CHAPITRE XIII
LE SULTAN ET SES MINISTRES
Déjeuner avec Artin-Pacha. - Le coup d’Etat de Midhat. - Nouveau genre de suicide. - Mourad est fou.-Le frère d’une favorite.- A toi ! Midhat - Hassan le kawas - Le capitaine italien. - Au Selamlik. - Un défilé de pachas. - Le héros de Plewna. - Singulier remède contre la colique - Le Bienheureux ! - Une évocation. – Au palais du Yildiz - Abdul-Ahmid II. - Ordres à la presse - La révolte des marmitons. - Les eunuques. 

Je venais de déjeuner avec Artin-Pacha, sous-secrétaire d’État au ministère des affaires étrangères, et j’étais à la Sublime-Porte avec le ministre Saïd-Pacha quand j'appris que le lendemain j’aurais l’honneur d’être reçu par le Sultan. Cette nouvelle arrivait à l’instant du palais. Pour quiconque n'est pas initié aux mœurs de [238] l’Orient, il semble qu'une audience du Sultan n'est pas un évènement extraordinaire. L'accès des rois et des présidents ne rentre pas, de nos jours, dans la catégorie des miracles, et tout mortel qui ne se présente pas avec un arsenal à la ceinture peut, en ayant quelque patience, obtenir une audience d'une majesté. A Constantinople, ce n'est pas tout à fait la même chose. Le plus court séjour suffit à vous instruire ou à vous désillusionner sur ce point. Le Sultan est un être à part, presque invisible, car Abdul-Hamid se montre en public seulement le vendredi, pour la cérémonie du Selamlick. Il le fait parce que le Coran l’ordonne. C’est un homme qui, pour tout bon musulman, réunit en lui une sainte trinité. Il est homme, calife et dieu. Nul ne l'approche, même ses ministres, sans un ordre formel de sa part. Les différents ambassadeurs accrédités par le gouvernement ottoman marquent des atouts dans leur jeu lorsqu'ils sont reçus par Sa Majesté. Parfois même, ils annoncent à gros coups de caisse qu'un grand diner a été donné en leur honneur au palais, mais ils oublient de dire que le Sultan n'assistait pas au diner. Deux jours avant, l’ambassadeur de France, M. de Montebello, m'avait très gracieusement offert l’un de ses kawas pour aller au Selamlick. Les kawas sont, dans chaque ambassade, les porte-respect des ambassadeurs lorsqu’ils sortent. Ils [239] tiennent le milieu entre les soldats et les domestiques. Justement l’audience de Sa Majesté m'était accordée pour le vendredi, à l'issue de la cérémonie du Selamlick. Après avoir vu le Sultan au milieu de l’éclat officiel, je le verrai dans l’intimité. Une audience avait donc pour moi le triple attrait du fruit défendu, d’une étude à terminer et d'une bonne fortune d'autant plus agréable que, malgré ma charité chrétienne, je me disais : Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Il fut convenu avec Artin-Pacha, l'un des hommes politiques les plus éminents de la Turquie, que je me rendrais an Selamlick avec les kawas de M. de Montebello, puis Mikaël-Effendi, le secrétaire-interprète du ministère des Affaires étrangères, viendrait me prendre à la loge des ambassadeurs, d’où l'on assiste à la revue, et me conduirait alors au palais.
- S'il fait beau soleil, me disait-on, vous aurez un magnifique spectacle ; mais il faut du soleil, sinon votre déception sera grande.

