A LADY RICH. 

Belgrade, 17 juin: 

Je vous demande pardon de tout mon cœur, mais vraiment j'ai ri à cœur joie, en recevant votre lettre, de la commission dont vous m'avez fait l'honneur de me charger.

Vous voulez que je vous achète une esclave grecque réunissant en elle un millier de qualités ; mais sachez que les Grecs sont tout uniment les sujets du Grand Seigneur, et pas du tout leurs esclaves. Ceux ou celles dont il serait loisible de faire l'acquisition sont des prisonniers de guerre ou du moins des malheureux que les Tartares ont enlevés en Russie, en Circassie ou en Géorgie, et tous d'ignorantes créatures dont vous ne voudriez pas pour vos marmitons. On a fait, il est vrai, quelques milliers de prisonniers dans la Morée, mais la plupart d'entre eux sont rachetés par la charité des chrétiens et d'autres par leurs parents de Venise. Quant aux esclaves de belle mine qui servent ici les grandes dames ou qui sont réservées pour les plaisirs des acheteurs, on les a vendues à huit ou neuf ans, après les avoir élevées avec le plus grand soin, en leur apprenant la danse, le chant, la broderie, etc. En général, elles viennent de Circassie, et ceux qui les ont achetées ne s'en défont point si elles n'ont mérité d'être revendues pour une grande faute. Encore ceux qui s'en dégoûtent les affranchissent-ils, quand ils ne les donnent pas en cadeau à leurs amis. Celles que l'on vend au marché ont par conséquent commis quelque faute grave ou sont des meubles inutiles. Et ne croyez pas que j'aie menti d'un seul mot. Sans doute, il y a bien loin de ce que je dis là à ce que l'on pense en Angleterre; il n'en est pas moins vrai que je n'ai pas menti. D'un bout à l'autre, voyez-vous, toutes vos lettres sont pleines d'erreurs étranges : c'est dans les ouvrages de l'estimable Dumont que vous avez pris toutes vos idées sur la Turquie : le malheur est qu'il est aussi présomptueux qu'ignorant, le digne homme ! 

Je m'amuse singulièrement en lisant tout ce qu'on a écrit sur ces contrées; ce n'est qu'absurdités et que mensonges. Par exemple, on y raconte des aventures de femmes qu'on n'a jamais vues, et l'on peint le caractère d'hommes devant lesquels on n'a jamais été admis. Avec cela, des descriptions de mosquées à foison, et remarquez que ces messieurs n'auraient pas osé y jeter un coup d'œil. Les Turcs sont très-fiers, en effet, et n'aiment point à vivre avec des étrangers, s'ils ne les prennent pas pour les gens les plus distingués de leur pays. Bien entendu, je parle des Turcs de haute compagnie, car, pour le bas peuple, je vous demande un peu ce qu'il peut nous apprendre sur toute la nation. 

Vous me demandez du baume de la Mecque, et je vous en enverrai, bien qu'on ne s'en procure pas déjà si aisément; mais dois-je vraiment vous en recommander l'usage? J'ignore ce qui l'a mis si fort à la mode : de Vienne et de Londres on me harcelle pour m'en faire expédier des pots. J'en ai reçu un peu, et sûrement il est de première qualité, ce qui fait que j'y tiens. J'ai voulu en faire l'expérience, m'imaginant que j'allais devenir belle comme le jour. Le lendemain j'étais, en effet, singulièrement changée : j'avais toute la figure enflée, et la peau aussi rouge que Mme Hos; il m'a fallu rester trois jours ainsi, et vous présumez bien que je n'étais pas à la noce, tant je craignais de garder cette mine. Et mon mari ne se faisait pas faute de me reprocher mon imprudence. Me voilà revenue au statu quo, pour parler en ambassadrice. Les femmes du lieu me trouvent embellie; mais ma glace ne me dit pas la même chose. Cependant, s'il faut juger des vertus de ce baume par le teint de ces dames, il est très-puissant; mais l'on ne me reprendra plus à me chagriner sur ses conséquences; mon teint restera ce qu'il est, et ne changera que lorsque le temps songera à l'outrager. Le reste ne me donne guère de souci. Faites, à part vous, ce que vous voudrez; seulement sachez que si vous en tâtez, vous ne pourrez aller de quelques jours à Saint-James.

