Catégorie : Géographie
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extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle

IV. ASIE  MINEURE.

[Les noms]

Les noms d'Asie Mineure et d'Anatolie, employés actuellement dans un sens identique, sont des termes d'origine byzantine dont la signification s'est modifiée pendant le cours des siècles. A mesure que l'appellation d'Asie, qui fut d'abord celle d'une région de faible étendue sur le versant de la mer Egée, s'étendait à un ensemble plus vaste, grandissant de siècle en siècle avec les découvertes des voyageurs et les expéditions des conquérants, il devenait nécessaire d'employer d'autres termes pour éviter la confusion. C'est ainsi que, dès le commencement du cinquième siècle de l'ère vulgaire, le nom d'Asie Mineure était appliqué à la péninsule comprise entre le golfe de Chypre, le Pont-Euxin et le cours du Halys, pour la distinguer de tout le reste du continent, l'Asie Majeure ou Asie « profonde». L'expression d'Anatolie, qu'on employait à Constantinople pour désigner une petite partie de la péninsule asiatique, et qui au seizième siècle, sous le règne de Souleiman le Magnifique, était encore officiellement celui d'une province spéciale, a fini par prendre un sens général et par remplacer le nom de Roum ou « Romanie » que l'usage avait donné aux provinces byzantines si longtemps disputées par les Turcs aux souverains de Constantinople. Les Osmanli eux-mêmes emploient sous la forme d'Anadoli ou Anadolou ce mot grec d'Anatolie, synonyme de nos termes vagues d' « Orient » et de « Levant » ; il est vrai que, par une confusion bizarre dont la nomenclature géographique offre beaucoup d'exemples, ce nom d'Anatolie ou Natolie peut avoir été pris par les Turcs comme celui de la cité de Natolia, capitale de l'une des principautés de Roum, et étendu par eux à toute la contrée (1).

Quoi qu'il en soit, les dénominations géographiques d'Asie Mineure et d'Anatolie ont de nos jours un sens assez précis et s'appliquent à une région physiquement bien délimitée. Le golfe d'Iskanderoun [Iskenderun] ou Alexandrette, pénétrant au loin dans l'intérieur des terres entre la Cilicie et la Syrie, indique nettement au sud-est l'angle extrême de la Péninsule.

1. P. de Tchihatcheff, Asie Mineure, vol. I.

La chaîne de montagnes et les hauteurs qui continuent au nord les crêtes de la Syrie et qui constituent le faîte de partage entre le Djihoun [Ceyhan] ou Pyrame et les affluents de l’Euphrate, forment la ligne de démarcation naturelle à la racine de la Péninsule. Seulement à l'angle du nord-est, là où se développent parallèlement à la mer Noire les chaînes des Alpes pontiques, la limite devient indécise et c'est d'une manière conventionnelle que l'on trace une frontière géographique du plateau de Sivas au promontoire de Yasoun, à travers la vallée du Ghermili, affluent du Yechil irmak [Yeşil Irmak] ; cependant là aussi les contreforts des monts d'Arménie, contrastant par leur relief vigoureux et la richesse de leur végétation avec les plaines uniformes de l'ouest, sont une borne naturelle entre le Pont et l'Asie Mineure proprement dite. Dans ces limites, la Péninsule occupe une superficie à peu près égale à celle de la France, mais habitée par une population cinq fois moins nombreuse (1).

[Population]

Certes, l'Anatolie pourrait facilement nourrir le même nombre d'habitants que les contrées les plus riches de l'Europe. Presque toute la surface du pays est, il est vrai, occupée par des plateaux élevés et des montagnes, et l'altitude moyenne de la contrée ne parait être guère inférieure à 1000 mètres ; mais que de millions d'hommes se trouveraient à l'aise dans la féconde vallée du Méandre ou de telle autre plaine inclinée vers la mer de l'Archipel! Même sur les hautes terres de l'intérieur les habitants pourraient se presser en multitudes : sur maint plateau où l’on ne voit aujourd'hui que des tentes de bergers, le sol est couvert de cités en ruines : à la même élévation que Montlouis et Briançon, ces places de guerre françaises si redoutées comme lieux de séjour, l'Asie Mineure avait des centaines de villes populeuses. La différence de latitude compense celle de la hauteur ; la ligne isothermique de 12 degrés centigrades passe à Kaïsarieh [Kayseri], capitale de la Cappadoce, située à l'altitude approximative de 1200 mètres, tandis qu'en France, à 8 degrés plus au nord, cette même ligne de température traverse la région du littoral saintongeois (2). Au bord de la mer de Chypre, sur le versant des monts tournés vers le midi, le climat est déjà presque tropical.

