III Ak-Séraï [Aksaray]. Un diner turc. Danses aux flambeaux. D'Ak-Séraï à Nicée [Iznik]. Mausolée de Badji-Keui.

Nous repartons à deux heures ; les montagnes s'éloignent du fleuve et le sol de la vallée, large dans cet endroit d'une lieue au moins, semble fertile et relativement bien cultivé ; nous traversons des champs de coton, des vignes, des plantations de mûriers.

A notre gauche, de l'autre côté du fleuve, se montre la petite ville de Gheïveh que l'on croit être l'ancienne Tottoeum, elle est célèbre aujourd'hui, de Nicomédie à Brousse, par l'excellence de ses melons et de ses fruits.

[Aksaray]

Enfin, à quatre heures, nos zaptiés nous montrent un bourg auquel la couleur sombre et l'air délabré de ses maisons, construites en terre battue, donnent un aspect sinistre, et qu'on appelle cependant le château blanc, Ak-Séraï, ou Ak-Sara, ou Ak-Hissar, car, en Turquie, il n'est pas de nom qui n'ait plusieurs formes.
Nous attendons dans la cour d'un Khan délabré qu'on ait prévenu les autorités de notre arrivée. Bientôt les zaptiés et les serviteurs du mutadir viennent nous y prendre et nous conduisent au konak. Il se dresse au centre d'une place ; c'est un vieil édifice construit en bois et plein d'originalité. Une grande galerie à jour occupe une partie du premier étage et sert de vestibule à la pièce principale. De longues barbes et de vastes turbans s'y laissent voir au-dessus de la balustrade ; ce sont les notables qui nous attendent et nous examinent avec curiosité ; les gens de service s'empressent autour de nous, pour tenir les chevaux et décharger nos bagages. Parmi les plus zélés, nous remarquons un nègre dont la cheville droite est reliée au cou par une grosse chaîne ; nous demandons ce qu'il faut penser de cette livrée d'un genre nouveau ; on nous répond qu'elle désigne un voleur ; on sait du moins ainsi à qui l'on a affaire.

Mais nous voici dans la salle du conseil un vieillard à la figure vénérable et aux manières distinguées, s'avance et nous invite avec beaucoup de courtoisie à prendre place sur le divan. C'est un des notables qui remplace le mudir parti pour Nicomédie, comme tous ceux de la province. Il tire notre firman du sac de toile où il, est précieusement enfermé, et, après l'avoir porté à son front en signe de respect, il en donne lecture aux assistants ; on nous présente alors les tchibouks et le café, et nous pouvons examiner à loisir le sélamlik [NOTE : C'est le nom que l'on donne, dans toute maison turque, à la pièce où se tiennent les hommes par opposition au harem, appartement des femmes.] du konak d'Ak-Séraï. La décoration de cette pièce date d'un siècle au moins ; c'est assez dire que le sentiment de l'art y a présidé.

Nous avons sur nos pères beaucoup d'avantages, mais ils excellaient sous le rapport du goût ; leurs habitations, leurs costumes portaient l'empreinte d'une inspiration poétique qui semble ne leur avoir pas survécu. C'est un fait universel dont les résultats se montrent partout, en Turquie ou en Chine, aussi bien qu'en Europe. Chez nous on a le bon esprit, aujourd'hui, d'imiter les modèles que nous ont laissés nos ancêtres ; mais, sur les rives du Bosphore, on n'en est pas encore là ; nos goûts français d'il y a cinquante ans y dominent. Une commode de noyer et des fleurs artificielles dans des vases d'albâtre viennent chaque jour, à Constantinople, prendre dans les maisons élégantes la place des
vieux meubles nationaux. Croirait-on que l'arbre en vogue pour l'instant est l'acacia-boule, ce végétal rabougri habitué des guinguettes de nos faubourgs ? On arrive au vieux sérail par une avenue d'acacias-boules les cyprès et les sycomores des anciens sultans semblent les regarder en pitié du haut des nuages où se perd leur cime.

Nous jouissions donc pleinement du plaisir de trouver dans un pauvre village au milieu de ces maisons de terre, une pièce où tous les objets étaient disposés d'une manière harmonieuse, pittoresque et vraiment caractéristique.

