extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1894

[Mer noire]

A l'ouest du promontoire de Jason, considéré comme la limite orientale des côtes pontiques de l'Asie Mineure, la première ville du riche pays de Djanik est le port d'Ounieh [Ünye], ayant quelque importance par ses chantiers de construction et par ses carrières, d'où l'on extrait des dalles calcaires rouges et blanches, expédiées à d'autres cités du littoral ; les roches excavées par les carriers renferment des bancs d'un jaspe ondulé qui prend un très beau poli : c'est là, pense Hamilton, que Mithridate faisait tailler ces vases de jaspe qu'il aimait à montrer à ses hôtes. Les collines calcaires de l'intérieur sont recouvertes d'une argile jaunâtre dans laquelle se trouvent des nodules de pierre ferrugineuse, d'une assez faible teneur en métal, que les gens du pays, peut-être descendants des anciens Chalybes, fondent et forgent en de rustiques usines ; le fer, afflué au feu de charbon, est d’ailleurs d'excellente qualité et le gouvernement turc l’achète pour ses arsenaux. A la fois mineurs, forgerons et charbonniers, les « Chalybes » d'Ounieh mènent une vie errante, déplaçant leurs cabanes et leurs forges quand un gisement leur semble épuisé. Le pays est tout parsemé de fourneaux en ruines et de scories amoncelées (1). A l'est, également sur la côte de la contrée des Chalybe, se succèdent quelques ports, Fatisa, Orlou, mais, ne servant de débouchés qu'à de courtes vallées, ils n'ont qu'un faible trafic : c'est dans cette région, abrité par le promontoire de Jason, que se trouve le meilleur ancrage de tout le littoral anatolien sur la mer Noire, Vona-liman : quelques navires s'y réfugient en hiver.

La haute vallée du Ghermili, le principal affluent du Yechil irmak, commence dans le cœur des montagnes pontiques, entre des pentes herbeuses. Le chef-lieu de cette région alpestre est un de ces nombreux Kara hissar ou « Château Noir », ainsi nommés de forteresses ruinées qui s'élèvent sur des rochers à pic. Le Kara hissar de l'Anatolie nord-orientale est désigné spécialement par le surnom de Cheb-khaneh, Chabanah ou Chabin, à cause des mines d'alun que l'on exploite dans le voisinage et dont les produits sont transportés à travers le Goumbet-dagh au port de Kerasoun ; un tracé de route carrossable, non encore exécuté, rattache cette ville aux quais de Tireboli. Chabin Kara hissar [Şebinkarahisar], haut perchée sur une roche isolée, dans un cirque de montagnes, est à plus de 1600 mètres d'altitude. L'autre ville commerçante de la vallée, Niksar, l'ancienne Neo-Caesarea, est à 500 mètres seulement ; elle se trouve à 50 kilomètres à peine du confluent des deux branches maîtresses de l'Iris. Au milieu de sa vaste forêt d'arbres fruitiers se voient quelques restes des fortiflcations romaines de la Nouvelle Césarée. C'est dans cette ville, la Cabira de Strabon, qu'aurait été, d'après Hamilton, la résidence de Mithridate. Presque toute la population normale des alentours se compose de Kizil bach (2).

Tokat, la capitale du haut bassin de l'Iris ou Tosanli sou, est l'une des grandes cités de l'Anatolie intérieure et l'un des principaux lieux d'étape sur la route de Constantinople à la haute Mésopotamie. Ses faubourgs se prolongent au loin dans les vallées latérales entre les jardins ; à 12 kilomètres en amont s'élevait la somptueuse Comana pontique (3), où l'on voit encore quelques débris des temples maçonnés dans un pont byzantin jeté sur l’Iris.

1. Hamilton, Researches in Asia Minor.

2. Taylor, Journal of the Geographical Society, 1868.

3. Briot, Notes manuscrites.

[556]

Agglomération de masures en terre et en briques cuites au soleil, Tokat pourrait être facilement reconstruite en marbre, car elle est dominée par deux sommets abrupts de calcaire cristallin, qui fournit les plus admirables matériaux de construction ; les schistes fissiles sur lesquels reposent ces marbres se taillent en larges dalles, que les Turcs emploient pour les tombeaux. Le rocher du nord porte les ruines pittoresques d'un château byzantin, et sur l’une de ses parois s'ouvrent des grottes naturelles et artificielles qui servirent probablement de nécropole ; un porche, au seuil duquel un reste d'escalier est suspendu, donnait jadis accès aux galeries souterraines. Les jardins qui reçoivent la chaleur reflétée des rocs de marbre et qu'arrosent des eaux abondantes, dérivées de l'Iris, donnent des produits excellents ; leurs pommes et leurs poires sont encore meilleures et plus parfumées que celles d'Angora, renommées dans toute l'Asie Mineure et jusqu'à Constantinople. Tokat possède une fonderie de cuivre où l’on apporte du minerai extrait des gisements de Kaban-Maden, au delà de Sivas. Elle expédie des ustensiles de ménage jusqu'en Egypte, en Perse et dans le Turkestan.

En aval de Tokat s'étend, aux bords de l'Iris, la plaine fertile de Kaz-ova ou « Plan des Oies », dont le gros bourg de Tourkhal [Turhal ] garde l'extrémité ; au-dessus des maisons et des jardins, se dresse une roche complètement isolée, à forme pyramidale, que des saillies, contournant obliquement les parois, font ressembler d'une manière frappante à un temple assyrien, tel que nous les montrent les plans restaurés. Une forteresse ruinée couronne le rocher de Tourkhal. Au sud-ouest de la vallée, dans une plaine qu'arrose un tributaire de l'Iris, la ville considérable de Zilleh [Zile], l'ancienne Zela, presque exclusivement peuplée de Turcs, groupe également ses maisons au pied d'un haut rocher détaché des collines environnantes et portant une forteresse. Au sommet s'élevait un temple de la déesse Anahit, édifice vénéré que les anciens rois de Perse, dit Strabon, considéraient comme le sanctuaire par excellence de leurs divinités. C'est probablement la force de la coutume qui a fait de Zilleh un des lieux de foire les plus fréquentés de l'Asie Mineure ; à la foule des pèlerins attirés jadis par la sainteté du temple a succédé le concours des marchands. Au nord de Zilleh, sur la route d'Amasia, on voit le champ de la bataille que César livra contre Pharnace, roi du Pont, et qu'il décrit si brièvement : « Venu, vu, vaincu (1) ! »

Amasia [Amasya], où naquit Strabon et où fut rédigé son grand ouvrage, remplit un étroit bassin que traverse l'Iris, uni presque immédiatement en aval au Tersekan-sou.