Le Selamlick est un des attraits les plus recherchés à Constantinople par les étrangers. On peut y voir, avec les restes du luxe oriental, les derniers éclats de la puissance musulmane en Europe. Aussi, dès le matin, j’interrogeais le ciel avec anxiété. Il faisait froid, mais clair. La journée promettait d’être belle. Rassuré sur ce point important, [240] d'où dépendait presque tout mon programme, en m'habillant avec une sage lenteur, je me rappelais les événements qui avaient donné le trône à Abdul-Hamid II. Quand, à l'Exposition de 1867, j’avais vu Abdul-Azis, j’étais loin de me douter, mon âge fut mon excuse, - en contemplant ce gros voyageur à figure débonnaire, au ventre légèrement indiscret, vêtu d’une redingote noire et coiffé d'un fez, quel homme c'était. On sait donc pourquoi Midhat Pacha, le grand vizir, et ses collègues du ministère, conspirèrent contre ce souverain, poursuivant sans cesse la réalisation des plus folles fantaisies, ruinant la Turquie, faisant banqueroute à l'Europe. Le coup de main dirigé par Midhat réussit. Abdul-Azis est déposé et conduit dans un palais de Kati-Keui, d'où on le fait revenir peu de jours après, en lui assignant pour demeure les dépendances du palais de Dolma-Bagtché, l'une des royales demeures qui se mirent dans le Bosphore. Puis, certain soir, on lui expédie pour son plaisir deux bateleurs, des lutteurs de foire qu'íl affectionnait beaucoup et dont la lutte à main plate l’avait tant de fois charmé, quand il oubliait les soucis du pouvoir en marquant les coups.  [241]
- Les épaules ont touché, criait Abdul-Azis. Et plus fier que Mahomet entrant à Constantinople, il donnait la croix du medjidié ou sa bourse bien garnie au vainqueur, lequel préférait l'or à la décoration. Abdul-Azis, trois fois heureux du retour de ses amis, si fidèles malgré son infortune, leur ouvrit ses bras. Malheureusement, le geste fut trop violent, les veines se rompirent Le lendemain l’Europe apprit, sans surprise, le suicide de Sa Majesté. Pendant cela, son neveu Mourad avait ceint le sabre du prophète. Esprit affaibli, il crut à sa dernière heure lorsque les conjurés vinrent le réveiller, la nuit, pour le transporter de son lit sur le trône devenu vacant.

Cependant il aurait pu régner, sans rien faire, comme d'autres de ses prédécesseurs. Sa surexcitation nerveuse semblait même se calmer, quand un certain Husseim, officier du palais, manifesta son mécontentement d'une manière un peu violente. Hussein avait une sœur, et cette sœur était favorite du sultan Abdul-Azis. En France, on se rappelle comment Louis XV se conduisait avec [242] Jean Du Barry. Eu Turquie, Abdul n’était pas moins aimable envers Husseim que l'amant de la Du Barry le fut avec le frère de sa favorite. On comprend aisément l'ennui de ce pauvre Husseim lorsque Abdul-Azis fut couronné. Cet ennui se transforma en colère, lorsque l’ancien Sultan fut assassiné, d’autant plus qu'Husseim reçut l’ordre de quitter le palais pour se rendre à l’intérieur, en Asie, là où il n'y avait plus ni douceurs ni backchichs. Il protesta et refusa de partir. Pour le rendre plus docile, les ministres, qui le craignaient, le mirent en prison. Ce moyen très à la mode, dans tous les pays, pour soumettre les esprits récalciltrants, réussirent bien avec Husseim. Il consentit à s’éloigner. On le relâcha. Alors, un jour où le Conseil des ministres se trouvait réuni à la Sublime-Porte, Hussein se présente pour parler au grand-vizir Midhat-Pacha. C'est un officier superbe, au regard énergique. Il est en tenue, avec toutes ses armes. On refuse de l’introduire. Il insiste et veut entrer. On lui barre le passage. Il repousse ceux qui se trouvent devant lui et pénètre dans la salle où les ministres délibèrent. En le voyant, c'est un sauve-qui-peut général. Husseim ne leur permet pas d’aller plus loin. 