1. Superficie et population de l’Asie Mineure, avec les îles du littoral et sans Chypre : 480 000 kilomètres carrés.    6 020 000 habitants.  15 hab. par kil. carré.
2. P. de Tchihatcheff, Asie Mineure, vol. II.

[La côte]

Un des grands avantages de l'Asie Mineure consiste dans le remarquable développement de son littoral maritime, comparé à la surface du territoire. A l'est, aussi bien sur la rive du Pont que sur celle de la Méditerranée, la côte se développe en longues ondulations semi-circulaires, scandées sur leur pourtour par d'autres flexions régulières du rivage. Vers les angles du nord-ouest et du sud-ouest de l'Anatolie, les indentations profondes de la côte remplacent les courbes à grand rayon ; le littoral se ramifie en articulations, projetant elles-mêmes de petites péninsules dans la mer parsemée d'îles et d'ilots ; toute la côte occidentale est découpée en presqu'îles montueuses qui se succèdent régulièrement de golfe en golfe, rythmant leur mouvement comme des vers à cadence harmonieuse. En ne tenant compte que des inflexions principales, le développement total de la côte ionienne entre les Dardanelles et le détroit de Rhodes est au moins quadruple de la distance directe ; il est décuple, avec le littoral de toutes les îles habitées : les points du rivage où la mer a fait surgir les marchés et les villes se sont accrus dans une proportion considérable ; partout s'ouvrent des baies et des ports : en se complétant par toutes ces articulations, la côte est devenue vivante.

La partie occidentale de l'Asie Mineure est un exemple frappant de ce que les divisions conventionnelles ont d'arbitraire. En effet, les îles, les péninsules, les vallées fluviales de l'Anatolie jusqu'aux montagnes et aux plateaux de l'intérieur n'ont nullement le caractère asiatique : elles appartiennent géographiquement aussi bien qu'historiquement à l'Europe. Des deux côtés le climat se ressemble, les rivages ont même aspect et même formation ; des populations de même race se sont établies en face les unes des autres ; un même mouvement historique les a entraînées vers de semblables destinées. Au lieu de séparer l'Hellade et l'Anatolie, la mer Egée les a réunies au contraire par des échanges incessants de denrées et de voyageurs ; comme au temps d'Hérodote, Athènes et Smyrne, qui se regardent par-dessus les flots, sont restées villes grecques, en dépit des conquêtes et des invasions barbares dont les migrations se firent d'abord d'orient en occident, pour refluer ensuite d'occident en orient (1).

1. Ernst Curtius, Geschichte von Griechenland.

Mais les deux Grèces de l'Europe et de l'Asie offrent un remarquable contraste. Si l'Ionie asiatique n'est pas moins richement découpée que la Grèce d'Europe, la différence de sa position relativement aux terres avoisinantes lui donne un autre rôle historique. Tandis que le Péloponèse est, — ainsi que le dit son nom, — plutôt une île qu'une péninsule, et que la Grèce continentale est elle-même un pays presque exclusivement maritime, séparé des régions septentrionales par de hautes montagnes ne livrant passage que par d'étroits défilés, le littoral articulé qui borde en demi-cercle le corps péninsulaire de l'Asie Mineure, et qui forme cette région si favorable à la culture et au commerce que Lejean appelait le « fer à cheval anatolien », est une dépendance naturelle des plateaux de l’intérieur. Il est vrai que, des hautes terres du centre et même des vallées tributaires de la mer Egée aux plages du pourtour, les relations sont en maints endroits rendues difficiles par des massifs montagneux ne laissant aux populations du littoral qu'une zone étroite de terrain ; on ne remonte de la région des côtes aux plateaux du centre que par les âpres rochers des boghaz ;  les campagnes riveraines et les steppes de l'intérieur sont des terres différentes, ayant leur population et leur histoire distinctes (1). Même en certains endroits les bassins du pourtour étaient divisés en bassins ne communiquant qu'avec peine l'un avec l'autre : c'est ainsi que les Hellènes de la côte ont pu longtemps maintenir leur autonomie et leur civilisation originale à côté de puissants royaumes asiatiques, dont ils étaient à peine séparés par quelques lieues de rochers (2) ; mais il n'en est pas moins certain, d'une manière générale, que des communications suivies, un échange continu de marchandises, d'hommes et d'idées devaient s'établir entre les régions du littoral et celles de l'intérieur. Là est l'originalité de l'œuvre accomplie dans l'histoire du monde par les habitants de la Péninsule anatolienne. On peut dire que cette contrée se compose de deux pays s'emboîtant l'un dans l'autre : c'est une terre d'Asie enchâssée dans un littoral d'Europe.

