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Extrait de Beauregard, Aux rives du Bosphore, 1896.

CHAPITRE IX. LA CORNE-D'OR ET LE BOSPHORE

DEUX perles inestimables, dans le précieux écrin de Constantinople. Fleuve et rade à la fois, couverte de vaisseaux et de caïques, et enjambée par deux gigantesques ponts de bateaux, celui de Kara-Keuî [Karaköy], ou Grand Pont, et celui du Sultan Mahmoud, la Corne-d'Or a de dix à onze kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de quatre à cinq cents mètres, avec une profondeur qui varie entre deux et cinquante mètres. Son nom, très caractéristique, lui vient, selon les uns, de sa forme et de la beauté de ses côtes ; selon les autres, des richesses qu'y apportent les navires de toute provenance. Le rivage en est assez peu découpé, hormis du côté de Stamboul, où l'on remarque trois ou quatre pointes, et, au nord, à l'ouest de Galata, où s'arrondit la baie de Kassim-Pacha : elle forme plusieurs petits ports spacieux, sûrs et commodes. Sillonnée de vaisseaux, du matin au soir, elle offre l'aspect le plus animé que l'on puisse voir ; et le charme est identique, soit qu'on la sillonne soi-même, au fond d'un caïque, bercé par les remous de la vague ; soit que, de l'une des côtes, sur la rive de Péra ou sur celle de Stamboul, on remplisse ses yeux, en flânant, des mille et une visions qui se succèdent sous le regard enchanté.

L'un des sites d'où l'on peut le plus aisément prendre [276] une vue d'ensemble de la Corne-d'Or, c'est la colline dénudée qui avoisine, à Stamboul, la mosquée de Pialé- Pacha. De cette hauteur, au terrain dévasté, l'oeil embrasse à la fois toute la Corne-d'Or et tout Stamboul, depuis le bourg d'Eyoub jusqu'à la pointe du Sérail : quatre milles de jardins et de mosquées, aux pieds baignés par un grand fleuve ; une beauté et une magnificence qui font songer à quelque vision du paradis terrestre disparu Du fond de la Corne-d'Or , des hauteurs du cimetière d'Eyoub, par exemple (FIG. 57), le panorama n'est pas moins enchanteur : on a quelque chose comme

FIG. 57. - La Corne-d'Or. Vue prise d'Eyoub.

l'apparition, en raccourci, des collines qui avoisinent Montreux, sur le Léman ; mais quelque chose d'infiniment plus animé, plus varié, mieux éclairé surtout : cet incomparable magicien de soleil est, ici, un prestigieux metteur en scène. Jamais je n'oublierai les admirables couchers de soleil que j'ai pu voir, à deux ou trois reprises, des hauteurs voisines du Jardin des Petits-Champs, à Péra : cela est unique, comme féerie de lumière et comme cadre, et ne peut se comparer à rien.

Au delà du Grand Pont, commence la mer de Marmara, où bondissent les dauphins, autour des bateaux rapides, et s'ouvre, à gauche, la pittoresque trouée du Bosphore. On connaît l'étymologie de ce nom, et la légende qui l'a accrédité. Io, fille d'Inachus, premier roi d'Argos, ayant été changée en vache par Jupiter, fut confiée par Junon, à la garde d'Argus. Or, d'après la mythologie grecque, la [277] vache Io aurait traversé à la nage le détroit qui sépare l'Europe de l'Asie. De là, le nom de « Bosphore » -- Boûs, boeuf, pherô, je porte - donné au bras de mer qui, en séparant la rive asiatique de la rive européenne, relie la mer Noire à la mer de Marmara. Après avoir dépassé, à l'entrée du Bosphore, le petit rocher sur lequel s'élève la Tour de Léandre (FIG. 28, P. 199), le bateau atterrit, tout en face de Constantinople, au port de SCUTARI, la ville turque dominée par le verdoyant Boulgourou [Bulgurlu], le Righi de l'Anatolie.

