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Récit épistolaire du voyage d'Elisabeth Craven, une comtesse anglaise, dont une partie se déroula en Turquie à la fin du XVIIIe siècle .

Lady Elisabeth Craven (1750-1828), une brève biographie

Fille du comte de Berkeley, elle épousa en 1767 le comte de Craven avec qui elle eut six enfants. Ils se séparèrent en 1780. Fuyant les médisances, elle voyagea en  France, en Italie, en Autriche, en Pologne, en Russie, en Turquie et en Grèce. Elle épousa, en 1792, Christian Frederick Charles Alexander, Margrave de Brandebourg, Anspach, Bareith, duc de Prusse et comte de Sayn qu'elle avait rencontré lors de ses voyages. Le couple s'installa en Angleterre où il vécut.

Elle était aussi une femme de lettre et l'auteur de pièces de théâtre, d'un conte, de mémoires publiées après sa mort, et d'un récit de voyage.

Description du "Voyage"

Voyage de Milady Craven à Constantinople, par la Crimée, en 1786. Traduit de l’anglois, par M. D***. A Paris, chez Durand, 1789.

In-8 (19 x 12cm),  2 feuillets non chiffrés (faux-titre et titre), 306 pages, 1 feuillet non chiffré (privilège), reliure début XIXe siècle, demi-basane verte.

Première édition française, parue l’année de l’édition originale anglaise. Cette édition est décrite dans les bibliographies avec six planches et une carte (Bibliothèque de feu M. Ch. Chadenat… 1re-17e partie : ouvrages précieux sur l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, géographie, voyages. - Paris : L. Giraud-Badin, 1942-1954., 3180) ou sans comme pour notre exemplaire (Carlos Hage-Chahine, Levant éléments pour une bibliographie, Guide du livre orientaliste, Paris (1996), 1133).

Le récit se présente sous forme de lettres datées 1786, envoyées au Margrave qu'elle épouse en 1792.

Nous reproduisons ici la partie du voyage concernant les îles grecques, la Turquie (surtout Istanbul, du 20 avril au 6 Mai, puis, Bursa, Izmir et Istanbul, du 7 juin au 8 juillet 1786),  la Valachie (dans l'actuelle Roumanie) et la Hongrie, fin du périple le 30 août 1786.

Son voyage tient plus du tourisme aristocratique (Voir Llinares Sylviane, « Voyage par mer et tourisme aristocratique au XVIIIe siècle », Histoire, économie & société, 2/2009 (28e année), p. 15-35, http://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2009-2-page-15.htm) avec visites chez des amis européens, comme le comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur français à Constantinople ou le prince de Valachie, que de la découverte et de l'exploration. Ses descriptions sont parfois assez superficielles et ses jugements caricaturaux, parfaitement conformes à ce que l'on attend d'un membre de la noblesse, et même méprisants.

Mais son récit n'est pas exempt d'informations, en particulier sur les routes, surtout maritimes qu'elle emprunta, sur la ville d'Istanbul dont elle apprécie le site, sur certains habitudes des habitants, le café, la vie des étrangers, diplomates ou non, et de leurs familles. Elle obtient l'autorisation de visiter des mosquées, mais n'en donne aucune description.

C'est l'une des rares femmes à voyager au XVIIIe siècle, ce qui lui permet de visiter un harem, des bains, d'approcher d'autres femmes, grecques ou turques, et de témoigner de leur condition.

Elle voyagea aussi dans les îles grecques et va à Athènes dont elle décrivit l'organisation et les monuments. Elle passa par Izmir, Bursa avant de revenir à Istanbul et de repartir vers Vienne, en traversant la Valachie et en faisant étape à Bucarest.

Texte

(Page 183)

Lettre XLV. 

Du Palais de France, à Péra, 20 Avril 1786. 

Je suis, arrivée heureusement ; je me hâte de vous informer de la manière dont j'ai fait mon voyage. Je partis le 13 à cinq heures du matin. M. de Wynowicht  me conduisit hors du port dans une petite frégate, & il prit ensuite congé de moi. Je le remerciai de ses attentions, & je lui souhaitai une occasion favorable où il pût se distinguer sur mer, car c'est l'objet de tous ses vœux. Il nous fit saluer de quelques coups de canon, & nous mîmes à la voile avec un bon vent. 

Après deux jours de navigation, le tems devint calme, & nous restâmes dans cet état trois jours & trois nuits ; enfin un vent accompagné de pluie nous poussa de côté. La pluie nous empêchoit quelquefois de voir les côtes de Turquie, & nous fûmes vingt-quatre heures sans appercevoir l'entrée du canal. Le septième jour, notre Pilote Grec, le seul à bord du vaisseau qui eût été à Constantinople, s'enivra au point de ne pouvoir parler, encore moins de gouverner le vaisseau. Les Officiers alarmés tinrent conseil avec tout l'équipage. J'avois par hasard une carte de la mer Noire, & de l'entrée du canal ; ce fut notre seul guide. Pour moi, je m'habillai comme si j'allois monter à cheval, & une boîte d'une main, un parapluie de l'autre, je dis au Capitaine que j'étois décidé à me jetter dans la chaloupe, & à aborder au rivage Turc, plutôt que de perdre de vue le canal ou d'y entrer sans être sûre si  nous étions à droite. 

Sur la côte d'Europe est un vaste rocher que l'on peut prendre pour l'entrée de Bosphore, si une carte ou un Pilote ne vous en garantissent, & contre lequel vont se briser, tous les ans, quelques centaines de bateaux Turcs. 

Les Passagers & les Officiers resterent toute la matinée sur le pont pour découvrir le rivage. Nous avions fait plus de quatre-vingt-dix lieues à gauche, toujours à la vue de la terre, & nous en étions redevables aux courans qui, pendant nos trois jours de calme, avoient entraîné notre vaisseau. — Je restai entre les ponts jusqu'à ce que le Capitaine me dit de venir voir un village, une église ou quelque chose de semblable. C'étoit un minaret Turc, & quelques momens après, nous découvrîmes ce rocher effrayant & fameux par tant de naufrages. Comme les Turcs le laissent à gauche en sortant du canal, peut-être oublient-ils qu'ils doivent palier à droite pour y entrer. Ne ressembleroient-ils pas à un Irlandois de ma connoissance qui, allant rendre visite en voiture à quelqu'un qui demeuroit sur une montagne très-escarpée, ne pouvoit comprendre que pour revenir chez lui, il falloit qu'il descendît la montagne ; il prétendoit que le chemin étant le même, il devoit encore monter, puisqu'il étoit monté en venant. 

Je reviens à mon voyage. Jugez de ma satisfaction, lorsqu'à six heures du soir mon vaisseau fut à l'ancre, & que je me vis échappée à tous les dangers de la mer Noire, & sur-tout à ceux que nous avions courus pour entrer dans le canal. J'avois pris tant d'oiseaux sur le vaisseau, entr'autres un petit héron blanc, que mon cabinet ressembloit à une volière. Nous soupâmes à bord, très-gaiement, & je me reposai quelques heures. Le lendemain nous nous mîmes dans un bateau long, & nous allâmes à la maison de M. Bukalow, à Bouyukdere [Büyükdere], mais il étoit à Péra, où nous nous fîmes conduire dans un autre bateau Turc. 

Lisez dans l'Histoire de M. Gibbon la description qu'il fait de l'admirable situation de Constantinople. Je ne pourrois que retracer foiblement son tableau sublime & majestueux. Je ne crois pas qu'il y ait de paysage plus imposant & plus varié que celui qu'offrent à l'œil les bords de ce fameux détroit. — Des rochers, de la verdure, d'anciens châteaux bâtis par les Génois sur le sommet des collines, des kiosks modernes, des minarets, de hauts platanes au milieu des vallées, des prairies, une foule de peuple & de bateaux sur ces bords enchanteurs, & sur-tout rien qui ressemble à un jardin François. 

Les Turcs ont tant de respect pour les beautés de la Nature que, s'ils bâtissent un maison dans un endroit où est un arbre, ils laissent une ouverture suffisante pour cet arbre qu'ils regardent comme le plus bel ornement du toit de leur maison. Comparez, en effet, une cheminée à un beau feuillage, & dites-moi s'ils ont tort ou raison.  — La côte est si sûre que l'on voit dans chaque baie, une grande flotte de vaisseaux Turcs, dont les mâts font mêlés avec les arbres. C'est un coup-d'œil frappant. 

Jugez de la surprise de M. de Bulakow, lorsqu'en ouvrant les lettres que je lui présentois, il vit mon nom. A peine avoit-il le tems de m'offrir ses services, qu'il arriva un domestique de M. de Choiseul-Gouffier, qui venoit me réclamer de la part de son maître. M. de Ségur, Ambassadeur à Pétersbourg, l'avoit prévenu depuis trois semaines de mon arrivée. J'avoue que, d'après les renseignemens que l'on m'avoit donnés sur son caractere, je fus charmée qu'il se fût fait un devoir de me réclamer. — Maintenant que je le connois personnellement, je suis enchantée de pouvoir profiter de sa conversation & de sa compagnie, car il est rempli de talens & de politesse. Adieu. ... Je suis brûlée du soleil, fatiguée, mais sur-tout ravie d'être ici, & de pouvoir me donner l'honorable nom de votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre XLVI. 

25 Avril 1786. 

JE GOUTE une double satisfaction en logeant au palais de France. Monsieur de Choiseul, malade depuis six mois, n'étoit point sorti ; mais il va mieux, & reçoit des visites à cause de moi. Il va aussi se promener, ce qui ne peut manquer de lui faire beaucoup de bien. Il a avec lui plusieurs Artistes, dont il emploie les talens à dessiner & peindre les plus belles ruines qui subsistent encore en Europe & en Asie, & par-tout où ces Artistes peuvent pénétrer. M. Casas, l'un d'eux, a été volé plusieurs fois par les Arabes, mais la beauté & la précision de ses destins s'immortaliseront. La collection du Comte de Choiseul est unique dans son genre. Il veut, à son retour à Paris, faire exécuter en plâtre, ou en quelqu'autre matière qui imite le marbre, toutes les ruines & les temples dont il a les dessins; il placera ensuite ces petits modèles sur des tables dans une galerie. 

L'Ambassadeur m'assure que le plus ancien & le plus magnifique amphithéâtre du monde est à Pola en Istrie, à trois journées de navigation, au sud-est de Venise ; il est près du port & bien conservé. Le temple d'Auguste & l'arc triomphal d'ordre Corinthien dans la même ville, font aussi de superbes monumens de l'antiquité. —  M. Casas les a dessinés. — Le soir, lorsque je ne reçois point de visites, & que l'Ambassadeur a fini toutes ses affaires, il vient dans mon appartement avec M. Casas & d'autres personnes. Il fait apporter de grands porte-feuilles remplis de dessins, & nous passons trois ou quatre heures à les regarder & à converser sur des sujets dont j'aime à m'entretenir. 

Croiroit-on qu'un François ait eu assez de goût pour passer dix ans de sa vie à faire une collection d'objets d'architecture ancienne, vraiment admirables ? — Le voyage pittoresque de la Grèce, entrepris par M. de Choiseul, à l’âge de vingt-deux ans, au milieu de dangers sans nombre, pour découvrir de nouvelles antiquités, si je puis m'exprimer ainsi, suffiroit pour le rendre cher à tous les amateurs des beaux-arts. — Mais aujourd'hui que son jugement est formé, & que tous ses matériaux sont rassemblés, je ne doute pas que le fécond  ouvrage qu'il va mettre au jour ne soit un chef-d'œuvre, le plus partait en ce genre. 

— Vous serez étonné que je ne commence pas cette Lettre par vous faire une magnifique description de tous les objets que j'apperçois de mes fenêtres ; mais mes yeux & mes oreilles sont-ils satisfaits au-dedans, que je fuis plus disposée à vous parler d'abord de ce qui se passe dans l'extérieur du palais. M. de Choiseul n'est pas seulement un homme-de-lettres distingué, c'est encore un homme aimable & poli. 

Il ne connoît point ces attentions odieuses & fatigantes des jeunes François qui se font un devoir de dire aux femmes de jolies choses, ou de les admirer, lors même qu'ils les connoissent à peine. 

Il a toute la dignité de la vieille Cour, & les manières aisées de la nouvelle. Quand je serois l'Impératrice de Russie, il ne me traiteroit pas avec plus de respect & avec plus d'égards si j'étois sa Sœur. Sa maison ressemble à un bel hôtel François ; elle est bâtie en pierre &c en bois solides, matériaux bien rares dans un pays où les maisons sont construites aussi légèrement qu'un théâtre. 

— De quelques-unes de mes fenêtres, je vois ce port que les Anciens appeloient la Corne d'Or ; & de quelques autres j'apperçois la mer de Marmara, les flots qui la couvrent, & une partie du sérail. — Je vis hier le Sultan assis sur un sopha d'argent, tandis que tous ceux qui l'accompagnoient etoient sur les bancs du jardin. Le coup-d'œil étoit magnifique, car ces bancs font d’une forme légère, dorés & peints élégamment. 

Nous avions un excellent télescope, & nous contemplâmes très-distinctement la splendeur Ottomane. Le Sultan se teint la barbe en noir, afin de se donner l'air plus jeune ; ce qui le fit reconnoître de loin, par le contraste singulier qu'elle fait avec son visage pâle & livide. — Le kiosk où il étoit avec son sopha d'argent, ressemble à beaucoup d'autres qui sont sur les bords du canal. 

— Admirez combien les mots se dénaturent & changent de signification dans un pays étranger. Nous entendons par sérail l'habitation ou plutôt la prison des femmes : ici, c'est la résidence du Sultan. On ne peut l'appeler son palais, car les kiosks, les jardins, les cours & les écuries se confondent tellement, qu'on pourroit dire que ce sont autant de maisons & de jardins séparés. 

Les rues de Péra, de Constantinople sont si étroites, qu'on n'y peut aller en voiture. — A chaque étage, les fenêtres s'avancent sur la rue, beaucoup plus que celles de l'étage inférieur, de sorte que ceux qui habitent le haut des maisons, peuvent facilement se donner la main d'une maison à l’autre, à travers la rue. 

Jamais un Turc, pour peu qu'il soit d'une condition relevée, ne fait de visite à quatre pas de chez lui, sans y aller à cheval. A mon arrivée, j'en vis un qui sortoit d'un bateau, & qui monta gravement, pour quelques instans, un superbe cheval gris, que quatre Esclaves lui avoient amené. 

On voit dans les rues au moins autant de femmes que d’hommes, mais elles ont l'air de momies mouvantes. Une longue robe de drap, d'un verd foncé, les couvre depuis le col jusqu'aux talons ; elles portent par-dessus une grande pièce de mousseline, qui enveloppe leurs épaules & leurs bras, & une autre qui leur cache le haut de la tête & les yeux; jugez si toutes ces étoffes ne doivent pas tellement déguiser l'air & la taille, que l'on ne puisse plus distinguer femmes, hommes, Princesses ou esclaves. 

Je ne connois pas de pays où les femmes puissent jouir de plus de liberté, & être à l'abri de tout reproche. Un mari Turc qui voit une paire de pantoufles à la porte de son harem ne doit pas y entrer : son respect pour le sexe l’en empêche, quand une étrangère rend visite à son épouse ; combien n'est-il pas facile à un homme de se déguiser en femme pour rendre de pareilles visites ? Si je voulois me promener dans les rues,  je m'habillerois de même, car les femmes Turques ont coutume de dire des injures à celles qu'elles rencontrent le visage découvert. 

Si je sors, c'est dans la chaise-à-porteur de l'Ambassadeur, semblable à celle que j'ai à Londres, excepté qu'elle est dorée & vernillée comme un carrosse François. Je suis portée par six Turcs, parce qu'on imagine ici qu'il n'est pas possible que deux ou quatre hommes suffisent pour porter une personne seule : deux Janissaires me précèdent, la tête couverte de grands bonnets fourrés. — Les Janissaires servent ici de gardes aux Ambassadeurs. — Dieu merci : Je n'ai pas beaucoup de chemin à faire avec toute cette pompe i &: cependant, je crains à chaque instant qu'ils ne me laissent tomber, tant ils sont mal-adroits ! — La plate-forme, d'où l'on s'embarque, & où l'on aborde, n'est heureusement pas loin du Palais. J'y trouve le bateau de l'Ambassadeur toujours tout prêt. 

On loue ici un bateau comme, on loue à Londres un carrosse de place. Ils sont tous très-bien sculptés, & plusieurs font ornés de dorures ; la forme en est légère & agréable : les Bateliers Turcs rament fort bien, ce qui contraste entièrement avec l'indolence visible du peuple de tout état. — 

Je vis dernièrement dans la boutique d'un Maréchal-ferrant un Turc couché sur des coussins, frappant nonchalamment un fer qu'il travailloit, & la pipe à la bouche. Les Turcs, d'un rang plus distingué, ne prennent pas la peine de tenir leur pipe. Par le moyen de deux petites roues attachées aux deux côtés de la pipe, elle est soutenue, & le fumeur n'a d'autre peine que d'aspirer & de souffler, ou de poser la pipe sur la lèvre inférieure lorsqu'il veut remuer la tête, — C'est peut-être un bonheur pour l'Europe, que les Turcs soient paresseux & ignorans. L'immense pouvoir dont jouiroit cet empire, s'il étoit peuplé d'hommes industrieux & ambitieux, le rendroit bientôt maître de l'Univers. — Il ne sert aujourd'hui qu'à intercepter le commerce & les guerres des autres Puissances. — Le paisible & stupide Turc peut rester un jour entier assis sur le bord du canal, occupé à contempler des cerfs-volans dans les airs, ou des enfans qui se promènent dans leurs petits bateaux. — J'en ai vu un qui, couché à l'ombre d'un immense platane, avoit les yeux fixés sur une espèce de bouteille que l'eau agitoit & qui s'amusoit du bruit qu'elle faisoit. Je ne devine pas comment peuvent aller les affaires d'Etat, car le Cabinet Turc est généralement composé d'ignorans mercenaires. Le Visir étoit autrefois batelier d'Hassan Bey, Capitan Pacha, ou Grand- Amiral. — Hassan, lui-même, n'avoit été qu'esclave à Alger. L'intrigue conduit ici à toutes les places. — Chaque Ministre a ses créatures, chaque Sultane a les siennes ; & pour les placer, il n'est pas de manœuvres que les uns & les autres n'emploient. Versailles n'est certainement pas agité d'autant d'intrigues que la Porte. Un Pacha rébelle lève des troupes, & fait une guerre ouverte à son Souverain, qui l'a revêtu de toute son autorité. Il en est un dans ce moment, à la tête de quarante mille Albaniens, qui peut aisément se faire Roi d'un très-grand pays. — Son nom est Mamoud : il n'a pas encore trente ans : — il a succédé à son père, dans son gouvernement, & il résiste aujourd'hui ouvertement à la Porte. — Doit-on s'étonner que les Turcs croient à la fatalité, puisque la naissance & les talens ne conduisent ni aux places, ni à l'autorité ? — N'est-ce pas pour cela qu'on tranche ici tant de têtes? —  Voici un exemple récent, qui prouve que l’amitié particulière du Sultan n'est pas un moyen sur d'éviter une mort prompte & inattendue. — Un Grec, nommé Pétraki, parent du Banquier de la Cour, avoir, par son accès facile auprès d'Achmet, excité la jalousie du Ministère. 