- A toi ! dit-il, en visant Midhat qui tombe foudroyé par une balle. [243]

Trois autres coups retentissent. Trois autres ministres tombent frappés à mort sur le tapis. Tous les coups portent. Un ministre, atterré, reste sur son fauteuil, suppliant Husseim de lui faire grâce.
- Toi, lui répond Husseim, tu ne vaux pas la peine d'être tué, mais tu mérites d'être puni ; et, de deux coups de sabre, il lui tranche les deux oreilles. Enfin les soldats, des employés, des gardiens pénètrent dans la salle. Impossible de s’emparer vivant du meurtrier. Il lutte avec une incroyable fureur. Il faut le tuer pour arrêter cette boucherie dont la nouvelle acheva, parait-il, de faire perdre la raison au malheureux Mourad qui, après trois mois de règne, céda la place à son frère, le Sultan actuel, un homme de valeur et un bon souverain, extrêmement populaire.
Depuis cette époque, Mourad est enseveli vivant dans sa détention mystérieuse au palais de Tchérigan, accusé de folie par les uns, considéré comme un martyr par les autres. La première version seule est vraie. A onze heures, ma voiture est à la porte de l'hôtel. Sur le siège. Hassan, le kawas de l’ambassade fait un superbe effet. C'est un vieux Grec, porteur de moustaches énormes, formidables, hérissées comme celles d'un chat en colère. Je n’en ai jamais vu de semblables. Son uniforme est doré sur toutes les coutures. Il porte un sabre et sa Ceinture soutient au moins deux pistolets.  [244] Armes des plus inoffensives, mais dont la présence rehausse singulièrement le prestige d’Hassan. Je monte en voiture. Nous partons. Mon équipage suit la grande rue de Péra, puis passant par des chemins un peu casse-cou, au-dessus et au-dessous d'immenses casernes, nous gagnons les hauteurs d'Orta-Keui et nous parvenons enfin, après tout un voyage, au palais de Yildiz-Kiosk (Kiosque de l'Étoile), la résidence actuelle du Sultan, une retraite isolée au milieu de la campagne, où les bruits du dehors ne parviennent qu’après avoir été plusieurs fois censurés à la porte et d'où l'écho des bruits intérieurs ne résonne que rarement et très inexactement à l'oreille du public. Déjà les troupes se massent tout à l'entour de la petite mosquée de Medjidiè, construite par Abdul-Hamid pour venir y faire ses prières sans s'éloigner de son palais. Elle se trouve à cent mètres à peine de la porte. La loge des ambassadeurs est juste en face l’entrée de la mosquée. Impossible d'être mieux placé pour voir. Vingt personnes environ sont assises devant les six fenêtres. L'une d’elles est occupée par le patriarche arménien, accompagné de trois hauts dignitaires de l'Église. Près de moi se trouve le capitaine Cuggia, attaché militaire italien à Sophia. Le fils du grand-vizir, un officier charmant et parlant très correctement le français, nous présente [245] l’un à l’autre, puis s'excuse de nous quitter pour aller prendre sa place devant la mosquée. Le capitaine est un enthousiaste du Selamlick. - Jamais je ne manque d'y assister quand je suis à Constantinople, me dit-il. Le défilé des troupes est si beau au milieu de ce cadre féerique ! Ce spectacle est si différent de tout ce que nous voyons eu Europe, qu’à mon avis, il n'y a rien de plus intéressant à voir à Constantinople. Le paysage est en effet merveilleux. Sous le ciel bleu d'où jaillissent des rayons de soleil, on voit se dresser Péra sur la droite, Stamboul dans le premier fond, et tout au loin l’admirable horizon aperçu du haut de la tour de Galata. Plus près, les eaux du Bosphore reflètent l’azur des cieux. Plus près encore, le moutonnement incessant des milliers de têtes humaines, couvertes de coiffures multicolores, donnent aux terres dénudées du voisinage l'aspect d'un vaste champ de fleurs sur lequel passe la brise un peu vive du soir. Et plus près encore, tout aux alentours de la mosquée du palais, sur les routes, sur les chemins, les troupes [246] arrivent, se rangent, s'apprêtent à recevoir leur chef suprême. 