1. G. Perrot, Mémoires d’Archéologie, d’Épigraphie et d’Histoire.

A l'est, à l'ouest, se dressent de hauts rochers gris qui privent la ville des rayons du soleil pendant plusieurs heures de la journée. Les collines de l'est, moins escarpées, offrent quelques terrasses plantées en vignes et parsemées de maisonnettes. Les rochers de l'ouest, flanqués à la base d'un large socle sur lequel s'élevait le palais des rois du Pont, indiqué encore par de faibles débris, offrent une paroi presque verticale, que termine une nrêle aiguë portant la citadelle décrite par Strabon ; pour y atteindre, il faut contourner le rocher et gagner à l'ouest une brèche ardue d'où un raide sentier monte vers l'enceinte. La forteresse actuelle est presque en entier de construction byzantine cl turque, mais on y voit encore deux tours helléniques d'un beau travail, ainsi que des galeries taillées dans le roc, qui descendent à une source cachée, puis vont aboutir à l'air libre par un porche semblable à celui de Tourkbal (1). 

1. Hamilton, Researches in Asia Minor ;  — G. Perrot, Voyage en Asie Mineure.

[560]

Sur les parois du roc qui dominent l'ancien palais, se montrent cinq tombes royales, se détachant nettement sur le fond gris de la pierre, grâce à l'ombre des grottes taillées autour d'elles.

L'ancienne métropole du Pont ne possède pas d'autres restes antiques, si ce n'est les fragments de marbres sculptés qui ont servi à bâtir les piles de l'un de ses ponts ; mais elle a une riche mosquée, de belles fontaines, des maisons pittoresques, des moulins soulevant l'eau d'irrigation par de grandes roues qui tournent avec lenteur, des groupes de mûriers qui s'entremêlent aux maisons, et des rues presque propres. Des vautours blancs, qui nichent dans les crevasses des rochers, nettoient la ville mieux que ne le feraient des escouades d'ouvriers turcs. Amasia, qui compte parmi ses habitants un grand nombre d'Arméniens et de Grecs, formant environ le quart de la population, est assez industrieuse ; plusieurs usines se succèdent le long de la rivière et de ses canaux, moulins, ateliers pour le dévidage des soies, manufactures de draps grossiers. Néanmoins elle est aussi un boulevard du fanatisme turc. « Oxford de l'Anatolie », Amasia héberge environ deux mille étudiants, partagés en dix-huit médressé ou collèges, fondations pieuses qui possèdent des champs, des maisons, des boulimies, dont le produit entretient professeurs et élèves. Ces propriétés rakoufy gérées par un administrateur spécial, qui siège à Constantinople dans le conseil des ministres, ne rapportent aux écoles qu'une bien faible part de ses revenus effectifs (1).

[Samsun, Sivas, Kayseri]

Amasia et les autres villes du bassin inférieur de l'Iris, Tchoroum [Çorum] et Mersifoun (Mersiw van) [Merzifon], n'expédient pas leurs denrées par l'embouchure du fleuve ; les bateaux ne remontent point le courant, et le bourg le plus rapproché de la mer, Tcharchamba [Çarşamba], à la tête du delta, ne se compose que de maisons dispersées sur les deux rives limoneuses du fleuve Vert. A l'occident du Yechil, Samsoun [Samsun], le port moderne qui sert d'intermédiaire au commerce des deux bassins du Yechil irmak et du Kizil irmak, se trouve presque à moitié chemin entre les deux deltas ; il a succédé à l'antique Amisus des Grecs, qui s'élevait à 2 kilomètres plus au nord et dont on voit encore les môles et les restes de quais, bordant des terres alluviales cultivées en jardins. La cité actuelle, aux rues tortueuses et sales, n'est remarquable que par sa rade, comprise entre les deux vastes demi-cercles des alluvions fluviales. 

1.  G. Perrot, ouvrage cité.

Depuis le milieu du siècle, son commerce a notablement augmenté, surtout avec la Russie, et dans les projets de nombreux ingénieurs, Samsoun est désigné comme futur point de départ d'un chemin de fer qui se dirigerait vers Tokat, Sivas et les plaines de l’Euphrate (1).

Sivas, capitale d'une grande province, est située sur la rive droite du haut Kizil irmak, dans une plaine gracieusement inclinée, de 1250 mètres d'altitude moyenne, dominée à l'ouest par les escarpements d'un causse qui s'élève à 500 mètres. Dans l'enceinte se voient quelques espaces couverts de décombres et des édifices dégradés, de construction persane, cependant la ville est l'une des plus prospères de l’Anatolie intérieure, grâce à la convergence des principales routes de caravanes entre la mer Noire, l’Euphrate et la Méditerranée ; au sud, non loin du bourg d'Oulach, le gouvernement fait exploiter des salines très productives. Un cinquième de la population se compose d'Arméniens, qui possèdent dans le voisinage une église vénérée, ainsi qu'un riche monastère, et dans la cité de nombreuses écoles.

Kaisarieh [Kayseri], l'antique Césarée, la métropole de la Cappadoce, n'est pas située comme Sivas dans la vallée du Kizil irmak ; elle occupe au sud de ce fleuve un bassin, jadis lacustre, qu'abrite des rayons du midi la masse énorme du mont Argée et que parcourt un petit affluent méridional du fleuve Rouge ; un marais, reste de l'ancien lac, épanche pendant l'hiver son trop-plein par l'Eau Noire ou Kara sou, qui reçoit aussi le torrent de Césarée ; le défilé de sortie est certainement celui que Strabon dit avoir été barré par un souverain de la Cappadoce pour transformer la plaine en mer intérieure. Césarée, l'ancienne Mazaca, plus rapprochée du volcan que le Kaisarieh de nos jours, n'a laissé que d'informes débris, et d'une ville du moyen âge, renversée par les tremblements de terre, on ne voit que les décombres. La Césarée actuelle, où les Arméniens et les Grecs forment plus du tiers de la population, est assez commerçante, grâce à sa position centrale, et les caravanes vont et viennent incessamment entre Constantinople et la plaine que domine l'Argée ; néanmoins les services des paquebots, longeant d'escale en escale les côtes de la mer Noire et de la Méditerranée, ont ramené vers le littoral le mouvement des échanges, et Kaisarieh a perdu de son importance comme marché central de l'Asie Mineure. Des maisons de campagne, où les riches négociants et les fonctionnaires passent l'été, parsèment les vallons ombreux de l'Argée et des montagnes voisines. Everek, situé dans une forêts d'arbres fruitiers, à la base méridionale du mont Argée [Erciyes], et peuplé exclusivement de chrétiens. Arméniens et Hellènes, est le bourg principal des alentours d'où sont partis tous les voyageurs qui tentèrent l'ascension du volcan. Beaucoup d'autres villages sont habités par des Grecs, ne parlant pour la plupart que le turc (1).

[Cappadoce]

A l'ouest de Kaisarieh, la grande route de Constantinople ne descend pas vers le Kizil irmak, mais suit la vallée à distance, dans une dépression parallèle, séparée du fleuve par Je hautes montagnes. Elle passe par les villes d'Indjeh sou [Incesu], d'Ourgoub [Ürgüp] et de Nem chehr (Nev chehr) [Nevşehir], cette dernière, l’une des plus riches et des plus populeuses de l’Anatolie intérieure, une de celles où les Grecs sont le plus nombreux ; la moitié de la ville et presque tout son commerce leur appartiennent.

