VII Lac d'Apollonia [Apolyont ou Gölyazı]. Ouloubad [Uluabat]. le Rhyndacus. Kirmasli. Cassaba. Atys et Adraste. La prière du soir à Baloukeuï.

Je quitte Brousse le 5 à neuf heures du matin et je m'achemine vers Ouloubad où M. de Vernouillet m'a précédé la veille, voulant s'y livrer au plaisir de la chasse, tandis que je consacrais une journée au dessin et à la photographie.
De Brousse à Ouloubad, il y a dix heures de marche. On suit quelque temps la route de Moudania. Il est bon de dépasser un peu l'intersection des deux chemins, pour voir, sur un affluent du Nilufer, un pont construit au moyen âge et dont l'aspect est assez pittoresque. A quatre heures de Brousse, nous faisons halte-pour déjeuner. Nous sommes en face de la petite ville d'Apollonia, que j'aurais grand plaisir à visiter mais elle n'est pas sur notre route, et nous avons à peine le temps d'atteindre Ouloubad aujourd'hui.
"Tchélébi, me dit un des surudjis, jeune Turc à la physionomie un peu farouche mais intelligente, voulez-vous avoir confiance en moi ? nos chevaux sont bons ; tandis que votre drogman et mon camarade continueront leur route avec les bagages, je vous conduirai à Abouliont, et nous gagnerons de là Ouloubad par des chemins que je connais."

[Gölyazı]

J'accepte, et nous voici galopant à travers des prairies et des marécages. A trois heures nous sommes au bord du lac à l'entrée d'Abouliont (Apollonia ad Rhyndacum). Cette bourgade est située sur une petite colline que l'eau entoure de tous côtés une passerelle de bois, longue de deux ou trois cents mètres, la relie à la terre ferme ; mais, dam cette saison, on y peut accéder à pied sec. La ville antique s'étendait sur le rivage, où l'on voit quelques débris d'édifices. Aujourd'hui l'île seule est couverte de maisons resserrées entre des murailles dont le pied plonge habituellement dans l'eau. Ces maisons, au nombre de trois cents ou environ, sont en grande partie habitées par des chrétiens qui se livrent à la pêche ; le lac est poissonneux et contient spécialement beaucoup d'esturgeons dont les œufs servent à la fabrication du caviar.

ILL. Tombeau phrygien taillé dans le roc, entre Hermandjik [Harmancık] et Taouchanli [Tavşanlı](voy. p. 255).


Nous parcourons à cheval des rues étroites et montueuses, puis nous faisons sur la grève le tour des murailles ; une portion, construite en gros blocs superposés sans mortier semble d'origine hellénique, le reste appartient au Bas-Empire. Je dessine un pan de mur où se trouve incrusté un beau fragment antique ayant appartenu à la frise de quelque temple. Puis, je repars en toute hâte, car le jour est à son déclin.
Longtemps nous cheminons au bord du lac. Ses rives sont gracieusement découpées, plusieurs îles apparaissent à la surface de l'eau. Au levant se dresse le blanc sommet de l'Olympe, au couchant la cime foncée de l'Ida, derrière lequel le soleil s'est abaissé ; jamais je ne perdrai le souvenir de ce tableau.
La nuit gagne ; mais un beau clair de lune nous permet d'avancer rapidement à travers la plaine déserte. Aux deux tiers de notre course, nous passons près d'un grand édifice ruiné ; il a reçu dans le pays un nom sinistre, Keurseuz-Khan (le Han des voleurs) [Hirsiz Han].

Une forêt brûle sur les collines qui bordent la vallée du côté du nord elle nous sert de fanal, et, vers neuf heures, nous sommes au bord du Rhyndacus en face d'Ouloubad. Un pont de bois reliait les deux rives du fleuve il y a peu d'années encore, le courant l'a entraîné ; mais M. de Vernouillet a chargé un batelier de nous attendre ; plus heureux que d'autres voyageurs qui campent là, autour d'un grand feu, nous passons l'eau, et sommes bientôt installés dans la maison d'un papas grec où mon compagnon de voyage a reçu l'hospitalité. C'est une espèce de ferme, dépendance d'un couvent le papas qui l'habite partage ses soins entre la direction des âmes et la culture des champs. Sa cour est encombrée de bestiaux. Il nous établit dans une salle dont les fenêtres ont perdu leurs carreaux ; la nuit est fraîche cependant mais au moyen des coussins du divan nous calfeutrons tant bien que mal les ouvertures béantes nous soupons avec un des faisans que M. de Vernouillet a tués le matin, et nous nous endormons étendus sur le sol, sans songer à regretter les chambres confortables de l'hôtel de l'Olympe.

