassiner tous les princes de la famille d'Osman et de proclamer la République (1) Naturellement les princes s'abstinrent de venir et Abdul-Hamid s'excusa. Le futur Sultan Rouge s'essayait avec succès dans l'art de gouverner d'après les régies établies dans Le Prince. 

Malgré cet échec, Midhat Pacha ne désespéra pas, jusqu’à 

(1) Plus tard, dans le procès qu'il fit à Midhat, Abdul-Hamid renouvela dans l'acte d'accusation cette fable dont il dénatura la véritable origine.

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qu'à la dernière heure, de contraindre Abdul-Hamid Effendi, dont les perfidies et les intrigues actuelles justifiaient et confirmaient la réputation, à reconnaître, avant son avènement, qu'il remplaçait provisoirement Mourad V, non qu'il lui succédait, lorsque le 31 août Abdul-Hamid se rendit à la mosquée d'Eyoub pour recevoir l'investiture, le Cheikh Mevlevi de Koniah, Sultan Tchélébi Effendi, mandé pour la cérémonie, objecta que pour procéder à l'intronisation d'un nouveau Sultan, il fallait que l'autre fût déposé; que, suivant le Koran, un souverain ne peut être déposé qu'après un certain délai assez long pour permettre la constatation de son inaptitude à régner que, cette prescription n'ayant pas été observée, il se refusait à octroyer l'investiture au trône, mais non une investiture pour la régence puisqu'aussi bien il n'avait été mandé qu'aux fins d'une régence. Alors Midhat eut une inspiration soudaine. Tirant profit de cette défense du Koran qui se présentait à lui comme une branche de salut, il rédigea incontinent un acte dans lequel Abdul-Hamid déclarait formellement qu'il ne se considérait que comme un régent, promettant de remettre le pouvoir à son frère aussitôt que celui-ci serait rétabli. 

Abdul-Hamid voyait lui échapper inopinément, et sans retour, tout le bénéfice de ses intrigues, l'investiture du Cheikh Mevlevi de Koniah étant une condition que l'habitude a rendue indispensable à l'exercice légitime du pouvoir. Allait-il, en refusant la régence, s'exposer à ne pas occuper le trône ? Pouvait-il, en présence d'un chef aussi autorisé de la religion, risquer de trahir son arrière-pensée en se refusant à signer un acte qui corroborait la théorie religieuse et de compromettre dans l'esprit du Cheikh de Koniah la bonne foi de celui qui allait commander aux Croyants ? En ce moment de perplexité inouïe, mais qui 

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devait être décisif, l'homme se recueillit en un suprême effort et pensa : « Une régence, c'est toujours bon à prendre. Un serment, on a tous les moyens de ne pas le tenir lorsqu'on dispose de la force Louis Napoléon n'avait-il pas juré, lui aussi, d'observer la Constitution ? » 

[[Abdul-Hamid II devient sultan]]

Abdul-Hamid, la tête basse, signa et prêta serment. Mais, ce jour-là, la perte de Midhat fut méditée. 

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III Pour affermir l’usurpation

Deux faits se dégagent lumineusement des circonstances qui ont amené Abdul-Hamid sur le trône le premier, que l'abaissement de Mourad V est dû plutôt aux embarras intérieurs et extérieurs auxquels les ministres étaient forcés de mettre fin par l'établissement d'une autorité souveraine consciente, plutôt qu'à la seule maladie présumée incurable du Sultan, laquelle, en suivant son cours régulier, devait bientôt aboutir normalement à cette guérison annoncée par le premier rapport du médecin et tant redoutée par l'héritier présomptif Abdul-Hamid d'une part et, d'autre part, par la grande ennemie d'une Turquie réformée la Russie. En second lieu, que ces deux complices qui avaient si bien machiné la chute de Mouad V ne devaient plus viser qu'à légitimer le nouveau régne par tous les moyens de force à défaut de tous les moyens de droit. C'était peu d'avoir vaincu, il fallait organiser la victoire et, comme toute illégalité appelle à son secours la coercition, il était nécessaire et urgent, coûte que coûte, au mépris de tout droit et de toute justice, de toutes les lois divines et humaines, par le fer, par le poison, par le crime, par l'assassinat en détail et en gros, d’imposer au peuple ottoman et à l’Europe la

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reconnaissance d'une souveraineté qui manquait de base légale, ayant puisé ses origines non dans la tradition et dans la légitimité, mais dans l'intrigue, dans le viol du droit et dans l'usurpation. En un mot, il était indispensable de spr.tir de l'illégitimité, pour entrer dans le droit par la force, puisqu'aussi bien la force est la condition première, la raison, la cause originelle du pouvoir des rois. 