1. Karolidis, mémoire cité ; — Fanshawe Tozer, Eastern Asia Minor.

Ourgoub [Ürgüp], et le village voisin d’Outch hissar [Uçhisar] ou « Trois Châteaux », est située dans l’une des contrées les plus remarquables de l’Asie Mineure par ses curiosités naturelles et archéologiques. Dans cette région volcanique, les terrains, composés d'une couche de pierre dure, reposent en forme de table sur des assises de tuf, qui ont une certaine consistance, mais que les eaux érodent facilement. Le travail séculaire des vents, du soleil, des pluies a entamé la roche pour y creuser tout un réseau de vallées, de ravins et de barranques. Quelques-unes des collines ainsi découpées dans le tuf ont gardé leur chapiteau de pierre résistante : ce sont des « colonnes coiffées », comme ces obélisques d'argile que l’on rencontre dans les vallées d'érosion des Alpes ; d'autres ont perdu leur bloc terminal et se présentent sous forme de cônes inégaux en hauteur, suivant la plus ou moins grande résistance opposée à l'érosion ; il en est qui se dressent à près de 100 mètres, d'autres qui s'élèvent seulement à 50, d'autres encore à 10 ou 20 mètres ; mais c'est par milliers qu'elles se voient, offrant l'aspect d'un camp prodigieux couvert de tentes où dormiraient des géants. La plupart de ces cônes, gris ou rougeâtres et ceints de verdure à leur base, sont perforés d'ouvertures donnant accès à des réduits intérieurs, demeures humaines, pigeonniers ou tombeaux. Parmi ces grottes, les unes sont de simples excavations quadrangulaires ou à plein cintre, d'autres sont précédées de vestibules sculptés, même de colonnades, et décorés de peintures ; tout un peuple trouverait place dans ces cryptes creusées depuis les âges préhistoriques. Certainement les anciens aborigènes habitaient ces galeries souterraines, d'ailleurs toujours sèches et parfaitement salubres ; c'est là qu'ils plaçaient leurs dieux et qu'ils ensevelissaient leurs morts. Les maisons actuelles d'Ourgoub ont gardé quelque chose des anciennes demeures du troglodyte ; elles sont bâties sur de hautes arcades, au-dessous desquelles s'ouvrent de vastes caves évidées dans le tuf. Au sud-ouest du mont Argée, non loin de la petite ville de Kara hissar, les cendres volcaniques agglomérées de Soanli-dereh [Soğanlı], qui se présentent sous forme de parois et de murs crénelés, sont percées de grottes si nombreuses, que l'ensemble du rocher prend l'aspect d'un immense édifice à étages irréguliers et à fenêtres inégales ; plusieurs milliers d'ouvertures parsèment de leurs points noirs le fond gris de la roche. Soanli [Soğanlı] renferme une église d'où l'on peut monter, de galerie en galerie, presque jusqu'aux créneaux naturels de la crête.

1. Paul Lucas ; — Hamilton, Researches in Asia Minor ;  — Ch. Texier, L’Architecture bysantine en Orient,

Sur le versant septentrional de la vallée du Kizil irmak, de môme que sur le versant du sud, les villes s'éloignent de la profonde dépression dans laquelle coule le fleuve. Madjour, Kir chehr [Kırşehir] sont bâties l'une et l'autre en des vallées latérales. Une partie de la contrée est, sinon déserte, du moins sans résidents fixes : on n'y voit guère que les tentes des Turcomans ou des Kourdes. Quant aux villages permanents, ils sont formés de maisons que l'on distingue à peine du sol, enterrées aux trois quarts pour que leurs habitants aient moins à souffrir des chaleurs de l'été et des froidures de l'hiver ; souvent les voyageurs, ne reconnaissant pas la rue, passent à cheval sur les terrasses, à côté des moutons et des chèvres qui en broutent le gazon (1). Ce style d'architecture s'explique par la hauteur des plateaux, qui ont en moyenne plus de 1200 mètres d'altitude.

A l'endroit où le Kizil irmak, décrivant sa grande courbe semi-circulaire, cesse de couler vers le nord et prend sa direction définitive vers le nord-est, une petite ville, Kalehdjik ou le « Châtelet », située sur la rive gauche, commande le passage, sur la route d'Angora à Sivas par Yuzgat. Une forteresse à demi ruinée domine un pic abrupt et pointu, qu'entoure un cercle de maisons. Un pont de bois traverse l'un des bras du fleuve, puis le chemin se continue par un gué vers la berge orientale. Un peu plus considérable que Kalehdjik [Kalecik], Yuzgat [Yozgat] est située presque au centre géométrique de la courbe décrite de Sivas à la mer Noire par le Kizil irmak. Cette ville, d'origine moderne, puisqu'elle a été fondée au milieu du dix-huitième siècle, est à l'altitude de 1792 mètres, c'est-à-dire presque à la hauteur d'Erzeroum [Erzurum] et dans une région plus exposée au souffle glacial des vents polaires. Yuzgat ne serait probablement habitée que pendant la saison des chaleurs, et seulement par des pasteurs nomades, si elle n'avait été choisie comme centre administratif et militaire. Depuis le milieu du siècle, Yuzgat s'est enrichie par l'élève de la chèvre d'Angora, qui autrefois ne parcourait que les pâturages situés à l'ouest du Kizil irmak (2).

[Boğazkale, ruines hittites]

Jadis la contrée fut certainement plus populeuse qu'aujourd'hui, car on y trouve les ruines de nombreuses cités qui paraissent avoir été fort riches et où se dressaient des monuments somptueux. 

1. G. Perrot, ouvrase cité
2. Fanshawe Tozer, Turkish Armenia and Eastern Asia Minor.

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A moins de 40 kilomètres au nord-ouest de Yuzgat, près de Boghaz-kôi [Boğazköy] ou ce Village du Défilé », se voient les restes d'un temple de proportions magnifiques. Les roches voisines sont couvertes de bas-reliefs représentant des processions solennelles, peut-être deux souverains concluant un traité de paix, peut-être un Dieu allant à la rencontre d'un roi vainqueur ; d'après Texier, le premier des explorateurs modernes qui visita la « pierre écrite », la ville qui se trouvait en cet endroit aurait été Ptérie, que détruisit Crésus, il y a plus de vingt-quatre siècles ; d'après Hamilton, il faudrait y voir l'ancienne Tavium, que Strabon dit avoir été très commerçante. Mais à quel peuple appartenaient les artistes qui couvrirent ainsi les rochers de sculptures d'un grand style, encore à demi assyriennes d'aspect, et faisant déjà pressentir les œuvres helléniques? Non moins remarquables sont les ruines d'Oyuk [Höyük], situées à une quarantaine de kilomètres plus au nord, sur le versant du Yechil irmak, près du roc trachytique de Kara hissar, pareil à une pyramide isolée. La porte de l'ancien palais est gardée par deux animaux gigantesques ayant la tête de la femme, le corps et les pattes du lion ; par le style, ces colosses ressemblent aux sphinx de l'Egypte, tandis que les autres sculptures, parmi lesquelles se voit l'aigle à deux têtes reproduit sur les blasons des empires modernes, rappellent les scènes de chasse et de bataille figurées sur les monuments de la Perse et de l'Assyrie. Le village moderne d'Oyuk est construit sur les buttes de débris qui recouvrent le palais et, pour y faire des fouilles sérieuses, il faudra commencer par exproprier et démolir les maisons (1).