Le 6, nous consacrons notre journée à la chasse. En hiver les oiseaux aquatiques pullulent au bord du lac d'Apollonia ; ils sont plus rares dans cette saison, mais on peut tirer des faisans. Nous en tuons plusieurs le matin, au milieu de grands roseaux où des troupeaux de bœufs errent en liberté. Une brume épaisse nous environne, et le soin de retrouver notre chemin nous distrait un peu de la chasse. Après-midi, le papas nous propose d'aller au-delà du Rhyndacus sur les collines boisées qui se montrent à l'horizon. Lui-même enfourche un de ses chevaux pour nous servir de guide, et nous voici traversant à gué le Rhyndacus au risque de nous noyer, car nos montures résistent avec peine à la rapidité du courant.
La chasse n'est pas heureuse, le gibier est moins abondant sur les collines que dans les marais ; mais nous faisons une charmante promenade. Au retour, je m'arrête à voir travailler quelques laboureurs qui commencent à préparer les semailles leur charrue consiste en une forte perche ajustée sur des roues et dont une des extrémités, munie d'une pointe de fer, est dirigée vers le sol pour en déchirer la surface. Au lieu de herse, on emploie un tronc d'arbre garni de ses rameaux.
Avant de rentrer à Ouloubad, nous visitons le Khan ruiné, près duquel j'ai passé la veille il se dresse majestueusement dans la solitude dominant les eaux du lac. Il a été construit sur un plan grandiose ; à l'intérieur, deux rangs d'arcades le divisent en trois nefs ; au centre deux grandes cheminées sont disposées en forme de lanternes de façon à ce que les voyageurs puissent se ranger l'entour. La lumière n'y pénètre que par les voûtes, il ne me semble guère possible d'admettre que cet édifice ait été une église byzantine ainsi que l'ont pensé plusieurs voyageurs.

[Uluabat]

7 octobre. Après avoir encore tué quelques faisans le matin, nous examinons et je dessine les murailles d'Ouloubad. Elles ont été construites par l'empereur Alexis Comnène pour défendre le cours du Rhyndacus et du Macestus. L'origine de Lupadium ne remonte pas plus haut ; c'était une forteresse autour de laquelle, au quatorzième siècle, bien des combats ont eu lieu ; elle tomba en 1330 au pouvoir du sultan Orkan. Nous prenons à deux heures et demie congé du papas Spiridion, qui s'est montré plein d'attentions pour nous. Nous avons le regret de le laisser en proie à deux grands soucis ; l'église du village, une belle église toute neuve, a été renversée de fond en comble par le tremblement de terre de 1856 ; il nous en a tristement montré les débris et son verger est occupé par une bande de Circassiens qui sans façon y ont planté leur tente. Après la soumission de Schamyl, beaucoup de Tcherkesses, voulant échapper au joug de la Russie ont demandé un asile au sultan. On n'avait garde de les repousser, car c'était faire une bonne acquisition que de s'attacher ces hommes robustes et belliqueux ; d'ailleurs la Turquie offre à tous les exilés une généreuse hospitalité ; on leur assigna donc des cantonnements sur divers points de l'empire ; c'est ainsi qu'Ouloubad a connu ces beaux cavaliers auxquels leurs grands bonnets de fourrure donnent un air farouche. Nous les voyons caracoler, armés de lances, au pied de la citadelle des Comnène ; rien de mieux, pourvu qu'on les installe sur des terres dépendant du domaine public et non dans les jardins des pauvres rayas.

Nous laissons à notre droite la ville de Mouhalitch (Milétopolis) que nous apercevons à l'extrémité de la plaine, et les ruines de Cysique, situées à quelques heures au-delà. Cysique a joué un grand rôle dans l'histoire elle a possédé de splendides monuments. Les commotions souterraines ont tout détruit et les colonnes de ses temples sont allées parer les mosquées de Constantinople. Cependant, si nous avions disposé de plus de temps, nous aurions voulu saluer les restes de ses murs de granit contre lesquels échouèrent les efforts de Mithridate.

ILL. Harmandjyk. Le konak du mudir (voy. p. 255).


Nous prenons notre direction vers l'est avec l'intention de remonter le cours du Rhyndacus jusqu'à sa source. En chemin, une troupe de paysans qui porte des provisions à la ville, demande à se joindre à nous pour éviter le sort de quelques-uns de leurs camarades pillés la veille en cet endroit. A cinq heures, nous sommes à Kirmasli-Kassaba, petite ville de quatre mille habitants, où nous traversons le Rhyndacus sur un pont de bois chancelant.
Au-delà de ce pont s'ouvrent les portes d'un konak hospitalier. Le mudir est absent, mais les dames de son harem nous envoient un excellent dîner. La ville contient un certain nombre de Grecs ; les principaux d'entre eux viennent nous rendre visite et nous conduisent dans quelques maisons où se trouvent des fragments de bas-reliefs antiques et des inscriptions dénuées d'intérêt. Le 8, départ à six heures et demie. Rude journée. Nous voici revenus au pied de l'Olympe, dont le versant méridional se ramifie en une multitude de collines boisées, au milieu desquelles le Rhyndacus décrit mille circuits.