A en croire les Turques, il y a un moyen bien plus efficace que la beauté pour se faire aimer: nous autres, nous ne le connaissons pas. Mais ici on se pique de rendre fou de soi qui l'on veut, un peu par enchantement. Comme je ne crois pas aux miracles, je n'ajoute pas plus foi à ce prodige-là qu'aux autres. Hier je parlais vivement de ce point avec une femme qui du reste est fort sensée, et elle s'emporta en me voyant incrédule pour toutes Ses histoires. A bout d'efforts, elle me cita des mariages, ridicules qui ne s'expliquaient que par là; mais je ripostai qu'en Angleterre, où l'on n'use pas de sortiléges, où le climat est plus froid et les femmes moins belles, nous avons aussi des mariages disproportionnés, et que nous ne faisons pas intervenir le surnaturel pour expliquer les folies que l'amour fait faire à un homme. Néanmoins elle est restée convaincue de la réalité de sa prétendue science.... Les femmes turques ne disent pas précisément qu'elles ont commerce avec le diable, mais seulement qu'il y a des philtres qui inspirent de l'amour. Si l'on pouvait charger un navire de ces drogues, quelle fortune on pourrait faire ! et combien n'y a-t-il pas de femmes, à notre connaissance, qui seraient tentées d'en faire provision ! Adieu, ma chère dame, je ne saurais m'arrêter sur une idée plus agréable à ruminer; songez-y donc : quelle cour j'aurais à mon retour, si j'arrivais de Turquie avec une science d'une utilité si générale ! 

Certainement, je n'ai pas en horreur les plaisirs mais on ne connaît ici qu'une volupté revêtue de formes fastidieuses. Les Turcs ne savent pas ce que sont les amusements de l'esprit, les conversations agréables et les délassements d'une société élégante. Ils le sauraient, ce me semble, si la dépravation de leur gouvernement ne les abrutissait pas et n'étouffait pas leur curiosité naturelle pour les goûts qui font le charme de la vie. Les fades amours du harem sont, pour ainsi dire, la seule passion à laquelle ils s'abandonnent : encore estelle troublée par la contrainte que le despotisme fait peser sur eux, et par l'anxiété humiliante dont il les accable. 

Au reste, il ne faut pas croire, d'après quelques écrivains, que les femmes soient cloîtrées avec une excessive rigueur. Au contraire, elles jouissent, bien que dans un véritable esclavage, d'une liberté incontestable, et ont (comme je vous l'ai dit déjà) certaines manières de sortir déguisées qui rendent la galanterie très-facile. Il faut dire aussi qu'elles sont toujours dans les transes, de peur d'être découvertes, et qu'une fois prises elles sont exposées aux effets d'une jalousie furieuse et cruelle qui ne recule pas devant l'effusion du sang, et qui est sûre de l'impunité. Une des grandes jouissances pour les femmes turques, c'est la grande magnificence qui règne dans leurs maisons : elles aiment à se voir entourées de jeunes esclaves, bien vêtues, habiles danseuses, habiles musiciennes, et s'amusent infiniment avec elles. Seulement, il y a dans tout ce luxe une roideur qui déplaît; on est ébloui d'abord, puis saisi de froid. Ce cérémonial ennuyeux dont je me plains est le propre des femmes turques; les Grecques sont d'un tout autre caractère et d'une tout autre tournure : elles ravivent le plaisir et en varient à l'infini les formes, mettant partout de la grâce et de l'élégance : dans leurs toilettes, dans leurs manières, dans leurs conversations et dans tous leurs divertissements. 

Je suis, etc.

A Mme THISTLETWAYTE.

Péra, près Constantinople, 4 janvier 1718.