Tchangri et Iskelib [İskilip], en des bassins fertiles tributaires du Fleuve Rouge, sont des cités populeuses ; mais sur le cours moyen du fleuve les villes manquent, et dans la basse vallée elles sont peu nombreuses. Une des plus importantes est Osmandjik [Osmancık], située sur la rive droite, à l'extrémité d'un vieux pont de pierre de quinze arcades où passe la route directe de Constantinople à Amasia. Plus bas, on voit s'unir au fleuve la rivière qui descend de la haute vallée de Kotch hissar et qui vient d'arroser les jardins de Tosia, puis une rivière plus abondante apporte les eaux descendues des monts qui entourent Kastamouni. Cette ville, cercle de maisons, de tanneries, de filatures, de teintureries et de jardins, au centre duquel s'élève un rocher portant une forteresse du temps des Comnène, — d'où son nom de Castra Comneni, corrompu en Kastamouni, — est l'un des principaux lieux d'étape de la route qui va directement de Stamboul à Samsoun, sans longer les sinuosités du littoral. En aval, sur la même rivière, Tach-kôpri [Taşköprü] ou le « Pont de Pierre » a remplacé l'ancienne Pompéiopolis. 

1. G. Perrot, ouvrage cité.

A l'est du fleuve Vizir-Köpri, entourée de cyprès et de peupliers, est également située en dehors de la vallée maîtresse, sur le dernier affluent. Enfin Bafra, le marché du delta, se tient à distance du lit boueux et des marécages qui le bordeni, sur un terrain élevé, souvent transformé en île par les inondations; les routes doivent toutes passer en chaussées au-dessus de la basse campagne. La principale culture de ces terrains humides et féconds est le tabac, qu'on expédie à Constantinople par le petit port de Koundjaz ou Koumjougaz, situé à l'est du delta, précisément à l'endroit où les terres alluviales font saillie sur la ligne normale de la côte.

La charmante Sinope, l'antique ville assyrienne, déjà colonisée par les Milésiens, il y a vingt-sept siècles, fait moins de commerce avec l'intérieur que Samsoun [Samsun]. Tandis que ce dernier port communique facilement avec Erzeroum, Amasia, Tokat et Sivas, Sinope est séparée des vallées moyennes du Kizîl irmak et du Sakaria par la chaîne du Maraï-dagh, abrupte, franchie seulement par de mauvais sentiers. Sinope, située près du promontoire le plus septentrional de l'Asie Mineure, et manquant de routes, est comme en dehors du continent; on doit y voir une sorte d'île ne devant son importance qu'à ses avantages maritimes. Le groupe des collines doucement ondulées auxquelles la ville s'adosse, fut en effet un massif insulaire formé d'assises calcaires, que recouvrent en certains endroits des trachytes et des tufs volcaniques. Un isthme étroit que les vents du nord-ouest parsèment d'un sable fin, rattachent les hauteurs à la terre ferme : des coteaux qui dominent le pédoncule de Sinope, ses constructions et ses deux rades, on contemple l'un des tableaux les plus attrayants du littoral d'Asie. Les ondulations harmonieuses de la rive, comparées par les poètes orientaux au corps souple d'un adolescent, les groupes d'arbres épars qui ombragent les pentes, les maisons, les tours, les minarets, les navires qui se mirent dans le flot bleu, le contraste des deux ports ayant chacun son système d'ondulations et de courants, ses risées et ses reflets, ont fait de Sinope le joyau de l'Anatolie du nord. Mais à l'intérieur des murs, flanqués de tours lézardées et penchantes, on ne voit plus aucun débris des monuments qui s'élevaient dans la libre cité grecque, aux temps où naquit Diogène le Cynique ; les édifices que construisit Mîthridate, également fils de Sinope, n'existent plus, mais dans les murailles byzantines sont encastrés des fragments de sculptures et d'inscriptions antiques. Le port méridional, de beaucoup le plus fréquenté, n'est protégé par aucune jetée, mais les navires peuvent y ancrer en toute sécurité quand souffle le dangereux vent d'ouest. Le gouvernement turc a reconstruit à Sinope un arsenal et un chantier de construction, pour remplacer ceux que la flotte russe vint brûler, au commencement de la guerre de Crimée, en 1853, avec la petite escadre ottomane ancrée dans la rade. Le commerce local n'a d'importance que pour l'expédition des fruits et des bois\ On sait que la cité paphlagonienne fournissait jadis aux artistes cette « terre de Sinope » dont le nom s'est transmis dans le langage héraldique au vert « sinople » des blasons. L'extrémité du promontoire de Sinope est parsemée de gouffres et de trous d'effondrement.

[Mer noire ouest]

A l'ouest du cap Syrias ou Indjeh bournou [Inceburnu], limite des oliviers vers l'Occident, ainsi que le remarqua jadis Xénophon, se succèdent quelques petits havres entre les pointes rocheuses ; telle est l'ancienne colonie grecque d'Ineboli, d'où part une route de montagnes pour Kastamouni, Kotch hissar et Tchangri. Plus loin vient Sesamyus (Amastris, Amasra), où l'on voit les restes d'un jardin suspendu, porté par dix-neuf voûtes colossales (2). Le port de Bartan, également d'origine grecque, est situé non sur la mer, mais sur un cours d'eau, l'ancien Parthenius, qui permet l'entrée jusqu'à une lieue dans l'intérieur aux navires d'un tirant de 2 mètres. 

1. Mouvement du port de Sinope en 1880 : 115 000 tonnes.
2. Eug. Bore, Correspondance,

La rivière de Filias — autrefois Billaeus, — bien plus abondante que le Bartan ou Parthenius, est fermée à son embouchure par une barre que ne peuvent franchir les bâtiments ; mais elle arrose les jardins de deux villes importantes, appelées l’une et l’autre Boli. La Boli de l’est, désignée spécialement sous le nom de Zafaran-Boli [Safranbolu] ou « Boli du Safran », est située dans un large bassin de campagnes fertiles que parcourt le Soughanli-sou, affluent du Filias ; le safran, qui au mois d'octobre embellit de ses fleurs toute la plaine, s'exporte surtout en Syrie et en Egypte. La Boli de l'ouest, appelée simplement Boli, se trouve déjà dans le cœur des montagnes, à 860 mètres d'altitude, sur la route d'Erekli à Angora [Ankara] : c'est l'ancien Bithynium. La ville, grande et maussade, est dominée par un haut rocher portant les ruines d'un château fort ; au sud se proGlent les longues croupes boisées de l'Ala dagh, l'Olympe de Galatie. Sur le promontoire occidental qui domine la bouche du Filias sont éparses les ruines de la cité de Tium, temples, amphithéâtres, aqueducs, portes, murailles et tombeaux, à demi cachés par le feuillage des grands arbres et les guirlandes de lierre. Tium est la « Perle de l'Euxin (1) ».