Je ne la décrirai pas les lecteurs ont sous les yeux un dessin qui en reproduit l'aspect (p. 229). Un bahut, décoré de paysages et d'arabesques, occupe le fond de la chambre, c'est un objet de luxe que nous avons rarement rencontré. La caisse, solidement ferrée, qui est posée à terre, près du divan, en face du maître de la maison, est habituellement le seul meuble qui garnisse le sélamlik .
On y met l'argent, et les titres importants ; quant aux papiers moins précieux, ils prennent place sous les coussins. Chez nous les archives d'une sous-préfecture occuperaient plus d'espace, mais l'administration turque n'est point paperassière. Souvent, le soir, quand nous enlevions ces oreillers pour en composer notre lit, nous mettions à découvert un monceau de missives auxquelles le lendemain nous rendions soigneusement leur abri protecteur.

Le personnel qui garnissait la grande salle du konak nous offrait en même temps un spectacle très-intéressant cadi, iman, membres du medjlis, plongés dans leurs grandes robes de nuances diverses, immobiles et lançant en silence, à travers l'espace, la fumée, sortie des longs tuyaux de leurs narguilés ou de leurs tchibouks ; zaptiés bariolés, se tenant rangés au-delà d'une balustrade, dans la partie basse de la pièce, prêts à obéir au moindre signe ; quelques-uns aidant au service sous la direction de l'intendant, que distinguent sa veste bleu de ciel et ses larges culottes de toile blanche aussi alertes et adroits pour présenter la pipe et offrir le café, chez le mudir, que pour manier le yatagan en rase campagne.
Nous nous croyions transportés, à quelques siècles en arrière, dans un de ces châteaux féodaux qu'aiment à peindre les romanciers.

Mais un grand bruit de voix, parti du dehors, nous appelle près des fenêtres ; le soleil vient de se coucher, et l'horizon admirablement découpé nous montre des montagnes de saphir enchâssées dans un ciel de rubis ; c'est un coup d'oeil magique. La foule se presse sur la place que nous dominons des torches, allumées subitement, l'inondent de lumière, et quelques jeunes garçons, vêtus de longues robes comme les almées, exécutent des danses de caractère au son de la flûte et du tambourin.

Cette réjouissance nous conduit jusqu'à l'heure du repas on a placé sur le tapis, de distance en distance, de larges plateaux en cuir gaufré orné de clous dorés, qui reçoivent des flambeaux semblables aux chandeliers de nos cathédrales ; un petit trépied est disposé dans un coin de la salle il porte un plateau près duquel nous prenons place. Les serviteurs et les zaptiés y déposent un à un les plats qui doivent composer notre dîner. C'est une succession de mets alternativement salés et sucrés, chauds et froids ; le kébab, mouton grillé, coupé en petits morceaux ; les dolmas, boulettes de viande hachée, roulées dans des feuilles de vigne ; les beureks [börek] , gâteaux feuilletés de différentes formes ; le kaïmak, crème cuite, et le yaourt, lait caillé que l'on sert ordinairement à la surface d'un ragoût de viande ; le pilav, riz à la graisse, le mets national des Turcs, réservé pour la fin du repas en guise de dessert. Le règne végétal est représenté par les aubergines et par des melons de taille colossale le cavoun [kavun] à chair blanche, qui est un fruit succulent, et le carpouz [karpuz] à chair rouge.

Le service est des moins compliqués ; point d'assiettes, ni de fourchettes ; chacun puise à même le plat, avec une petite cuiller de buis lorsqu'il s'agit d'un liquide, avec les doigts pour la viande et les pâtisseries. Quand le maître de la maison tombe sur un bon morceau, il le présente le plus gracieusement du monde à ses hôtes, qui le reçoivent de sa main et répondent par mille téménas.

Point de bouteilles, le Coran interdit l'usage du vin, pas même de carafes ni de verres sur le plateau. Un serviteur tient une coupe remplie d'eau qu'il couvre de sa main pour la garantir de la poussière, et, sur un signe, il la présente tour à tour à ceux des convives qui veulent se désaltérer. Un autre domestique porte un flambeau.