.... Ma chère dame, s'il faut vous dire la vérité, je n'ai pas pour le moment la tête bien disposée pour faire des récits agréables, étant tout occupée des soins que réclame le prochain accroissement de ma famille. Je n'attends plus que l'heure fatale, et vous jugez par là que je suis sur le qui-vive. Il y a du moins ceci qui me donne du cœur, que ma réputation s'en trouvera bien ici, tandis que le mépris m'attendait, si je n'étais bien vite devenue mère. Comprenez-vous cela? Pas trop. Sachez donc qu'à Constantinople une femme mariée et stérile est déshonorée, au moins autant qu'une fille l'est chez nous quand elle est grosse. Si une femme n'est plus féconde, les Turcs croient qu'elle a trop vieilli, eût-elle le plus frais visage; et cela fait qu'on n'épargne rien pour faire ses preuves de jeunesse : c'est un brevet indispensable à une jolie femme en Turquie. Et, non contentes de laisser faire la nature, les femmes du pays ont recours à un tas de charlatans, qui, sous prétexte de prolonger leur fécondité, finissent par les assassiner avec certains breuvages. Toutes celles que je connais ont, ne vous en déplaise, douze ou treize enfants chacune, et les plus âgées se vantent d'en avoir eu jusqu'à trente, ce qui ne les rend que plus respectables. Sont-elles au moment critique, elles s'écrient : « Que Dieu me fasse la grâce d'avoir des jumeaux! » J'ai demandé à quelques-unes comment elles espéraient élever un pareil troupeau : « Oh ! répondaient-elles, la peste en expédiera bien la moitié. » Et cela arrive comme elles disent, sans que les parents soient très-émus. Le principal, pour leur vanité, est qu'on les sache très-fécondes. L'ambassadrice de France a été obligée de se mettre à cette mode avant moi : à peine arrivée depuis un an, elle a un enfant déjà et en promet un autre. Le plus étrange, c'est que les femmes ne sont pas du tout soumises à la malédiction qu'on fait peser sur notre sexe : elles reçoivent, le jour même de leurs couches, et, quinze jours après, rendent leurs visites en grand appareil. Je voudrais ressentir quelque chose de cette bénigne influence du climat, mais j'ai peur de me retrouver Anglaise à ce propos, tout aussi bien que pour la crainte des incendies ou de la peste. Ici on n'y pense pas : presque tout le monde a eu deux fois sa maison brûlée, et cela vient de la manière de les chauffer.... Je viens de vous parler de choses qui ne me plaisent pas beaucoup. Causons un peu, maintenant, de mes plaisirs. Le climat est enchanteur au delà de tout ce qu'on en peut dire. Nous voilà au 4 janvier : je n'en ai pas moins ma fenêtre toute grande ouverte, • jouissant du plus doux soleil, tandis que vous êtes engourdie auprès d'un triste feu de houille. Ma chambre est pleine d'œillets, de roses, de jonquilles cueillis tout à l'heure dans mon jardin... Je vous en dirais plus long; mais il faut que j'envoie chez ma sage-femme.

A LA C0MTESSE DE MAR.

Péra, 16 mars.

Ma chère sœur, j'ai rendu visite à la sultane Hafiten, favorite du dernier empereur, Mustapha, qui, vous le savez peut-être (et peut-être aussi ne le savez-vous pas), a été déposé par son frère le sultan actuel, et est mort au bout de quelques semaines, empoisonné à ce qu'on croit. Presque aussitôt la favorite reçut l'ordre de prendre un mari parmi les grands. Elle n'en fut pas enchantée, croyez-le bien ; car ces femmes qui ont été souveraines et croient toujours l'être, regardent leur liberté comme une disgrâce ou même comme le plus cruel affront. Elle alla se jeter aux pieds d'Achmet III, et lui offrit de la mettre à mort plutôt que de traiter avec un tel mépris la femme de son frère, lui disant tout en larmes qu'elle se Croyait en droit d'être affranchie d'un tel déshonneur après avoir donné cinq princes à l'État. Malheureusement il ne vivait plus de ces enfants qu'une princesse, et, repoussée sans miséricorde, force lui fut de choisir un époux. Elle choisit Bekir-effendi, vieillard octogénaire et secrétaire d'État, voulant déclarer par là la résolution où elle était de ne plus admettre un homme dans sa couche; et contrainte à donner à un de ses sujets le titre de mari, elle en revêtit cet homme afin de lui montrer sa reconnaissance. C'est lui en effet qui l'avait, à dix ans, présentée à Mustapha; mais elle ne lui a jamais permis de la visiter. Voilà quinze ans que cela est arrivé : elle a vécu dans un deuil continuel et donné l'exemple d'une constance assez rare chez nous, n'ayant alors que vingt et un ans et aujourd'hui n'en comptant guère que trente-six. Elle n'a point d'eunuques noirs pour sa garde, et son mari a dû toujours la considérer comme sa souveraine et ne pas même s'informer de ce qui se passait chez elle. 