C'est dans cette préoccupation constante, la grande pensée du règne d'Abdul-Hamid, qu'il faut rechercher la clef des événements qui se sont déroulés en Turquie depuis vingt-deux ans et de la conduite de ce Sultan fatal envers les puissances, envers le parti libéral et envers son frère aîné, sur qui convergent toutes ses pensées d'usurpateur. Si Abdul-Hamid détenait le trône légitimement, toute sa politique serait d'un fou ou d'un imbécile. Or, il n'est ni l'un ni l'autre. Les tourments qui montent à l'assaut d'un esprit que l'usurpation rend méfiant et inquiet expliquent, au contraire, normalement, tous les actes politiques d'Abdul-Hamid, ses crimes et ses attentats contre son frère. 

Une fois maître du pouvoir, nous allons donc voir Abdul- Hamid conformer sa conduite à ses terreurs avec une persévérance, une logique et une intelligence qui ne se démentiront pas un seul jour de son règne. 

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1° Tout d'abord, allant aux nécessités les plus urgentes, Abdul-Hamid s'ingénia à faire croire au monde que son frère, atteint en réalité d'une crise passagère, était irrémédiablement fou. A cet effet, le lendemain de son avènement, il ordonna qu'une Commission de médecins allât visiter Sultan Mourad et dressât un rapport sur sa maladie. Conduite par le Dr Mavroyeni, qui était le premier médecin d'Abdul-Hamid, la Commission se rendit au Palais de

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Tchéragan mais l'impérial malade, dès qu'il aperçut ces hommes au seuil de sa chambre, les pria de se retirer. Venus en consultation et pour faire un rapport, les docteurs, sur l'insistance que mettait Mourad V à les congédier, s'en retournèrent sans accomplir leur mission. 

Ici se pose une question qui serait insoluble dans l'hypothèse de la folie de Mourad V. Pourquoi Abdul-Hamid s'est-il contenté, avant d'accepter le pouvoir sur les instances des ministres, du rapport d'un médecin complaisant, inspiré alors par là raison d'État, et n'a-t-il pas exigé, à ce moment-là, une consultation de médecins ? Apparemment parce qu'il appréhendait les conclusions auxquelles auraient abouti des hommes qui pouvaient encore juger en toute conscience et en pleine indépendance. Faite après qu'il se fut assuré le trône, cette consultation n'avait-elle pas les apparences d'une comédie, d'une feinte qui tendait à égarer l'opinion devenue, de ce fait, sympathique au frère cadet, qui se révélait un si brave homme ? Le rapport des docteurs, guidés par le propre médecin d'Abdul-Hamid, pouvait-il décemment conclure en faveur du Sultan Mourad ? C'eût été rouvrir la question de succession, provoquer ou admettre l'hypothèse d'un troisième coup d'Etat et compromettre enfin toute l'oeuvre que l'usurpateur avait ourdie pour s'emparer du pouvoir. Or, on sait qu'Abdul-Hamid n'est rien moins qu'un naïf. Connaissant les hommes, sachant qu'ils se ploient devant le fait accompli avec une condescendance qui n'a d'excuse que leur lâcheté et la peur que leur inspire le pouvoir établi, il n'appréhendait rien d'une consultation qu'il savait d'avance conforme à ses désirs, peut-être à ses ordres. Quoi qu'il en soit, le rapport ne fut guère publié immédiate- ment, parce qu'il ne contenait rien de probant il ne vit le jour qu’un mois après, lorsque l’opinion habilement préparée à admettre la maladie du Sultan 

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Mourad en réclama instamment la publication. Alors, la conscience du peuple s'endormit sur la réputation et sur la science des hommes qu'il n'avait aucune raison de tenir pour suspects. Ce premier succès encouragea l'usurpateur à commettre impunément de nouveaux méfaits. 

