Catégorie : Anecdotes, récits...
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Dans la série "Quand les peuples changent de visage", le quotidien L'Intransigeant publia cette enquête très complète de Marcel Sauvage composée de 23 articles sur la Turquie en 1935. A cette époque, ce pays porte encore les stigmates de la guerre d'indépendance, mais il est en pleine reconstruction et en pleine transformation.

Vous pouvez lire les articles sur le site de la BnF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32793876w/date1935

Marcel Sauvage (1895-1985), journaliste et romancier,  publia des romans et des essais chez Denoël et surtout chez Grasset (dont "La Fin de Paris", "La Corrida", "Hors du commun - Maurice Vlaminck, Maurice Savin"), les "Mémoires de Joséphine Baker"... Il fut membre du jury Renaudot.

Son voyage en Turquie commence à Edirne, passe par Istanbul, Ankara, Kayseri, Sivas, Samsun, Adana, Konya, Afyonkarahisar, Izmir pour revenir à Istanbul. Le reportage de ce journaliste assez célèbre à cette époque, publié dans un quotidien à grand tirage, témoigne de la fascination qu'exerce la jeune république turque sur le public européen. Les très rapides (r)évolutions, même si elles sont loin d'être achevées en 1935, et l'énergie déployée surprennent ceux qui visitent ce pays résolument tourné vers l'Europe et Marcel Sauvage tente, avec talent, d'en rendre compte avec la plus grande précision sans omettre les imperfections et les échecs.

L'Intransigeant (1880-1948) était, dans les années 1930, un quotidien plutôt classé à droite dont le tirage atteignait 130 000 exemplaires, ce qui, à cette époque, est correct.

La Turquie dévoilée. Le premier grand reportage d'ensemble sur la Turquie nouvelle.

 

I. Adieu au pays d'opérette (30 juillet)

Article en une du journal avec une photo du pont de Galata et de la Djeni Djami ([sic]Yeni Camii), une autre d'Eyüp ("une rue d'Eyoub, faubourg d'Istamboul, où séjourna Pierre Loti") et une carte de l'itinéraire du journaliste : Edirne - Istanbul - Ankara - Kaiseri - Sivas - Samsun- - Sivas - Kayseri - Adana - Konya - Afyonkarahisar - Izmir - Istanbul
"Tant de souvenirs, de livres et de rêves." Le récit commence sous le regard de la statue d'Ataturk ("à la pointe du vieux sérail") que le journaliste voit en arrivant à Istanbul. "Istanbul, c'est le passé", écrit-il, "Ankara c'est l'avenir", le coeur de la Turquie moderne bat maintenant dans l'austère Anatolie.

II. Byzance-Constantinople-Istamboul, carrefour des ombres (31 juillet)

Photos : la Corne d'or, un des plus fameux paysage du monde et des vieilles maisons d'Istanbul.
Interlocuteur : un ami de rencontre
Dans une évocation très littéraire, il souligne la déchéance de l'ancienne capitale de l'empire ottoman, son dépeuplement. "Nulle ville en Europe, écrit-il, ne prête à tant d'émerveillement, non plus qu'à tant de mélancolie."

III. Un immense chantier : Ankara, la plus jeune et la plus vieille capitale du Proche-Orient. (1er août)

Photo : un agent de la circulation qui se protège du soleil
La nouvelle capitale de la Turquie étonne le journaliste. C'est un vaste chantier où l'on a construit 4000 maisons en 10 ans. Ankara est le symbole de la naissance rapide de la nouvelle Turquie. Elle est à la fois ville historique, comme en témoigne les vieux quartiers, et ville moderne avec ses grandes avenues.

IV. L'homme de la maison rose Atatürk, demi-dieu (2 août)

Photo : Atatürk, dans une pose à la Napoléon, assiste au défilé de ses troupes.
Histoire de Mustafa Kemal, celui qui devint le 24 novembre 1934, "Atatürk [qui] est désormais un demi-dieu, le père des Turcs." Visite des environs de la maison rose, nom que Marcel Sauvage donne à la résidence du président de la république à Çankaya. Aucune interview n'est prévue.

V. L'esprit d'Ankara et les six flèches (3 août)

Photo :  "Cette photographie des rochers volcaniques sur lesquels est construite la vieille ville d'Ankara indique combien est "souriant" le paysage..." (cette remarque ironique fait allusion à la rudesse du paysage de la nouvelle capitale )
Les six flèches sont le symbole du Parti du Peuple : "Nous sommes républicains, révolutionnaires, nationalistes, laïcs, populistes, étatistes." dit un Turc. Marcel Sauvage oppose l'esprit terrien de la nouvelle république à l'esprit marin de l'empire ottoman, évoque l'athéisme du Gazi, et les origines historiques, selon lui, de la révolution d'Atatürk : les flèches sortent d'un "carquois retrouvé, un vieux carquois qui n'est pas épuisé".