Quand j'ai été la voir, on m'introduisit dans un grand salon garni tout alentour d'un sofa qui est orné de colonnes de marbre blanc et recouvert d'un velours brodé, bleu clair à fond d'argent, avec des coussins de même étoffe. Je m'y assis en attendant la sultane qui avait trouvé ce moyen de me recevoir sans se lever, et voulut bien néanmoins me faire la politesse d'une inclination de tête quand je m'avançai vers elle. J'étais toute ravie de voir cette femme célèbre, qu'un empereur avait préférée à toutes les beautés de son empire ; je ne la trouvai pourtant pas aussi belle, et à beaucoup près, que ma chère Fatima d'Andrinople. Cependant on découvre encore en elle les restes d'une beauté altérée par les chagrins. Sa toilette était d'un si grand luxe qu'il faut que je vous la décrive. Figurez-vous un vêtement, nommé le donalma, qui diffère du caftan en ce qu'il a des manches plus longues et qu'il est plissé par le bas. Ce donalma était d'une étoffe couleur de pourpre et prenait | bien juste la taille. Autour des manches brillait une parure de diamants de la plus belle eau ; le même ornement décorait le vêtement des deux côtés dans toute sa longueur. Ces diamants étaient bien de la grosseur d'un pois. Des boutonnières étaient formées avec de grandes ganses de diamants, pareilles à nos ganses d'or sur nos habits de fête pour la cour, Au milieu du corps ce vêtement était attaché avec deux grosses touffes de perles plus petites et le tour des bras était orné de très-beaux diamants. La chemise de la sultane avait au col, pour agrafe, un diamant superbe, taillé en losange; sa ceinture, aussi large que les plus larges rubans d'Angleterre, était aussi recouverte de diamants. Elle portait à son cou trois chaînes qui pendaient jusqu'à ses genoux; l'une de grosses perles, au bas de laquelle était une magnifique émeraude, grosse comme un œuf de dinde; une autre était composée de deux cents émeraudes placées les unes auprès des autres, du plus beau vert, et assorties supérieurement; toutes étaient aussi larges qu'un demi-écu, et aussi épaisses que trois écus; enfin la troisième chaîne était de petites émeraudes parfaitement rondes. Les pendants d'oreilles effaçaient tout le reste ; ils consistaient en deux diamants taillés en poires, aussi gros chacun qu'une noisette. Autour de sa coiffure étaient trois cordons de perles les plus blanches et les plus belles du monde.... Ils étaient attachés sur sa tête avec deux roses formées chacune d'un gros rubis pour pierre du milieu et entourées de vingt diamants blancs de la plus belle eau : ajoutez à tout cela que sa coiffure était semée d'une multitude d'épingles à tête d'émeraude ou de brillants. Les bracelets étaient composés de diamants également beaux; enfin elle avait à ses doigts cinq bagues des plus gros brillants que j'aie vus de ma vie, si j'en excepte ceux de M. Pitt... Je suis persuadée que le tout passerait cent mille livres sterling (1), et je suis sûre au moins qu'aucune reine en Europe ne possède la moitié de ces richesses, et que les pierreries de l'impératrice elle-même, quoique fort belles, n'approchent point de celles de la sultane. 