2° Trois jours après l'avènement d'Abdul-Hamid, le personnel du Sultan Mourad, ses employés supérieurs et ses domestiques s'étant rendus, conformément aux usages, à la cérémonie du baise-mains, le nouveau souverain leur recommanda d'entourer son frère de tous les soins et de tout leur dévouement. Or, voici que, sur le point de retourner au Palais de leur maître, un ordre du Sultan vint leur enjoindre de ne plus rentrer à Tchéragan et d'avoir à réintégrer chacun sa maison. Abdul-Hamid, qui savait que son frère était en voie de guérison, se méfiait de ces mêmes gens qu'il venait d'exhorter au dévouement et dont la fidélité aurait pu aller jusqu'à publier la vérité sur l'état du malade le jour prochain de la guérison. Abdul-Hamid préludait au système de l'isolement, en attendant l'incarcération et la prison d'Etat. 

3° Durant les premiers jours, le nouveau Sultan avait laissé ouvertes les portes de Tchéragan à la famille de Mourad V, à ses frères, à ses soeurs, à ses amis, qui avaient licence d'y entrer ou d'en sortir à leur gré. Il ne redoutait rien de ces visites d'où la famille impériale emportait, au contraire, la conviction que Mourad V était réellement malade et, leur aveu venant corroborer celui des amis privilégiés du prince, musulmans et chrétiens ayant l'oreille du public, contribuaient à propager et à confirmer ce qui se disait à Constantinople sur la folie présumée du Sultan Mourad. Mais toutes ces personnes, qui n'étaient pas médecins, ne pouvaient se douter du degré ou de l’importance de la maladie ; elles propageaient donc, malgré elles, une erreur qui servait les desseins d'Abdul-Hamid. Un jour, le 

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Sultan, changeant de résolution, prit subitement des mesures d'un autre ordre les portes de Tchéragan furent fermées et l'entrée en fut sévèrement défendue à tout le monde le fils aîné de Mourad V, Sallah-Eddin-Effendi, qui était élève externe à l’école militaire, reçut l'ordre de cesser ses études et de n'avoir plus à quitter la maison de son père, sous aucun prétexte; plusieurs employés, des vieux domestiques, la première dame de la Validé Sultane, Naksibinde Calfa, qui était au service de sa maîtresse depuis quarante-cinq ans, furent contraints, de force, à abandonner Tchéragan. Abdul-Hamid constitua à son frère, sous la direction d'un certain Moussa-Effendi, une garde spéciale qui, sous prétexte de le défendre contre des ennemis qu'il n'avait pas, devait, en réalité, l'enserrer peu à peu dans l'isolement et dans une étroite prison…

Pourquoi ces nouvelles rigueurs si Abdul-Hamid, qu'on tenait au courant des phases de la maladie, ne voyait venir avec terreur le jour prochain de la guérison, c'est-à-dire le jour prochain où il aurait à remettre à son frère, le Sultan légitime, les pouvoirs dont il n'avait été investi qu'à titre de régent ?...

Ses craintes étaient montées à un tel diapason que, attribuant aux anciens serviteurs qu'il avait attachés à son frère le bruit qui courait déjà sur le rétablissement du Sul- tan Mourad, il les fit incarcérer et, quelques jours plus tard, envoyer en exil dans l'intérieur de l'Asie et en Afrique. C'était le régime de la terreur qui commençait et les actes arbitraires d'Abdul-Hamid allaient suivre la marche inverse des progrès de la guérison de son frère. 

4° Sallah-Eddin, le fils aîné du Sultan Mourad, que son oncle avait contraint de cesser ses études à l'École militaire continuait de recevoir l’instruction religieuse d’un maître, Hodja Moustapha Effendi, l'unique personne qui eût 

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encore le droit de pénétrer dans Tchéragan, lorsqu'un jour, sans raison ni prétexte, l'entrée de la prison d'Etat fut interdite à ce professeur. Vingt-quatre heures après, Hodja Moustapha était exilé. On conçoit que cet homme, qui fréquentait chaque jour le palais de Mourad V, étant à même de constater aujourd'hui le rétablissement du prince, demain sa guérison complète, devenait un témoin gênant et dangereux. 

Ainsi, peu à peu, l'usurpateur faisait le vide dans la maison de son frère. 