Le repas terminé, l'intendant circule avec une grande cuvette de métal au centre de laquelle un petit appendice supporte une boule de savon dure comme le marbre, et verse un peu d'eau sur les doigts de chacun.
Les membres du medjlis, y compris celui qui nous avait fait les honneurs du konak, s'étaient retirés pour regagner à temps leurs harems.

L'heure du repos étant venue, on étendit sur le plancher, pour chacun de nous, un large matelas et une épaisse couverture. C'est ainsi que le sélamlik du konak change successivement de destination : prétoire, salon, salle à manger, dortoir tour à tour. Cette combinaison économique est bien en rapport, il faut l'avouer, avec les habitudes indolentes des Turcs ; il doit leur sembler doux de voir, sans bouger de place, tout ce qui est approprié aux besoins des diverses heures du jour surgir comme par enchantement dans le même lieu, sans qu'ils aient la peine d'aller, comme nous, le chercher sur des points différents.

Toutes nos soirées chez les mudirs se sont ressemblées à quelques circonstances près, et je n'aurai plus à revenir sur ces détails,

Le 28, à sept heures du matin, nous quittons le gracieux konak d'Ak-Séraï.

On nous a parlé, la veille, de vestiges antiques qui se remarquent sur la droite de notre chemin, non loin d'Ak-Séraï. En effet, au bout d'une heure et demie de marche à travers des champs plus ou moins bien cultivés, les zaptiés nous conduisent au petit village de Badji-Keuï près duquel, parmi des débris de murailles, nous voyons se dresser un beau mausolée de trois mètres environ de hauteur, construit en gros blocs de pierre calcaire, et semblant appartenir à l'époque du Bas-Empire. Sur la face dirigée vers le Sangarius, est gravée une inscription grecque qui peut être interprétée ainsi: "[La partie de l'architrave qui portait le premier mot, un nom propre sans doute, s'est détachée et a disparu.]... a élevé ce monument tel qu'il est, ainsi que les constructions environnantes, pour demeurer inaliénables."
Ce monument n'avait pas encore été remarqué que je sache.

Nous disons adieu à la belle vallée du Sangarius et commençons à gravir une pente abrupte toute semée de grosses roches. Les zaptiés arment leurs fusils et nous engagent à nous tenir sur nos gardes ; ce passage est mal famé pour l'instant ; quatre de leurs camarades qui escortaient un courrier, il y a six semaines, y ont été attaqués, et deux ont péri. Vers la même époque, un Français, attiré dans cette contrée par le commerce de la soie et voyageant seul avec son domestique, a été assassiné près d'ici, entre Nicée et Karamoussal. Peu d'endroits semblent mieux disposés pour un coup de main.

Nous atteignons cependant sans encombre le plateau boisé qui sépare la vallée du Sangarius de celle que baigne le lac Ascanius [NOTE : Lac de Nicée ; en turc, Isnik-gueul [Iznik gölü]]. Une pente douce nous y conduit à travers un pays ombragé. Quelques champs cultivés annoncent bientôt le voisinage d'une ville c'est l'antique Nicée ; un fouillis de grands arbres la cache à nos regards, aucun bruit ne la révèle, et nous sommes au pied de ses murailles vénérables avant d'avoir pu nous préparer à cette apparition qui doit nous émouvoir profondément.

Il y a peu de ruines en Asie Mineure dont la vue, plus que celle des ruines de Nicée, soit capable de frapper vivement l'imagination. Les voyageurs ne les ont généralement pas assez vantées ; si l'archéologue rencontre des monuments qui l'emportent au point de vue de l'intérêt architectural, rarement l'artiste trouvera des débris de cette importance encadrés dans un aussi charmant paysage ; nulle part le poète ne ressentira de plus mélancoliques impressions. On pourrait, le crayon en main, passer à Nicée des semaines délicieuses.

Les circonstances qui hâtaient notre marche ne nous permirent pas de savourer pleinement ces beautés ; nous y avons mis toutefois deux journées à profit pour recueillir une ample moisson de souvenirs impérissables.

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