VI. la révélation hittite et le retour aux origines (4 août)

Photo : "D'extraordinaires sculptures décorent certaines montagnes d'Anatolie, notamment des archers, taillés à vif dans le roc." (procession de dieux, bas-relief de Yazilikaya)
Ou comment les Hittites furent une découverte importante pour la Turquie républicaine. Cela lui permit de revendiquer des racines pré-islamiques, qui la libérèrent de son lien avec la religion, et même pré-grecques et de regagner une certaine fierté face à l'Occident triomphant.

VII. La complainte d'Homère (5 août)

Photo : L'école d'agriculture, ultra-moderne, à Smyrne (Izmir)
Visite d'Izmir. Marcel Sauvage arrive en train dans la ville dont une grande partie est encore en ruines, mais qui est en pleine reconstruction. Il est guidé par le maire qui lui explique l'ampleur des travaux, l'installation d'usines, la construction de maisons modèles..., puis par le préfet (vali) Kiazim pacha qui lui montre les dispensaires, les crèches, les coopératives...

VIII. La fête de la langue (6 août)

Photo : Vue prise dans les jardins de la nouvelle université d'Istanbul.
"Connaissez-vous Tanri ? C'est le nom néo-turc d'Allah."
Présentation et chronologie de la réforme linguistique (adoption du calendrier, de l'alphabet latin, "returquification" du vocabulaire…) et de la publicité qui leur est faite dans la presse.  Le 26 septembre 1933, a lieu le premier congrès linguistique ; cette date devient le jour de la fête nationale de la langue. L'auteur rapporte les propos d'un membre de l'Association linguistique sur les avantages de la réforme.

IX. La ruée vers l'école turque et l'agonie des écoles françaises (7 août)

Photo : Un groupe de lycéennes turques qui portent comme les étudiants, une casquette à galons d'or.
L'état turc et les turcs font un énorme effort pour l'éducation. 3000 écoles et 230000 élèves en 1914, 7000 écoles et 500000 élèves en 1935, 700000 personnes alphabétisées sur 14 millions d'habitants en 1928, 3 millions en 1935. L'instruction primaire est obligatoire depuis 1931.
L'enseignement est laïcisé. La France qui ne fait aucun effort pour s'adapter au nouveau système perd son influence aux dépends de l'Allemagne.

X. Le coup du chapeau, échec au Coran et cocktail de codes (8 août)

Photos : "Au marché, où se retrouvent toutes les formes de coiffure : casquettes, chapeaux, képis, turbans" et "La mère défunte de Mustapha Kemal"
La révolution du chapeau, l'interdiction du fez lancée par Atatürk en septembre 1925 permit de réduire l'influence de la religion. "Supprimer le fez était toucher l'Islam au front", puisqu'il est plus difficile de toucher le sol avec le front pendant la prière.
C'est le "cadre étouffant de l'Islam", nous dit le journaliste, qui a empêché l'empire ottoman d'évoluer. L'abolition de la charia, remplacée par un "cocktail" de codes européens,  a permis la modernisation du pays et la naissance de la république.

XI. Du harem au Parlement ou l'Ecole des Femmes (9 août)

Photo : "Les petites filles des "désenchantées" défilent dans toutes les fêtes officielles" et "Madame Latife Bekir présidente de l'Union des femmes turques" [Les Désenchantées sont une allusion au roman de Pierre Loti ; le même procédé est utilisé en 1936 par Paule Malardot dans ses articles. ]
Les femmes ont beaucoup de droit dont celui de voter (ce qui n'était pas la cas en France à cette date), la polygamie a été abolie. Il y a 17 députées au parlement, des femmes sont juges, avocates, elles travaillent dans les usines, dans les banques... C'est le début de leur émancipation qui est toutefois loin d'être achevée.

XII. La steppe en haillons (10 août)

Photo : Une gare dans la steppe avec à l'arrière-plan des tas de blé
La paysannerie anatolienne, que le journaliste découvre lors de son voyage en train, a payé un lourd tribut aux guerres incessantes et reste très pauvre malgré les efforts importants du gouvernement pour l'aider : fourniture de matériel, de charrues, tracteurs, de bétail..."La misère est frappante en Asie mineure, mais il est juste d'écrire aussitôt qu'on cherche à la réduire par tous les moyens".

XIII. La victoire des machines (11 août)

Photo : La grand barrage de Tchowbouk derrière lequel grandit un lac qui fournira l'eau de la ville d'Ankara
Interlocuteurs : un commissaire, un jeune ingénieur, un homme jeune
Marcel Sauvage se fait arrêté parce qu'il photographie sans le savoir une usine de munitions. Il visite ensuite le chantier d'une grande filature près de Kayseri. Le gouvernement turc a une politique industrielle dirigiste avec les banques d'état Sümer bankasi et Is Bankasi. Pour se financer, la Turquie dispose de ressources naturelles comme des minerais et est aidé par la Russie et l'Allemagne.