5° Nous avons dit que, lors des pourparlers pour la régence, le prince Abdul-Hamid avait promis aux ministres l'établissement d'une Constitution que ceux-ci avaient élaborée. Monté sur le trône, il ne put échapper à sa promesse, parce qu'il était encore sous la main des hommes qui lui avaient remis le pouvoir. Il décréta donc la Constitution, mais à son corps défendant, avec l’arrière-pensée de l'abolir  à la première occasion. Deux raisons lui commandaient de se débarrasser de la Charte qu'on lui avait imposée comme une condition essentielle à sa nomination de régent et à laquelle il avait prêté/sur le Koran, un serment de fidélité la première, qu'elle était une gêne à ses tendances au despotisme absolu et, la deuxième, parce que la Constitution déclarait la liberté personnelle inviolable. L’article 6 édictait, en outre : « La liberté des membres de la dynastie impériale ottomane, leurs biens personnels, immobiliers et mobiliers, leur liste civile pendant toute leur vie sont sous la garantie de tous. » On conçoit que cet article génât les projets secrète qu'Abdul-Hamid nourrissait contre son frère, dont il ne pouvait confisquer le trône définitivement qu'en lui confisquant définitivement aussi la liberté. Cet article de la Constitution était suspendu sur sa tête comme une menace perpétuelle, D'ailleurs, un parti se formait, à la Chambre des députas, qui réclamait la mise en 

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liberté de Mourad V, qu'Abdul-Hamid détenait prisonnier d'État. 

Pour échapper à ce danger, Abdul-Hamid, inaugurant un système dont il usera dans la suite avec un succès de plus en plus croissant, stipendia une certaine presse en Europe pour déconsidérer la Constitution et le régime constitutionnel en Turquie ; la presse vénale fut, par lui, encouragée à traîner dans la boue et le ridicule cet organisme nouveau qui, nous le prouverons ailleurs, donnait, au contraire, des résultats fort suffisants et très honorables. 

Mais une autre raison plus impérieuse encore va le conduire à l'abolition de cette Constitution qui, si elle avait été appliquée normalement, aurait épargné à l'Europe les remords de sa complicité dans les crimes, dans les massacres qui vont souiller l'histoire de cette fin de siècle. Les événements de Bulgarie venaient de tendre les rapports entre la Russie et la Sublime-Porte (elle existait en ce temps-là). Avec un peu d'habileté les choses auraient pu s'arranger, Abdul-Hamid étant persona non grata a la cour de Russie. Mais le Sultan, qui rapporte tout à soi, envisagea aussitôt les deux hypothèses de la victoire et de la défaite au point de vue de son intérêt personnel. Impopulaire, illégitime, il sentait que la victoire auréolerait son front du prestige dont il était dépourvu et que les peuples, reconnaissants, lui tresseraient des couronnes Insuccès justifie et légitime tout, même l'usurpation. Vaincu, il comptait sur le découragement général et le concours qui s'offrait déjà à lui« d'un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes » pour organiser un gouvernement personnel fort et sans contrôle par l'exil, par l'assassinat et, au besoin, par les massacres en grand, avec l'autorisation prévue – on n'ose pas le dire de son ennemie personnelle ? non, de l'ennemi d'une Turquie reformée. Il déclara donc à la Russie une guerre qui devait, quoi qu'il arrivât, affermit son usurpation. 

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6° Au début de cette guerre, Abdul-Hamid, enflammé d'une ardeur guerrière, promit de marcher à la tête de ses troupes, à l'instar de ses illustres prédécesseurs. Les Compagnies des bateaux à vapeur et des chemins de fer d'Andrinople luttèrent alors de zèle pour recevoir pompeusement l'illustre Sultan, le futur vainqueur, le Ghasi ! Chaque jour, les gazettes annonçaient son départ comme imminent mais, à la dernière heure, un contre-ordre venait leur apprendre que Sa Majesté différait ses projets. La nation turque, qui n'aime pas les lâches, habituée à voir ses Padichahs prendre, en temps de guerre, le commandement des armées et s'exposer courageusement au premier plan, murmurait et condamnait la pusillanimité du prince. A demeurer dans son palais, à l'abri, Abdul-Hamid risquait son prestige. Quelles raisons avait-il donc pour déroger à toutes les traditions ? Comme Louis XIV sur les bords du Rhin, est-ce que sa grandeur attachait le Sultan sur le rivage du Bosphore ? Mais la grandeur d'un souverain ottoman se mesure à son courage, non à la fonction et, pour les Turcs, les batailles de la guerre ont un tout autre prestige que les batailles de la politique. En allant au combat, Abdul-Hamid pouvait recueillir une popularité que toutes ses habiletés auraient été impuissantes à lui procurer dans la paix. Vainqueur ou vaincu, après avoir donné satisfaction à l'amour-propre national en payant de sa personne, il aurait consolidé son usurpation en sauvant son honneur. Quelle raison impérieuse contraignait donc le Sultan à rester à Constantinople et à perdre le bénéfice d'une gloire qui s'attache au courage guerrier ? La peur. La peur de son frère (1) 