Scutari [Üsküdar] s'appelait, aux temps héroïques de la Grèce, Chrysopolis la « ville de l'or » : les Dix-Mille y firent halte, avant de repasser en Europe, et Constantin remporta, dans le voisinage, une éclatante victoire sur Licinius, en 324. De toutes ses gloires et de toute sa fortune passées, Scutari n'a plus aujourd'hui, abstraction faite de ses souvenirs, que le charme impérissable de sa situation, en amphithéâtre, sur un promontoire. Presque totalement détruite par un violent incendie, en 1872, la ville s'est relevée de ses ruines, sans s'embellir. C'est, dans la plus entière acception du terme, une ville turque : ses rues tortueuses et déplorablement entretenues, sont bordées, ici, de maisons peinturlurées de couleurs vaguement jaunes ou rouges, ou grises de poussière ; là, de constructions en bois, aux fenêtres grillées et à l’aspect mystérieux ; avec une foule de jardins, dont la verdure déborde par- dessus les murs, et de larges platanes qui, parfois, barrent presque le passage. Seuls, ces derniers quartiers offrent quelque intérêt à l'artiste ; là, comme dans certains coins d'Andrinople, le peintre et l'aquafortiste feraient provision de croquis ravissants : traitée par un coloriste ou un dessinateur habile, telle de ces rues de planches (FIG. 58) fournirait la matière d'un tableau merveilleux. De temps à autre, apparaît quelque fontaine (FIG. 59).

Puis, à l'extrémité de la ville et pour ainsi dire - mal- - hors de ses « murs », s'étend gré qu'elle n'en ait point, l'immense et célèbre cimetière de Scutari, dont les pierres [278] sépulcrales se dressent, comme des aiguilles blanches, en rangées indéfinies, au milieu des broussailles et des fleurs sauvages, sous une vaste forêt de hauts cyprès dont les troncs serrés servent de bordure à d'innombrables sentiers. Autant le bas de la ville, depuis la cale de bois du port, où s'agitent, dans un tohu-bohu indescriptible, bateliers,

FIG. 58. - Une rue, à Scutari.

drogmans et loueurs de chevaux, jusqu'aux quartiers limitrophes, où domine la vie affairée des cités maritimes, est animé, bruyant et encombré ; autant la ville haute est calme, silencieuse et presque solitaire : le contraste est complet.

Tel quel, Scutari est, par excellence, la métropole de [ 279] l'islamisme, et son sol est considéré, par les Turcs, comme terre sacrée : c'est là qu'a été fondée la dynastie des Ottomans ; et c'est de là que sont partis les sectateurs de Mahomet, pour se répandre dans l'Europe. Aussi, la population locale est-elle presque exclusivement composée de Musulmans : sur 50.00 habitants, on trouverait à grand peine 5.00 Grecs et Arméniens. L'on s'attend assez, après cela, à trouver, à Scutari, des mosquées, des tékés et des médaris : ils y sont, en effet, en grand nombre et la ville n'a pas moins de huit mosquées « impériales ». Mais ce qui y amène surtout, c'est la présence des derviches hurleurs ou derviches Rufaï, dont le téké est, à l’extrémité de la ville, dans la zone tranquille du cimetière. Il faut bien l'avouer : ce téké-là ne paie pas de mine ; il répond, aussi mal que possible, à la réputation universelle des moines musulmans qui y ont leur séance, le jeudi de chaque semaine, et je ne parvins pas,' sans quelque difficulté, à le découvrir.

Représentez-vous une très modeste maison en bois, à deux étages, qui, à l'extrémité d'une rue grimpante et poussiéreuse, ne se distingue des habitations voisines que par une espèce de « soleil » rayonnant, dominant l'entrée de la porte principale. Les bâtiments donnent sur un jardin, au-devant duquel s'étend un petit cimetière, ombragé d'un gros noyer. Par une cour microscopique, vous accédez dans la salle des séances : un parallélogramme aux murailles (1) nues, simplement ornées d'écriteaux portant des versets du Koran; sur trois des côtés, tout autour, un couloir où, sur des bancs de bois, viennent se ranger les assistants ; au milieu de la salle, dont la superficie totale ne dépasse guère soixante à soixante-dix mètres

(1) Il s'agit ici de « murailles » en planches ; et, s'il faut chercher un terme de comparaison, je n'en trouve point de plus exact, pour dépeindre l'aspect de ladite salle, que celui qui m'est fourni par la - très connue des touristes qui « salle à manger » de la « Grange » ont excursionné dans les Cévennes - plantée sur le plateau du mont Pilat, à 1307m d'altitude.