Ce ne sont plus des soldats vêtus de guenilles et chaussés de savates. Chaque vendredi, le tiers de la garnison défile devant le souverain. Pour la circonstance, ou sort les effets de parade. Les troupes sont superbes. La revue terminée, on les déshabille, et chaque soldat reprend ses vêtements journaliers.
Le capitaine Cuggia m'explique ces détails pendant que l'on termine les préparatifs pour l’arrivée d'Abdul-Hamid. On place des tapis sur les escaliers, on sème du sable fin. Les régiments se massent encore davantage.
Nous fumons des cigarettes parfumées et nous buvons du café dans de mignonnes tasses. Le tout aux frais de Sa Majesté.
Je demande au capitaine où se place le Sultan pour passer la revue.
- Dans la mosquée, derrière la dernière fenêtre. Personne ne le voit. La musique se place sur ce tertre, là, à gauche de la porte. Depuis quelques semaines, elle joue un défilé très entraînant. J'ai cherché à connaître le titre, personne n'a pu me l’indiquer.
Voici deux voitures de la cour. Elles contiennent la Sultane mère et des favorites ; devant la mosquée, elles s'arrêtent. On dételle les chevaux. Quand ils sont emmenés, un eunuque se place [247] à chaque portière pour protéger contre toute indiscrétion ces sultanes auxquelles Sa Majesté accorde la faveur d’assister à la revue.
Les pachas et les hauts dignitaires viennent ensuite. Ministres, amiraux, généraux, chambellans, tous ces hommes, à la longue barbe blanche, vêtus de costumes constellés de croix et Je rubans sont à pied. Ils marchent par deux, en rang, pendant la courte descente pour se rendre du palais à la mosquée, devant laquelle ils font la haie.
Tout à coup un formidable cri retentit dans les airs. Les dix mille soldats poussaient tous à la fois un vivat signifiant : Vive le Padischah ! En même temps, les troupes présentent les armes. Abdul-Hamid sortait de son palais.
Sa voiture, attelée de quatre splendides chevaux [248] alezans tenus en main par des Albanais, marchait au pas. Le fils d’Abdul, un petit jeune homme pâle, un peu chétif, en uniforme noir assez semblable à celui de nos officiers de marine, entouré de feld-maréchaux, précédait son père. Il s'arrêta devant ln mosquée et se rangea pour le saluer. Le Sultan était dans le fond de sa voiture. Vêtu d'une simple redingote noire, il était, malgré la clémence de la température, enveloppé dans une chaude fourrure. Pas une croix, pas une dorure. Devant lui, sur la banquette, le grand-vizir Kamil-Pacha et Osman Gazhi, le héros de Plewna, un bon gros homme avec un collier de barbe et l’aspect débonnaire, ayant bien plus l’apparence d’un bourgeois retiré des affaires que d'un chef d'armée capable d’immortaliser son nom comme il l’a fait. Derrière la voiture du Sultan, tout un cortège, luxueux, doré, féerique. Voitures découvertes et fermées, chevaux de selle noirs, blancs, alezans et bais, fastueusement caparaçonnés. On ne sait comment le Sultan voudra rentrer dans son palais et tout doit être subordonné à sa fantaisie. Puis c’est la foule des aides de camp, des officiers, des eunuques, des serviteurs richement habillés. Sur le passage du souverain les troupes présentent les armes, tandis que tous les pachas et les dignitaires se prosternent jusqu'à terre, abîmés dans une sorte d’adoration muette, une seule voix [249] osant alors se faire entendre, celle du muezzin qui, du haut du minaret, appelle à la prière. La cérémonie ne dure pas longtemps, une demi-heure au plus. Déjà la musique se plaçait sur le petit tertre, prête à jouer, quand je vis sortir de la mosquée deux soldats portant avec respect un grand vase en cuivre rempli d'eau. - C'est un remède turc pour guérir les coliques et les diarrhées, me dit en riant le capitaine Gugggia, quand les deux soldats passèrent sous notre fenêtre. Je le regardai d'un air interrogateur, il ajouta : - Chaque vendredi, à la fin des prières, on présente au Sultan ce vase plein d’eau. Le Sultan touche l’eau, puis l’iman bénit le liquide, dont la vertu est alors souveraine pour guérir toutes les maladies du ventre. Je crus et je crois encore à une plaisanterie de la part du capitaine, cependant il m’affirma le contraire, en disant que chaque régiment présent au Selamlick emportait précieusement, dans une petite bouteille, une partie de ce précieux liquide. - Les soldats guérissent-ils quand ils sont malades ?