(1) On peut objecter qu'avant Abdul-Hamid, d'autres Sultans ont dérogé à la glorieuse habitude de marcher à la bataille. Mais, du moins, ceux-là n'avaient pas fait annoncer par toutes les voies de la publicité leur intention de se mettre à la tête des armées. La vérité est qu'Abdul-Hamid eut réellement l'intention de reprendre les bonnes traditions dans la pensée de se créer une popularité absente, mais qu'il en fut détourné par le souci de ne pas laisser le champ libre aux partisans du sultan légitime 

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Les rapports quotidiens de son grand-maître d'artillerie, grand maréchal du Palais, Mamoud Dama Pacha, lui annonçaient la guérison à vue d'œil du Sultan légitime. Si Abdul-Hamid partait à la guerre, la vérité, qu'il avait seul la puissance d'étouffer, se découvrirait pendant son absence et c'en était fait de son règne. De là ses hésitations à ne pas abandonner le Palais et, au risque de perdre une popularité qu'il espérait, d'ailleurs, imposer par la force, de s'affermir dans l'inégalité en dirigeant de Yildiz – on sait avec quelles inconséquences et quelles conséquences – les opérations de la guerre. 

Si Mourad V était fou, il est à présumer qu'Abdul-Hamid, qui avait besoin de popularité et de prestige pour asseoir son usurpation, se serait fait un point d'honneur de prendre le commandement des troupes et qu'à la veille de son départ pour l'armée, il eût ouvert les portes de Tchéragan aux amis et aux parents qui eussent témoigné devant le peuple de la folie de Mourad V. Mais Sultan Mourad n'était pas fou et c'est ce qu'il fallait éviter de laisser paraître. 

La guerre terminée, le Sultan illégitime chercha et trouva une nouvelle occasion d'exercer son esprit machiavélique au profit de ses desseins misérables d'usurpateur. 

La Chambre des députés, la Constitution étaient un obstacle à la conclusion d'une paix honorable avec le vainqueur. Or, dans le honteux traité de San-Stéphano, Abdul-Hamid livrait à la Russie les provinces turques et jusqu'à l'honneur de la nation ottomane, à condition que la Russie, dans un traité secret, qui est encore valable, lui garantirait 

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contre l'Europe la possession paisible de sa couronne (1). Comment expliquer autrement qu'Abdul-Hamid se hâtât de consentir sans gloire, dans ce traité préliminaire de San-Stéphano, à cet abaissement de sa puissance et à une mutilation de l'Empire Ottoman qui n'était pas en rapport avec l'héroïsme déployé par les Turcs sur les champs de bataille ? C'est qu'Abdul-Hamid, traître à son honneur, traître à la glorieuse mémoire des vaillants Empereurs ottomans, traître à sa patrie, mettait au-dessus de toute considération le salut de sa personne et la conservation d'une couronne qu'il avait ramassée dans l'intrigue en attendant qu'il l'affermît dans le sang ! Dans ce traité secret qu'il manigançait pendant que les pourparlers officiels étaient engagés à San-Stéphano, la Russie, l'ennemie d'une Turquie réformée, mais l'amie personnelle du Sultan, exigeait de son complice, en échange de la protection qu'elle garantissait à son trône, l'abolition de cette Constitution qui lui portait ombrage à elle-même. Sous prétexte, donc, qu'il avait la main forcée par le vainqueur, Abdul-Hamid prorogea les Chambres indéfiniment, sans toutefois oser abolir la Constitution, qui reste toujours en vigueur, et, du même coup, il obtint trois résultats décisifs l'établissement d'une autorité sans contrôle, le pouvoir de tenir le Sultan légitime Mourad V en charte privée et, brochant sur le tout, la protection de la Russie légitimant et assurant contre les dangers intérieurs et extérieurs son usurpation (2). 