1. Ernst Curtius, Die lonier vor der ionieschen Wanderung.
2. G. Weber, Le Sipylos et ses monuments.

Comme région de passage pour les peuples de l'Orient, l'Asie Mineure forme le prolongement naturel des plateaux de l'Arménie et du « détroit médique » ; mais à cette extrémité de l'Asie un temps d'arrêt devait avoir lieu pour les tribus en marche. Seulement au nord-ouest, là où la mer, au Bosphore et à l'Hellespont, se rétrécit aux dimensions d'un fleuve, les migrations pouvaient s'accomplir sans difficulté d'un continent à l'autre ; partout ailleurs, les relations entre l'Europe et l'Asie, rendues difficiles par de vastes espaces maritimes, se faisaient, non par le déplacement des populations elles-mêmes, mais par l'entremise du commerce et des expéditions de guerre. Du reste, les différences du sol et du climat entre les plateaux de l'intérieur et le pourtour déchiqueté des terres basses avaient pour conséquence le contraste des habitants : la zone de transition entre l'Asie et l'Europe, entre Ioniens d'une part. Lydiens et Phrygiens de l'autre, se trouvait dans la Péninsule elle-même ; c'est dans l'Asie Mineure que s’opéra, par le génie des Hellènes riverains, cette merveilleuse élaboration de tous les éléments d'art, de science, de civilisation provenant de la Chaldée, de l’Assyrie et de la Perse, du monde sémitique et même, indirectement, de la lointaine Egypte ; ils mirent en œuvre tous ces matériaux étrangers et c'est par eux que tout ce nouvel avoir fut transmis à leurs frères de race dans les iles de l'archipel et sur les côtes continentales de la Grèce. L'Anatolie a été comparée à une main tendue par l'Asie à l'Europe (1) ; mais cette main n'aurait point répandu ses bienfaits si de l'un à l'autre rivage les Hellènes n'avaient servi d'intermédiaires.

1. Curtius, Geschichte von Griechenland.

[Une région d’histoire]

Il est peu de contrées au monde où, suivant l'expression de Curtius, « plus d'histoire se soit pressée dans un espace plus étroit ». Sur cette zone du littoral si favorisée par le climat, sur ces rivages si bien découpés en golfes et en presqu'îles, dans ces plaines alluviales où la nature, aidée de l'homme, fait naître les plantes nourricières avec tant d'abondance, les populations devaient accourir en foule et se disputer le sol avec acharnement. D'un côté, les habitants des plateaux et des vallées de l'intérieur s'efforçaient de garder possession des terres riveraines de la mer Egée ; de l'autre, les peuples de marins, commerçants ou pirates, cherchaient à prendre pied sur ces rives si pleines de promesses. Après de longues alternatives de luttes sanglantes et d'exterminations, que racontent les mythes et les poèmes antiques, ce furent les populations les plus mobiles, les plus vivantes, celles de la mer, qui remportèrent la victoire. Les Grecs de souches diverses, Lélèges, Ioniens, Doriens, s'emparèrent des ports les mieux situés, et les villes qu'ils fondèrent devinrent populeuses et puissantes. C'est là que, dé tous les éléments appartenant aux civilisations distinctes de l'Egypte, de la Syrie, de la Perse, de l'Inde, des régions du Caucase, sortit ce mouvement d'art et de science qui nous entraîne : là sont nos véritables origines. Les Homérides y récitèrent les chants les plus anciens de notre littérature méditerranéenne ; l'art ionien y atteignit son plus haut degré de grâce et de splendeur ; les philosophes y émirent sur la constitution de l'univers des hypothèses que l'on discute encore ; et c'est dans une ville de l'Asie Mineure, la fameuse Milet, qu'Anaximandre, Hécatée, Aristagoras dressèrent les premières cartes, il y a plus de vingt-quatre siècles, sur des tables de bronze. Pourtant il est rare que justice soit rendue aux Hellènes asiatiques. De même que pendant des siècles on vit la Grèce à travers le monde romain, de même, par un effet de perspective, on voit surtout l'Asie Mineure hellénique comme dans l'ombre de la Grèce ; l'impression d'ensemble serait tout autre pour des populations asiatiques. Les découvertes des archéologues prouvent que la Grèce d'Asie ne fut pas inférieure à la Grèce d'Europe pour les œuvres de l'art et qu'elle la précéda, « La civilisation ionienne a été le printemps de la civilisation grecque, c'est elle qui a donné les primeurs, l'épopée et la poésie lyrique (1). » L'Asie Mineure est la patrie d'Homère, celle de Thaïes, d'Héraclite, de Pythagore et d'Hérodote. Seulement, tandis que dans la Grèce européenne toute la lumière semble se concentrer dans Athènes, elle se disperse en de nombreux foyers sur les cotes de l'Asie Mineure : Pergame, Smyrne, Éphèse, Milet, Halicarnasse.