- Cela, je ne l'affirme pas... Ecoutez, voici la musique qui joue la marche. La revue commençait, j'écoutais.
- Mais c'est une marche française, m'écriai-je assez haut pour faire retourner les têtes. Si je la [280] connais, je crois bien ! C’est « Le Bienheureux ». En effet, elle est superbe.
Le capitaine nota sur son carnet, pendant qu'un brillant souvenir m’emportait dans un récent passé. Cette marche fut jouée pour la première fois quand défilèrent, à Longchamp, les troupes du Tonkin. Elle marque une date dans l'histoire anecdotique de France. Par son allure vraiment guerrière, elle remit dans les vieux cœurs gaulois la confiance qu'un général patriote s’efforçait de rendre aux anciens et de donner aux jeunes. Je saluai cette amie avec émotion. Aussi, tout en admirant les magnifiques soldats qui passaient devant moi correctement alignés, superbes dans leur allure, bien vêtus, rudes gaillards à la mâle prestance ; ces régiments nègres précédés de porte-haches à la taille gigantesque, la poitrine et les jambes couvertes d’un lourd tablier eu peau noire, et dont la force musculaire doit être capable d'abattre les têtes comme un faucheur vigoureux couche les épis de blé ; tout en ne perdant pas une minute de vue le défilé des Soudanais, imposante cohorte d’hommes dont l’aspect sauvage reflète un fanatisme pouvant engendrer l'héroïsme ou commettre des atrocités, je ne puis m’empêcher d'évoquer, dans quelques [251] vapeurs blanches suspendues au-dessus du Bosphore, le pantalon rouge de nos petits troupiers. 

L’armée française venue en alliée a logé là-bas, dans ces grandes casernes qui dominent Kadi-Keui et que reflète la mer de Marmara. Elle a marqué ses traces en Orient aux heures fortunées où la victoire suivait en fidèle amie le drapeau tricolore. Il y a près d'ici des Français qui sommeillent et des héros qu’on oublie trop, car ces exemples des pères sont assez glorieux pour que les fils les exaltent.

- Voilà bien des phrases pour un air de musique ! me dira-t-on.
- C’est vrai, mais quoiqu’en disent les sots, le chauvinisme est une si bonne chose. Cette marche militaire m'avait fouetté le sang. J’étais certainement beaucoup plus animé que le Sultan lorsqu'il remonta en voiture pour rentrer dans son palais. Il conduisit lui-même. Ses chevaux grimpèrent la courte montée au trot. Presque avant d'avoir été vu, le commandeur des croyants avait disparu. Sans la foule retenue jusqu'alors à une grande distance et qui, libre maintenant se répandait bruyante et pittoresque de tous les côtés, on aurait pu croire à un rêve. Je serre la main de l’attaché militaire italien et je quitte la salle. Dans la pièce voisine, Mikaël-Effendi, le secrétaire interprète du ministère des affaires étrangères, m’attend. [252] 