(1) La crainte de la Russie est le commencement de la sagesse. Cet adage renouvelé de Salomon ne semble-t-il pas avoir guidé l'Europe dans sa lâche conduite et ne justifie-t-il pas les espérances que le Sultan avait fondées sur l'efficacité de ce traité secret ? 

(2) Est-ce en reconnaissance de cette tutelle bienfaisante que tous les vendredis, au Selamlik, les troupes turques défilent sur l'air de musique de l'Ecole des Cadets russes ? 

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Il faut reconnaître qu'Abdul-Hamid est un habile joueur mais nos regrets de patriotes s'accroissent à la pensée que tant d'intelligence se soit déployée pour le malheur de la Turquie. 

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Une fois garanti contre les entreprises qui auraient pu venir des puissances pour rétablir le Sultan légitime, Abdul-Hamid ne songea plus qu'à se garer plus étroitement contre les partisans, à l'intérieur, de Mourad V, dont la guérison complète, prévue par le premier rapport du médecin, s'était, nous allons le voir, opérée normalement. Il savait que le peuple, humilié par la défaite, prêtait l'oreille à tout ce qui transpirait de Tchéragan et qu'une récente aventure venait de confirmer les mécontents dans leurs doutes et dans leurs espérances. Deux hommes étaient parvenus à s'introduire dans la prison de Mourad V et en avaient rapporté des preuves matérielles de la santé d'esprit du Sultan légitime. C'étaient un de ses partisans les plus dévoués, Ali Chefkati, et Cleanthi Scalieri, l'ami de Péra, comme l'appelle le comte de Kératry. 

Ces deux hommes avaient pénétré dans Tchéragan la nuit, par un aqueduc dont l'ouverture est située sur les hauteurs de Yildiz même et sous la conduite d'un serviteur du Sultan Mourad, qui était sorti de Tchéragan par la même voie. L'entreprise était périlleuse, certes, mais c'est le propre des grandes infortunes de réveiller les grands dévouements. Lorsqu'après trois heures de marche sur cette route liquide et incertaine, ils accédèrent auprès de l'impérial captif, Mourad V, qui attendait anxieusement leur arrivée, leur ouvrit ses bras et les embrassa. Ici, je laisse la parole au 

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comte de Kératry, à qui Cléanthi Scalieri raconta cette entrevue, si touchante, où le Sultan prisonnier parle d'Abdul-Hamidsans haine, mais aussi sans crainte, avec une dignité tout impériale et une lucidité d'esprit qui dément la version de la folie qu'Abdul-Hamid ne cesse d'accréditer. 

« Une fois entré, dit le comte de Kératry, en parlant de Cléanthi Scaliéri, l'ami personnel de Mourad V, ce courtisan dévoué du malheur n'a pu sortir du palais, changé en prison d'État, qu'après y être resté trois jours. Il trouva le prétendu malade jouissant d'une parfaite santé « et ne portant plus aucune trace d'un dérangement mental. Il fut seulement frappé de voir combien, en si peu de « mois, les cheveux de l’interné s'étaient argentés. S'apercevant de son étonnement à cet égard, Mourad lui dit – Vous m'avez connu, il y a un an et demi, avec la tête d'un jeune homme, vous me revoyez avec la tête d'un vieillard. Vous vous imaginez peut-être que le phénomène s'est produit brusquement, comme chez Marie-Antoinette, ou qu'il s'est développé graduellement par les ennuis d'une longue réclusion. Il n'en est rien. Plusieurs mois avant la mort de mon oncle, j'avais déjà quelques cheveux blancs et j'aurais voulu les conserver a comme dénotant une certaine maturité d'esprit, mais ma mère ne fut pas du même avis. Dans les jours qui précédèrent mon accession au trône, elle apporta de Péra une eau merveilleuse dont elle me frotta, à plusieurs reprises, toute la chevelure, qui redevint d'une couleur égale et juvénile. Cette opération me fit immédiatement éprouver de violentes migraines, attribuées par Capoléone a une cause déférente, mais que le docteur Leidersdorf a déclaré être provenues du nitrate d'argent et d'autres ingrédients nuisibles dont se composait la lotion. Le fait est que, depuis qu'on ne me teint plus le

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crâne, les douleurs que j'y ressentais ne me tourmentent plus (1). 