Un jour de Conseil, les Ministres, sous différens prétextes, demandent la tête de Pétraki. Le Sultan allègue des raisons particulières & plus fortes que celles des Ministres, pour sauver Pétraki : mais le Capitan Pacha & ses amis osent dire qu'ils ne sortiront du Conseil, que quand Achmet aura signé l'ordre ; & l'ordre fatal est signé les larmes aux yeux. — Alors une personne est chargée d'aller examiner les papiers de l'infortuné qui venoit de périr, parce qu'il avoir eu des relations avec le Cabinet Ottoman. — Celui qui étoit chargé de cet examen; en trouva quelques-uns qu'il scella de quatre grands sceaux, & qu'il voulut remettre dans les mains mêmes du Sultan, Il étoit au désespoir de les avoir vus ; car ce Pétraki étoit l'Agent particulier du Sultan, à qui il remettoit l'argent des places que son crédit faisoit obtenir : & les comptes de Pétraki étoient si bien en règle, que les femmes qu'il avoit données au Sultan, les dates, les places, tout étoit enrégistré. 

On ne concevroit jamais les basses intrigues des Ministres de la Porte. — Le Sultan a la plus haute opinion du jugement & du courage du Capitan Pacha. Lorsque celui-ci sort de Constantinople, le Sultan croit sa Capitale en danger. — Tout le monde convient, à la vérité, qu'il a établi une meilleure police. — A un incendie, les Janissaires ne faisant pas bien leur devoir, il en fit jeter quatre dans les flammes, pour encourager les autres ; comme Voltaire l'a observé dans d'autres occasions. — Il est toujours suivi d'un lion comme d'un chien. — L'autre jour, le lion l'accompagna au Divan: mais les Ministres eurent si peur, que plusieurs sautèrent par les fenêtres, & que l'un se cassa presque le col en descendant l'escalier avec précipitation. On laissa le Grand-Amiral & son lion tenir seuls le Conseil ce jour-là. 

Je regarde comme un grand bonheur pour les Ambassadeurs, que les Turcs ne reçoivent, ni ne rendent de visites. — En effet, pourroit-on concevoir rien de plus désagréable que de vivre avec les hommes les plus ignorans de la terre? — Vous savez sûrement que les Turcs surent toujours persuadés qu'il étoit impossible à une flotte Russe de venir à Constantinople, autrement que par la mer Noire, quoique les François eussent essayé de leur faire voir sur la carte un passage pour leurs ennemis dans l'Archipel. Jusqu’au moment où leur flotte fut engagée avec celle des Russes, dans la Baie de Tchesme, on en révoquoit en doute la possibilité. 

On m'a dit qu'un M. Bouverie qui vouloit voir Constantinople, regarda cette Ville de dessus sa frégate, sans débarquer. Je crois qu'il n'avoir pas tort : car Constantinople & l'entrée du Bosphore, par la mer de Marmara, offrent le coup-d'œil le plus magnifique & le plus majestueux que l'imagination la plus brillante puisse se figurer. — 

Il n'est pas étonnant que Constantin ait choisi ce lieu pour la Capitale de son Empire. La nature semble avoir réuni la terre & l'eau pour orner un paysage que le goût, dégagé de réflexions ambitieuses, voudroit peindre comme des grâces vivantes. Mais moi, qui suppose volontiers tout ce qui est possible, j'aime à me représenter sur les bords du canal, Pétersbourg, Paris, Londres, Moscou, Amsterdam, & toutes les grandes Villes que j'ai vues : je me les figure séparées les unes des autres, & il y a assez de place pour les contenir toutes.— 

Je finis mes suppositions, & je pense que l’homme a agi sagement, en faisant peu dans un lieu où la nature a tant fait, & que tout est comme il doit être, Personne ne doit être plus persuadé de cette vérité que moi, qui ai le bonheur de vous avoir pour ami & pour Frère. Mais, de peur que vous ne soyez pas de mon sentiment, à cause de la longueur de cette Lettre, je la finis, en vous assurant que je serai toujours & par-tout, votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre XLVIL 

LE PORT, appelle la Corne d'Or, qui sépare Péra de Constantinople, a une singularité dont je desire l'explication. Les égoûts des deux Villes y aboutissent ;  les douanes, les baraques, les magasins & les chantiers font construits sur ses bords. Toutes les ordures y font jettées : on ne prend aucunes mesures pour le nettoyer ; on n'y forme pas de quais : — cependant, par la force & la variété des courans, ou quelqu'autre cause naturelle, ce port est toujours propre & assez profond pour recevoir les plus grands vaisseaux Marchands, qui, comme dans tous les autres ports du canal, peuvent entièrement approcher du rivage. 

Ce port devient plus étroit, à mesure qu’il avance dans les terres, & il finit par n'être qu'un petit ruisseau. Dans l'endroit où il peut encore passer pour une petite rivière, les François, il y a quelque tems, l'ont divisé en plusieurs pièces d'eau, qui imitent celles de Marly. Ils y ont construit des kiosks, & planté des arbres en quinconce ; c'est-là que les Vendredis, des compagnies Turques viennent dîner, prendre le café, de fumer sur des tapis, à l'ombre d'un immense platane, 

Je ne puis vous donner une idée plus vraie de ces arbres magnifiques, qu'en vous disant qu'ils répondent parfaitement à la sublime beauté du paysage dont ils sont le principal ornement. Les plus grands chênes que vous ayez vus, ne seroient auprès d'eux, que de petits arbustes. — On voit aussi, dans ce lieu charmant, des grouppes de femmes qui font separées des hommes. — Pour y venir, elles louent des arabats, voiture grossière, semblables à une charrette couverte, avec des bancs, & elles croient que ce font des carrosses. Ces arabats n'ont point de renforts ; un jour, j'en pris un pour aller à une vallée, appelée l’Echelle du Grand-Seigneur y mais je fus obligée d'en  descendre, & de faire six milles à pied, plutôt que d'etre cahotée sans miséricorde. — Tous les Ambassadeurs, depuis mon arrivée ici, ont donné des bals & des dîners. Madame d'Herbert, épouse du Ministre de l'Empereur, est très-aimable, & je la vois souvent ; celle de l’Ambassadeur de Hollande est une excellente femme & je suis fort heureuse de trouver des personnes assez complaisantes pour répondre à mille questions que je leur fais. — Il n'y a qu'un homme ici à qui je ne m'adresse jamais :  car j'ai observé un sourire malin sur tous les visages, dès qu'il ouvre la bouche.

… … 

S'il est aussi bien accueilli dans le Cabinet Ottoman, les affaires de sa Nation doivent bien aller. 

… …

J'oubliois de vous dire que j'ai trouvé ici Sir Richard Worfley, qui a beaucoup voyagé avec un amateur, pour qui il dessinoit des vues. Il m’a montré un dessin colorié du château d'Otrante, qu'il voudroit, m'a-t-il dit, présenter à M. W. ... Le connoissez-vous, lui dis-je ? — Non. — Je n'hésitai pas alors à le lui demander, parce qu'étant son amie, je ferai bien aise de le lui donner. — Il me supplia d'accepter quelques manches de couteaux en cailloux d'Egypte. J'obtins pour lui la permission de s'embarquer dans la frégate qui m'avoir amenée de la Crimée ici. 

J'apprends qu'il y a un Marchand Anglois à Constantinople, qui est très-choqué de ce que je loge au palais de France. Il dit que si la maison de M. R. Ainstie n'étoit pas suffisante pour moi, il en avoir une toute neuve qu'il m'auroit cédée. — C'est, dit-il, un affront pour la Nation que l’épouse d'un Pair d'Angleterre loge chez l’ambassadeur François. — Les Marchands Anglois ont bien des bontés pour moi ; je crois qu'ils soupçonnent le respect & l'estime que j'ai pour eux. 

M. de Bukalow m'envoya, ces jours derniers, un superbe forte-piano de Berlin, qu'il me prête pour tout le tems de mon séjour à Constantinople : — & M. de Choiseul a fait mettre dans ma chambre une harpe à pédales. 

Tout le monde est si étonné de voir venir ici une Dame qui n'y a aucune affaire, & qui n'est pas épouse d'Ambassadeur, que l'on emploie tous les moyens imaginables pour me retenir le plus long-tems possible.

… …

Ne me croyez pas tout-à-fait indigne de votre estime & de votre amitié. Sachez que j'en fais un très-grand cas, & que j'y suis plus sensible qu'à celles de toute autre personne. 

Votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre XLVIII

Il semble que la nature ait voulu placer à côté des avantages les plus considérables, des désagrémens aussi grands, pour contre-balancer en quelque sorte le bien, & mettre de niveau le bonheur & l'infortune. 

— La beauté enchanteresse de ce pays, le climat, les objets, la situation, tout en fait un paradis terrestre : mais la peste... mais les tremblemens de terre. Ces maux effrayans ne devroient-ils pas éloigner pour jamais de ces belles contrées, l'homme qui réfléchit.  Permettez-moi une comparaison. Ne peut-on pas appeller belle, une femme qui surpasse son sexe en beauté, & qui réunit les qualités les plus brillantes à tous les agrémens extérieurs, quoique le monde qui l'environne porte envie aux avantages qui la distinguent î Mais les viles passions qui l'obsèdent ne doivent-elles pas effrayer ses plus grands adorateurs, & les empêcher de se fier à ses charmes décevans. 

Les isles de la Grèce que je veux visiter,  m'ont donné l'idée de cette comparaison — On me dit que ce sont toutes des volcans ; quelques-unes même ont disparu : & celles qui ont fourni à la Grèce les plus sublimes génies, semblables à ces grands hommes, ne subsistent plus que dans les livres. 

Il nous arriva hier une avanture au port de Tophana ; sur le bord de l'eau font de petites plates-formes de bois, où l'on prend & l’on quitte les bateaux. Comme nous approchions, arrive un bateau rempli de Turcs, avec un cadavre : ils sembloient très-pressés, & en passant, ils touchèrent M. de Choiseul & moi ce qui le fît tressaillir : je lui en demandai la cause, & il me répondit qu'il étoit sur que c'étoit un homme mort de la peste. Jugez combien un pareil accident dût être désagréable à une personne qui n’est pas sortie depuis six mois. — J'ai vu la Mosquée de Sainte-Sophie ;  & deux autres ; le dôme de Sainte-Sophie est très-grand, & mérite l'attention des amateurs : mais plusieurs de ses plus beaux piliers font posés sans-dessus-dessous, ou bien ils ont des chapiteaux d'architecture Turque. On ne voit dans ces saints Temples, ni ces superbes statues de l'antiquité Payenne, ni ces somptueux ornemens de Rome moderne. Quelques lampes mesquines, suspendues irrégulièrement ; voilà la seule dépense que se permettent les Mahométans, en l'honneur de la Divinité, ou de son Prophète. 

— Je m'avançai sur les degrés, & je m'y assis pour voir l'intérieur du Temple. — J'apperçus quelques Turcs & plusieurs femmes à genoux, qui sembloient prier avec beaucoup de dévotion. Les Mosquées font toujours ouvertes : & leur manière de prier me parut très-propre à favoriser une intrigue. 

— Une personne enveloppée comme une momie, peut aisément s'agenouiller près d'une autre, sans être suspecte, & marmoter tout ce qu'elle veut : & plus la conversation dure, plus elle édifie ceux qui l’observent en silence. — Il n'y a pas d'heure fixée pour le service divin,  ni de Ministres pour officier dans la Mosquée. Il est vrai qu'à certaines heures du jour, des hommes du haut des minarets crient à tous les bons Musulmans, que c'est l'heure de la prière: mais chacun prend son tems, n'écoute que sa dévotion, & dit ses prières, & à l'heure & au lieu qu'il juge à propos. — Car j'ai vu plusieurs Turcs dans les places les plus bruyantes & les plus peuplées de Constantinople, prier à genoux, sans être dérangés par la variété des objets, & par le bruit qui le etoit autour d'eux. L'Ambassadeur fut obligé de demander une permission pour que je pusse entrer dans l'interieur des Mosquées. La Porte l'accorda gracieusement, & me permit d'en voir soixante-cinq. —  Les cimetières sont très-nombreux : ils forment, autour de Constantinople & de Péra, une triste promenade, singulière cependant, car les arbres & les tombeaux sont confondus ensemble, & offrent une grande variété à ceux qui les visitent. — Tous les tombeaux sont couronnés d’un turban, donc la forme indique l'emploi & la qualité du défunt. — Je vous enverrai un dessin qui suffira pour vous en donnée une idée. 

Il est défendu de toucher aux arbres qui sont dans ces cimetières ; aussi, la quantité de leurs branches, & leur désordre, ne font pas sans agrément. Comme aucunes bornes ne marquent ni la forme, ni le terrein de ces cimetières ; plusieurs  s'étendent à un ou deux milles ; & s'ils ne donnoient lieu à de tristes réflexions, ce seroit pour les étrangers & les Turcs, un objet fort agréable. Mais quand on pense que la terre que l'on fouie aux pieds est pestiférée, & que chaque tombeau contient un corps infecté de la peste, & le peu de terre dont on les couvre par la précipitation avec laquelle on les ensevelit ; on ne doit pas raisonnablement s'y promener. 

Les Turcs qui croient à la prédestination, s'imaginent que c'est le destin & non les soins des chrétiens dans leurs maisons, qui les empêche de mourir d'une si horrible maladie ; en conséquence, ils se promènent sans crainte à l'ombre de ces arbres plantés près des tombeaux de leurs voisins. 

Constantinople est environné dans presque toute sa circonférence, d'un très-grand mur flanqué de tours & de bastions construits par les Empereurs Grecs. — La construction ressemble exactement à celle des châteaux de Warwick & de Berkeley, mais plusieurs de ces tours, qui servent de portes, tombent en ruines, par la négligence des Turcs, plusieurs, sur la foi d'une ancienne prédiction, croyant que l'Impératrice de Russie doit entrer dans Constantinople en triomphe, par une de ces tours, comme Impératrice de la Grèce, ont pris des mesures pour se transporter en Asie par le Bosphore. Quelques-uns ont été jusqu'à nommer la porte par laquelle elle doit passer. 

Plusieurs Nations verroient avec plaisir les Turcs chassés d'un pays que la nature semble avoir formé pour être le passage commun de tous les peuples commerçans, & que l'indolence des Turcs a si longtems fermée — Tous ceux qui portent encore quelque respect aux plus beaux monumens de sculpture, doivent desirer qu'Athènes & tout ce qu'elle renferme, ne soient pas détruits entièrement par l'ignorance des Mahométans. Les Turcs jettent aujourd'hui dans des fours à chaux, des ruines qui pourroient orner le cabinet d'un amateur, & des chefs-d'œuvre servent à bâtir des murailles ou des fontaines. A peine reste-t-il quelques fragmens de cette fameuse colonne, qui fut, autrefois le plus bel ornement de l'atmeïdan, ou marché aux chevaux. 

J'ai vu le Sultan aller à la Mosquée en grande cérémonie, quoiqu'il n'y ait que quelques pas de la porte du serrail à celle de la Mosquée. — Il étoit précédé par deux rangs de Janissaires, d'environ cent cinquante hommes, & d'autres personnes qui formoient le cortège. 

Il montoit un cheval gris, ténu par deux Ecuyers, & étoit suivi de son fils, qui me paroit d'un mauvais tempérament, sur un cheval d'un blanc de lait : on portait au-dessus de sa tête un parasol vert, garni de diamans. — Les diamans sont la chose du monde que les Turcs aiment le plus passionnément. — Tandis que la Porte differe à dresser des batteries dans les ports les plus importans, sous prétexte qu'elle manque d'argent pour faire exécuter les ouvrages nécessaires à la défense de l'Empire, les Joailliers ne peuvent trouver assez de diamans pour satisfaire les demandes du harem, & on les paie argent comptant. C'est la quantité & non la qualité qu'on estime ici, car, à peine en trouveroit-on d'autres que des diamans roses. — 

J'ai été en grande compagnie rendre visite à la femme du Capitan Pacha : mais comme cette Lettre ne pourroit contenir le récit de cette curieuse ville, je le réserverai pour la première. Je suis votre fidèle Soeur & Amie. 


Lettre XLIX. 

Palais de France, à Péra, 6 Mai 1786. 

MON CHER Monsieur, 

M. de Choiseul avoit proposé aux femmes des Ambassadeurs, & à moi, d’aller voir la maison de campagne du Capitan-Pacha, située à environ une lieue de Constantinople, vers Romélie. Nous y allâmes donc dans plusieurs voitures. 

La maison & les plantations qui l'entourent sont nouvelles, & sur un plan irrégulier. — 

Les Ambassadeurs, & le reste des hommes, eurent la permission de se promener dans le jardin ; mais pour nous autres femmes, on nous mena dans un bâtiment séparé de la maison, où le rez-de-chaussée qui sembloit fait pour contenir une grande quantité d'eau, nous parut comme une grande & superbe citerne. On nous conduisit à l'escalier : dans les corridors qui sont circulaires, on voyoit les portes de plusieurs chambres ouvertes. Dans quelques-unes, il n'y avoit rien de remarquable, dans d'autres, on appercevoit deux ou trois femmes assise l'une à coté de l'autre ; dans le fond d'un appartement, nous vîmes une jeune & jolie femme, donc le turban étoit chargé de diamans, presqu'assise sur les genoux d'une Négresse affreuse. On nous dit que c'étoit la belle-sœur du Capitan-Pacha. Elle nous regarda d'abord avec beaucoup de surprise ; & ensuite saisie de crainte, elle se jetta dans les bras de la Négresse, comme pour s'y cacher ; on nous mena ensuite dans une salle plus grande que celles que nous avions vues, & nous y trouvâmes l’épouse du Capitan-Pacha, qui nous reçut avec beaucoup de politesse. C'est une femme de moyen-âge,  habillée magnifiquement. Autour d'elle étoient plusieurs femmes, & à ses côtés une petite fille qu'elle a adoptée, & qui étoit habillée aussi magnifiquement qu’elle. —

Elle nous fit ses excuses de n'être pas venue nous recevoir à la porte, parce qu'elle étoit à table avec son mari, au moment où nous étions arrivées, elle nous offrit du sorbet, du café & des confitures ; mais nous nous hâtâmes de prendre congé, car nos Cavaliers s'ennuyoient dans le jardin. 

On ne peut rien concevoir de plus propre que l'intérieur de ce harem; les planchers & les passages sont couverts de nattes fortes & serrées : la couleur de la paille, ou des roseaux dont elles sont faites, est un jaune pâle ; les chambres n'ont d'autres meubles que des coussins placés tout autour : ils sont de toile de coton blanche, ainsi que les rideaux. Comme l'usage, chez les Turcs, est que, ni hommes, ni femmes n'entrent jamais dans les appartemens, avec les pantouffles dont ils se sont servis dehors, on ne voit jamais d'ordures sur les planchers. 