1. Plus de quatre millions de nos francs d'aujourd'hui.

Elle m'a donné un dîner à cinquante plats différents, qui, selon l'usage turc, ne furent servis qu'un à un. Cela m'a fort ennuyée. La magnificence de la table répondait au luxe de la toilette. Les couteaux sont en or avec des garnitures de diamants. Le genre de luxe qui m'a le plus choquée, c'est celui des nappes et des serviettes qui sont toutes de la plus belle gaze brodée en soie et en or; cette broderie est superbe et imite les fleurs naturelles. C'était avec le plus grand respect que je me servais de ma magnifique serviette, qui était aussi parfaitement travaillée qu'aucun des plus beaux mouchoirs qu'on puisse trouver ici, et vous imaginez bien qu'elle est tout à fait gâtée avant la fin du repas. Le sorbet, qui est une liqueur qu'on sert à dîner, fut apporté dans des jattes de porcelaine, mais les couvercles et les soucoupes étaient d'or massif. Après dîner on donna à laver dans des bassins d'or; les essuie-mains étaient aussi riches que les serviettes de table et je m'en frottai les mains bien à contre-cœur. Le café fut également servi dans des tasses de porcelaine, sur des soucoupes d'or. 

La sultane m'a semblé être d'une agréable humeur; elle a causé avec moi de la meilleure grâce du monde. Je n'ai pas manqué cette occasion de m'instruire des usages de l'intérieur du sérail : tout cela est bien inconnu en Angleterre. Elle m'a assurée d'abord que ce que l'on raconte du mouchoir jeté par le sultan est bien fabuleux. Voici le Vrai : L'empereur envoie le kyslar-aga annoncer à celle qu'il choisit l'honneur qu'il veut lui faire ; aussitôt les autres la félicitent et la conduisent au bain; elle se parfume, et se pare avec magnificence de tout ce qu'elle croit pouvoir augmenter sa beauté. Bientôt on lui apporte un présent de la part de l'empereur qui le suit de près et arrive dans l'appartement de la nouvelle sultane. Il n'est pas vrai non plus qu'elle se glisse en rampant par le pied du lit. Elle m'a dit qu'aussitôt le choix fait la sultane Occupe le premier rang sans attendre qu'elle ait donné le jour à un prince, comme le disent certains auteurs. Quelquefois le sultan s'amuse dans la société des autres femmes, qui forment alors un cercle autour de lui. Hafiten m'a avoué qu'elles sont prêtes à mourir de jalousie, si elles s'aperçoivent qu'il en regarde quelqu'une avec un air de préférence. Cela ressemble beaucoup à nos cours. 

.... La sultane m'a ensuite proposé une promenade au jardin. Aussitôt l'une de ses esclaves lui a apporté une pelisse de riche brocart doublé de martre, et nous nous sommes promenées ensemble. Il n'y a que les eaux de remarquables dans ce jardin. De là elle m'a menée voir tous ses appartements. Dans la chambre à coucher, sa toilette était déployée, composée de deux miroirs dont les cadres étaient couverts de perles; sa coiffure de nuit s'attache avec des épingles de diamants. Tout auprès étaient trois robes de martre superbes, valant bien chacune deux cents livres sterling. Je suis persuadée que ces habits ne se trouvaient pas là sans dessem, quoiqu'ils eussent l'air d'être jetés négligemment sur le sofa. Quand j'ai pris congé de mon hôtesse, on m'a fait la cérémonie des parfums, comme chez le grand vizir, et elle m'a offert un magnifique mouchoir à broderies. 