« Mon frère, a-t-il ajouté à son visiteur, n'a jamais compris la gravité de la situation de l'Empire. Il n'a pas lu Shakespeare et ne s'est pas posé la question d'Hamlet To be or not to be. Voilà où nous en sommes, cependant Abdul-Hamid n'a d'autre souci que d'empêcher Mourad V de remonter sur le trône. C'est cela qui l'empêche de dormir et non les préoccupations de la guerre et le salut de ses peuples. On lui exagère les victoires, on lui cache les défaites. Tous ceux qui auraient pu rectifier son jugement, il les a bannis, déportés, jetés dans la prison centrale de Stamboul ! 

« Ici, Mourad fit une pause et demanda ensuite, avec intérêt, ce que faisait Midhat en Europe, comment se portait Kemal et où se trouvait le spirituel journaliste Cassape, condamné à trois ans de détention, parmi les voleurs et les assassins, pour un simple dessin qui représentait Karagheuz enchaîné, avec l'inscription la liberté de la presse dans les limites de la loi. (Suit une conversation sur ce sujet.) 

(1) « Dans ce simple récit, ajoute le comte de Kératry, se trouve probablement l'origine première de la maladie de Mourad et la source de tous les malheurs qui ont fondu sur la Turquie. 

« N'en déplaise à la théorie historique pour laquelle les causes futiles n'existent pas, ce sont, au contraire, ces causes qui, d'une manière occulte, agissent sans cesse dans le drame humain. Quelques gouttes d'eau répandues sur la reine Anne d'Angleterre ont mis fin à la guerre de sept ans une lotion capillaire a peut-être permis aux Russes de mettre le pied sur le Bosphore et de surprendre l'Europe endormie par l'énormité des faits accomplis. Si Mourad avait été obligé de subir la guerre, certes, il ne l'aurait pas dirigée comme Abdul-Hamid et les effets n'eussent pas été aussi désastreux. » 

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« Au vif désir exprimé par sou interlocuteur de le voir rétabli dans ses droits ou au moins rendu à la liberté, Mourad répondit : « C'est au peuple, qui m'a laissé enfermer comme criminel, de venir briser mes chaînes. C'est au peuple à déclarer si je dois reprendre mon règne interrompu. J'attends ce jour que mes amis peuvent hâter. « D'ici là, je ne ferai aucune tentative pour me délivrer des angoisses de la captivité, des ennuis de la solitude et même des complots contre ma vie. »

Voilà l'homme qu'Abdul-Hamid fait proclamer insane, le frère que sa sollicitude de frère tient enfermé depuis vingt-deux ans dans une prison d'État. Après lui avoir ravi son trône qu'il a usurpé, on sait par quelles basses intrigues, il tente de lui ravir la raison. C'est logique; la raison de Mourad V est la protestation vivante, éternelle, qui se dresse comme le spectre de Banquo devant sa propre raison d'usurpateur et ses rêves de régicide. Car, retrancher un vivant du monde des vivants, claustrer un roi, le souverain légitime de la nation, n'est-ce pas commettre un régicide ? Et, lorsqu'il se prolonge pendant vingt-deux longues années, de quel nom appeler cet assassinat qui se perpétue d'heure en heure, de minute en minute, dans une agonie douloureuse et incessante ! 

Mourad V est fou c'est une conviction que l'usurpateur est contraint, maintenant, de faire partager au monde, un Credo qu'il doit rendre universel s'il ne veut pas voir chanceler son trône sur des assises branlantes la folie de Mourad V, c'est la légitimation de son pouvoir pour assujettir sur sa tête la couronne qui se refuse à y garder l'équilibre, il n'est pas d'autre moyen que de proclamer contre toute vérité – la folie du Sultan légitime. Abdul-Hamid, qui s'est élevé par le mensonge, est donc condamné à mentir perpétuellement; mais, comme la vérité, qu'on nous passe l'expression, suinte par toutes les fentes des

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portes qui pèsent sur le prisonnier d'État, il va refouler la vérité dans son domaine en bouchant toutes les issues hermétiquement. 