Je suis assez femme pour avoir remarqué les habillemens : je dirois qu'ils ont beaucoup de grâces, sans la petite jalousie qui est naturelle à mon sexe. 

Ces habillemens confident en une jupe & une veste, avec une robe pardessus, dont les manches sont très-courtes. — La maîtresse de la maison en avoir une de satin, brodée richement en or, &: garnie de diamans. — Sous cette robe étoit une ceinture ornée de deux cercles de bijoux, avec un mouchoir brode : son turban chargé de diamans & de perles, sembloit faire courber sa tête sous ce poids précieux. Mais tous ces ajustemens croient gâtés par une pièce d'hermine, qui ont probablement, dans l'origine, un simple collet : ensuite les femmes, pour paroître plus magnifiques que leurs voisines, alongèrent tellement cette pièce, qu'aujourd'hui on la prendroit pour un grand emplâtre qui leur descend jusqu'aux hanches.

Ces êtres simples & ignorans ne s'apperçoivent pas que l’ensemble de leurs habillemens en est défiguré. — 

Leurs cheveux séparés en plusieurs petites trefles, flottent sur leurs épaules, ou sont attachés à l'extrémité extérieure du turban. — Je ne doute pas que la nature n'ait accordé à quelques-unes de ces femmes les traits de la beauté, mais le blanc & le rouge mal appliqués, les sourcils cachés sous deux lignes noires, les dents noircies par l'habitude de fumer, des épaules généralement courbées, les font paroître plutôt laides que belles. — Le dernier de ces défauts est occassionné par leur manière de s'asseoir dès leur enfance, qui est celle d'un Tailleur. 

La poudre noire dont elles frottent leurs paupières donne aussi à leurs yeux une expression de dureté. Leurs questions sont aussi amples que leur habillement l'est peu.  … … Etes-vous mariée ?  … … Avez-vous des enfans ? … … Vous portez-vous bien ? Aimez- vous Constantinople ? … … Les femmes Turques passent une grande partie de leur tems à leur toilette ou au bain. Etranges passe-tems ! L'un les défigure, & l'autre gâte les formes de leur corps. Le fréquent usage des bains chauds, ôte aux membres leur élasticité, & une femme de dix-neuf ans est plus vieille que je ne le suis à présent. — Elles essaient de réparer par l'arc, l'outrage irréparable que flic à leurs charmes le trop fréquent usage des bains. — Mais, jusqu'à ce que quelques- unes plus sages que les autres découvrent la cause de la perte prématurée de leur beauté, ce don précieux de la nature, & qu'elles donnent à la génération naissante, l'exemple utile d'un genre de vie tout différent, elles se faneront toujours comme les roses pour lesquelles elles sont si passionnées. 

Nos Cavaliers étoient très-curieux d'entendre le récit de ce que nous avions vu dans le harem,  & lorsque nous sortions de la cour, un Messager courut après nous, pour nous prier de faire taire à nos voitures deux ou trois fois le tour de la cour, pour l'amusemicnt de l'Epouse du Capitan-Pacha & des autres femmes du harem qui nous regardoient à travers leurs voiles. 

—  Nous ne voulûmes pas nous prêter à cette ridicule promenade, comme vous pouvez bien le croire, & nous revînmes à Péra, en riant beaucoup de nos avantures. Les voitures ne vont pas aussi vite à Péra & à Constantinople qu'à Londres ou à Paris. Les rues sont embarrassées par une multitude de chiens qui n'appartiennent à personne en particulier, mais à tous les Turcs indifféremment. Ces chiens sont si accoutumés à voir les Turcs à cheval se détourner pour ne pas les déranger, lorsqu'ils sont couchés au soleil, que nos domestiques surent obligés plusieurs fois d'arrêter nos voitures, & de chasser les chiens avant d'arriver au Palais de France. — 

Rien de si affreux que ces chiens : ils font tous de la même race, & très-hargneux. Concevez- vous rien de plus absurde que cette protection qu'on leur accorde ? On en voit quelquefois une centaine sur un fumier se battre, & se disputer les ordures qu'on vient d'y jetter Les charités mal entendues qu'on leur fait, ne suffisent pas pour les nourrir tous, & il en meurt beaucoup de faim. — Aucun Turc, en particulier, n'a de chien, mais le public les laisse se coucher dans les rues, & s'y nourrir.  — 

Les tourterelles sont aussi un objet de vénération chez les Turcs ; & on en voit dans les rues disputer quelques miettes de pain avec les chiens affames. — Adieu, mon cher Frère, recevez les vœux & les respects de votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre L. 

JE VIENS d'être témoin d'un spectacle effrayant, qui n'est pas nouveau pour les habitans de Péra ou de Constantinople. — J'allai hier sur le canal voir le départ du Capitan-Pacha, qui commande la flotte Turque, faisant voile pour l'Egypte. — La nuit suivante, un incendie affreux éclata dans Constantinople, — Ce feu a été probablement allumé par les Partisans du Capitan-Pacha, pour persuader au Sultan, que dans l'absence de son favori, il n'est plus aussi en sureté. — 

Ne soyez pas surpris de cette supposition ; rien de plus commun ici que ces fortes de manœuvres. — Je montai avec l'Ambassadeur & plusieurs  autres personnes sur son observatoire, &  j'y restai jusqu’à trois heures du matin, pour y faire mes remarques. Les maisons brûloient comme des allumettes, tant le bois dont elles sont construites est sec & léger. L'incendie offroit une scène horrible de confusion ; & quoiqu'il eût commencé sur les bords de l'eau, & que les Janissaires eussent montré une grande activité, il y eue plus de soixante maisons de brûlées. — 

Lorsque le Sultan veut faire croire au peuple qu'il n'a pas peur, il sort incognito, avec deux ou trois personnes de sa fuite, dans un bateau qu'il loue. 

Je le vis ainsi sortir de son jardin, par une porte de derrière, au moment où la flotte eut mis à la voile, le feu de la nuit dernière dut renouveller ses craintes, & toutefois il étoit déjà rassuré. On fait ici, quand il fort sans garde & sans cérémonie : n'est-ce pas ressembler aux enfans qui chantent dans les ténèbres pour faire croire à leurs nourrices qu'ils n'ont pas peur? — 

Les Turcs superstitieux s'imaginent que les regards d'un Chrétien sont fatals à un bâtiment neuf, ou aux enfans. — 

Aussi, pour les préserver de cette funeste vue, ils ont soin de suspendre aux maisons, une boule, ou quelque chose de ridicule qui puisse attirer l'attention des passans, & les empêcher de considérer trop long-tems le bâtiment. — 

Quant aux enfans, sur-tout ceux du Sultan, les gardes les cachent, lorsqu’un chrétien pourroit les voir. 

Que ces précautions sont puériles ! Les Turcs ont encore mille idées superstitieuses, relativement aux Francs, (c'est le nom qu'ils donnent à tous ceux qui portent l'habit Européen). Ils croient, entr'autres choses, qu'ils ont tous une connoissance spéculative de la Médecine, & le plus souvent, s'ils demandent quelque chose aux chrétiens, ce sont des recettes pour leurs maladies. 

Les jolis porte-feuilles de maroquin rouge, brodés en or, sont ici à fort bon marché. Les plus chers ne coûtent pas plus d'une demi-guinée, ou de quinze schellings. Je vous en enverrai un ou deux, en vous priant d'y renfermer mes Lettres. Je me doute bien que leur magnificence extérieure vous plaira moins que le griffonnage qui sera dedans. 

Parmi toutes les absurdités dont les Turcs font esclaves, il en est une sur-tout, donc je ne puis deviner la raison. Autrefois, les Sultans avoient fait bâtir différens palais sur les bords du canal, & qui depuis ont été abandonnés. Il y en a un sur la côte d'Asie, au milieu d'un très-beau jardin qui tombe en ruine. — On a laissé dans ce palais, des glaces & des meubles de prix, que les vents & le tems dégradent tous les jours ; comme il est défendu d'y toucher, la Porte & le public perdent également : le jardin assez grand pour en faire un très-beau parc, est sauvagé & désert, & comme on ne peut y entrer, personne ne peut jouir d'un des plus beaux coups-d'œil de cette cote, de la vue du sérail qui est vis-à-vis. — 

C'est ce qui arrive à toutes les maisons Royales. Si un Souverain capricieux les abandonne, on ne les démolit pas, on n'en retire pas les meubles ; mais on les laisse dépérir. 

Si les Turcs ont quelques usages absurdes, ils sont généreux &c magnifiques dans l'opulence. — Jamais un Ministre de la Porte n'a d'entrevue avec un Ambassadeur d'une autre Puissance, ou un Etranger de distinction, sans leur faire un présent ; & ceux-ci répondent à cette honnêteté, d'une manière proportionnée à leur fortune, ou leur générosité. 

M. de Choiseul ne s'enrichira pas de ces présens, car on m'a dit qu'il n'en reçoit jamais, sans rendre le double de ce qu'on lui a envoyé ; & je suis persuadée que c'est moins pour l'honneur de son Roi & de son Pays, que par délicatesse & grandeur d'ame, quoiqu'il soit bien jaloux de l'honneur de son Souverain & de sa Patrie. 

Il n'en est pas de même de l'Ambassadeur de ***

… …

Rien de plus facile ici à un Ministre étranger que de changer les entrevues & les conversations politiques en or solide. — 

La conduite des Turcs, à l'égard de notre sexe, devroit servir de modèle à toutes les nations. — On coupe la tête à un Turc. — Ses papiers sont examinés. — On saisit tous les meubles. — Mais on a soin de sa femme : on lui laisse ses bijoux. — 

Le harem est sacré, même pour ce despote qui en fait périr le maître, parce qu'il est riche. — On peut dire aussi que les femmes Turques n'ont rien à craindre de l'impertinence d'un Public curieux & oisif, & que ce que nous appelions le Monde, ne trouble jamais leur repos. 

L'observateur mal-intentionné ne connoît ni leurs talens, ni leurs charmes, ni leur bonheur, ni leur misère. — Quant à la misère, il faut qu'une femme Turque soit bien déraisonnable, si elle n'est pas contente de son sort, car les femmes même des Porteur-d'eau & des Porte-faix sont assises dans leur maison chargées de bijoux ; elles vont par-tout où elles veulent, & disposent entièrement de l'argent que gagnent leurs malheureux maris. — 

Dans les grandes maisons, les femmes qui composent le harem sont subordonnée à la première femme, qui les traite comme elle le juge à propos. — 

J'ai oui dire que l'épouse d'un Turc n'est pas long-tems l’objet unique de ses soins & de sa passion, mais en qualité d'épouse, elle jouit de tous les agrémens que peut lui procurer sa fortune ; &, je le répète, je ne crois pas qu'il y ait de pays où les femmes soient plus libres qu'en Turquie ; elles sont, à mon avis, les créatures du monde les plus heureuses. 

J'ai été voir ici deux Grecques le jour de leur mariage. Chacun peut aller voir leurs robes de noces. Toutes deux étoient habillées magnifiquement. Leur beauté m'a singulièrement frappée. Le contraste de leurs traits les rendoit encore plus jolies à mes yeux. L'une avoit une vraie figure Grecque; la tête petite, le nez droite de grands yeux bleus, des paupières & des cheveux plutôt noirs que bruns, des sourcils bien dessinés, le col long & d'une rondeur proportionnée, plus de maigreur que d'embonpoint, & un air de douceur & de sensibilité. — L'autre avoit plus d'embonpoint, des yeux noirs, pleins de vivacité, une figure riante. Elle paroissoit plus adive que sa Belle-sœur ;  sa bouche plus large laissoit appercevoir de belles dents, & paroissoit toujours disposée à rire, tandis que l'autre, avec une bouche plus petite & de plus jolies dents, sembloit  vouloir les cacher, & n'embellir ses traits que d'un foudre léger. — Elles avoient toutes deux très-peu de couleurs, & la pâleur de la Grecque délicate lui convenoit parfaitement. — L'autre rougissoit souvent. — Elles auroient pu représenter Melpomène & Thalie. 

J'aurois voulu que Sir Josué fût à côté de moi -, ses comportions sont allez belles pour satisfaire l'imagination d'un jeune Poète, mais son pinceau n'auroit pas dédaigné de copier ces deux charmans originaux. 

Rien de plus rare ici que des cheveux blonds ou châtains, & l'on m'a dit qu'une Esclave qui en auroit de tels, seroit achetée beaucoup plus de bourses (c'est la manière de compter les sommes considérables). 

Adieu. Puisse la lecture de mes Lettres vous communiquer moitié du plaisir que je goûte à vous consacrer mes instans de loisir. — 

Je suis pour jamais, votre attentionnée Sœur. 


Lettre LI. 

Palais de France, Péra, 6 Mai 1786. 

QUELQUE DÉLICIEUSE que soit la scène qui enchante ici mes regards, soyez sûr que je profiterai de la proximité où je suis des isles de la Grèce pour les visiter. 

J'avois consulté M. de Choiseul sur la manière la plus commode de louer un vaisseau, mais c'est une chose si difficile, qu'il ne trouva pas d'autre expédient pour me tirer d'embarras, que de me prêter, avec sa bonté & sa politesse ordinaires, une petite frégate appellée le Tartelon, de quatorze canons, construite en Angleterre, mais prise en Amérique, & commandée par un petit homme, fort honnête & très-aimable, M. de Truguet, son ami. [Laurent-Jean-François Truguet (1752-1839)] 

M. de Choiseul, dont la santé exige les bains chauds de Bursa, doit m'accompagner jusqu'au port de Moudagna [Mudanya]. Lorsqu'il y aura débarqué, je mettrai à la voile pour les lieux qu'il m'indiquera, car personne ne connoît mieux que lui la route que je dois suivre. Je prendrai deux de ses Artistes avec moi, & je me réglerai sur ses avis. 

— Vous voyez que mon heureuse étoile me permet de voir toutes ces isles avec moins de difficultés, & plus d'agrémens que n'auroit pu l'espérer une personne seule. 

— Quelques sages Observateurs ont dit qu'un malheur ne vient jamais seul. — 

J'en pourrois dire autant des circonstances favorables où je me trouve. 

Le genre de vie que l'on mène à Constantinople, il différent de celui de France, doit influer beaucoup sur la santé de M. de Choiseul. — Peut -on regarder comme agréable un pays où les Ambassadeurs n'ont de société qu'entr'eux. Vous savez bien qu'il ne suffit pas d'être incorporé dans le Corps Diplomatique, pour avoir les qualités qui constituent l'homme aimable. — Les différents intérêts des différentes Cours doivent nécessairement leur donner une façon de penser différente sur les affaires publiques, & les gêner dans la société 

… …

Revenons aux Grecs qui sont ici en aussi grand nombre que les Turcs. On voit encore parmi eux quelques restes de l'ancienne beauté Grecque, mais leur amour de la patrie n'est plus aujourd'hui qu'un violent attachement pour les bords du canal. La Porte nomme toujours un Prince Grec, pour régner en Moldavie, & en Valachie, il y reste trois ans, & revient avec une immense fortune qu'il emploie à acheter des jardins & des maisons de campagne, dans les environs de Constantinople, où ils sont allez sûrs de ne pas mourir en paix, car ils sont presque toujours décapités. Des exemples multipliés ne les empêchent pas de relier pour mener une vie remplie de crainte. — Ils cachent autant qu'ils peuvent leurs richesses, mais le serrai! a d'excellens espions, & ces pauvres Grecs font prisonniers dans leurs propres maisons. Peut-être la vue du Bosphore les dédommage-t-elle de la privation de tout autre plaisir? — Quelle aveugle prévention ! Pourquoi ne vont-ils pas chercher un asyle dans un autre empire où la Religion est la leur, & où ils trouveroient une protection assurée avec leurs richesses. 

Je vis dernièrement le départ public d'un nouveau Prince de Valachie. Le cortège étoit magnifique ; ses gardes, ses courtisans & des gardes de la Porte le précédoient & le suivoient deux-à-deux, avec un grand nombre de chevaux, de Janissaires & de cuisiniers. — Les chevaux étoient couverts de draps d’or ou de riches broderies. On portoit devant lui deux queues de chevaux blancs attachées à des bâtons, & une espèce de bonnet semblable à un casque, emblèmes de sa dignité. Ce Prince est déjà un peu vieux, & comme il connoît l'Ambassadeur, il regarda aux fenêtres où nous étions pour le voir passer, & nous fit un signe de tête. 

Ce cortège étoit très-long, & en vérité, je n'ai jamais vu de plus belle procession. — Il se nomme Nicolas Morezzind, originaire de l'isle de Naxos. — Pour plaire à la Porte, il a pris un autre nom que le sien. — 

On voit souvent dans les mains des Grecs la lyre des Anciens, mais je crois qu'autrefois comme à présent toute l'harmonie de leur ame n'affectoit que leurs yeux. Ils tirent de leur lyre ou d'une misérable guitare des sons discordans qu'ils accompagnent d'une espèce de cri qu'ils imaginent être un chant. — Les Turcs & les Grecs n'ont pas la moindre idée de la Musique. 

Je suis sûre que vous me souhaitez un vent favorable, &c que vous attendez lettre datée du premier endroit d'où je pourrai vous l’envoyer. — 

Adieu, je fuis avec respect votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LII. 

Péra, 11 Mai 1786, à minuit. 

Je n'avois pas envie de vous écrire avant d'être arrivée au moins aux rivages Troyens ; mais je vais vous envoyer quelques détails intéressans sur le Sultan. — C'est un homme extrêmement craintif, timide & ignorant, incapable de réprimer les petites intrigues des Ministres, & de diriger la police intérieure de son cabinet ou de son empire. —

Son excessive ignorance ne lui permet pas d'imaginer qu'il lui seroit nécessaire d'être instruit de ce qui se palle hors de Constantinople. - — Il a une confiance aveugle en son Capitan-Pacha. — La bravoure personnelle de cet homme est en quelque sorte la sauve- garde du Sultan qui tremble toujours. — Le Corps des Janissaires se révolte quelquefois. —  Plusieurs Gouverneurs de province ou Pachas se sont révoltés tous ensemble. — Les incendies sont si fréquens à Constantinople, & la Cour de Russie est aujourd'hui si exigeante, que le moment approche où les Turcs doivent être écrasés, ou s'enfuir de leur pays avec indignation. Une grande partie murmure hautement contre la patience de la Porte. Doit-on s'étonner qu'au milieu de cette contusion un homme qui n'est jamais sorti du serrail, d'un caractère plus irrésolu que la moitié des femmes, tremble sur son trône? 