1. G. Perrot, Notes manuscrites

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[Décadence]

Certes, la différence est grande entre ce qui fut l'Ionie et ce qui est de nos jours le territoire turc de l'Anadoli ! La décadence est tellement évidente, que le nom seul de l'Asie Mineure évoque l'image de son glorieux passé et non celui de la triste époque contemporaine. La langue se refuse presque à nommer les provinces et les villes par leurs désignations actuelles ; on les revoit telles qu'elles existaient il y a deux mille années. Cependant il ne serait pas juste de répéter les accusations ordinaires contre les Osmanli, comme s'ils étaient les seuls coupables dans le contraste que présente la contrée, comparée à ce qu'elle fut jadis. Ainsi que le fait remarquer Tchihatcheff, n'est-ce pas à l'état de ruine que les conquérants ont trouvé cet héritage? Que de massacres et de ravages se sont succédé dans ces contrées depuis les expéditions des Romains jusqu'aux croisades et aux incursions des Mongols ! Et parmi les changements qui se sont accomplis, n'en est-il pas qui doivent être attribués à la nature ou aux conséquences d'une mauvaise gestion du sol ? Actuellement l'Asie Mineure est, parmi les contrées qui pourraient être en grande partie couvertes de bois, une de celles qui ont été le plus dépouillées. Nombre de documents anciens parlent de forêts existant en des régions de l'Anatolie où l'on ne voit maintenant que la terre nue ou de misérables broussailles. Le déboisement a certainement accru les écarts entre le froid de l'hiver et la chaleur de l'été ; il agit aussi sur le régime des eaux courantes, en prolongeant les sécheresses et en rendant les crues plus soudaines ; moins réglées dans leur cours, les eaux ont formé de vastes marécages qui ont empoisonné l'atmosphère et rendu de vastes étendues presque complètement inhabitables ; dans certaines plaines basses, les villages qui s'élèvent sur l'emplacement d'antiques cités populeuses sont abandonnés en été sous peine de mort ; dans quelques-uns des districts les plus dangereux l'action pestilentielle se fait sentir jusqu'à l’altitude de 1800 mètres (1). Et non seulement la détérioration dtu climat a réduit le nombre des habitants par les maladies miasmatiques, l'Asie Mineure a souvent été un foyer d'épidémies pour les populations occidentales : que de fois les navires du Levant apportèrent la peste dans les ports de l'Italie, de la l'rance et de l'Espagne!

Mais, en dépit de la triste situation présente de l'Anatolie, il ne manque pas d'indices qui permettent de croire à la prochaine restauration de la contrée et à sa reconquête par la civilisation. L'œuvre capitale de la génération contemporaine n'est pas seulement d'accroître par la colonisation la superficie du monde habité, de déverser en Afrique et en Australie le trop-plein des populations européennes ; elle est aussi de retrouver l'Orient, de reconquérir par la culture ce pays de nos origines. Semblable à une marée dont le flot se propage en vagues circulaires, la civilisation occidentale envahit tous les pays qui l'entourent, et ne suit pas uniquement celle direction de l'est à l'ouest qui fut si longtemps la trajectoire du progrès. La vague puissante qui a roulé ses eaux à travers l'Atlantique et baigné les rivages d'un nouveau monde, reflue aussi dans la Méditerranée et visite des plages qui semblaient abandonnées pour toujours. Déjà le travail d'exploration géographique est presque entièrement terminé dans l’Asie Mineure pour toutes les grandes lignes du réseau et à cette reconnaissance sommaire succèdent maintenant des recherches locales plus détaillées et plus précises ; quelques villes du pourtour maritime appartiennent déjà au cercle d'attraction de l'Europe et ce mouvement se propage dans l'intérieur. Monticules de débris, tertres funéraires revêtus de gazon, colonnes brisées, châteaux démantelés, villes qui se confondent avec le rocher ou que recouvrent les alluvions, toutes ces ruines laisseraient une profonde impression de tristesse si l'on ne pressentait que les traces de la mort disparaîtront sous une vie nouvelle. Ce renouveau s'annonce déjà. Quand on voit avec quelle ardeur Hellènes, Arméniens, Juifs de l'Anatolie s'occupent de l’éducation de leurs enfants, on se prend à partager leur confiance dans l'avenir. La génération qu'ils préparent ne faiblira pas devant son œuvre.

 

1. P. de Tchihatcbeff, outrage cité.