Quelques pas au dehors et nous sommes à l’entrée du palais. A la porte, on nous arrête. Nous restons dans un étroit jardin, sous l'œil vigilant des factionnaires, pendant que nous sommes annoncés au chambellan de service. Devant moi, de tous côtés, c’est un va-et-vient continuel de fonctionnaires, de soldats, d’ouvriers qui travaillent, car on construit toujours, et le palais menace de devenir une ville. Mais on n’entre pas et je ne vois personne sortir. Après quelques minutes d'attente, nous pénétrons à l’intérieur. Il faut monter des escaliers à [253] hautes marches de chêne et à rampe de cristal, suivre des couloirs étroits, aux murs épais, faire une véritable excursion à travers des appartements meublés à l’européenne, pour parvenir au salon, ou, en attendant Hadji-Aali bey, le chambellan préféré du Sultan, un nègre nous apporte le café et les cigarettes. Près de nous, dans une pièce voisine, une voix d’homme chante avec un accent trainard. Mikaël-Effendi m'apprend que l’on célèbre ainsi, tous les vendredis, les louanges des anciens sultans. A part ce bruit, tout est silencieux. Cependant, partout il y a du monde. Des centaines d’hommes, on pourrait dire des milliers, vivent, s'agitent, travaillent et surveillent. Mais on parle bris, on marche sans faire crier les parquets. Au milieu de ce monde une sorte de mystère, un voile impénétrable semble envelopper le visiteur. Pendant la revue, la musique militaire évoquait devant moi ln vision des pantalons rouges. Ici, malgré soi, les souvenirs du vieux seraï dont on voit les nombreuses coupoles à la pointe de Stamboul, vous hante l’esprit. L'imagination évoque les puissants vizirs d’autrefois, laissant trainer derrière eux leur robe de brocart dissimulant En peine de perfides lacets.  [254]

Ces murs ont beau être neufs, on leur demande leur histoire, et comme ils ne veulent pas la dire, on en crée une bien sombre, bien lugubre. Il ne faut rien moins que la franche cordialité de S. Exc. Hadji-Aali bey et l'accueil si courtois si bienveillant du Sultan pour chasser la vision du passé. Nous sommes bien à la fin du dix-neuvième siècle. Le chambellan et son maitre sont vêtus d’une redingote noire ; la seule différence de tenue consiste en ce que le premier n’a pas de col à sa chemise, tandis que le second en porte un. Je serais donc tenté d’écrire qu'Abdul-Hamid est un souverain libéral, si nous ne faisions souvent de ce mot le synonyme de radicalisme et d’intransigeance. En Turquie, la liberté est inconnue, au moins dans le sens que nous lui donnons, tant qu'il ne s’agit pas de réformes à faire. La volonté du souverain est absolue. Les ministres eux-mêmes ne sont que les humbles exécuteurs de ses ordres, excepté toutefois quand ils agissent comme Midhat, et lui envoient des faiseurs de tours pour le suicider. Un Sultan ne voit son despotisme battu en brèche que s’il veut être de son temps au lieu de s'envelopper dans le passé. On ne peut d’ailleurs savoir que très difficilement et fort imparfaitement ce qui se passe.
La liberté de la presse est une étrangère dont [255] le passeport pour entrer en Turquie ne sera pas visé d’ici longtemps. Cependant, grâce aux bienfaits du règne actuel, à l’esprit d'initiative d'Aldul-Hamid II, aux progrès très grands, dont son peuple lui est déjà redevable, nous sommes loin de l’époque ou le directeur de la presse locale adresse aux rédacteurs en chef et directeurs des feuilles locales en toutes langues, une circulaire confidentielle qui leur traçait la ligne de conduite à suivre, afin de bien mériter du gouvernement. Voici les principales dispositions de ce document qui mérite d’être signalé à l’administration des contemporains et de la postérité, surtout pour montrer les difficultés que le Sultan Abdul-Hamid doit vaincre pour imposer à son peuple des réformes déjà vieilles en Europe.  