Selim son neveu, & son héritier présomptif, a environ vingt-six ans. On m'a dit que son intelligence perce à travers l'éducation efféminée qu'il a reçue. Voici une preuve de la fermeté de son caractère & de ses intentions bienfaisantes : lorsqu'il fut instruit de l’horrible coutume d'étrangler tous les enfans nés dans le serrail excepté ceux du Sultan régnant, il déclara qu'il ne causeroit jamais la mort d'une créature humaine, & il a constamment évité les occasions de devenir père. 

Toutes les personnes qui m'avoient été présentées, vinrent ce soir me souhaiter un heureux voyage … …

M. *** vint ainsi avec l'air du cousin Hogresten m'assurer que les isles de Naxos & de Smyrne sont dans ce moment ravagées par la peste, & que les rochers de l'Archipel sont très dangereux, & les tempêtes fréquentes. Il me souhaita un heureux retour, & m'avertit que mon voyage m'exposoit à de grands périls. — Un sourire malin que j'apperçus sur tous les visages, & la réputation qu'il s'est faite, me rassurèrent parfaitement, & si son intention étoit de me faire changer de résolution, il n'a pas réussi. — 

On ne put s'empêcher d'éclater de rire, quand cet Hogresten salua la compagnie pour se retirer. 

L'Ambassadeur de Venise est un homme de mérite, mais qui déteste le lieu de son ambassade. Il n'aime que Rome, où il peut satisfaire son goût pour les Beaux- Arts. — Il est d'une société charmante, & comme M. de Choiseul, il se trouve ici dans le même cas que ce Prince des nuits arabes qui étoit descendu dans un pays où tous les hommes étoient changés en pierres. — Car, en vérité, une Nation qui n’est pas sociable, est une collection de statues pour un étranger qui est forcé d'y rester ; excepté seulement que ces statues se promènent, montent à cheval, & donc dans des bateaux. 

Les Musiciens de M. de Choiseul nous ont donné d'excellens concerts : quelques Dames y ont chanté. Pour moi qui suis toujours réservée sur cet article, je n'ai rien dit à personne de mes connoissances en musique. — Je vous souhaite une bonne nuit. 

Adieu. 


Lettre LIII.

Athènes, 20 Mai 1786. 

Je m'embarquai le 12, à six heures & demie du soir, à bord du Tartelon, avec M. de Choiseul, une grande partie de ses Domestiques, mon Compagnon de voyage & les Officiers. Je ne sais comment cette pettite frégate pouvoit nous contenir & toute notre fuite.  — Il faisoit le plus beau tems du monde & nous laissâmes à gauche ces isles appelées les Princes, à sept milles & demie de Constantinople. De ces isles au Cap Bourbouron, promontoire qui forme une partie du port de Moudagna, il y a vingt-quatre milles de demie, & treize du Cap de Bourbouron au port de Moudagna. — Comme nous n'avions pas beaucoup de vent, il nous fallut dix-sept heures pour faire ces quarante-cinq milles. 

Après avoir débarqué notre aimable malade, nous remîmes à la voile, & à peine remîmes-nous en pleine-mer, que nous essuyâmes une violente tempête. Ce ne fut pas sans de grandes difficultés que nous évitâmes l’isle de Marmora, le rocher le plus effrayant, qui ne semble placé au milieu de cette mer que pour être écrasé par la foudre. 

J’étois malade, car le roulis d'un si petit vaisseau m'avoit horriblement fatiguée. Lorsque nous fûmes sur la côte de Troie, j'aurois voulu descendre, mais comme il n'y a rien de curieux, & que nous n'avions pas le tems de nous arrêter, ni de chercher les cendres des Héros qui y sont enterrés, nous nous contentâmes de supposer que nous aurions pu les découvrir. En traversant le détroit, nous déplorâmes le fort du malheureux Léandre, & nous y rencontrâmes la flotte du Capîtan-Pacha. — Notre petite frégate le salua, de il répondit à notre honnêteté. 

Nous passâmes à la pointe occidentale des ides de Mételin (autrefois Lesbos) & d'Ypséra, laissant à gauche celle de Scio; à droite celle de Miconie, la petite isle de Dragonisse, & nous abordâmes à celle de Naxie ou Naxos. Je n'y vis que quelques restes de l'ancien temple dédié à Bacchus, sur la pointe d'un rocher qui faisoit probablement partie de l'isle lorsque le temple y fut bâti, mais où l'on ne peut arriver aujourd'hui qu'en bateau. 

Les belles proportions des ruines donnent lieu de supposer que cet édifice croit très-majestueux. - — On me montra la fontaine, sur les bords de laquelle Ariane délaissée, pleuroit la fuite de son amant, lorsque Bacchus la trouva. Elle est de marbre blanc, & trop dégradée par le tems, pour qu'il soit possible d'en faire une description. 

La ville de Naxos n’est qu'un endroit très-misérable. Nous attendîmes près de quatre heures pour voir une Naxiote avec ses habits de fête, qui ne sont ni jolis, ni décens. — Une chemise très-courte, qui ne descendoit qu'à ses genoux, lui servoit de jupe. — Des perles, des plumes & de petits grains attachés sur sa veste y formoient différens dessins. — Deux ailes semblables à celles d'un papillon, placées entre ses épaules, rendoient encore plus bizarre son ajustement singulier. — Sa tête & son col étoient ornés de diamans, de perles, de rubans, d'or & de pierres. — Je n'ai jamais vu de ma vie une figure plus ridicule. — 

Nous la quittâmes, en lui faisant mille excuses de la peine que nous venions de lui donner, & nous partîmes pour la petite isle d'Antipiros, qui est à droite de celle de Paros, où il me fera facile de découvrir les ouvertures de quelques carrières de ce marbre fameux. Si j'avois la baguette d'une Fée, j'en porterais plusieurs  blocs en Angleterre, & je les mettrois aux pieds de mon amie Madame Damer, aussi distinguée dans la sculpture que dans tous les arts auxquels elle s'est appliquée, quoique sa modestie ait dérobé au Public beaucoup de ses talens. 

Les Artistes de M. de Choiseul dévoient faire des observations géométriques & astronomiques sur cette fameuse grotte, & j'avois promis d'y descendre avec eux. Un âne, conduit par deux Grecques, m'attendoit sur le rivage, car la chaleur étoit excessive, & mes Compagnons craignoient que la marche ne me fatiguât trop. Cette grotte est, en effet, à une lieue du rivage, & il faut monter continuellement. En tournant tout-à-coup à gauche, nous descendîmes un peu, & un magnifique spectacle s’offrit à nos yeux. Une voûte demi-circulaire, formée par des rochers escarpés ont l'air de colonnes qui semblent soutenir cette voûte suspendue ; des cavernes fraîches, qui offrent une ombre bienfaisante aux troupeaux de chèvres que les Bergers Grecs y conduisent, & ces Bergers eux-mêmes couchés à l'entrée. 

Tous ces objets ravissans étoient bien dignes du pinceau de mes compagnons. — Nous nous reposâmes, & on me montra une petite ouverture que l'on me dit être l'entrée de la grotte. Je ne pus entrer qu'en rampant. 

Une forte corde étoit attachée en dehors, & plusieurs Matelots Grecs nous précédoient avec des flambeaux. Il falloit beaucoup de courage & d'adresse pour avancer. Quelque-fois je m'asseyois & glissois sur de petites pointes de rochers. Dans deux endroits la descente étoit perpendiculaire. On attacha des échelles de cordes, & par des ouvertures pratiquées à gauche, nous pouvions voir la grotte perpendiculairement. J'y arrivai heureusement, sans avoir voulu être aidée, car je me fiois plus à mes pieds & à mes mains, qu'aux secours des autres qui étoient assez occupés à s'empêcher de glisser. 

Tournefort dit que la grotte est à trois cens toises perpendiculaires de l'entrée ; mais elle n'est qu'à trois cens pieds. Comme il y a plusieurs  détours, l'erreur étoit facile dans un tems où les calculs mathématiques étoient moins parfaits qu'aujourd'hui. 

Il faut que je remette à un autre moment la foible description que ma plume vous tracera de cette grotte fameuse. Je me souviens encore avec plaisir de sa ténébreuse fraîcheur, de la source d'eau pure que nous y trouvâmes, & qui nous fit trouver délicieuse notre collation. 

La longue & tranquille contemplation des objets que la main silencieuse du tems a pu seule produire, fut très-favorable à l’Artiste qui dessinoit l'intérieur de la grotte, pour le second volume du Voyage pittoresque de la Grèce, où l'on me verra assise aux pieds de ce qu'ils appellent le grand autel. Je souhaitois, mon très-honoré Frère, que vous fussiez assis à côté de moi, car nul pinceau ne pourra jamais rendre exactement la multitude des objets que j'y ai vus, ni leur beauté. En me rappellant la fraîcheur de mon siège, je me sens encore plus fatiguée de la chaleur presque insupportable que j'éprouve ici : ainsi, je quitte la plume. 

Adieu ; mon très-cher frère, je vous laisse à deviner le plaisir que j'ai à vous écrire. Votre très-fidelle Amie, &c. 


Lettre LIV. 

Athènes, 21 Mai 1786. 

L'eau qui coule constamment goutte à goutte, du haut de la grotte, se congèle, &, par degrés, la première goutte acquiert une consistance semblable à celle d'une écaille fragile & mince : la féconde s'étend autour de la première; de forte qu'en brisant ces stalactites, à l'extrémité desquelles est toujours une goutte d'eau claire; Se en les examinant, on croit voir une infinité de tuyaux de verre, faits pour être enchassés l'un dans l'autre, & dont le dernier a plus de circonférence que celui qui le précède. — Elles sont aussi belles que de l'albâtre. Les autels & les colonnes qui s'élèvent de terre, & dont quelques-uns sont plus hauts que l'homme le plus grand, sont d'une couleur différente de celle des stalactites. Leur couleur est d'un gris-brun, &: ils semblent plus dur que le plus dur caillou. — Mais ils ont évidemment la même cause. C'est aux Naturalistes à expliquer pourquoi la même matière, dans la même atmosphère, peut produire, par la congélation des pétrifications si différentes. Quant à moi, la cause m'en paraît très- naturel le : la première reste suspendue en l'air, & s'y congèle, tandis que l'autre attachée au rocher s'y change graduellement en pierre, comme le sable dans les entrailles de la terre. 

Lorsque la flotte Russe étoit ici, quelques Officiers brisèrent plusieurs de ces superbes colonnes, qui, formées par une distillation lente, étoient descendues de la voûte de la grande salle, jusqu'en bas. — J'en avois vu les fragmens à Pétersbourg, bien dégradés ; & j'en vis dans la grotte les deux extrémités, car la matière est si fragile, que les Russes n'avoient pu briser ces colonnes dans toute leur longueur. Si l'Impératrice savoit qu'un curieux doit être bien peu flatté, en voyant dans son Muséum de pareils fragmens mutilés, qui, dans la grotte, produisoient un si bel effet, elle gémiroit avec moi, de ce que le désir de la servir a fait commettre à ses Officiers de vrais sacrilèges contre l'Antiquité. 

Rien de plus beau que les formes des différentes crystallisations attachées à plusieurs parties du plafond, & je puis appeller ainsi la voûte de cette grotte. — Si, par quelqu'accident, une goutte d'eau, au moment de sa congélation, a été détournée de sa direction, elle en suit une autre. — Comme il en coule constamment des millions qui se congèlent sur le champ, & que des accidens en détournent une partie, les pétrifications représentent des plis de rideaux, & des festons suspendus, &c. 

Quant aux autels ainsi appelés par les François, qui montent en spirales jusqu'au plafond, leur extrémité supérieure a été dégradée ; & dans ceux où la congelation a cessé, le haut ressemble à une tête de choux-fleur ; de sorte que l'on pourroit en prendre plusieurs  pour des pyramides de chou-fleurs que l'on supposeroit bruns. Le contraste de cette formée, & la couleur de l'extrémité supérieure, ajoute infiniment à la beauté de cette grotte. 

Lorsque les Artistes eurent achevé leurs dessins, & pris toutes les mesures, selon les ordres de M. de Choiseul, nous visitâmes tous les coins de la grotte ; nous trouvâmes une chambre plus basse que la première, & quelques lieux retirés que nous n'aurions pas soupçonné. Nous vîmes dans la grande salle des noms gravés, & après avoir gravé nous-mêmes les nôtres sur le rocher, afin qu'ils pussent être lus un jour par quelque voyageur hardi, nous remontâmes, mais avec plus de peine que nous n'étions descendus ; car une de nos échelles de corde étoit faite de manière que je ne pouvois avancer d'un pas, tandis que mon pied étoit sur l'autre. Je ne fais comment je parvins à grimper, mais je ne fus pas fâchée de revoir la lumière du soleil. — 

En forçant je fus très-étonnée de me voir environnée de Paysannes Grecques, donc lune portoit la main à sa tête, l'autre à son estomac, une troisième à son bras, & toutes se plaignant de leur mauvaise santé, & touchant pieusement mes habits. 

— Je compris enfin que ces Paysannes, ayant entendu dire qu'une femme étoit descendue dans la grotte, avoient cru que ce devoit être un être surnaturel, assez puissant pour guérir leurs maladies. Je ne pus me tirer d'affaires qu'en leur distribuant du vinaigre des quatre voleurs que j'avois dans ma poche. 

Lorsque je fus descendue dans la grotte, j'eus un spectacle fort singulier. J’y vis descendre environ vingt-cinq personnes, presque toutes avec des torches. Comme il n'y avoit qu'une seule corde pour se tenir, lorsque nous fumes obligés de nous en servir, j'insistai, pour que cinq personnes seulement descendissent en même-tems que moi, & que le reste attendît dehors, jusqu'à ce que nous fussions arrivés en sureté, de peur que la corde ne vînt à se casser. — Comme le chemin qui conduis à la grande salle n'est pas toujours droit, nous perdions de vue de tems en tems ceux qui descendoient, & leurs torches. 

L’éclat des pétrifications, les formes découpées des rochers, qui nous laissoient appercevoir les hommes, l'obscurité d'une partie de la grotte, la lumière des torches réfléchie à chaque moment dans des places différentes, tout déployoit à nos yeux la scène la plus étrange & la plus magnifique. 

Mon ignorance m'a sans douce empêchée de faire des observations peut-être très-simples, mais la description que M. de Choiseul donnera de cette grotte, vous satisfera entièrement. 

Il m'a promis deux exemplaires de son Ouvrage ; & son pinceau vous donnera, de cette singulière curiosité, une idée plus vraie que ma plume ne pourroit le faire. Je puis vous avouer à présent, que si mon orgueil n’avoit pas été supérieur à mes craintes, je n'y ferois jamais descendue. Lorsque je parlois à M. de C. du plan de mon Voyage en Grèce, il me dit : Jamais femme n'a descendu dans la grotte d'Antiparos, peu d'hommes veulent y descendre ; mais vous,  Milady, vous, il faut absolument que vous y entriez. — 

Lorsque je fus dans la caverne, environ à deux ou trois verges de profondeur ; la fumée qui n'avoit d'autre issue, que le passage étroit par Iequel je descendois, me fit presque évanouir; je fus obligée de m'asseoir, ou plutôt de me coucher sur le rocher où je tombai suffoquée. J'aurois retourné sur mes pas, & je n'eusse pas rougi de reparoître devant mon brave Ambassadeur qui s'étoit exposé à tant de périls pour découvrir les vrais monumens de l'Antiquité sans avoir vu la grotte d'Antiparos ; je pris courage, & je descendis. 

Nous soupâmes très-agréablement à bord du Tartelon, & nous nous amusâmes à examiner les morceaux que nous avions apportés de la grotte : mais ils étoient si fragiles, qu'ils se cassoient presque en les touchant. — J'en mis quelques-uns dans une boîte avec du coton.

Nous  remîmes à la voile pour Athènes & nous passâmes devant les isles de Siphanto, de Milo ou Mélos, d'Argentière & de Saint-Georges d' Arbora. Nous arrivâmes enfin heureusement au Port du Pirée, où je vis les deux bases qui supportoient les lions qui sont maintenant à la porte de l'arsenal de Venise. 

Ces isles ne renferment rien qui mérite l'attention des Voyageurs : vues de la mer, elles ressemblent à des rochers incultes, d’une nature volcanique. — Quelques isles de cet Archipel ont disparu, d'autres ont éprouvé de si violentes secousses de tremblemens de terre qu'elles sont inhabitées. — J'en ai dessiné une pour vous donner une idée de toutes.

Du Pirée à Athènes, le terrein s'élève par gradations. Le seul objet curieux que j'apperçus à gauche, près de la mer, étoit un grand bois d'oliviers. 

Je vis aussi au-dessous de la Ville, dans un endroit bien découvert, le superbe Temple de Thésée. L'Architecture en est simple & grande, les proportions majestueuses & pleines de grâces. C'est encore aujourd'hui un monument éternel du bon goût des anciens. — Mais je finis cette lettre, car je sens que rien ne peut m'arracher de cet édifice précieux : j'ai autant de plaisir à en parler qu'à le voir, aussi je remettrai à vous entretenir de ces beautés dans une autre lettre. 

Adieu, mon cher Frère, 

Votre affectionnée, &c. 


Lettre LV. 

LE Temple de Minerve, dans la Citadelle d'Athènes, servoit aux Turcs de magasin à poudre ; un accident qui le fît sauter en l'air, renversa ces superbes morceaux de sculpture. 

Je voudrois bien qu'il me fût permis de ramasser tous les fragmens qui sont épars sur la terre, mais, hélas ! Je n'aurai pas même le petit doigt ou l'orteil d'une statue, car l'Ambassadeur qui a sollicité, depuis un an entier, la permission de faire transporter à Constantinople, un morceau qu'il avoit ramassé, aura le désagrément d'échouer, au moment où il se croyoit sûr de l'obtenir. Les Matelots avoient préparé des grues, & toutes les machines nécessaires pour conduire à bord du Tartelon ce superbe morceau : le Gouverneur de la Citadelle, Turc fort honnête, qui nous avoit bien reçus, prit à part M, de Truguet, & lui dit qu'il ne pouvoit lui permettre de toucher à rien sans s'exposer à perdre la vie, qu'il y avoit dans le serrail une intrigue qui travailloit à le déplacer ; & que s'il laissoit déranger la moindre chose, il donneroit à ses ennemis un prétexte suffisant pour lui faire trancher la tête. 

M. de Truguet, fâché de ce contre-tems, ne pouvoir, sans inhumanité, le presser d'exécuter la promesse. Nous revînmes donc chez le Consul, outrés de fin justice & de l'ignorance des Turcs, qui n'ont pas la plus légère idée des trésors précieux qu'ils possédent & qui les détruisent follement en toute occasion ; car ils ont détaché d'une des colonnes du Temple de Thésée, un morceau de marbre, pour en faire de la chaux pour la construction d'une fontaine Turque. Tel est le sort d'une infinité de chefs-d'œuvre des plus habiles Sculpteurs de l'ancienne Grèce. 