[280] carrés, un lustre, descendant de la voûte ; et, un peu partout, des lampes. Le mur du fond, sur le quatrième côté, est recouvert de tapis et de tableaux : là, devant le Mihrâb, s'accroupissent l' « imam » et les dignitaires religieux ; en face, dans la même position, se rangent les derviches. Après une prière générale, faite en silence, par toute la corporation, l'un de ces derniers commence, d'abord seul, sur un ton assez bas, une sorte de litanie : bientôt s'unissent à lui, l'un après l'autre. tous ses camarades. A chaque verset du Koran, ils balancent leur tête d'avant en arrière et d'arrière en avant ; des deux mains, ils se frappent les membres, le menton, le front ; sur certaines syllabes, ils élèvent la voix et donnent, en choeur, un coup de gosier. Cependant peu à peu le ton de la mélopée se hausse et s'anime. Après quelques cérémonies intermédiaires, tous se lèvent : ils échangent leur fez contre une sorte de petit bonnet blanc très léger, leurs vêtements contre une longue houppelande en -tussah ; et, les bras ramenés devant le bas de la poitrine, pendant près d'une heure, ils se livrent, sur un mouvement rythmé, à un balancement total du corps, de droite à gauche, d'avant en arrière, et vice versa, comparable seulement à celui d'un navire secoué à la fois par le roulis et par le tangage. En criant, d'une voix étranglée : « La Ilah il Allah vè Mohammed Jesoul Allah ! » , ils ajoutent la voix au geste. Ils suent, les malheureux, à grosses gouttes : rouges comme des pivoines, les veines du front tuméfiées, il semble qu'ils vont, dans quelqu'un de ces perpétuels tours de reins, dans quelqu'une de ces exclamations tonitruantes, se briser l'épine dorsale ou se rompre une artère. Ils avaient, au début, provoqué la surprise; maintenant, ils n'excitent plus que la pitié : leurs contorsions d'automates, leurs hurlements de fauves, inspirent presque autant de dégoût' que de tristesse ; et nombre de visiteurs, incapables de supporter longtemps la vue d'un pareil spectacle, s'arrachent, en détalant, à ces horreurs. Ceux au contraire qui sont assez maîtres de leurs nerfs pour suivre le programme [281] jusqu'au dernier« numéro », assistent, quand les chants ont cessé et que les derviches sont retombés, comme des masses inertes (1), sur le parquet, à une très curieuse cérémonie.

FIG. 59. - Une fontaine, à Scutari.

(1) Non seulement je n'exagère rien ; mais, peut-être, resté-je même en deçà de la vérité. En voici la preuve. Parmi les « hurleurs », j'avais beaucoup remarqué, dès le début de la cérémonie, un jeune - le fils d'un derviche, qui était venu assister à la séance soldat dont l'attitude recueillie, la physionomie immobile et le sentiment de conviction m'avaient particulièrement frappé. Or, lorsque vint le moment de la grande psalmodie et des balancements rythmés, il entra, plus qu'aucun des derviches, dans la peau de son -rôle, multipliant les éclats de voix, s'agitant dans une cadence folle, se démenant comme un possédé ; tant et si bien que, tout à coup, il fut pris comme d'une crise d'épilepsie. Saisi, à plein corps, par trois comparses, il hurlait et se débattait d'une façon horrible ; et l'on dut l'emmener.

[282] Devant le Mihrab, sur des peaux de mouton étendues, on place quelques enfants malades, apportés au téké, avec toutes sortes de précautions, par leurs parents. L'imam alors se lève, et, hiératiquement, avec des gestes inspirés, il passe sur le corps des pauvres petits êtres, qui hurlent de douleur, incapables qu'ils sont de se défendre autrement contre cette médication barbare. Le contact de l'imam est censé devoir les guérir : en fait, il reste inoffensif, quand il ne les tue pas. C'est là le dernier acte de cette cérémonie sauvage, plus digne des tribus emplumées, perdues dans les îles lointaines de l'Océanie, que d'un peuple campé à un quart d'heure de la frontière européenne !

Après une séance des derviches hurleurs, il fait bon de se retrouver au grand air, aspirer la brise, et se rasséréner l'esprit par la vue des beautés de la nature. Un tour de Bosphore est le remède à souhait pour dissiper les impressions pénibles du téké. Je revins donc au ponton de Scutari, et je saisis au vol le premier bateau à vapeur en partance.

Dès que nous avons dépassé Kabatach, le bateau côtoie la place et le palais de Dolma-Baghtché (FIG. 39), dont le quai de marbre est coupé, de distance en distance, par des escaliers qui se perdent dans la mer. Il longe ensuite « Tchéragan-Séraï » [Çırağan Sarayı], qui forme comme une armée de palais marmoréens, ornés de longues rangées de colonnes et entourés de terrasses à balustres. Puis, au-dessus d' Ortakeuï n, c'est le parc d' Yldiz-Kiosk; et, comme pour y faire suite, c'est une série de villas, ou « yalis » , occupées par de hauts fonctionnaires ou par des familles riches de Constantinople.

Au delà de Bébek se dressent, imposants et très [283] pittoresques, les murs crénelés et les grosses tours de l'ancienne forteresse du Château d'Europe, « Rouméli-Hissar [Rumeli Hisar] que Mahomet II fit construire, en 1452, l'année qui précéda la prise de Constantinople, et qu'il surnommait fièrement : « le détroit où l’on recule ».