Article I. Donner de préférence des nouvelles de la sante précieuse du souverain et de la famille impériale, de l’état des récoltes, des progrès du commerce et de l’industrie en Turquie.  
Article II. Ne publier aucun feuilleton, qui n'ait été expressément approuvé, au point de vue de la moralité, par Son Excellence le ministre de l'instruction publique et gardien des bonnes mœurs.  
Article III. Ne pas produire des articles littéraires ou scientifiques trop longs pour ne pouvoir passer dans un seul numéro. Éviter ces mots : A suivre ou La suite à demain, qui provoquent une fâcheuse tension d’esprit. [256]
Article IV. Éviter soigneusement les blancs et les lignes de points dans un article, parce que ces procédés autorisent des suppositions fâcheuses et troublent la tranquillité des esprits, comme cela s'est vu il propos d'un article récent du Levant-Herald.  
Article V. Éviter avec le plus grand soin toutes personnalités, et si l’on vient vous dire que le gouverneur ou sous-gouverneur a été convaincu de vol, concussion, assassinat ou autre action blâmable, tenir le fait pour non prouvé et le taire soigneusement.
Article VI. Défense absolue de reproduire des pétitions des particuliers et des communautés de province, se plaignant des abus de l'autorité et les signalant au souverain.
Article VII. Il vous est interdit de signaler les tentatives d’assassinat contre les souverains étrangers, sous quelques formes qu’elles se soient produites, ou les manifestations séditieuses qui ont pu avoir lieu dans des pays étrangers ; car il n'est pas bon que ces choses-là soient connues de nos loyales et paisibles populations.  
Article VIII. Il vous est défendu du mentionner ce nouveau règlement dans les colonnes de votre journal, parce qu'il pourrait provoquer des critiques ou des observations déplacées de la part de quelques esprits mal faits. [257]

Tout commentaire affaiblirait l’importance de ces prescriptions. Malgré cela, on connait certaines anecdotes du palais qui jettent un jour curieux sur la vie intérieure et sur la bonté du Sultan.

Une révolte des plus amusantes éclata pendant mon séjour. Les Tablakiars sont les marmitons des cuisines impériales, divisés en plusieurs catégories, et salariés à des conditions modestes. Les chefs touchent soixante francs environ par mois. Les plus jeunes ont vingt francs. Or, il en est des marmitons turcs comme de tous les employés dans tous les pays du monde. Ils réclament toujours et ne sont jamais contents. A bout de patience, ils se sont rendus en masse, formant une bande d’environ cent cinquante individus, devant la porte du palais de Yildiz, où leur mécontentement se manifesta sous forme de cris, de pierres lancées au hasard, en l’air, et de vociférations. L’audace sans exemple de ces marmitons déplût fort, cela se comprend, dans un pays si respectueux envers l’autorité. Un mandat d’arrêt fut signé contre ces pauvres tablakiars, aussitôt internés dans les prisons du palais en attendant mieux, ce qui n'aurait pas tardé. Sans la générosité du Sultan - le mot de générosité ne doit pas sembler exagéré si l'on pense que nous sommes en Orient. [258]

Les marmitons furent simplement expulsés du palais. Le commandant de la place de Bechiktach, Hassan-Pacha, fut chargé d'exécuter la sentence. Il réquisitionna une soixantaine de voitures de place, puis, accompagné d’officiers de police, il conduisit à Stamboul les révoltés. Le comble de cette affaire tragico-comique est que, par suite de l'expulsion des tablakiars de Yildiz, le service des cuisines impériales souffrait énormément. Plus de six mille personnes font chaque jour leurs trois repas au palais. La tâche serait déjà compliquée, si chacun mangeait à des heures régulières et des menus bien définis, mais on doit toujours compter avec des changements nombreux et les caprices des femmes. Il fallait donc remplacer au plus tôt le personnel des marmitons par des gens ayant les connaissances voulues pour ce service. L’embarras n’a pas été grand. Hassan-Pacha montra une merveilleuse présence d'esprit. Il fit tout simplement appréhender au collet les marmitons en service chez les pachas et autres grands fonctionnaires de la ville. En un clin d’oeil, le contingent fut formé et le soir même, la procession des tablakiars a pu s'effectuer à l’heure réglementaire du dîner, portant le pilaf quotidien aux milliers de bouches que nourrit Yildiz, aux dépens de la caisse de la liste civile. [259]