XIV. Le château noir de l'opium (12 août)

Photo : La ville d'Afioum Karahissar, le château noir de l'opium et Un petit âne conduit la caravane de chameaux.
Interlocuteurs : Chukru Raya, ministre de l'intérieur, un journaliste
Lors de son périple en Anatolie, Marcel Sauvage s'intéresse à la culture du pavot autour d'Afyonkarahisar, et donc à la production et à l'exportation de l'opium.

XV. Des "maisons de tendresse" pour les orphelins turcs aux maisons du peuple (13 août)

Photo : Une cour d'école où l'on recueille les petits orphelins et les vagabonds d'Istanbul
Déclaration des droits de l'enfance, développement de crèches, distribution de vêtements, d'aide etc beaucoup de mesures pour l'enfance. Les orphelinats sont appelés maisons de tendresse. Des maisons du peuple ont également été créées dans un but éducatif et pour donner aux plus modestes un accès à la culture. Le sport se développe également.

XVI. Le réveil des guerriers d'Asie. Un triumvirat et l'avenir d'Ankara (14 août)

Photo : "Le masque énergique de Mustafa Kemal" et "Fevzi pacha, chef d'état-major"
Le triumvirat qui dirige la Turquie, c'est Ataturk, Ismet Inönü et Fevzi Pacha. L'armée est bien organisée, "à l'abri des influences politiques". La Turquie essaie d'assurer son indépendance militaire. M. S. rencontre Ismet Inönü (qui négocia le traité de Lausanne) qui lui déclare  : "Nous nous voulons la paix, rien que la paix. Aucune visée a l'extérieur, mais le souci de notre propre sécurité".

XVII. La clé qui vaut un empire ou la question des détroits (15 août)

Caricature : "Le président du conseil Ismet Inonu, l'homme de l'industrialisation".
Photo : "Roumeli hissâr, vieux château fortifié sur le Bosphore"
Interlocuteur : Ismet Inönü, un observateur américain
Le problème des Détroits reste sensible. Théoriquement, les turcs n'en ont pas le contrôle, Mais ils ont installé des troupes a la limite de la zone qui leur assurent une certaine sécurité.

XVIII. Au bal populaire avec Atatürk (16 août)

Photo : Mustapha Kemal Atatürk, alors qu'il était rebelle et généralissime, se reposant dans son manteau de soldat sur la neige des hauts plateaux anatoliens.
Le journaliste est invité à un concert d'artistes russes dans la Maison du peuple d'Ankara. Il croise Atatürk pendant l'entracte et en fait le portrait. Le lendemain, il est de nouveau invité pour la fête de l'Entente balkanique à l'Ankara Palace, puis à un bal où il voit Mustafa Kemal danser la rumba. Il ne peut ou ne veut plus faire d'interview.

XIX. Le Soleil s'est levé à l'Ouest. Toute l'Asie se libère (17 août)

Photo : M. de Martel, haut-commissaire français en Syrie, reçu à Ankara par le ministre des Affaires étrangères de Turquie, M. Tewfik Ruehtu Aras lors de son récent voyage
La Turquie nouvelle exerce  une assez grande influence en Asie centrale à qui "elle s'offre comme un exemple" et dans les pays victimes du colonialisme.

XX. Maîtresse de l'union balkanique (18 août)

Pas de photographie.
Interlocuteur : un vieil agent consulaire.
"La Turquie nouvelle [...] n'est pas une nation asiatique", elle joue un rôle clé dans la région qui est plus stable.  Et l'agent consuliare évoque les racines balkaniques d'Atatürk qui est né à Salonique. Le grand retournement : les ennemis d'hier qui s'étaient unis contre la Turquie pendant les guerres balkaniques du début du XXe siècle sont maintenant devenus des alliés. L'Allemagne aussi lorgne vers les Balkans.

XXI. Dans l'ombre de l'Allemagne (19 août)

Photo : Une statue équestre de Kemal Atatürk
Les craintes d'un français face à l'influence allemande omniprésente (économie, éducation...) même si les Turcs manifestent toujours leur attachement à la France.

XXII. Les joies et les trahisons de Péra (20 août)

Pas de photographie.
Promenade dans le très francophone monde de Péra. Evoque le problème des minorités religieuses qui sont un peu dans l'expectative et des résistances de certains musulmans à la laïcisation.

XXIII. Conclusion : Nouvel Orient, nouveau monde (21 août)

Photo : Istanbul et la Corne d'Or vus de Péra
L'ambassade de France n'est toujours pas installée à Ankara. Marcel Sauvage demande une nouvelle politique qui ne défende pas que les intérêts de quelques-uns aux dépends de l'ensemble des Français, qui ne soit plus colonialiste et qui tienne compte des intérêts des Turcs. La Turquie peut être "le trait d'union entre les deux continents". Il conclut avec un rappel du rejet par le gouvernement français de la proposition de rapprochement de Cemal Paşa en 1914 et de ses conséquences, l'alliance avec l'Allemagne durant la Première guerre mondiale.

© JMB 05-2011