Viennent ensuite, encadrées dans quelque échancrure de la rive, une foule de villages coquets, semés de villas et de cottages, tapissés de .jardins fleuris, ombragés par de

FIG. 60. - L'Ambassade de France, à Thérapia.

petits bois de pins, Boyadjikeui, Emirghian [Emirgan], Stenia [İstinye], Yéni-keuï [Yeniköy]. En face d'Emirghian, les Eaux-Douces d'Asie, dont le charme ne fait point oublier les Eaux-Douces d'Europe. Puis, voici Thérapia, avec ses deux bourgs, ses terrasses, ses maisons de plaisance, ses bosquets ; Thérapia, la station « favorite » du Bosphore, où s'échelonnent, le long du rivage, presque tous les palais des Ambassades : c'est dans cette baie charmante qu'émigre, aux premières [284] chaleurs de l'été (1), tout le Corps diplomatique, et que vient, pendant quatre mois, s'établir la société élégante de la capitale. Les étrangers aussi y affluent : l'ouverture récente du grand hôtel « Summer-Palace » n'aidera pas peu à y attirer de nouveaux visiteurs (2).

Le Palais a rouge occupé par l'Ambassade de France, appartenait jadis à la famille Ypsilanti. Le sultan Sélim III en fit don à la France, en 1807, afin de témoigner à notre patrie sa gratitude pour l'énergique assistance que lui avait prêtée notre ambassadeur, le maréchal Sébastiani, quand, l'année précédente, les Anglais, après avoir forcé les passes des Dardanelles, avaient menacé Constantinople d'un bombardement. Sébastiani avait organisé la résistance et s'était mis à la tête de la population pour repousser les assaillants.

Le Palais de Thérapia [Tarabya] (FIG. 60), très précieux en raison du souvenir historique qu'il rappelle, n'a, d'ailleurs, absolument rien d'architectural. C'est un grand monument à la turque, totalement construit en bois et en pisé, mais vaste, commode, bien aéré, et placé dans un site admirable. A l'arrière du palais, des jardins et un parc immense, planté d'arbres séculaires s'étagent en terrasses ; et, du remblai supérieur de ces derniers, la vue s'étend jusqu'à l'embouchure du Bosphore dans la mer Noire. Le comte de Choiseul-Gouffier avait formé, dans une salle du palais, une collection de bas-reliefs et de fragments de monuments antiques, dont on trouve quelques restes dans le vaste hall du rez-de-chaussée, qui dessert les pièces voisines.

(1) La température lest extrêmement variable, à Constantinople : dans une même journée, il n'est pas rare d'y sentir successivement la chaleur, la fraicheur et le froid. Le climat, qui est généralement humide, éprouve les tempéraments qui ne sont point habitués à ces brusques variations. A Thérapia, au contraire, on jouit d'une température moyenne et assez fixe, qui est beaucoup plus favorable à la santé.
(2) Au moment où je visitais Thérapia, le Summer-Palace avait un hôte royal, le comte de Flandre, et des Parisiens, par légions.

[285] C'est sous les vieux arbres d'une des terrasses supérieures que j'eus l'honneur d'être reçu par notre ambassadeur, M. Cambon. Son Excellence, qui se remettait lentement de l'accident de cheval dont Elle avait été victime, au mois d'août, à Constantinople, daigna m'accueillir avec une bienveillance empreinte de la plus aimable cordialité. Un jeune secrétaire d'ambassade, M. de Margerie, tenait, en ce moment, compagnie à M. Cambon. Longtemps nous causâmes de Constantinople, de ses merveilles et de ses... verrues : avec une bonté extrême, mes deux interlocuteurs me donnèrent pour voir ceci ou cela, une foule d'indications précieuses, dont je profitai dans la suite ; et je me retirai, absolument ravi, quand un huissier en livrée annonça S. Exc. M. l'Ambassadeur d'Autriche, qui débouchait en effet sur la terrasse.

Ces vingt ou vingt-cinq minutes d'une causerie charmante avaient achevé de dissiper l'impression de cauchemar que m'avait laissée la séance des derviches Rufaï. L'esprit rasséréné, je revins, par un des derniers bateaux du soir, à Constantinople, avec un excellent souvenir de plus à ajouter, à tous ceux que j'avais déjà, de la courtoisie exquise, de l'amabilité obligeante, dont les représentants de la France font invariablement preuve, à l'étranger, envers les plus humbles de leurs compatriotes.