Peu avant cette révolte des marmitons, les eunuques du palais avaient fait aussi parler d'eux. Ces nègres forment en Turquie une classe à part. Ils se distinguent par un fanatisme religieux et social, par une haine implacable contre tout ce qui n'est pas musulman. Ils sont en général très méchants et misanthropes. Il ne faut pas s'en étonner trop. Ils se trouvent au milieu d’un monde qui vit une autre vie que la leur, qui occupe différentes positions politiques et sociales, qui aime et qui est aimé, qui forme une famille, qui a des enfants, qui appartient à une société tout à fait distincte. Dans tous les temps, les eunuques ont joué un rôle important dans les scènes mystérieuses qui se déroulent à l'intérieur des harems musulmans, ceux des sultans comme aussi ceux des particuliers. Il est vrai que l’imagination des historiens et des romanciers a souvent rehaussé l’importance de ce rôle ; mais, même en rabattant beaucoup de ces contes plus ou moins fantastiques, on est obligé de reconnaître que ces noirs gardiens des harems ont pris, à toute époque, une part importante dans les scènes de carnage et de sauvagerie qui ont illustré l’histoire des sociétés musulmanes, depuis l’apparition de l’islamisme an monde. Dans ces dernières années, les eunuques du palais du Sultan ont conservé une certaine influence sur les actes du gouvernement même, et [260] cela malgré l'introduction en Turquie des mœurs étrangères et d'un commencement de civilisation plus ou moins occidentale. C'est que la société musulmane rend indispensable cette institution d’hommes réduits à une neutralité virile absolue. Un beau matin, on apprit en ville que ces nègres venaient de se tirer des coups de pistolet. Pour calmer leur effervescence, on en a pendu quelques-uns. Les autres furent exilés. Le Sultan ne saurait être rendu responsable de ces faits, qui proviennent d'usages anciens difficiles à transformer. On connait mal, en Europe, le souverain Abdul-Hamid. Il mérite cependant d’être apprécié comme un homme de civilisation, de travail et de progrès. On dit en Europe, et c’est la vérité, qu’il sort peu de son palais ; mais ce que l’on ne dit pas, c'est l’énorme fatigue que lui impose la multiplicité des intérêts de son empire. Sa seule distraction, c'est le travail. Il examine avec la plus grande attention tous les rapports politiques, administratifs et Financiers de ses ministres et gouverneurs de provinces. Seul, il entend diriger et conduit en effet les affaires avec une lucidité d’esprit, avec une clairvoyance remarquable. Ce n’est qu'après avoir acquis la conviction intime que toutes ces propositions sont pratiques et avantageuses pour l’état qu’il prend une décision définitive.

Le Sultan actuel, à l'encontre de ses prédécesseurs, [261] est sobre, économe pour lui-même, très généreux vis-à-vis de ses fidèles serviteurs. Il leur accorde sans cesse de larges gratifications, de belles résidences, des pensions pour leurs familles, rien que sur sa propre liste civile, sans imposer aucune charge au Trésor public. Que de fonctionnaires qui, ne pouvant vivre à leur aise à cause de l’insuffisance de leurs appointements provoquée par les exigences d'une stricte économie, reçoivent de la générosité impériale des subsides sur les revenus personnels de la couronne et de la liste civile. C’est assurément un bel exemple de sentiments généreux, et l'on doit louer Abdul-Hamid, qui dispose de près des deux tiers de sa liste civile en faveur des serviteurs nécessiteux de l’État, des pensions, des œuvres de charité, des asiles, des édifices religieux, des écoles publiques, sans distinction de race et de religion, et en particulier en faveur des personnes ou des localités indigènes ou étrangères, victimes de désastres ou de calamités publiques.  

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