Erekli [Eriğli], l'ancienne Héraclée ou «  port d'Hercule », quoique déchue, est l'une des plus gracieuses villes de la côte. Située à l'issue d'une vallée verdoyante, au bord d'une crique abritée du nord par un promontoire, elle est entourée de vieilles murailles cachées çà et là par des arbres touffus ; vues de la mer, toutes les collines, jusqu'à l'extrême horizon, sont couvertes de hêtres. Erekli est un des ports de la mer Noire qui semblent destinés à prendre le plus d'activité quand les ressources de la contrée seront utilisées comme elles devraient l'être. Dans le voisinage, on exploite faiblement, depuis la guerre de Crimée, des mines de houille, que des travaux plus sérieux, vainement proposés par des industriels européens, permettraient de rendre beaucoup plus productives. Les gisements, explorés sur un petit nombre de points, s'étendent sur un espace ayant au moins de 120 à 150 kilomètres de l'ouest à l'est, et une dizaine de kilomètres en largeur ; une des couches est épaisse de 4 mètres. Quelques débris de l'ancienne Héraclée se voient encore dans l'enceinte moderne ; au nord, parmi les roches du promontoire septentrional, on montre la grotte Acherousia, où descendit Hercule pour enchaîner Cerbère et vaincre la mort ; les magiciens y évoquaient les fantômes. Au milieu de la région montueuse et boisée qui s'étend au sud vers l'Olympe de Galatie, le bourg d'Uskub, l'ancienne Prusa ou « Prusias ad Hypium », a conservé les restes intéressants d'un théâtre grec, ainsi que de longues et curieuses inscriptions (2).

1. Ainsworth, Travelt in Asia Minor.
2. G Perrot, Souvenirs d’un voyage en Asie Mineure,

[571]

[Aksaray, Akşehir, Afyonkarahisar]

On sait que le bassin du Sakaria, à l'ouest des monts de la Galatie et de la vallée du Kizil irmak, se rattache par l’inclinaison du sol aux steppes et aux cavités lacustres de l'Anatolie centrale : malgré l'assèchement général du sol et la division en bassins fermés de la contrée qui s'étend au delà des sources du Sakaria jusqu'au sud du Grand Lac Salé, on peut dire que toute celle région appartient géologiquement au versant de la mer Noire. Ak serai [Aksaray] ou le « Palais Blanc » est l'humble bourg devenu capitale de la contrée infertile et presque déserte dont le Grand Lac Salé occupe la plus vaste dépression. Habité uniquement par des Turcs et n'ayant dans les environs que des campements de nomades, Ak Serai n'a guère d'autre objet de commerce que le salpêtre recueilli sur les murs après les pluies ; mais la contrée fut autrefois beaucoup plus riche. Au sud, les contreforts du Hassan-dagh sont couverts de constructions cyclopéennes, acropoles, temples et tombeaux, dont il reste quelques débris superbes. Il est peu de contrées dans l'Asie Mineure où les populations anciennes, antérieures aux conquêtes d'Alexandre, aient laissé de plus grandioses témoignages de leur séjour. Yiran chehr, « ville Abandonnée », serait la Nazianze connue dans l'histoire de l'Église par la naissance de saint Grégoire (1).

Le bassin lacustre qui se trouve dans la dépression comprise entre l'Emir-dagh et le Sullan-dagh doit être considéré également comme se trouvant sur le versant de la mer Noire. Plus étroit, entouré de monts qui lui fournissent une plus grande quantité d'eau, ce bassin est beaucoup plus peuplé que les steppes salines de la Lycaonie, et renferme des agglomérations urbaines plus importantes : Ilgoun, Ak chehr [Akşehir], Boulvadin [Bolvadin], Afioum-Kara hissar [Afyonkarahisar], le « Château Noir de l'Opium ». Cette ville grande et industrieuse où se fabriquent des maroquins, des tapis, des lainages, est l'un des principaux lieux d'étape sur la route du Bosphore à la Syrie, et, d'après les projets de la plupart des ingénieurs, c'est là que se rejoindront les deux lignes de Constantinople et de Smyrne sur le tronc commun du chemin de fer des Indes. Le roc qui a valu à l'importante cité son nom de Château Noir, est un cône de Irachyte qui s'élève isolé dans la plaine, couronné de murailles et de tours ; au nord, un demi-cercle d'autres buttes de trachyte forme cortège au roc central ; les champs de pavot entourent les jardins, entremêlés de blés et d'autres cultures. Au nord, par delà les collines, une plaine étroite renferme une ville qui parait d'origine très ancienne : Eski Kara hissar ou le « Vieux Château Noir ». On y voit quelques-uns des plus beaux marbres sculptés de l'Asie Mineure, tombeaux, bains et colonnes, qui proviennent de carrières abandonnées. Les marbres cristallins, entourés de trachytes qui ont modifié les assises des calcaires contigus, présentent une grande variété de nuances, blanc, bleuâtre, jaune veiné et tacheté (2).

La région des sources du Sakaria, riche en ruines, n'est plus que très faiblement peuplée. Les débris de Hergan-kaleh [Hergan kale], qui couvrent une vaste plaine, seraient, d'après Hamilton, ce qui reste de l'ancien Amorium, et Texier a reconnu dans les fragments de colonnes et de frises épars autour du village de Bala hissar les ruines de Pessinus ou Pessinonte, habitée par les Gaulois ou Galates qui avaient édifié un temple à Cybèle la ce Grande Mère » ; leurs débris sont exploités comme une carrière. La ville moderne qui a succédé aux cités grecques et galates est Sevri hissar ou « château des Pitons », bâtie à plus de 1000 mètres d'altitude, à la base méridionale d'un rocher granitique, difficile à gravir, qui porte à mi-hauteur les débris d’un château.

1. Hamilton, Researches in Asia Minor 
2. Hamilton, ouvrage cité.

Parfailement abritée contre les vents du nord et bien exposée au midi, elle occupe une heureuse situation pendant la saison d'hiver ; mais en été, l'air tranquille qu'échauffe la réverbération dos roches blanches semble être embrasé comme par un souffle de fournaise.

La branche orientale du Sakaria, l'Enguri-sou, arrose les campagnes de la fameuse Engurieh ou Angora [Ankara], l’ancienne cité  galate,  devenue le principal foyer de la civilisation occidentale dans l'Anatolie intérieure.