La Citadelle est bâtie sur une éminence très-élevée ;  & si la sagesse étoit la vertu dont les Athéniens faisoient le plus de cas, ils ne pouvoient mieux placer le Temple de la Déesse qui devoit diriger & surveiller leurs actions. — Je fus reçue avec l'épouse du Consul qui m'accompagnoit, par les filles du Gouverneur. On m’amena bientôt une de leurs parentes, malheureusement affligée d'une maladie interne qui détruit tous ses charmes : & l'on me pria de donner une recette pour la guérir ; quand notre visite fut finie, le Gouverneur & les fils surent aussi importuns que les femmes l'avoient été ;  je conseillai donc le petit-lait avec de la crème de tartre, persuadée que ce remède ne pouvoir lui faire aucun mal. — Vous riez, sans doute, en pensant que j'ai dans la figure quelque chose de singulier qui me fait prendre pour un Médecin : — mais le fait est que les Turcs demandent des recettes à tous les étrangers. Je ne vous parlerai pas de notre entrevue avec les femmes Turques : habillemens, manières, réception, c'est par-tout la même chose. Les habits & les bijoux sont plus ou moins riches, selon la qualité du mari. 

Vous trouverez dans plusieurs Auteurs la description du Temple de Minerve, celle d'un autre petit Temple, appelle la Lanterne de Diogène, bien conservé, celle du Temple des vents, dont l'intérieur n'est pas endommagé, mais dont l'extérieur est à moitié enseveli sous les ruines de cette Ville qui fut si souvent détruite ; de enfin de plusieurs  autres monumens, qui, comme les excellens Articles dont ils portoient l'empreinte, sont cachés dans la terre. 

Des fenêtres de ma chambre à coucher, j'apperçois les ruines d'un magnifique portique : on ne voit que la moitié des colonnes, dont la partie supérieure est fort endommagée : Trois grands nids de cicogne couvrent les chapiteaux ; les ordures de ces oiseaux, & leur lugubre habitation ajoutent encore à l'horreur que la main du tems, & l’affreuse ignorance des Turcs ont imprimés sur ces ruines. 

Le peu de colonnes qui restent du Temple de Jupiter Olympien, ou plutôt de celui que l'on suppose avoir contenu les statues de tous les Dieux, peut donner une véritable idée de la grandeur étonnante de cet édifice. 

Un Hermite qui ne croyoit pas pouvoir se mortifier assez sur la terre, s'étoit perché sur le haut de ces colonnes, où il resta plus de vingt ans : il est mort depuis long-tems ; mais son habitation étoit assez grande pour un homme seul. — Ces colonnes énormes sont d'ordre corinthien. 

Voici deux raisons qui me paroissent devoir faire cesser notre étonnement à la vue de ces ouvrages merveilleux. D'abord n'est-il pas naturel de supposer que les Athéniens, qui avoient des milliers d'esclaves, ne les nourrissoient pas sans les employer à de grands travaux? En second lieu, le climat & le sol d'Athènes ne permettoient pas aux habitans d'avoir des jardins ; l'on trouvoit, non-seulement à Paros, mais même près des murs de la ville, le marbre le plus beau & le plus blanc. — N’avons-nous pas droit de croire que les Athéniens faisoient tirer ce marbre des carrières par leurs esclaves qui le polissoient ensuite sous la direction des Architectes & des Sculpteurs. Ceux-ci se chargeoient probablement de la partie des ornemens, & finissoient les ouvrages que les esclaves avoient ébauchés. 

Les arbres que nous plantons dans nos parcs & nos jardins, exercent le pinceau de nos Peintres. Les Athéniens n'eurent pas cet avantage, mais ils portèrent au plus haut point de perfection un art qui leur procuroit des demeures & des promenades, à l'abri des rayons brûlans du soleil, en élevant des édifices de marbre, qui contribuoient autant à l'utilité publique qu'à la décoction de la ville. — On montre aujourd'hui à Athènes un petit jardin d'orangers qui n'a pas vingt pieds en quarré, comme un objet plus intéressant qu'un nouveau temple, une colonne consacrée, ou un prix remporté aux jeux olympiques. 

Si dans nos parcs nous faisons planter quelques touffes d'arbres, les Athéniens élevoient des édifices. La variété de ces monumens, le nombre des colonnes, destinées seulement à conserver le fou venir des choses les plus indifférentes, prouvent que c'étoit là la production naturelle de leur foi ; & leur génie ne pouvant s'occuper que d'Architecture & de Sculpture, il n'est pas surprenant qu'ils aient perfectionné ces deux arts, comme nous le voyons aujourd'hui. 

Un ouvrage de Guilleterre, que vous avez probablement, vous fera connoître le port d'Athènes ; les lions & plusieurs  autres objets qu'il y vit autrefois n'y sont plus. — L'Ilyssus n'est plus, cette rivière sur les bords de laquelle tant de Philosophes & de Héros se promenoient pendant la paix, lorsque les uns encourageoient les arts & les sciences que les autres protégeoient. 

— On l'a divisée en tant de canaux pour arroser les jardins d'Athènes, qu'il ne seroit plus possible de les distinguer d'avec le lit de la rivière. 

Ce fut Périclès qui bâtit le temple de Minerve. Les bas-reliefs, qui sont à l'entrée principale de la citadelle, sont autant de chefs- d'oeuvre. On y voit une figure de femme, qui, les rênes à la main, conduit deux fiers coursiers qui semblent hennir de se cabrer. 

Ce qui subsiste encore des bas-reliefs du temple de Thésée est mutilé, & représente les combats de ce Héros contre les Amazones. 

J'ai vu une partie de l'ancien théâtre, avec la douleur de ne pouvoir rétablir ce superbe monument. —  Il est impossible de fixer l’usage que l'on faisoit d'une multitude de loges & d'arcades placées les unes sur les autres, &: qui semblent dépendre du théâtre. C'est une recherche que je regarde comme inutile aujourd'hui : mais une chose qui feroit un grand honneur à l'Empereur, ce seroit de profiter du desir que la Porte a de l'obliger, pour recueillir les ruines du temple de Minerve, les offrir à nos artistes comme des modèles précieux à étudier, & les conserver pour les générations futures. — Adieu, on m'appelle pour aller voir les bains. 

Votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LVI. 

LES Bains d'Athènes sont excellens pour guérir les rhumatismes, mais je ne conçois pas comment les femmes peuvent en supporter la chaleur. Nous entrâmes. Madame Gaspari, épouse du Consul, & moi dans une salle qui précède les bains. 

C'est là que les femmes s'habillent & se déshabillent, assises sur des tables comme des tailleurs. — Il y en avoir environ cinquante. Quelques-unes lavoient leurs cheveux ; d'autres les teignoient ou les tressoient. 

Plusieurs achevoient leur toilette, & avec une belle aiguille d'or noircissaient leurs sourcils. En un mot, j'ai vu dans ces bains la Nature Grecque & Turque dans son primitif état, & avec toutes les gradations de l'art qui la déguise. — Les femmes qui étoient dans la salle intérieure, étoient entièrement nues, & en sortant du bain, leur chair parassoit bouillie. 

Le bain est le plus grand plaisir des femmes. Elles y restent ordinairement cinq heures, tant à leur toilette que dans l'eau. Je ne crois pas avoir jamais vu tant de femmes grasses ensemble, ni même d'aussi grasses que celles-là. Elles mettent beaucoup d'art & de coquetterie dans leur manière de s'habiller. Leur chemise sur-tout se ferme avec des crochets entre les épaules, & s'attache ensuite autour de leur veste ; elles portent aussi une espèce de corset dont je n'avois pas d'idée, mais qui me parut nécessaire à des femmes d'un embonpoint si considérable. On nous fit mille instances pour nous engager à nous déshabiller & nous baigner, mais j'avoue qu'une vue aussi dégoûtante m'auroit détournée pour la vie de goûter avec d'autres femmes le plaisir du bain. — Peu de ces femmes avoient la peau délicate ou les formes gracieuses. Je pourrois même dire qu'aucune n'avoit cet avantage. Madame Gaspari me dit qu'une jolie femme qui viendroit se baigner, seroit accablée d’éloges & de flatteries. 

Je restai quelque tems dans l’embrasure de la porte, entre la salle où l'on s'habille & celle des bains. Celle-ci est circulaire, & garnie tout autour de niches pour asseoir les baigneuses. Cette salle est fort belle, & elle reçoit le jour par de pentes fenêtres qui sont au dôme. 

Le soir, on invita les jeunes Athéniennes à exécuter devant moi l'ancienne danse appelée la danse d’Ariadne. Je n'en vis jamais de plus stupide ; je conçois seulement que la pantomime représente le désespoir d'Ariadne, lorsqu'elle se vit abandonnée de son amant. — La plus habile danseuse tenant un mouchoir, l'agite d'une manière languissante ; elle donne l'autre main à une féconde danseuse, qui en conduit une troisième, & ainsi de fuite. — Ces femmes forment un cercle de dix, douze, six ou huit danseuses, car le nombre en est indifférent, & elles suivent toutes les mouvemens qu'il plaît à celle qui tient le mouchoir de leur donner. Les yeux de ceux-ci sont fixés vers la terre ; ses pas, comme la musique, sont tristes & uniformes, &, comme ses yeux, ses pieds ne quittent pas la terre. 

Une petite Grecque, enfant de cinq ans, fille adoptive de Madame Rogne; sœur du Consul François, qui accompagnoit les danseuses, les quitta pour venir s'asseoir sur mes genoux, & s'endormit dans mes bras. — Elle ressemble assez à mon petit Keppel, & ses petites caresses m'amuserent mille fois plus que les languissantes figures des danseuses. — Je pars demain pour aller de nouveau parcourir ces mers, où l'ignorance des Turcs a substitué de mornes tableaux aux scènes brillantes de l'ancienne Grèce, dans ces tems où Athènes encourageoit les héros & les sages. 

« Ces mers où la science parut dans son printems, & qui surent les témoins de l'enfance des Arts, où la Poésie ornée des fleurs de la jeunesse, de l'aimable fiction, embellirent l'austere vérité. C'est-là qu'Ariadne pleuroit la fuite de son amant, que Thésée soumettoit la fière Amazone, que les charmes de Phryné respiroient encore sur le marbre de Paros, & que les Déesses & les Dieux trouvoient des vainqueurs. Là vécut Aristote, ce génie sublime, dont la profonde sagesse instruisit & charma la jeunesse d'Athènes, & dont le nom honore encore aujourd'hui l'antique de célèbre Lycée. Ici Homère dicta les ordres sévères du destin aux Divinités que sa brillante imagination avoit créées. 

Il parcourut ces isles sous la conduite des Muses, & l'Olympe entier obéit à sa voix. 

A propos d'Homère, chaque ville réclame l’honneur d'avoir reçu son dernier soupir, & toutes prétendent avoir possédé ce grand Homme pendant sa vie, ou renfermer ses cendres. Si son génie vouloir m'apparoître & m'instruire de la vérité, je vous en parlerois d'une manière plus certaine ; mais aujourd'hui je finirai ma lettre en vous protestant que la seule chose dont je sois sûre, c’est de l'estime avec laquelle je fuis votre attentionnée Sœur, &c, 


Lettre LVII. 

Smyrne, 27 Mai 1786. 

CETTE Ville me paroît plus vivante que toutes celles que j'ai vues jusqu'à présent. Le nombre des Commerçans, une infinité d'excellentes maisons, des vaisseaux qui arrivent fans celle, ou qui mettent à la voile ; cette variété d'objets empêche d'appercevoir l'indolence des Turcs. — Le Consul François a une femme, jeune, aimable & honnête. 

La Minerve, superbe vaisseau François de soixante-quinze canons, est à l'ancre. Il est commandé par M. de Lygondes, Chevalier de Malte, déjà vieux, mais très-poli. C’est un parent du Lord Huntingdon. Nous parlâmes de lui avec plaisir, & nous nous fîmes honneur d'être parens d'un homme que l'on peut se glorifier d'avoir pour ami ou pour parent. — Le Chevalier étoit accompagné de vingt-cinq jeunes Officiers François, lorsque je le vis pour la première foisi & il arriva une petite aventure fort singulière. — Je causois avec M. de Lygondes, les autres François rioient avec l'épouse du Consul, lorsqu'il entra dans la salle, un petit homme, qui s'adressant à moi, me parla si bas, que je ne compris rien à son discours. Je le pris pour quelqu'Interpréte qui venoit me féliciter sur mon arrivée, car j'en avois vu au moins une douzaine dans la matinée. Lorsque ce petit homme s'apperçut que je ne devinois pas le but de sa harangue, il éleva la voix, de me dit en bon Anglois : 

« Milady, sachant que vous étiez ici, je n'ai pas voulu partir sans vous offrir les services qui dépendent de moi. » Je le remerciai de son honnêteté ; il me salua & partit. — Cette démarche fit beaucoup rire les jeunes gens qui ne connoissoient ni le personnage, ni sa langue. — Je m'informai de lui, &: j’appris que c'étoit ce vertueux M. Howard, qui avoit sacrifié une partie de sa vie au bonheur de l'humanité. Je lui fis dire que je retournois à Constantinople, que je passerois de-là à Vienne, & que, si je pouvois lui être de quelqu'utilité pour son retour, il pouvoir disposer de moi. Il me répondit que sa route étoit par Venise, parce qu'il vouloir visiter tous les hôpitaux & les prisons qui sont sur les côtes. 

Il n’y a ici de ruine antique, qu'une fontaine, appellée la fontaine d'Homère. Une colonne brisée & renversée près d'un clair ruisseau, semble indiquer qu'on a pu élever un Temple sur les bords : ce Temple portoit probablement le nom de la divinité à laquelle il étoit consacré. 

Je vous épargnerai la relation de mon voyage d'Athènes ici : un violent coup de vent nous retint deux jours au port Gabrio où je m'amusai beaucoup en me promenant sur le rivage, & dans un Couvent de Moines Grecs. L'isle d'Andros & ce Port, sont connus dans l'Histoire de la Grèce, par les demandes extraordinaires qu'Alcibiade fit aux Habitans, & par les raisons que ceux-ci donnèrent pour se dispenser d'obéir. 

Le seul arbrisseau joli que l'on trouve dans ces isles, est le laurier-rose, maintenant en fleurs. Les Grecs s'imaginent qu'il répand des vapeurs dangereuses, & ils n'osent ni le toucher, ni en approcher. — J'ai fait une découverte qui pourroit être utile aux Soldats ou aux Matelots. Nous avions en vain cherché des fruits, ou de misérables légumes, nous ne trouvâmes qu'une prodigieuse quantité de gros chardons. J'en fis couper les plus belles tiges, que l'on fit bouillir ; & je puis vous assurer, sans partialité, que ces chardons sont infiniment meilleurs que les artichauts. — Mais il est nécessaire de les accommoder sur-le-champ, car, si on les garde jusqu'au lendemain, ils deviennent si durs, qu'on auroit beau les faire bouillir douze heures, ils n'en seroient pas plus tendres. 

Le Chevalier de Lygondes me donna un superbe dîner à bord de la Minerve. Je partirai demain matin pour Bursa, où je dois rejoindre M. de Choiseul. J'espere n'être plus accueillie de tempêtes, car je fuis malade & fatiguée lorsqu'elles me donnent de violentes secousses. — Le Tartelon est un excellent voilier ; mais cette petite frégate, semblable aux personnes d'une constitution délicate, ne peut supporter de trop forces commotions. — Je suis toujours, mon cher Frère, votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LVIII. 

Terrapia, 7 Juin 1786. 

JE SUIS ARRIVÉE à Bursa trois semaines après mon départ de Moudagna, & j'ai trouvé m’Ambassadeur dans un meilleur état que je ne l'avois laissé. — Bursa est une Ville considérable, agréablement située dans une vallée, entre deux collines. Les eaux y sont bouillantes presque chaque maison renferme dans ses caves un bain circulaire ; ce qui ajoute à la chaleur du climat, qui me parut insupportable. 

M. de Choiseul en est parti deux ou trois jours plutôt, à cause des inconvéniens qui se rencontroient dans la maison qu'il occupoit. Il ne put s'empêcher de rire, lorsque je lui dis : bon Dieu y nous sommes tous ici au bain ! A ma grande surprise, j'ai trouvé ici M. ***, qui a envie d'aller en Egypte par terre. Il partit à minuit pour Smyrne, quelques heures après mon arrivée.

Mon passage de Smyrne à Moudagna avoit été singulièrement agréable. — A peine le Tartelon arrivoit-il à l'entrée du décroit y que le vent baissa entièrement, & nous nous trouvâmes au milieu d'une flotte immense, composée de vaisseaux de toute Nation, qui attendoient un vent du sud, pour passer les Dardanelles. — Heureusement nous ne restâmes pas long-tems à l’ancre, un vent frais s'éleva du sud, & notre frégate légère laissa bientôt derrière nous route la flotte : ce fut de loin un spectacle très-animé. Je dis à M. de Choiseul que nulle frégate Angloise ou Françoise ne pouvoit être aussi bonne voilière que celle-ci, & je le remerciai de me l’avoir envoyée. 

— Vous regarderez comme une chose étrange, que le Mont-Olympe, qui domine la Ville de Bursa, soit constamment couvert de neige, mais cela est. — N'imaginez pas que ce Mont-Olympe soit celui qu'habitoient les Dieux de l'antiquité payenne ; il tire probablement son nom de quelque colonie venue originairement de l'autre Olympe. Il n'est pas rare de trouver dans toute cette partie du monde, des lieux qui portent un nom qui appartient à d'autres. Vous savez que les noms de France, d'Ecosse & à d'Angleterre ont été donnés par des colonies aux pays où elles se sont établies depuis peu. 

Nous ne nous arrêtâmes pas à Péra, mais nous allâmes à la maison de l'Ambassadeur, située sur le canal, laissant le Tartelon à l’ancre, au lieu où il est toujours placé. — Cette maison où je suis, est, je crois, la seule aux environs de Constantinople qui soit fraîche. La mer en baigne les murs, & de ma fenêtre, je vois l'entrée du canal par la mer Noire. Entre dix & onze heures, je fuis rafraîchie par un vent du nord, qui souffle régulièrement jusqu'au soir. Une chose fort singulière, c'est que devant la maison même, je vois en même-tems des vaisseaux voguer avec un vent du sud, & d'autres avec un vent du Nord. Il faut attribuée cette circonstance aux rivages qui forment une forme d'entonnoir horizontal, & qui tirent de la mer Noire une masse d'air considérable, qui perd de sa force à un certain éloignement, & cesse devant cette maison.

Il est très-divertissant de voir les barques de pêcheurs Turcs aller très-vite à la voile, & faire des efforts inutiles pour mouiller à cet endroit, lorsque le vent est au sud. Ils sont obligés de bailler leurs voiles, de d'employer la rame, ou de jetter à l'ancre dans quelque havre, jusqu’à ce gue le vent ou leurs forces leur permettent d'avancer. — Si quelque chose pouvoir excuser l'entêtement des Grecs à rester ici au péril de leur vie, ce seroit la situation. Mais leur manière de vivre doit être un tourment pour eux-mêmes dans le Paradis ; j'en connois ici un, qui dans la  crainte où il est que la Porte ne le croie opulent, & cependant trop fier pour ne pas paroître en public sans un cortège, fait tous les matins le tour de sa cour avec trente hommes à cheval derrière lui.