Désormais, l'histoire de la Turquie comptera dans ses annales un Masque de Fer. 

Si, du moins, la substitution d'Abdul-Hamid au Sultan légitime avait donné à notre pays un Louis-le-Grand ! Oui, l'opinion, qui a devancé le jugement de l'histoire, a décoré, il est vrai, le maître de Yildiz de ce titre de Grand mais, comme d'un stigmate indélébile, elle a flétri, désormais, ce mot d'une épithète que ne méritèrent, sans doute ni Néron, ni Caligula, ni Tamerlan, ni Pierre-le-Cruel Abdul-Hamid le Grand Assassin !

Pour légitimer Caïn, Caïn armera la main du bourreau le billot et le gibet seront en permanence, ils fonctionneront comme un rouage de l'État, avec plus de régularité, plus de méthode, avec un esprit de suite et une logique dignes d'une cause plus humaine, avec, surtout, une lucidité d'esprit qui, dans les premières années, du moins, autorise à affirmer que, de tous les maux dont souffre l'Empire ottoman, Abdul-Hamid seul est responsable et personne autre. 

***

Nous avons dit comment toute sa politique des premiers mois ne tendait qu'à affirmer son usurpation voici maintenant qu'il va essayer de la légitimer en appelant à son secours ce grand auxiliaire le temps. Mais le temps ne se prête aux complicités que si l'on supprime les témoins de l'injustice et du crime c'est à cette œuvre que Caïn va se vouer désormais. 

Les témoins les plus importants, les plus dangereux, ceux qui pouvaient à tout moment lui rappeler qu'il ne détenait le trône que provisoirement et en qualité de Régent, d'après l'acte même qu'il avait signé le jour de sa 

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prise du pouvoir, c'était Midhat Pacha, dont il ne pouvait se résoudre à oublier l'opposition et les méfiances c'étaient Hussein Avni, le ministre de la Guerre, dont l'ambition lui portait ombrage, le Grand Vizir Rujdi Mehemed Pacha, celui-là même qui s'était fait son avocat au sein du ministère et auquel l'attachait le fardeau de la reconnaissance… lourd fardeau. C'étaient Hairoullah Effendi, le Scheikh-ul-Islam, le chef de la religion, Sadik Pacha, Savfet Pacha… Ils étaient dix, vingt, cent, car la vérité se propageait parmi tous les hauts fonctionnaires de l'Empire qu'Abdul-Hamid avait signé un acte de régence, qu'il n'était pas définitivement élu au Sultanat, en tout cas, qu'il ne l'était pas régulièrement, puisque le Cheikh de Koniah n'avait procédé qu'à une régence, non à une intronisation. Ils étaient dix, vingt, cent ils seront bientôt mille et plus. Qu'importe le nombre ! on a vu par les massacres d'Arméniens qu'Abdul-Hamid ne se laisse pas rebuter dans ses desseins par le nombre des crimes à commettre. 

Au début de son règne, il s'essaye dans la qualité de ses victimes. Les février 1877, Midhat Pacha, appelé au Palais, est arrêté, jugé par trois hommes de l'entourage du Sultan et embarqué incontinent pour la terre d'exil sur le bateau « Izzedin », qu'on avait fait chauffer à toute vapeur avant même l'arrestation du chef du parti libéral. Hussein Avili fut assassiné, on sait dans quelles circonstances, mais on ne saura jamais armé par quelle main criminelle. Le Grand Vizir, Rujdi Mehmed Pacha, fut exilé à Aïdin ; Haîroullah Effendi, le chef de la religion, fut relégué en Arabie. Un général Mehmed Ali Pacha fut assassiné en Albanie dans des circonstances qu'Abdul-Hamid n'a pas eu la curiosité de faire rechercher ; un autre général Kahréman fut assassiné à Zindjirli-Kouyou par un certain Véli Mehmed qui, après s’être évadé de prison, ne craignit pas d’avouer son crime

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et de dire qu'il l'avait exécuté par ordre supérieur, sans qu'il fût pour cela inquiété. 

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