[Ankara, Kütahya]

La ville n'est pas belle ; ses maisons grises, en briques crues, ont l'air de masures, et les collines des environs, peu élevées au-dessus de la plaine, qui  se trouve déjà à plus de 1000 mètres, ne présentent qu'un profil monotone,à peine infléchi de quelques sinuosités ; l'élément le plus pittoresque du paysage est le rocher de trap noirâtre qui porte une citadelle à triple enceinte. Mais Angora, l'Ancyre des Grecs et des Romains possède les restes d’un beau temple, celui d'Auguste et de Rome, enfermé maintenant dans les constructions de la mosquée Hadji Beirami ; c'est là que se trouve le précieux « monument d'Ancyre », c'est-à-dire l'inscription bilingue dans laquelle Auguste, à l'âge de soixante-seize ans, raconte son règne, énumère ses actions, ses conquêtes, les édifices qu'il a construits : c'est en 1861 seulement que le texte latin et la traduction grecque de l'inscription ont été définitivement transcrits avec toute l'exactitude que demandait un document historique de cette importance (1). Les murailles et les portes d'Angora sont en grande partie construites de débris d'édifices romains, temples, colonnades, amphithéâtres. Un lion d'un beau style est encastré dans une fontaine turque, presque aux portes d'Angora, et à une journée de marche au sud-ouest, dans un défilé des vastes plateaux de l'Haïmaneh. MM. Perrot et Guillaume ont découvert un précieux monument hittite, représentant deux grandes figures coiffées d'une tiare et la main droite étendue vers l'Occident. Au-dessus de ces sculptures se dressent les murs cyclopéens d'une forteresse, appelée Ghiaour-kaleh par les indigènes.

Près d'un tiers de la population d'Angora se compose d'Arméniens unis, qui ont oublié leur langue et parlent toujours turc, si ce n'est au séminaire, tandis qu'à l'ouest le bourg d'Istanos, situé sur l'emplacement de la ville où Alexandre trancha le nœud gordien, a conservé l'ancien idiome. Les Arméniens d'Angora se distinguent de ceux de Constantinople par une plus grande cordialité, par une humeur plus loquace et plus gaie, par moins de réserve dans les relations avec les étrangers. Le type diffère aussi : dans la capitale de la Galatie la plupart des Arméniennes n'ont pas ce teint brun ces traits un peu grossiers, ce visage trop arrondi que l'on remarque d'ordinaire chez les femmes haïkanes de la Turquie ; un grand nombre ont les cheveux blonds, les yeux bleus, la figure ovale, la physionomie des Occidentaux, type que l'on retrouve d'ailleurs fréquemment dans la Paphlagonie (2). M. Perrot se demande s'il ne faut pas voir dans les Arméniens d'Angora une race mêlée descendant en partie des Galates, les « Français d'autrefois », comme disent les Arméniens. De même les musulmans de la Galatie, qui passent pour les plus doux et les plus sociables de l'Anatolie, auraient une faible part de sang gaulois dans les veines (3). 

1. Perrot, Guillaume et Delbet, Exploration archéologique de la Galatie.
2. Strabon, livre XI, chap. III, 9 ; — Vivien de Saint-Martin, Description historique et géographique de l’Asie Mineure.
3. Perrot, Souvenirs d'un voyage en Asie Mineure

Toutefois il y a dix-huit siècles au moins que l'élément celtique s'est fondu définitivement dans la population d'Ancyre : on répète souvent, d'après saint Jérôme, que dans son temps, c'est-à-dire au quatrième siècle de l’ère chrétienne, la langue parlée par les Ancyriens était la même que celle des Trévires ; mais depuis trois siècles déjà les noms grecs s'étaient substitués dans le pays aux noms galates, preuve que l’idiome gaulois avait disparu à cette époque ; on n'a retrouvé dans le territoire galate aucune inscription celtique, aucun monument qui rappelât à aucun titre la lointaine patrie occidentale (1). Les Arméniens d'Angora s'adonnent presque tous au trafic de détail. Le commerce d'exportation appartenait au siècle dernier à des négociants anglais, hollandais et français ; leur place a été prise par des négociants grecs immigrés de Kaïsarieh, qui achètent et expédient en Angleterre le poil des chèvres d'Angora, cette laine presque aussi fine et soyeuse que le pachm des chèvres de Kachemir ; c'est en vain que, vers le milieu du siècle, le gouvernement turc en concéda le monopole à des coreligionnaires : par la force des choses il est revenu aux Grecs. Ils expédient aussi d'autres denrées, surtout de la cire et du tchekeri (rhamnus alaternus), baie jaune qui teint les étoffes en une belle couleur verte. Deux fois par an, les négociants quittent leurs comptoirs pour aller séjourner dans leurs vignes ; ils y montent en avril ou en mai, puis redescendent pendant les grandes chaleurs, et reprennent la route de leur maison de campagne pour les vendanges : il n'est si pauvre résident d'Angora qui ne possède son mazet.

La branche occidentale du Sakaria, le Poursak ou Poursadou, l'emporte sur la rivière d'Angora par la longueur du cours, l'abondance des eaux, le peuplement du bassin. La principale ville de sa haute vallée, Kiutayeh [Kütahya], rivalise avec Angora pour le nombre des habitants et jouit de plus grands avantages commerciaux, grâce à la proximité de Brousse et de Constantinople et à sa situation sur la ligne maîtresse de trafic qui coupe transversalement l'Asie Mineure. Située à 950 mètres d'altitude, dans une plaine fertile qui parait avoir été un ancien lac, Kiutayeh est dominée, comme toutes les cités anatoliennes, par une haute forteresse, d'origine byzantine ; c'est l'une des mieux entretenues et qui ressemblent le plus à une citadelle moderne ; on y voit un jardin dit « des Français », tout rempli d'amandiers que plantèrent des prisonniers de l'armée d'Egypte. Il n'est point resté de ruines de l'antique Gotyaeum, dont le nom s'est maintenu sous la forme turque de Kiutayeh. Gomme la contrée d'Ouskoub et de Nev chehr, à l'ouest de l'Argée, la haute vallée du Poursak est remplie de tuf et de pierres ponces que les érosions ont découpés en buttes coniques, disposées en quelques endroits avec une régularité presque symétrique : dès la plus haute antiquité, les habitants y creusèrent des excavations de toute espèce, tombeaux, demeures et sanctuaires.