Un autre m'a fait prier de ne pas me promener dans son jardin, parce qu'étant toujours accompagnée par quelques Ministres étrangers, il craignoit que la Porte ne s'imaginât qu'il tramoit une trahison contre l'Empire, si l'on voyoit des étrangers dans son parc. Celui qui m'apporta ce message, ajouta que pendant tout le tems que j'avois passé dans son potager avec ma compagnie, ce misérable Grec s'étoit retiré dans le cabinet le plus reculé de sa maison, craignant que notre curiosité ne nous portât à visiter la maison. 

Ce Prince Grec a un Jardinier François : pour moi, voyant un jour un potager européen, près de la maison de l'Ambassadeur, je tus tentée de m'y promener, trouvant la porte ouverte. — Quand les Turcs ou les Grecs ont un pareil jardin, ils s'y promènent & y mangent leurs salades. Les fruits & les végétaux sont en général un luxe inconnu. 

Adieu pour le moment, mon très-aimé & très-honoré Frère. 

Votre très-affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LIX. 

J 'ai été voir la forêt de Belgrade, où les chênes sont très-vénérables. La superstition a toujours empêché de les abattre, aussi la plus grande partie en est dégradée. L'Ambassadeur de Hollande & celui d'Angleterre y ont deux maisons. Je leur ai promis d'aller dîner chez eux. 

A la fin de l'été, ces maisons de campagnes sont abandonnées, car dans la forêt est un lac d'où sortent des exhalaisons si dangereuses, que ceux qui restent dans le voisinage ont généralement des fièvres terribles. 

Le Sultan a un kiosk à l’extrémité du lac, qui seroit assez joli avec quelques changemens. Nous sommes à présent au commencement de ce qu'on appelle le Ramazan, le jeûne des Turcs, qu'ils observent avec un grand scrupule. Depuis le lever du soleil, jusqu'à son coucher, aucun Turc ne touche à aucune nourriture, ne boit pas même une goutte d'eau : mais lorsque la nuit est arrivée, toutes les salles de Traiteurs & les cafés sont illuminés d'une infinité de petites lampes ; & c'est un charmant spectacle que d’aller en bateau le long du canal, quand le soleil est couché. — Terrapia, Buyekdere & tous les lieux habités par plusieurs  personnes, ressemblent à autant de Wauxhalls ; & si le bateau s'approche assez du bord, on est tenté de croire que tout le monde est réuni pour souper ensemble, tant est forte l’odeur du poisson frit, du mouton & des autres mets turcs. Le premier batelier de l’Ambassadeur est un vieux Turc vénérable, avec une longue barbe blanche, qui rame au Palais de France depuis quarante ans, & c'est avec la plus grande peine, & les ordres les plus séveres, que M. de Choiseul peut f empêcher de faire son service ordinaire pendant le ramazan : on ne peut penser sans frémir, que s'il avoit la permission d'entrer dans son bateau, il rameroit quelques heures par jour, pendant la chaleur du soleil, sans avaler une goutte d'eau pour se rafraîchir, car les Turcs sont obligés d'observer la loi du Ramazan, quelques pénibles que soient leurs travaux. Ce jeûne dure six semaines. 

Le café, qui est excellent en Turquie, devient une fort mauvaise potion, lorsqu'il est préparé par les Turcs ; ils le font foible & trouble, & le boivent sans sucre. — Quant au moka, il n'en arrive pas assez à Constantinople pour la consommation du serrail ; c'est la France qui fournie le reste de ses isles d'Amérique. Vous pourrez croire que c'est une branche considérable de commerce, quand je vous dirai que de cinquante en cinquante verges, sur une grande route, à l’ombre d'un arbre ou d'une tente, on vend du café, & que les Turcs qui voyagent, ou qui vont en ville, s'arrêtent souvent dans ces endroits pour en prendre une tasse. Il est vrai que les tasses ne sont guères plus grandes qu'un coquetier, mais vingt-quatre tasses par jour à chaque personne qui voyage, qui fait des visites, ou qui reste dans sa maison y cela doit en consommer une quantité énorme. 

M. de Bukalow m'a donné un bal superbe à sa maison de Buyekdere : son jardin est grand comme un petit parc : j'y ai vu un arbre, dont les feuilles ont la même forme & la même propriété que la sensitive, elles tremblent, & se ferment quand on les touche. — M. d'Herbert a aussi une jolie maison & un beau jardin à Buyekdere. — N'avez-vous jamais entendu parler à Paris, d'Isaac Bey, Turc, qui y a tait un long séjour? M. de Choiseul me le présenta hier matin : il entra dans ma chambre, suivi de cet Isaac, homme vif & de bonne mine, qui, après s'être assis quelques minutes, & se prosterna à mes pieds, baisa le bord de ma robe, & m’offrit un très-beau mouchoir de mousseline brodée. 

Il a été à Pétersbourg & à Londres. — Ce sont les deux Villes du Monde qu'il aime le moins, parce que la populace ne le voyoit pas se promener dans les rues, sans l'appeler ‘’chien de Turc François’’. Il dit qu'il n'y retournera pas. Mais Paris est un paradis — paradis Paris ; il veut y retourner. Vous pouvez bien croire que les sirènes de l'opéra l'ont enchanté sur la scène ; & hors du théâtre. 

Il me divertit beaucoup ; il resta à dîner, & causa librement, aussi bien qu'il le pouvoit. Adieu. 

Votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LX. 

Terrapia, 16 Juin 1786. 

JE NE RETOURNAI certainement pas par la route de Semlin & Belgrade, car je viens d'apprendre que ce pays est infesté par quatre cens voleurs : nulle escorte ne pourroit me garantir de cette troupe de brigands. 

J'ai consulté les cartes & les Voyageur les plus instruits ; & il me paroît que ma route la plus sûre est par la Bulgarie, la Valachie & la Transylvanie, jusqu'à Vienne. Un Firman, ou ordre de la Porte, me fera faire ce voyage avec la plus grande facilité & beaucoup de promptitude. Ce plan de voyage fut agité il y a deux jours, en présence de cette même personne, d'une taille si haute & d'une figure si triste, qui me promettoit la peste dans la Grèce, & qui me dit gravement avant-hier, que je courois encore de plus grands risques, en prenant cette nouvelle route, où je verrois à chaque mille des têtes attachées à des poteaux, parce qu'elle étoit encore plus infestée que l'autre de voleurs & de meurtriers. — Je me gardai bien de lui laisser appercevoir que je ne croyois pas un mot de ses discours, & je suis persuadée que cet homme s'imagine m'avoir inspiré une frayeur mortelle.

… …

Rien de plus divertissant que de voir ici les Grecs se promener dans leurs barques, & s'arrêter, pour entendre les Musiciens de l'Ambassadeur, qui nous donnent des concerts tous les soirs. 

Ce sont des Allemands envoyés de Vienne à M. de Choiseul ; ils exécutent supérieurement les plus beaux morceaux de musique Italienne ou Allemande. — Les Grecs dans leurs promenades sur l'eau, ont ordinairement une lyre, un violon, & une ou deux guitares. Avec ces instrumens, ils sont un bruit horrible, car chacun joue sur une clef différente ; & s'ils chantent, c'est sans s'accorder. — Le son des clarinettes les retient devant nos fenêtres ; mais, après avoir écouté quelques instans, ils secouent la tête, & d'un commun accord,  recommencent leur abominable charivari, & ils s'éloignent des lieux où nos Musiciens rendent des sons qu'ils regardent comme bien inférieurs aux leurs. Souvent les domestiques leur demandent si la musique de leur maître n'est pas belle, mais ils pensent tous qu'elle est tort désagréable. — Cela bouleverse toutes mes idées concernant l'harmonie, parce que j'avois toujours cru que la nature en a bien fixé les règles, que toute personne qui a l'oreille juste, peut, sans connoître une note de musique, composer un air d'une harmonie parfaite. Pourquoi donc ces Grecs ne croient-ils entendre que des sons discordans ; pourquoi lorsqu'ils chantent ou qu'ils jouent de quelqu'instrument, choquent-ils toutes les règles de l'harmonie ? J'avoue que c'est pour moi une énigme. — 

Je voudrois que la manière de saluer des Turcs fut adoptée, au lieu de nos révérences qui ne signifient rien, & que l'on fait toujours de mauvaise grâce. — Un Turc met la main sur son cœur, & s'incline un peu. — En vérité, lorsque ce salut est accompagné d'un sourire ou d'un regard respectueux, il me touche mille fois plus que nos bonjours, dont je dispenserois volontiers moitié de mes connoissances. 

Je vois arriver avec plaisir le moment où je me rapprocherai de la Franconie. J'espère vous y trouver; j'ai mille particularités à vous raconter, que je ne puis confier à la porte. — Mais j'avoue que je ferai fâchée de quitter M. de Choiseul, sans savoir si j'aurai jamais quelqu'occasion de lui témoigner ma reconnoissance pour toutes les honnêtetés dont il m'a comblée. — C'est un homme d'un mérite supérieur, & son amabilité n'a rien de cette présomption il commune dans les François qui ne sont pas encore sur le retour de l’âge. 

Je voudrois qu'il eût l'honneur de faire votre connoissance, vous l'aimeriez pour ses bonnes qualités, autant que vous l’estimerez sans le connoître, uniquement à cause des soins respectueux qu'il m'a prodigués. Puissé-je vous mieux prouver que je compte fur votre amitié pour moi, qu'en desirant que vous deveniez l'ami d'un homme qui s'est comporté comme un ami envers moi. 

Votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LXI. 

MONSIEUR DE Choiseul & le Ministre Impérial m'ont sérieusement assurée qu'ils ne me laisseroient pas partir sans être accompagnée d'un Tchouadar du Visir ; c'est-à-dire, d'une espèce de premier serviteur, ou créature du Visir. Ils en demandèrent un pour moi, mais comme on ne les emploie jamais à accompagner des Voyageurs, & qu'on les envoie seulement avec des officiers d'Artillerie François, lorsqu'il s'agit d'élever un fort, ou de dresser une batterie, la sublime Porte fut extrêmement surprise de leur requête. On passa cinq jours à feuilleter tous les registres, pour voir si jamais un Tchouadar avoit escorté un Voyageur. — On n'en trouva pas d'exemple, & on répondit à mes deux amis, que les annales de l'Empire ne faisoient mention de rien de pareil. Ils insistèrent cependant pour que l'on m'en accordât un. 

Le Visir fut si surpris de cette demande, qu'après en avoir nommé un, il l'envoya à Terrapia, pour juger si j'étois digne de tout l'embarras qu'on venoit de lui occasionner à cause de moi. — Vous croyez peut-être qu'il le chargeait de s'informer de ma naissance, ou de quelqu’autre particularité : point du tout. Il ne l'envoyoit que pour voir si j'etois jolie. 

Hier, avant le dîner, M. de Choiseul me pria de descendre dans la salle de compagnie ; j'y vis, en entrant, un Turc jaunâtre, assis sur un sopha. M. de Choiseul me dit que c’étoit le Tchouadar nommé pour m'accompagner. Je le saluai, & après qu'il m'eût regardée tout à son aise, il prit congé de nous. 

M. d'Herbert m'a dit depuis, en riant, qu'il avoir rendu de moi un compte si favorable, que le Visir avoit dit publiquement qu'il ne pouvoit jamais allez faire pour moi. J'ai loué deux bateaux grecs, avec des matelots grecs, pour ramer, lorsque le vent fera contraire. Je dois descendre dans une Ville Turque, nommée Varna, sur la côte de la mer Noire, appellée Romélie. Là, je prendrai des chevaux pour traverser la Bulgarie jusqu'à la Ville de Silistrie, où le Prince de Valachie, donc le territoire confine à cette Ville, me fera trouver tout ce qui me sera nécessaire. On dit que Varna est le lieu où Ovide fut exilé ; cela peut être, mais il passa la plus grande partie de son exil en Moldavie. Un Lac, sur les bords duquel il se promenoit souvent, est devenu fameux. On se souvient encore, par tradition, dans cette partie de la Moldavie, de la douceur de ses mœurs, & des charmes de sa voix.

J'ai acheté une voiture Allemande, & le Tapissier de l'Ambassadeur y a placé avec beaucoup d'adresse un petit lit. — M. de Choiseul & ses amis, s'occupent de tout ce qui peut contribuer à la sureté & à l'agrément de mon Voyage. J'ai une belle carte coloriée de la Ville de Constantinople & du canal, exécutée de main de maître, par M. Khauffer, son Intendant & son Ingénieur. — M. de Choiseul m'a donné pareillement une bouteille d'essence de roses ; & M. de Brintanneau m'a fait présent d'un bel éventail turc peint de fait pour moi à Constantinople. J'espère vous donner bientôt de bonnes nouvelles, car vous pouvez compter que j'écrirai de tous les endroits d'où je pourrai vous envoyer une lettre. — J'ai avec moi un Interprète, & je dois avoir une garde de Janissaires sur la route, par-tout où on le jugera nécessaire. 

Adieu, pour la dernière fois, de ce lieu magnifique, dont la situation incomparable me sera désormais regarder tous les paysages comme peu intéressans, adieu, jusqu'à la première occasion qui se présentera de vous réitérer l'estime sincère, & l'affection que j'ai pour vous. 


Lettre LXII. 

Varna, 8 Juillet 1786. 

Je profite du retour de mes Matelots Grecs pour sous écrire, & à mes bons amis de Constantinople Lundi dernier, le 3 de Juillet, je m'embarquai vers six heures du soir dans le bateau de M. de Choiseul, avec lui &c M. le Hocq, Secrétaire d'Ambassade, homme fort aimable, & le bon petit Truguet. — Je pris congé d'eux à l'embouchure du canal, & je montai dans la plus grande des deux barques Grecques que j'avois louées. Le vent du nord rend la navigation très-ennuyeuse sur la cote de Romélie ; l'indolence & les frayeurs de mes Matelots Grecs en augmentèrent le désagrément, car, au lieu de doubler la pointe de Karaburon, ils mirent à l'ancre toute la nuit, & le lendemain de mon départ, je ne fis que trente lieues Turques. — Karaburon est un rocher qui s'avance dans la baie de ce nom, où les Turcs construisent un fort. 

Rien de plus sur & de plus agréable que de suivre la côte de cette manière. — On trouve sur les côtes de la Romélie, une quantité de baies charmantes, & de ports superbes, où les vaisseaux peuvent se retirer lorsqu'ils ont quelque chose à craindre dans la mer Noire. Je restai dans la baie d'Agatopoli de Miolick, de Vasilicos & le dernier jour, je fis soixante & quinze milles en six heures, & ce ne fut pas fins avoir eu beaucoup de querelles avec mes matelots grecs qui m'auroient retardée plus long-tems, si j'eusse été d'humeur à le souffrir. 

Je suis convaincue qu'un Voyageur peut aisément aller de Constantinople à Varna en deux jours, sur-tout s'il n'a pas l'honneur d'être accompagné d'un Tchouadar, qui occasionne plus de retard & d'embarras que sa présence n'est utile. Comme les Grecs & les Turcs connoissent toute son importance, c'est lui qu'ils servent plutôt que moi. La première occasion qui se présenta de m'en assure, me divertit singulièrement. — Le lendemain de notre départ de Constantinople, nous étions à l'ancre dans une petite baie pour déjeûner. Je demandai à mon valet-de-chambre de l'eau chaude pour mon chocolat, il ne put en trouver, & fit grand bruit pour la perte de sa bouilloire. L'Interprète lui montra alors un rocher uni, où mon Tchouadar étoit assis sur un tapis, fumant sa pipe, & prenant tranquillement son café qu'il avoit fait avec l'eau qui m'étoit destinée. Il ne demande jamais si j'ai besoin de quelque chose. 

Si nous rencontrions des Voyageurs, ils le prendroient pour quelque grand Seigneur, & croiroient que je suis de sa suite, à voir les attentions que l'on a pour lui, & la parfaite indifference que tout !e monde me témoigne, excepté mes deux compatriotes & mes domestiques. Pour moi, je lui ai fait de tems en tems quelques questions sur les endroits que je voyois, & il m'a répondu de la manière le plus laconique. Je crus devoir lui montrer deux excellens pistolets anglois que je porte à ma ceinture, l'assurer que je savois m'en servir, si je recevois quelqu'offense. 

Quand l'Interprète lui eût expliqué ma conversation, je ne pus m'empêcher de l'appeller en Anglois, Turc stupide & désagréable : il prit ces paroles pour un compliment, & s'inclina pour me remercier. Lorsque je fus arrivée à Varna, il me conduisit à une misérable maison Grecque, dans un galetas, au-dessus d'un escalier ; c'etoit, me dit-il, le seul logement qu'il eût pu trouver pour six personnes. Je lui dis que j'allois envoyer chez le Gouverneur, il me fît alors mener dans une autre maison où je trouvai un appartement fort commode, composé de quelques chambres & d'une longue galerie, d'où l'on apperçoit le port. 

Mon Tchouadar y établit bientôt son Tapis, sa pipe, son café, son bagage & ses pistolets. — Je le remerciai en bon Anglois de cette honnêteté, & j'ordonnai à l'Interprète de lui dire qu'il pouvoit aller loger au-dessus de cet escalier qu'il m'avoit destiné. — 

Le Gouverneur m'envoya demander si je voulois une garde de Janissaires pour ma maison, mais je me crus en sureté, parce que cette maison est fermée de deux cours. — Cependant le soir, je ne fus pas peu surprise d'entendre un grand bruit ; le vieux Grec chez qui je loge, mon Interprète & mes gens coururent à moi, l'air égaré, & me dirent que les Turcs avoient brisé les portes de la cour, & me cherchoient. J'étois alors assise, avec, ma femme-de-chambre, fur un coffre, en face de la porte. A peine avois-je eu le tems d'entendre ce qu'on me vouloir, que je vis plus de cinquante Turcs à la porte, qui l'œil enflammé, sembloient chercher quelque chose. — Que veulent-ils donc? dit ma femme-de-chambre, car ce n’est pas nous : je crois vous avoir dit que ma femme-de-chambre avoir un très-joli petit chien, blanc comme du lait : c’etoit cet animal que plusieurs Turcs lui avoient vu porter dans les rues, qui avoir éveillé leur curiolité, & deux ou trois compagnies, comme je l'appris depuis avoient tâché d'entrer dans la maison pour le voir. — Cette dernière troupe plus hardie que les autres, avoir forcé les portes. Le petit chien, aussi poltron que mes gens (c'est indiquer allez sa poltronnerie) s'étoit au premier bruit caché sous la jupe de ma femme-de-chambre. Un des Turcs la prenant par le bras, la fit avancer, & le chien parut. Les Turcs alors jetterent un grand cri de joie sauvage, en le montrant du doigt ; & je ne doutai plus que ce chien ne fût le seul objet de leur turbulente visite. 