Gravir des pentes abruptes, descendre au fond d'étroites vallées, passer à gué des torrents, voilà l'emploi de notre temps. Nous voudrions aller coucher à Adrenas (Adriani) où se trouvent quelques ruines ; mais, après Kestlek, nos zaptiés s'égarent ; nous errons, le jour durant, à travers ce labyrinthe de monticules qu'ombragent heureusement de magnifiques futaies. Vers quatre heures, nous traversons le hameau de Karakeuï, habité par des bûcherons, nous y prenons un guide ; mais nous avons perdu la direction d'Adriani et sommes heureux de trouver, à la nuit tombante, les vingt-cinq maisons du village de Baloukeuï, suspendues aux flancs d'un rocher. Les pauvres gens qui l'habitent n'ont pour chaque famille qu'une étroite cabane en planches qui de loin ressemble à un tas de bois aucun d'eux ne peut nous offrir l'hospitalité. Mais une petite mosquée se dresse au centre du village un réduit de trois mètres carrés en dépend quatre murs sans enduit, et un toit abritant le sol nu. Nous y plaçons les lits de camp et nos domestiques s'installent dans la tribune de la mosquée avec laquelle une porte met notre chambre en communication.
Philippe se procure du riz et des oeufs, Pendant que nous soupons sur nos cantines, quelques hommes se présentent et nous demandent deo venir avec eux passer la soirée à l'affût pour tuer les sangliers qui ravagent leurs champs. Il y a deux mille cinq cents ans, au temps de Crésus, les montagnards de l'Olympe se plaignaient déjà de ces incommodes voisins :
« En ce temps-là un sanglier monstrueux parut en Mysie il descendait de l'Olympe et dévastait les champs. Des messagers furent envoyés à Crésus et lui dirent "O roi, un sanglier énorme s'est montré sur notre territoire et il détruit nos moissons. Nous te supplions de nous envoyer ton fils et l'élite de tes jeunes gens avec leurs chiens..."

ILL. Aizani (Tchavdir-Hissar) Pont et quai du Rhyndacus. Temple de Jupiter (voy. p. 256).


"Crésus refuse d'abord de laisser partir son fils Atys, car un songe lui a fait pressentir qu'il périrait de mort violente ; mais, vaincu par les prières du jeune prince, il le confie aux soins d'Adraste, fils de Gordius, roi de Phrygie. « Adraste, lui dit-il, je t'ai accueilli dans ma demeure où je pourvois à toute ta dépense ; maintenant (car tu dois par du dévouement répondre à mes bienfaits), je te demande de veiller sur mon fils qui s'en va à la chasse ; protège-le dans le chemin contre « les malfaiteurs qui pourraient l'attaquer. Il est juste, en outre, que tu cherches l'occasion de te signaler en ces travaux où tes pères ont excellé.
"Je suis prêt, répond Adraste, à faire ce que tu demandes, à veiller sur ton fils comme tu l'ordonnes ; attends-toi donc à le voir revenir sain et sauf, autant que cela peut dépendre de son gardien."
"Il dit ; après quoi Atys et lui partirent bien équipés, avec les jeunes gens d'élite et les chiens. Arrivés sur le mont Olympe ils, se mirent en quête de la bête farouche, Ils la trouvèrent, ils l'entourèrent d'un cercle et lancèrent leurs javelines. Or, Adraste ayant dirigé son trait sur le sanglier, le manqua et atteignit le fils de Crésus. Atys, frappé par la pointe de fer, accomplit la prédiction du songe" [NOTE : Hérodote, Histoires, 1. l, de XXXVI à XLV.]

Nous n'acceptâmes point la proposition de nos hôtes, non dans la crainte qu'il se rencontrât un Adraste parmi eux, mais nous avions besoin de repos. Nous les dédommageâmes toutefois en leur fournissant de la poudre, et je dois ici leur demander pardon de les avoir un instant soupçonnés d'en vouloir user contre nous. En effet, vers neuf heures, nous croyions tous les habitants du village plongés dans le sommeil et nous venions nous-mêmes de nous endormir, quand la porte de la mosquée s'ouvrit bruyamment, donnant passage à une troupe d'hommes dont quelques-uns portaient des torches. Réveillés en sursaut, nous allions sauter sur nos armes, mais nous vîmes la foule se prosterner, et aussitôt commença une plaintive psalmodie nous n'avions près de nous, au lieu de brigands, que des villageois en prière.

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