Eski chehr [Eskişehir] ou la « Vieille Ville » est aussi d'origine grecque : c'est l'ancien Dorylœum, souvent désigné comme lieu de rassemblement des armées de Byzance contre les Turcs ; Godefroy de Bouillon y remporta une grande victoire. Eski chehr a des eaux thermales fréquentées, mais son importance provient surtout des gisements d'écume de mer qui se trouvent à quelques heures de marche vers le sud-est. Elle a jusqu'à maintenant possédé le monopole de cette magnésite précieuse : le mauvais état des chemins, les exigences du lise, la rapacité des intermédiaires ont entravé ce commerce sans jamais l'interrompre ; il ne cessera qu'avec l'épuisement des couches, que l'on craint devoir être assez prochain. Les mineurs, presque tous persans, dépendent de leur consul et doivent lui payer une rente annuelle ; en outre, le gouvernement turc prélève un double droit de douze et demi pour cent sur la production, droit que les fermiers accroissent à leur profit. Les négociants autrichiens, arméniens et turcs expédient l'écume de mer surtout à Vienne, mais aussi à Ruhla, à Paris, à New-York, à San Francisco, pour la fabrication des têtes de pipes et des porte-cigares. Les progrès de la chimie ont permis d'obtenir des produits similaires, que seuls les habiles connaisseurs savent distinguer de l'écume de mer anato-lienne ; néanmoins l'exportation des nodules d'Eski chehr n'a cessé de s'accroître depuis le commencement du siècle : d'environ 5000 caisses vers 1850, elle s'est élevée en 1881 à 11 000 caisses, environ 2 millions de kilogrammes, d'une valeur do 4 à 5 millions de francs (1).

Il n'y a point de grandes agglomérations urbaines dans le bassin du bas Sakaria, mais plusieurs petites villes s'élèvent au bord du fleuve ou dans ses vallées latérales. Ayach et Beï-bazar [Beypazarı], d'où proviennent les excellentes poires dites « d'Angora », puis Nalli khan [Nallıhan], se succèdent de l'est à l'ouest sur la route d'Angora à Constantinople ; Moudourlou (Modzeni) commande le passage de l'Ala dagh sur le chemin d'Eski chehr à Boli ; Sogoud (Chougchat) [Söğüt] ou le « Saule», qui possède le tombeau d'Othman, le fondateur de la monarchie ottomane, groupe ses maisons au pied des collines boisées que traverse la roule de Brousse à Eski chehr ; Bilehdjik [Bilecik] est peuplée d'Arméniens qui possèdent une quinzaine de filatures de soie ; Lefké, l'ancienne Leucée, occupe, au confluent du Gök-sou et du Sakaria, un bassin pittoresque et fertile, l'un des mieux cultivés de la Péninsule ; Ada-bazar [Adapazarı]

1. Edmond Dutemple, En Turquie d’Asie.
2. Bulletin de la Société de Géographie commerciale de Bordeaux, 18 décembre 1882.

 [577]

ou le «Marché de l'Ile », bourgade prospère, parsème ses maisons de campagne au milieu des bosquets, près du ruisseau qui sort du lac de Sa-bandja pour rejoindre le Sakaria. L'un des beaux monuments que fit élever le grand bâtisseur Justinien, un pont de 267 mètres, en parfait état de conservation, traversait jadis le courant principal du Sakaria ; le fleuve s'étant déplacé, le pont ne franchit plus que des coulées marécageuses, et le terrain s'est tellement exhaussé, que la naissance des voûtes est enfouie dans les alluviens. Déjà l’on se trouve dans la grande banlieue de Constantinople et les chasseurs viennent tirer le gibier dans les marais et les bois des environs. En 1880, près de deux millions et demi de kilogrammes de pommes et de poires ont été expédiés à la capitale par les jardiniers de Sabandja ; mais la plus grande partie du fruit se perd ou sert de nourriture aux animaux domestiques (1).

Les villes et les villages asiatiques des rives du Bosphore ne sont que des faubourgs de la ville européenne, qui recouvre de ses mosquées et de ses palais les hautes berges de la Corne d'Or. Au point de vue géologique, la péninsule à l'extrémité de laquelle est bâtie Constantinople appartient à l'Asie, puisqu'elle se compose des mêmes roches, qui se correspondent exactement

1. Villes principales de l'Anatolie sur le versant de la mer Noire, avec leur population approximative : 

Vilayet de Trébizonde (Pont).

Chabin Kara hissar, d'après Brant  .... 12 500 hab.

Samsoun  .... 10 000

Bafra, d’après Hamilton  .... 5 500

Niksar, d'après Brant . . . .    5 000

Tcharchamba, d'ap. Tchibaicheff.  .... 3 500

Vilayet de Sivas (partie de Cappadoce).

Sivas, d'après Tozer   .... 35 000 hab.

Tokat   .... 50000

Amasia, d’aprés Perrot ....  25 000

Zilleh  d’aprés Tcbihatcheff  .... 15 000

Mersivan    ....  10 000

Vizir-Kôpri   ....   5 000

Tourkhal, d'après Hamilton  .... 3 000 

Vilayet de Kastamouni(Paphlagonie).

Zafaran-Boli, d'apr. Vrontchenko  .... 25 000 hab.

Kastamouni   .... 20 000 

Tchangri, d'après Ainsworth   .... 19 000  »

Iskelib, d'après Yrontcbenko  .... 13 000  »

Boli, d'après Vrontcbenko   .... 12 000  »

Tozia, d'après Vrontchenko   .... 10 000  »

Sinope  ....  9 000 

Mondouriou    .... 5000 

Tach-Kôpri, d'après Ainsworth   ....  4500 

Erekli (Héraclée), d'après Perrot  ....  2 000  »

Ineboli, d'après Vrontchenko  .... 3 000 hab.

Bartan, d'après Bore   .... 2500

Vilayet de Konieh (Lycaonie et  partie de la Cappadoce). 

Nev chehr, d'après Hamilton  .... 20 000

Ourgoub, d'après Barth   .... 7500

Kir chehr   ....  3500

Ak seraï, d'après Hamilton  .... 3500

Madjour   .... 3000

Vilayet d’Angora (Galatie, partie  de Cappadoce et de Phrygie).

Kaîsarieh, d'après Tozer  .... 60 000 hab.

Angora, en 1873  .... 38 150 

Yuzgat, d'après Tozer  ....  15 000 

Tchoroum, d'après Tozer  .... 10 000 

Indjeh-sou   .... 4 500 

Karahissar, d'après Hamilton  .... 3 500  »

Kalehdjik, d'après Perrot  .... 3 000  » 

Vilayet de Hundavendighiar   (Phrygie et Bythinie).

Afioum Kara hissar   42 000 hab.

Kiutayeh, d'après Perrot   .... 37 000  »

Eski chehr  .... 13 000  »

Sevri hissar, d'après Hamilton   .... 11 500  »

Ada-bazar, d'après de Moustier  .... 10 000  »