Cependant, lorsque je crus qu'ils l'avoient assez regardé, je perdis patience, & leur fis signe de se retirer, ce qu'ils exécutèrent sur-le-champ. En vérité, la populace Turque est fort honnête, car aucun ne passa le seuil de la porte. 

On s'imagine communément que ces côtes sont habitées par des Turcs sauvages qui vivent de pillage & de rapine, sans être fournis à la Porte, mais on se trompe : car elles ont pour habitans des Grecs & des Arméniens, qui vivent tranquillement, assez éloignés les uns des autres. Ils cultivent la vigne, & recueillent du bled, mais en petite quantité. 

A dix-huit lieues, à l’occident de Varna, est une place nommée Shiumla, remarquable par la retraite qu'y firent quatre-vingt milles Turcs dans la dernière guerre, lorsque douze milles Russes, commandés par le Général Romanzof, passèrent le Danube pour les attaquer. 

Mes Matelots Grecs ne mangèrent, pendant le voyage, que du poisson sec, C'est une excellente provision, meilleure que tout le poisson conservé que j'aie jamais goûté. J'ai souvent vu de grandes perches enfoncées dans le canal, avec des cordes attachées de l'une à l'autre, sous lesquelles les pêcheurs prennent le poisson. Ensuite ils le vuident & le suspendent à ces cordes pour le faire sécher au foleil. Rien ne paroît plus sec, & ne ressemble moins à des vivres que ce poisson ; mais je vous assure qu'il est fort bon, & qu'il a plus de goût que tous les autres poissons salés. 

Je partirai demain matin à trois heures. J'ai loué un arabat pour mes gens & mon bagage. — Le Gouverneur doit me fournir des Janissaires & des chevaux, & j'espère que ma bonne étoile me conduira sans danger à travers ces pays, où, je l'avoue, je suis de l'avis du domestique du Comte de ***, qui prioit son maître de lui laisser tuer seulement un ou deux Turcs à la dernière polie en quittant l'Empire Ottoman. 

Ce domestique vous a servi, & quand je le vis, vous lui aviez donné une tournure angloise, que je voulois absolument qu'il fût Anglois, mais il me dit qu'il étoit né votre sujet. — Ne croyez pas que je veuille tuer personne ; mais je crois que de tous les animaux à deux pieds que j'ai vus, ce seroit le Turc que je regretterois le moins de tuer. — Beaucoup de femmes seroient effrayées du voyage que je vais faire ; mais il faut sortir des terres Mahométanes, maintenant que j'y suis ; aussi continuerai-je ma route avec la plus grande gaieté. — Si mon Tchouadar pouvoir entendre les jolies choses que je lui dis en Anglois, & comprendre la manière donc je prétends le surveiller, il n'auroit pas fait à son maître, un si beau portrait de votre affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LXIII. 

Silistrie, 15 Juillet 1786. 

JE SUIS ARRIVÉE ICI sans aventure désagréable, malgré mon intriguant Tchouadar, qui avoit probablement reçu ordre de m'effrayer, afin de me donner occasion de me plaindre du Gouverneur de Varna. — Figurez-vous combien je fus surprise, avant-hier soir à six heures, dans le pays le plus sauvage, de voir les Janissaires qui m'avoient servi d'escorte pendant la journée entière, s'enfuir à toutes brides à l'entrée de la nuit, au moment où ils me devenoient le plus nécessaires. Je demandai à mon Tchouadar ce que signifioit ce départ précipité. — Il haussa les épaules, & dit que c’étoit sans doute par ordre du Gouverneur. 

Cependant je demeurai près d'une haie où s'étoit arrêtée également ce soir-là une caravane de Marchands, & je ne vis rien qui pût m'alarmer. En partant le matin de Varna, mon indolent Tchouadar s'étoit emparé pour lui seul d'un arabat tout entier, sans permettre à mes gens d'y mettre le moindre bagage. Je lui fis dire par l’interprête, que si j’eusse connu ses intentions, j'aurois loué des chevaux de selle pour moi, pour mes gens, afin de servir d'escorte à son arabat. — Hier, au milieu d'une plaine où les cochers avoient fait halte, ce qui leur arrive toutes les dix minutes, j'entendis une grande querelle entre eux : j'en demandai la cause à l'Interprète, qui m'apprit qu'un des cochers vouloir retourner à Varna avec trois chevaux. — Mon stupide Tchouadar étoit assis sur son tapis, fumant la pipe, sans faire aucun usage de son autorité. Quand je le priai de l’interposer, il marmota quelques ish allas (a) & supposa que les cochers avoient reçu ces ordres du Gouverneur de Varna. 

(a) Ish alla est une expression dont se servent les Turcs, pour éviter de répondre directement à une question simple. Elle répond à celles-ci : cela peut être, plaise à Dieu.

Je vis alors clairement que mon voyage serviroit de prétexte pour trouver le Gouverneur en faute. Je me déterminai sur-le-champ à arrêter une aussi bille manœuvre ;  je dis à mon Turc que j'appercevois ses intentions, mais que s'il ne donnoit pas immédiatement des ordres au cocher, d'atteler ses chevaux & de me conduire jusqu'à Silistrie, j'instruirois de son projet le Ministre impérial & l’Ambassadeur de France, & que ce seroit lui (Tchouadar) & non pas le Gouverneur, que l'on puniroit du retard que j’éprouvois. Lorsqu'il vit qu'il ne m'imposoit pas, il parla aux cochers ; les chevaux furent remis, & je continuai ma route. 

La Bulgarie est fort mal cultivée, & si je voyois un Turc labourer son champ, il étoit armé de pistolets, de fusils & de sabres, quelquefois même un ou deux Janissaires gardoient ce paysan à son ouvrage. —  Un spectacle si extraordinaire, & un bois que je traversai, qui me parut peu fréquenté par les Voyageurs, car les arbres & les bufflons déchiroient la portière de ma voiture, auroient pu faire trembler une belle Dame ; mais vous savez que les difficultés ne font qu'augmenter mon courage, & la personne qui m'accompagne, ne le cède pas au plus intrépide Voyageur. Si elle sentoit quelques frayeurs, elle ne le fit pas paroître, & la manière singulière dont nous voyagions le jour, & dont nous nous reposions la nuit, nous faisoient rire au lieu de nous alarmer. Toutes les dix minutes, comme je vous l'ai dit, on dételoit nos chevaux, & nos cochers se couchoient à l'ombre des arbres, s'il s'en trouvoit. La chaleur étoit excessive. La nuit, nous faisions halte avec des caravanes ; mes gens ramassoient du bois qu'ils brûloient pour faire mon souper ; je me promenois un peu, afin de dégourdir mes jambes, & je remontois dans ma voiture que je fermois soigneusement, & où j'avois un fort bon lit. Mes gens couchoient à terre sous ma voiture, & le matin avant le jour, nous partions : mais quand le point du jour nous permettoit de nous voir, nous ne pouvions nous empêcher de rire : la rosée abondante dans ce pays, nous avoit tellement mouillés, qu'on eût dit que nous sortions de l'eau. 

Lorsque nous approchâmes de Silistrie [Silistra, en Bulgarie], j'ordonnai à mon Tchouadar d'aller en avant, pour me trouver un logement. Je m'apperçus alors que si sa présence ne m'étoit d'aucune utilité, son courage ne m'auroit pas beaucoup servi, car, au lieu de monter sur le cheval qu'on lui avoit préparé, il se remit tranquillement dans son arabat. Je lui en demandai la raison, il répondit qu'il risqueroit d'être volé & assassiné avant d'arriver à la Ville. Nous en étions cependant II près, qu'une caravane & plusieurs arabats avoient déjà fait halte pour y passer la nuit. Enfin nous arrivâmes à la porte de la Ville, & mon Turc incommode consentit alors à aller me chercher un logement. Il en trouva un assez bon. J'eus ici une nouvelle dispute avec lui. Il vouloit m'escorter jusqu'à Buccorest [Bucarest], mais j'étois résolue à le renvoyer à Constantinople. 

J'envoyai chercher ce matin l'agent du Prince de Valachie ; il vint, mais je vis que je n'en tirerois aucun écIaircissement devant mon Turc : je le fis donc passer dans une autre chambre ; il me dit qu'il avoit reçu ordre du Prince de me fournir des bateaux, des chevaux & tout ce que je lui demanderois. Mon abominable Tchouadar m'avoit constamment nié qu'on eût donné de pareils ordres, afin de me persuader que je ne pouvois pas continuer ma route sans lui. Je fus charmée d'avoir deviné la vérité, & retournant vers lui avec mon Interprête, je lui donnai les vingt guinées que je lui avois promises, pour la faveur de son agréable compagnie, & je lui dis d'attendre que j'eusse écrit aux Ministres à Constantinople, ce que je viens de faire, & maintenant, c'est à vous que j'écris. 

Silistrie est située dans une vallée. D'une éminence qui domine la Ville, & par laquelle nous sommes arrivés, on découvre le Danube & ses isles. La situation de cette Ville sur le fleuve, est charmante. Je le descendrai en bateau, jusqu'à Karalash, ville frontière de Valachie, à six milles d'ici. J'aurai l'honneur de vous écrire de Buccorest ; & de vous assurer que je suis par-tout votre très-affectionnée Sœur & Amie &c.

P. S. Le firman que j'ai reçu de la Porte, adressé aux Gouverneurs ou Cadis des Villes Turques, est conçu en ces termes : 

« O vous, gloire de vos égaux, torche de justice, — vous éclairez les mines de vertu & de science. — Vrais croyans, Juges, Gouverneurs des Villes ou des villages,  ceci est pour vous informer que, … … &c »


Lettre LXIV. 

Buccorest. 

EN ARRIVANT en Valachie, je trouvai des chevaux, des provisions, & des gardes disposés pour moi ; & ce fut alors plutôt une course qu'un voyage. De Karalash on suit long-tems les bords du Danube, où l'on voit des troupeaux de toute espèce paître le plus beau treffle, entremêlé de fleurs. Il n'y a pas de route tracée, mais un beau sol, sans pierres ni ornières, rend le voyage très-agréable. 

Près de Buccorest, je quittai les prairies pour entrer dans une superbe campagne, où de petits bois & du bled de Turquie, haut de six pieds, formoient un tableau riche & varié. Je rencontrai plusieurs boyards qui venoient au devant de moi; & mes Arnauts ou gardes étoient extrêmement alertes, quoique leur manière de me procurer des chevaux me fît quelquefois beaucoup de peine, car il leur arrivoit souvent, s'ils voyoient un paysan monté sur un bon cheval, avec un fac de farine en croupe, de le faire descendre, & de lui laisser un cheval harassé en échange du sien. J'aurois voulu au moins dédommager ce malheureux, & lui faire des excuses, mais le Prince de Valachie avoit donné des ordres pour que je n’éprouvasse ni embarras, ni retard : on ne soustroit pas que je payasse la moindre chose, & si je donnai quelqu'argent, ce fut en cachette, & avec beaucoup de ménagemens. 

Au moment où j'allois entrer dans Buccorest, je trouvai un parti de Janissaires campés environ à un mille de la Ville. Ils avoient querelle avec toute ma suite, parce qu'ils vouloient faire retourner les postillons, & les obliger d'entrer dans la Ville par un autre endroit ; cette route étant interdite par ordre du Prince. Quelle fut ma surprise, quand je me vis conduire sous la porte d'un Couvent grec, dont la cour intérieure belle & spacieuse est entourée d'un cloître avec des arcades gothiques ! Bientôt ma voiture fut environnée de gens de toutes nations, qui tous me parloient leur langue. Je m'adressai à un homme habillé à la françoise. — Dites-moi, je vous prie, Monsieur, où je suis? — Un de mes domestiques qui est Allemand, lui parla dans sa langue, & nous apprîmes de lui que l'on m’avoit menée là pour y faire quarantaine, au moins cinq jours. 

Cependant le Supérieur du Couvent, étoit venu à la portière de ma voiture, & s'imaginant bien à mon air, que je n'avois pas la peste, il m'offrit les appartemens jusqu'à ce que j'eusse choisi un logement pour la nuit. Ce vénérable vieillard s'assit entre moi & ma femme-de-chambre, pendant notre dîné : j'avois alors envoyé à la Ville pour informer le Prince de ma situation. — Je demandai à mon respectable Hôte où je logerois, si j’étois obligée de rester. Il me montra une misérable chambre de l'autre côté de la cour, sans meubles, & dont les vitres étoient cassées. Cette chambre devoit servir à moi & à toute ma suite : — car, chaque compagnie que je voyois arriver étoit placée dans un endroit séparé. 

Près de la porte de cette chambre, je vis une malheureuse créature seule, & la mort dans les yeux. Quel est cet infortuné, dis-je au vieillard — Un homme qu'on soupçonne d'avoir la peste, & que l'on éloigne des autres le plus qu'il est possible, & qui n'a pour se coucher, qu'un peu de paille fraîche. — Je fus au comble de la joie, quand l'agent de l’Empire vint de la Ville pour m'informer que le Prince étoit très-fâché de la méprise, & qu'il n'avoit jamais eu intention de me faire conduire en ce Couvent. — Je remerciai le vieux père de ses honnêtetés, & je me hâtai d'aller à la Ville. J'y fus à peine arrivée, que l'on m'amena un carosse doré, fait, je crois, l'an premier de la création, & traîné par des chevaux bai-bruns, très-vifs. Un palefrenier Turc, tenoit chaque cheval par la bride. Un Chambellan avec une robe d'or, & un long bâton blanc à la main, & le Secrétaire du Prince venoient me chercher. La Ville entière environnoit l'équipage, &  nous avançâmes très-lentement, jusqu'à la première cour du Palais. J'y fis mon entrée à travers un double rang de gardes, dont plusieurs  étoient Janissaires, & d'autres Arnauts & Albaniens. — Dans la seconde cour étoient encore deux rangs de gardes, qui s'étendoient jusques sur les degrés de la salle d'audience. 

Dans un angle de cette salle, étoit un espace séparé par des coussIns, sur Iesquels étoit assis le Prince habille & servi à la Turque. Au-dessus de sa tête, on avoit rangé les queues de cheval, le grand casque, le plumet, le sabre magnifique, & d'autres armes que j’avois vues porter devant lui dans les rues de Constantinople. Il me demanda par l'Interprète comment se portoit M. de Choiseul, & si je ne voulois pas rester quelques jours en Valachie. On servit le café & les confitures, & quand je me levai pour prendre congé, un de ses Chambellans me dit tout bas de m'asseoir. Tout-à-coup, mes oreilles furent étourdies par le plus horrible charivari. Le Secrétaire me dit d'une voix haute: ceci pour vous, Madame ; c’est la musique du Prince ; & le Prince me pria de regarder par les fenêtres. Je vis dans la cour des trompettes de toute espèce, des bassins de cuivre que l'on frappoit l'un contre l'autre, & des tambours de toutes les grandeurs. Quelques-uns n'étoient pas plus gros que des tasses à thé : tous étoient rangés sur la terre, & les Musiciens obligés de se coucher pour battre dessus. Chacun s'efforçoit de faire le plus grand bruit possible, afin de surpasser son voisin. Je ne crois pas que mes nerfs aient jamais éprouvé de contraction plus violente ; car ma compagne de voyage, qui voyoit l'envie que j'avois de rire, m'en empêchoit, en me disant sans cesse : pour l'amour de Dieu, ne riez pas. — Je me rappellai alors les excellens Musiciens Allemands de M. de Choiseul ; & le contraste de leur musique avec le bruit que j'entendois, ajoutoit encore à mon déplaisir. Cette scène ne dura pas long-tems, & l'on vint m'annoncer une audience de la Princesse, mais il faut que je vous quitte pour l’instant. Je finirai ma relation avant mon départ. 

Je suis votre très-affectionnée Sœur, &c. 


Lettre XLV. 

La Princesse étoit assise à la turque, avec trois de ses filles à côté d'elle, âgées d'environ neuf, dix & onze ans. La Princesse en a trente, c'est une très-belle femme, qui ressemble assez à la Duchesse de Gordon ;  ses traits & son air ont cependant plus de douceur; sa peau m'a paru plus blanche  & ses cheveux plus blonds. Elle ne manque pas d'embonpoint, & elle est dans le sixième mois de sa huitième grossesse. Elle me prit par la main &me fit asseoir à côté d'elle. 

Le Prince, pour me donner une preuve extraordinaire de respect, a permis à M. de V. d'entrer dans le harem, & il l'a fait asseoir à côté de lui. Il y avoit près de vingt femmes dans la salle ; une d'elles, au lieu de turban, portoit un grand bonnet de martre, placé derrière ses cheveux qui étoient attaches à une espèce de bourrelet. Cette coiffure ne me parut pas sans agremens. La Princesse me dit que c'étoit une Dame de Valachie, coëffée à la mode du pays. 

Lorsqu'elle m'eut fait toutes les questions ordinaires aux femmes orientales, elle me demanda si j'étois habillée à la françoise, & me dit qu'elle seroit charmée de pouvoir me retenir un an entier en Valachie. Le Prince paroissoit le desirer autant qu'elle ; mais je les assurai que je ne resterois pas vingt-quatre heures à Buccorest. Ils m'invitèrent donc à souper avec eux ; j'acceptai, à condition que j'aurois la liberté de retourner auparavant dans mon logement, pour écrire à Constantinople, ainsi que j'avois promis de le faire aussitôt mon arrivée dans cette Ville. On me conduisit à mon carosse & je traversai les cours avec les mêmes cérémonies. Lorsque je fus dans la voiture, le Secrétaire me dit qu'il avoit ordre de me montrer un beau jardin anglois appartenant à un vieux boyard ; & nous allâmes le voir. 

C'est à-peu-près le jardin potager d'un de nos Curés de campagne. — Le maitre de ce jardin a la figure la plus vénérable, une barbe blanche comme la neige, il est vêtu d'une longue robe de mousseline, & soutenu par les domestiques, car il marche difficilement. Il me fit offrir tous les fruits de son jardin, &  lorsque je fus près de sortir, je rencontrai la même Dame au chapeau de martre que j'avais vue au Palais. Elle témoigna une grande joie de me voir dans la maison de son père, & j'eus beaucoup de peine à me séparer d'elle : elle me tenoit dans ses bras, & m'étouffoit pour ainsi dire, de ses caresses. Le nom de ce respectable père est Bano Dedescolo, un des premiers Nobles de la Valachie. 

Cependant je retournai à mon logement, & à peine avois-je fini une lettre à M. de Choiseul, que deux Officiers du Prince, & plusieurs  autres personnes de sa suite entrèrent avec le Secrétaire. Ils me prièrent de passer dans une galerie qui environne la cour intérieure de la maison. J'y allai & je vis dans la cour, au milieu d'une grande foule, un beau cheval arabe, dont la bride étoit tenue par deux Turcs. — Le Secrétaire me dit que le Prince ayant appris que j'aimois les chevaux, il me prioit d’accepter celui-ci, qu'un Pacha à trois queues lui avoir donné quelques jours auparavant, & qu'il espéroit que je le recevrois avec autant de plaisir, qu'il en avoit eu à me l'offrir. Je lui répondis le plus honnetement qu'il me fut possible, & je distribuai de l'argent aux palfreniers qui l'avoient amené, & à tous les gens de l'écurie. 

Le souper fut servi plus à l'européenne que je ne l'aurois cru. Je ne me ferois pas attendue à trouver une table posée sur des pieds, ni des chaises autour. Le Prince se mit au bout de la table, la Princesse d'un côté, & moi de l'autre. M. V. fut pareillement invité, & on le plaça à ma gauche. Plusieurs Dames souperent avec nous. La Princesse avoit derrière elle neuf femmes pour la servir. — La table étoit ornée d'argenterie évidemment angloise, sallières, &c. Il y avoit en outre quatre superbes chandeliers qui me parurent d'albâtre, garnis de fleurs composées de petits rubis & d'émeraudes. 

Pendant tout le souper, on joua cette maudite musique Turque, mais heureusement, elle fut relevée de tems en tems par des Bohémiens, dont les accens délicieux auroient excité à la danse l'homme le plus lourd. 

Le Prince s'apperçut de l'impression que cette musique faisoit sur moi, & il voulut que les Bohémiens jouassent plus souvent que les Turcs. Il semble que ces Bohémiens soient nés esclaves, & qu'ils fassent partie des possessions du Prince de Valachie, tant que dure son pouvoir. Il me dit lui-même qu'il n'en restoit que cinq mille, de vingt-cinq mille qu'ils étoient autrefois. Le souper fini, nous passâmes dans la première salle, où la Princesse m'avoit reçue d'abord ; mais le Prince & M. V. se placèrent d'un côté, & la Princesse, les autres femmes & moi, nous nous assîmes de l'autre. La Princesse crut que j'usois du droit des Voyageurs, quand je lui dis que les Dames, chez nous, apprenoient à danser & à écrire. Je lui dis encore beaucoup d'autres choses dont elle douta pareillement.

… …

Son mari fumoit sa pipe, & j'étois fâchée qu'elle n'en fît pas de même, car je vis que c'étoit par civilité qu'elle s'en abstenoit. Le Prince me demanda si je connoissois l'Empereur & le Prince de Kaunitz. Je lui répondis que j'avois cet honneur. Les reverrez-vous, me dit-il ? — Probablement. — Eh bien, dites au Prince que je suis dévoué à ses ordres ; dites aussi à l'Empereur que j'espere qu'actuellement que nous sommes voisins, nous vivrons en bonne amitié. — La singularité de ce message manqua de me faire rire, mais je l'assurai gravement que je m'en acquitterois fidèlement, si j'en trouvois l'occasion. 

Vers onze heures & demie, je me levai pour prendre congé, & la Princesse me fit présent de quelques beaux mouchoirs brodés. Je fus encore obligée de m'excuser de ne pouvoir rester avec elle un an entier, ce qui lui auroit été très-agréable, attendu, disoit-elle, que ma compagnie étoit charmante. — Je sortis du palais avec le même cortège qui m'avoit accompagnée d'abord. On y ajouta, je crois, une centaine de flambeaux, & toute la musique Turque & Bohémienne aux deux côtés du grand carosse doré. Cet horrible concert & cette comique procession triomphèrent de toute ma gravite, & quoique le Secrétaire fût présent, je ne fis qu'éclater de rire jusqu'à la maison du Consul François, qui m'avoit offert un lit avec beaucoup d'instances ; & c’est de chez lui que je vous écris. 

Mes éclats de rire avoient tellement dérouté les idées de M. V. ** sur le savoir-vivre, qu'il dit au Secrétaire que j'avois l'oreille si délicate, que la moindre cacophonie me faisoit rire. Il le répéta de toutes les manières possibles. Je disois, oh oui ! c’est bien vrai, & puis, j'ajoutois en anglois, que voulez-vous que je fasse ? J'ai l'air d'un polichinel que l'on promène dans les rues avec ces trompettes & cette foule autour de moi. Cependant la maladie gagna le Secrétaire & M. V. & nous arrivâmes en riant tous trois à la maison du Consul, dont l'épouse m'avoit fait préparer un excellent lit. Je me débarrassai des Musiciens en leur donnant une poignée de monnoie. — L'extrême chaleur m'empêche de dormir; & j'emploie ces momens d'insomnie à vous écrire. — 

Buccorest est une Ville considérable, & dont la situation est magnifique. — Il seroit à la vérité difficile de trouver dans tout le pays un site desagréable. 

La Valachie paie à la Porte un tribut annuel de quatre cents bourses (la bourse est de 100 sequins), sans compter le grain, la laine, & plusieurs milliers de moutons. Les bergers paient en outre tous les ans, un tribut de quatre-vingt mille peaux de bétail, avec du beurre, du fromage & du suif. 

S'il n'arrive pas de bled d'Egypte à Constantinople, la Valachie est obligée d'y suppléer. Je dirai toujours que sur la terre, tour ce qui est supérieur de si nature, animé ou inanimé, est cruellement taxé. — Ce pays superbe, dont le fol & le climat fournissent d'abondantes productions, est malheureusement fournis à un pouvoir despotique, qui arrache tout, sans pitié, à ses habitans. L'avarice de leurs Princes, leur enlève ce qui avoit échappé aux besoins de Constantinople ; elle tarit d'abondance jusques dans la source, en forçant les infortunés Valaques à s'enfuir dans les montagnes, où ils évitent au moins pour quelque tems, les cruautés d'un Gouvernement tyrannique, qui les punit de l'impossibilité où il les a mis, de satisfaire à de nouvelles exactions. 

Je pars demain de grand matin, & je vous écrirai d'Hermanstadt, la première Ville impériale que je trouverai. J'ai de plus à ma suite une espèce de Négociant de d'interprète, qui parle parfaitement la langue de ce pays, de qui va jusqu'à Hermanstadt. 

Adieu. 


Lettre LXVL 

Hermanstadt, 15 Juillet 1786. 

LA PREMIERE POSTE, après Buccorest est une place appellée Floresti, à huit lieues à l'ouest de Buccorest. — Je traversai deux petites rivières qui se jettent dans l'Argis,  & grossissent le cours de cette rivière, qui coule l'espace de plusieurs  lieues entre les montagnes de la Valachie & de la Transylvanie. — Je fus accueillie par un orage affreux, mêlé de tonnerre & de pluie, & au lieu d'aller coucher la première nuit dans la maison d'un Boyard que l'on m'avoit préparée, je fus obligée d'attendre patiemment que les élémens eussent calmé leur fureur. — Je fus beaucoup moins incommodée que mes compagnons de voyage donc ; les voitures étoient tout-à-fait à découvert. 

Le vent, la pluie, le tonnerre 6c les éclairs nous arrêtèrent une grande partie de la nuit. Lorsqu'il nous fut possible de continuer notre route, nous allâmes demander l'hospitalité à un Boyard, dont la maison croit agréablement située sur la rivière d'Argis, au pied des montagnes ; c'est-là que finissent les plaines de ce pays, qui commencent au Danube, & nous commençâmes à monter graduellement. Je m'arrêtai ensuite dans la maison d'un autre Boyard, & je vis à ma droite, en passant un grand Monastère Grec, situé sur le penchant de la montagne, & entouré de terres bien cultivées. 

Je n'essaierai pas de décrire les beautés majestueuses de ces montagnes. — Les bois de construction, & des arbrisseaux de toute espèce, y entretiennent une verdure très-variée. — Lorsque nous fûmes entrés dans les gorges des montagnes, nous suivîmes le cours de la rivière qui devient très-rapide, & dont les détours multipliés ajoutent aux grâces sublimes des montagnes d'où elle sort. En effet, d'espace en espace, les montagnes sont perpendiculaires : des accidens ou des tempêtes ont renversé des arbres qui traversent la rivière ; de sorte qu’en retenant l'eau, ils en forment des cascades. Rien de plus beau & en même-tems de plus sauvage que plusieurs  de ces endroits par où nous passâmes : mais il faut avouer que ces vues admirables ne dédommagent pas des dangers de la route. — Jugez de la lenteur de ma marche : vingt Paysans à pied soulevoient ma voiture pour faire passer les roues sur des pierres aussi grosses que ma voiture elle-même. L'avant-dernière nuit, mes guides ayant cru pouvoir abandonner un instant ma voiture dans une petite plaine, je fus renversée pour la première fois de ma vie. Quoique je ne fusse pas blessée, cet accident m'étonna tellement, que je ne songeois pas à sortir, jusqu'au moment où les plaintes de Mademoiselle D. ** qui crioit, je suis morte, me réveillèrent de mon stupide étonnement. — Elle avoit reçu un coup au milieu de l'estomac ; mais ce n’étoit qu'une meurtrissure, & deux heures après, elle ne sentait plus de mal. 

La route entre la Transylvanie & la Valachie est singulièremcnt mauvaise & dégradée. Dans le traité de paix entre l'Empereur & la Porte, on en fit un article, afin de rendre le transport de l'Artillerie impossible ; mais quelques soient les vues politiques des deux Puissances, les Voyageurs doivent redouter cette route dangereuse. — 

Une des voitures qui suivoient la mienne fut brisée en mille pièces, & mon nouvel interprète & un valet, après avoir mis les bagages fiar d'autres voitures, vinrent à cheval, & arrivèrent au moment où l'on relevoit ma voiture. Quant à la leur, on en avoit laissé les débris dans l'endroit même de sa chute. Si quelques Allemands de votre connoissance dévoient voyager pour affaires ou par curiosité dans ce pays, conseillez-leur de faire leur voyage à cheval. — Je vous assure que ces belles montagnes méritent d'être vues. Elles sont couvertes jusqu'au sommet de la plus riche verdure. Dans la Valachie où l'on a coupé le bois pour cultiver la terre, on trouve la plus belle herbe & les plus belles moissons. Lorsque la, terre a été nouvellement retournée, vous voyez que c'est un excellent terreau. On peut dire de cette contrée que c'est un diamant mal enchassé, qui auroit besoin d'être mis en œuvre par une main habile & industrieuse. — Le bois de construction est ici presqu'inutile à cause de la difficulté de le tirer des montagnes ; la rivière est d'ailleurs si étroite, & son cours tellement gêné, qu'il est impossible d'y mettre des radeaux. 

Après ma chûte, je fus obligée de coucher dans une place où il n'y avoit que deux misérables cabanes. Dans l'une étoit une cuisine remplie entièrement par mon matelas que je partageai avec Mademoiselle **. Le matin, lorsque je m'éveillai, je vis mon cheval Arabe, près de ma fenêtre, qui paissoit dans un petit pré. Les deux Arnauts qui le conduisoient dormoient à ses pieds. Il étoit attaché avec une corde, & il paroissoit accoutumé à avoir quelqu'un pour le servir. Je partis, & quelques heures après, j'arrivai à une douane du pays de l'Empereur, sur les frontières ; & sur les bords de cette rivière que j'avois suivie, au milieu de ces montagnes enchanteresses que la Nature n'avoir pas destinées à recueillir des sujets opprimés ou des meurtriers fugitifs. — Je ne puis vous exprimer ma joie, lorsque je revis l'aigle de l'Empire, que je me sentis sous la protection Impériale, quoique je n'aie jamais voyagé si bien escortée que dans la Valachie, & que nulle part je n'aie reçu un accueil plus agréable. 

Le mauvais gouvernement de la Porte ne peut jamais garantir parfaitement les Voyageurs des outrages des Provinces rébelles. — De la douane je gagnai une forteresse, où un Major à cheveux blancs me reçut avec les plus grands égards, & où il me fallut monter environ quatre-vingt marches de pierre pour arriver à son appartement. Je soupai chez lui, & j'y trouvai de fort bons lits qu'il avoit fait préparer pour moi & pour ma suite. Ce vieux Gentilhomme me dit qu'il commandoit dans cet endroit depuis vingt-trois ans, & que j'étois la seule dame qu’il eût vue passer par cette frontière. — Si quelques-uns de mes amis eussent vu l'extérieur de cette forteresse, de qu'on leur eût dit que j'y étois, sans en savoir la raison, ils m’auroient cru enfermée pour la vie. 

La ville d'Hermanstadt, où je suis maintenant, est à cinq lieues de cette forteresse. Je loge chez un Baron de Buccow, fils du dernier Gouverneur, qui vit en société avec une famille Suisse, composée de braves gens. Ils m'ont tous paru être aussi charmés de me voir trois jours avec eux, que je le suis moi-même de me retrouver avec des Chrétiens. 

Il y a ici un camp de Cavalerie, & l’Empereur y est arrivé un jour ayant moi pour passer les régimens en revue. Aussi-tôt qu'il fut instruit de mon arrivée, il m'envoya demander si j'étois bien logée, & comment je me portois, & il me fit dire que si je ne me trouvois pas bien, il me feroit donner des appartemens convenables. Je le remerciai de son message, en lui répondant que je ne pouvois être mieux logée. Il doit m'honorer demain matin de la visite ; il n'a avec lui que le Général Brown, & il loge comme un simple Gentilhomme dans une auberge de la ville. — Une des roues de mon carrosse est cassée ; les autres sont en si mauvais état que je fuis obligée de rester ici quatre jours pour en avoir de nouvelles. Je vous manderai après demain, quand je quitterai les personnes honnêtes qui m'ont donné l'hospitalité. 

Votre très-affectionnée Sœur, &c. 


Lettre LXVII. 

Hermanstadt, 28 Juillet 1786. 

LE Gouverneur de cette ville m'a traitée avec beaucoup d'égards. C'est un vieillard de bon sens, le seul Gouverneur au service de l'Empereur, qui ait été nommé par l’impératrice défunte. II est Protestant. Son cabinet renferme des échantillons de toutes les mines de la Transylvanie. Ces mines sont fort riches, & l'or en est très-fin. On m'a dit qu'elles rapportent deux cent cinquante mille ducats par an à l'Empereur. Ce revenu est le produit d'une taxe imposée sur les propriétaires des mines, à raison d'un tiers de l’or que l'on en tire, savoir, trois florins sur neuf. C'est un plan bien plus sage que de rendre le Souverain propriétaire des mines d'or & d'argent que l'on découvre dans un pays, parce qu'alors le possesseur d'un champ qui contient une mine précieuse doit faire tous ses efforts pour empêcher qu'on ne la découvre. 

Le Gouverneur est amateur de tableaux, & il en a une belle collection. Charles Ier & son Epouse méritent d'y être remarqués. Un S. Jérôme du Guide, avec un Lion, sont sans prix. Il dit en avoir refusé quatre mille livres sterlings. — Je dînai chez lui avec un noble hongrois, un Comte de Witzai & son épouse, qui est une Esterhazi & plusieurs autres nobles. 

Le Comte de Witzai se chargea de conduire mon cheval Arabe à Vienne. Je crois vous avoir mandé, dans ma dernière Lettre, que l'Empereur devoit me faire une visite. Il est venu à pied, seulement accompagne du Général Brown ; il est resté deux heures & demie chez moi à regarder les cartes & les présens que j'ai reçus. Les cartes parurent lui faire beaucoup de plaisir & lorsque je m'acquittai du message du Prince de Valachie, il se mit à rire de mon exactitude. 

J'assistai hier matin à la revue, mais le tems étoit couvert, orageux & désagréable. — L'Empereur quitta Hermanstadt après la revue. — Il envoya le Général Brown me dire qu'il avoir écrit au Comte de Soro, Commandant à Temeswar, & au Comte de Collorédo à Peterwaradin, de me faire tenir prêts des chevaux de poste, si je passois par cette ville, pour voir les troupes Croates, qui, comme vous le savez, forment une espèce de Milice, qui garde les frontières, cultive la terre en tems de paix, & se distingue par sa bravoure en tems de guerre. L'Empereur m'a voit beaucoup parlé de ces troupes, & il parossoit désirer que je me détournasse pour les voir, mais j'avoue qu'il me tarde trop d'arriver à Vienne où je dois trouver des Lettres intéressantes 

Je vous écrirai aussi-tôt que j'y ferai arrivée. Je fuis, avec respect & affection, votre Sœur, &c. 


Lettre LXVIII. 

Vienne, 30 Août 1786. 

Je suis arrivée ici en bonne santé, & après une route très-agréable, je n'ai été retardée que par le Comte de Soro qui m'a fait mille instances pour me retenir à dîner. Je regarde la Hongrie comme un excellent pays, qui n'a besoin, pour devenir un des plus riches & des plus peuplés de la terre, que d'un canal de navigation de la mer Adriatique au Danube. 

L'indolence des Turcs, qui probablement fera toujours la même, laisse aux Hongrois une belle occassion d'être le Peuple le plus opulent & le plus heureux. Si le fort me rendoit maîtresse de ce royaume, je ferois un traité avec la Porte, en ne lui demandant qu'un commerce libre sur la mer noire. La nonchalance Turque seroit une immense barrière entre mon royaume & un voisin ambitieux. Comme je saurois encourager la pompe asiatique, la superstition & l'indolence, me gardant bien de rien faire qui pût affoiblir une telle barrière ! L'ambition qui égare souvent les hommes dans les sentiers de la politique, peut suggérer aux Cours Impériales que les Turcs doivent être relégués sur le rivage d'Asie, & que la Turquie Européenne doit appartenir aux Chrétiens. Mais je ne suis pas de cet avis, & je ne voudrois pour boulevard de mon pays, avec la mer, que la nonchalance Mahométane. 

Les Turcs sont fidèles à leurs traités, & ne déclarent pas la guerre sous de faux prétextes. Leurs Pachas révoltés leur occasionnent assez d'embarras pour qu'ils désirent une paix perpétuelle avec les étrangers leurs voisins. — Un homme, qui n'est pas tranquille dans son ménage, ne fort pas de chez lui pour aller chercher ailleurs de nouveaux désagrémens. — Telle est la situation où se trouve la Porte. L'agitation continuelle de l'Empire fait trouver au Turc des charmes dans ces tristes momens de repos, qu'il goûte sur un tapis, à l'ombre d'un platane touffu. . — Nous ne devons pas nous étonner d'en voir plusieurs  regarder comme une jouissance ce qui seroit pour nous une stupidité mortelle. Comme je ne fuis Souveraine d'aucun pays, je ne vous fatiguerai plus de mes réflexions, je vous dirai seulement que le Prince Kaunitz fut enchanté de me revoir, qu'il me salua en me disant : Ah ! vous voilà, ma belle Dame. — Je fus charmée de rencontrer ici la jeune Comtesse de G.**, & sa Sœur que je connoissois auparavant ; mais je n'avois jamais eu occasion de voir Lady G.**, depuis que nous étions liées ensemble. — C'est une femme douce, modeste & aimable : on les aime toutes deux beaucoup ici. — Je ne resterai à Vienne que pour attendre des Lettres de … ; & ensuite je partirai pour Anspach, où j'aurai l'honneur & le plaisir le plus vrai de vous présenter mes respects, & de vous assurer de vive voix que je suis votre affectionnée Sœur, & votre fidelle amie E. Craven. 

FIN.