Bilehdjik (Barth)  .... 10 000 

[578] par leurs saillies et leurs baies ; la limite géologique entre les deux continents est indiquée à une trentaine de kilomètres à l'ouest du Bosphore, là où la formation dévonienne du système anatolien se termine en promontoire dans les terrains modernes, tertiaires et quaternaires. Mais du point de vue historique, c'est à l’Europe que, depuis la fondation de Byzance, doit être  attribuée la possession des deux rives : fortifications, ports, mosquées, cimelières, promenades, villages de pèche et de plaisance, elles même, ne sont que les dépendances de la grande cité voisine, et de rive à rive il y a correspondance presque parfaite entre les constructions faites de main d'homme aussi bien qu entre les traits naturels. A l'entrée du Bosphore, du côté de la mer Noire, le phare d’Anadoli fait face à celui de Roumeli, puis les batteries d'Asie croisent leurs feux avec celles d'Europe pour arrêter les vaisseaux russes, s'ils tentaient de pénétrer dans le détroit. Les deux tours génoises, Anadoli-kavak [Anadolu kavağı] et Roumeli-kavak [Rumeli kavağı], surveillent de part et d'autre un des passages les plus resserrés du défilé marin. Les villes charmantes de Bouyouk-dereh [Büyükdere] et de Therapia, avec leurs maisons penchées sur l'eau, leurs palais de marbre, leurs jardins ombreux, leurs massifs de platanes, se reflètent, pour ainsi dire, du côté de l'Asie, dans les villages de Beïkos, d'indjir-köi, de Tchibouklou, dont les colonnades blanches, les minarets et les coupoles brillent sur le fond verdoyant des vallons. Au milieu du détroit, que gardent, sur le littoral d'Europe, les tours puissantes du Roumeli-hissar, bâti par Mahomet II, est défendu, sur la pointe opposée, par l’Anadoli-hissar, que fit ériger le même conquérant. C'est là que les eaux rétrécies du courant marin frémissent comme un fleuve, attendant, semble-t-il, le pont que Michel-Ange voulait, d'un château à l'autre, jeter entre les deux continents. Mais si les ingénieurs doivent déshonorer le Bosphore par quelque affreux tube de fer, semblable à tant d'autres qui gâtent les plus beaux sites, puissent-ils tarder longtemps dans leur œuvre funeste !

[Bosphore, Scutari]

Immédiatement au sud du château d'Anatolie s'ouvre un petit vallon gazonné où serpente un ruisseau, à l'ombre des frênes, des platanes et des sycomores : c'est la « vallée de l'Eau Céleste », désignée ordinairement par les étrangers sous le nom d'Eaux Douces d'Asie, par assimilation aux Eaux Douces d'Europe, où les dames de Stamboul aiment à venir s'étendre sous les ombrages, autour d'une fontaine murmurante. Les faubourgs asiatiques de Constantinople commencent au promontoire qui limite le vallon des Eaux Douces. Kandili, Vani-koï [Vaniköy], Kouleli [Kuleli],Tchengel-koï [Çengelköy], Beiler-bey [Beylerbey], Istavros, Kouz-goundjouk, Scutari (Ouskoudar) [Üsküdar] se suivent en ligne continue sur une dizaine de kilomètres, opposant aux villes de la rive orientale palais à palais et mosquée à mosquée. Plus de cent mille habitants peuplent cette berge, se groupant en quartiers, suivant leur nationalité, Turcs, Grecs et Arméniens. Scutari, le faubourg d'Asie dont la pointe est directement en face de la Corne d'Or, renferme à lui seul plus de la moitié de cette population, et les Turcs y sont de beaucoup les plus nombreux. Oubliant les origines grecques de l'ancienne Chrysopolis, ils voient dans Scutari une ville sainte : là est le promontoire extrême de leur patrie ; c'est là, disent les prophéties, qu'ils se retireront quand on les chassera de Stamboul. En haut, sur la colline, se voient les grands cyprès qui abritent peut-être quelques millions de leurs morts, enterrés sur la poussière d'autres millions de cadavres, thraces et byzantins (1). Jusqu'à maintenant les innovations européennes n'ont pas modifié la ville ottomane. De nombreuses rues ont gardé leur caractère original ; rien n'y est changé, ni les fontaines de marbre couvertes d'arabesques et surmontées d'un large toit recourbé, ni les préaux à fenêtres grillées où quelques pierres tombales à turbans sculptés se montrent au milieu des broussailles, ni les maisons en bois dont les deux étages s'avancent en surplomb, voilant toutes leurs ouvertures sous des treillis en losange, ni les chemins sinueux et montants sur lesquels les platanes étendent leur ramure. Le mont Boulgourlou [Bulgurlu], qui domine Scutari, est l'observatoire d'où se voit le panorama le plus grandiose de Constanlinople, du Bosphore et de la Propontide.

1. Ainsworth, Travels in Asia Minor.

Au sud-est de Scutari, la chaîne des faubourgs se continue par d'énormes casernes et par des cimetières jusqu'au promontoire qui porte Kadi-koï [Kadıköy] ou le « Village du Juge », l'ancienne Chalcédoine. Là l'invasion européenne a commencé, transformant graduellement l'aspect de la ville : la population résidente se compose surtout de Grecs ; des centaines de négociants constantinopolitains, surtout des Anglais, ont leurs maisons sous les ombrages de Kadi-koï ; pendant le jour, des bateaux à vapeur vont et viennent incessamment entre la capitale et son faubourg asiatique. Les avenues boisées du promontoire qui s'avance au sud limitant un port naturel, le voisinage de l'archipel des Princes, où chaque jour de fête amène des milliers de visiteurs, la splendeur du pays qui se déroule de l'entrée du Bosphore et de la Pointe du Sérail aux côtes lointaines de la mer de Marmara, enfin l'abri que la colline de Scutari présente contre les vents du nord et du nord-est, contribuent à augmenter d'année en année la colonie européenne. Dans la plaine qui sépare Kadi-koï du grand cimetière de Scutari se rassemblaient jadis les armées du padichah pour ses expéditions d'Asie ; là se trouve maintenant, à côté de u la plus grande caserne du monde», la gare de llaider Pacha, point de départ du chemin de fer qui longe au nord le golfe d'Ismid et qui doit se continuer un jour jusqu'en Syrie, en Babylonie et dans les Indes. Elle touche aux petits ports de Maltepeh [Maltepe], Kortal, Pendik, d'où l'on expédie les primeurs à Constantinople. En face, sur la rive opposée du golfe, Karamoussal envoie les premières cerises. Le chemin de fer passe à Ghabize (Ghybissa), où mourut Hannibal : un monticule ombragé de trois cyprès garde, dit-on, les cendres du grand capitaine.

Ismid ou Iskimid [Ismit], l'ancienne Nicomédie, que bâtit un « fils de Neptune », et dont Dioclétien voulait faire la capitale de l'empire, est admirablement située à l'extrémité orientale du golfe de ce nom, sur les terrasses avancées d'une haute colline exposée au midi et découpée à sa base par des ravins où des groupes de maisons multicolores se montrent à travers le feuillage. Une acropole à fondations helléniques du plus beau travail, qui porte des tours romaines et byzantines, ainsi qu'un kiosque impérial moderne, domine la cité, les chantiers et le port, où de petits bâtiments viennent charger du bois et des céréales. Nicomédie peut 'être considérée géographiquement comme le véritable port du fleuve Sakaria, dont elle est séparée par un seuil peu élevé, à l'ouest du lac de Sabandja ; il est étonnant qu'une ville aussi heureusement située comme point de convergence des routes de l'intérieur et comme lieu d'expédition maritime ait un si faible commerce : nul fait n'altcstc plus éloquemment lerégime d'oppression qui pèse sur la contrée et en tarit les ressources.

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