Elle a trente esclaves, sans en compter dix autres beaucoup plus jeunes, dont la plus âgée n'a que sept ans. Ce sont les plus jolies et les plus richement habillées que j'aie vues. J'ai remarqué que la sultane se plaisait beaucoup avec elles. C'est une dépense fort considérable; car ici une jolie esclave de cet âge ne coûte pas moins de cent livres sterling. Elles portent de petites guirlandes de fleurs qui, avec les tresses de leurs longs cheveux, forment toute leur coiffure; mais leurs habits sont d'étoffes d'or; elles lui servent son café à genoux, ainsi que l'eau pour se laver les mains, etc. La principale occupation des plus âgées est de prendre soin des plus jeunes et de leur apprendre à broder. Elles les servent avec autant d'attention que si elles étaient les enfants de la maison. N'allez pas, à présent, vous imaginer que j'ai embelli ces tableaux.... Que diriez-vous si je vous racontais que j'ai été dans un harem où l'appartement d'hiver est boisé en marqueterie de nacre de perles, en ivoire de toutes sortes de couleurs, et en bois d'olivier, comme ces petites boîtes qu'on tire de ce pays-ci, et que vous connaissez bien ? que dans l'appartement d'été les murs sont revêtus de porcelaine du Japon, les plafonds dorés, et tous les planchers couverts des plus riches tapis de Perse? Il n'y a pourtant rien de plus vrai ; tel est le palais de ma belle amie, l'aimable Fatima, avec laquelle j'ai fait connaissance à Andrinople. J'ai été la voir hier, et elle m'a paru, s'il est permis de le croire, encore plus belle. Elle est venue au-devant de moi jusqu'à la porte de sa chambre et m'a dit, en me présentant la main de la meilleure grâce du monde : « Vous autres femmes chrétiennes, vous avez la réputation d'être inconstantes, et malgré la bonté avec laquelle vous m'avez traitée à Andrinople, je ne m'attendais plus à vous revoir. Maintenant, me voilà convaincue que j'ai réellement le bonheur de vous plaire, et si vous saviez comme je parle de vous à toutes nos femmes, vous seriez bien persuadée que ce serait me rendre justice que de me mettre au nombre de vos amies. » Elle me donna la place d'honneur sur son sofa, et je trouvai le plus grand plaisir à causer avec elle pendant toute la soirée.... La femme grecque qui m'accompagnait me témoignait sa surprise sur sa beauté, sur ses grâces, ce qui est inévitable la première fois qu'on la voit; elle me dit en italien : « Ce n'est pas là une femme turque; c'est sûrement quelque chrétienne. » Fatima devina qu'elle me parlait d'elle, et demanda ce qu'elle avait dit ; je ne voulais pas le lui répéter, dans la crainte que ce compliment ne lui parût peu obligeant pour une dame turque, mais la Grecque le lui expliqua. Elle se mit à rire et me dit : « Ce n'est pas la première fois qu'on me fait ce compliment; ma mère était polonaise, et fut prise au siége de Kaminiecz ; mon père disait souvent en riant que sa femme pourrait bien avoir eu quelque amant chrétien, et que je n'avais point l'air d'une petite fille turque. » Je lui dis que si toutes les femmes lui ressemblaient, en Turquie, il faudrait absolument les soustraire à tous les yeux pour le repos du genre humain, et j'ajoutai qu'une beauté telle que la sienne ferait grand bruit à Londres et à Paris : « Je ne puis croire, me répondit-elle agréablement, que, dans votre pays, on fasse aussi grand cas de la beauté; si cela était, comment vous eût-on laissée partir ? » 

Vous allez peut-être, ma chère sœur, vous moquer de mon petit amour-propre, en me voyant vous répéter cette cajolerie, mais je ne le fais que pour vous donner une idée du tour d'esprit et des reparties ingénieuses de cette charmante Turque. La maison est meublée avec autant de goût que de magnificence; son salon d'hiver est en velours ciselé sur fond d'or, et celui d'été, d'un beau point des Indes brodé d'or. Les maisons des grandes dames sont tenues ici aussi proprement que celles des Hollandaises. Celle de Fatima est dans la partie la plus élevée de la ville, et des fenêtres de son appartement d'été nous voyons la mer, les îles et les montagnes de l'Asie. 

.... Il me semble qu'en voilà beaucoup pour une seule lettre. Adieu, chère sœur. 

Je suis, etc.

A LADY RICH.

Péra, 10 mars.

Je suis enchantée d'avoir à remplir pour vous une commission qui est tout à fait de mon ressort: sachez néanmoins que ce n'était pas chose si aisée. Sans ma curiosité, qui est plus vive à cet égard que celle des autres étrangers, il m'aurait fallu me récuser comme pour l'achat de votre esclave grecque. Mais voici le billet doux à la turque que vous désirez. Je l'ai mis dans un petit coffret en recommandant bien au capitaine du Smyrniote de vous le faire parvenir avec ma lettre. Je vous envoie le texte et la traduction littérale. La première pièce que vous tirerez de la bourse, est une petite perle, qui en turc s'appelle Ingi et signifie :

INGI. — Sensin, Guzelerin gingi. 

PERLE. — O la plus belle fille ! 

CAREMFIL. — Caremfilsen cararen yok 

Conge gulsum timarin yok 

Bensemy chok than severim 

Senin benden, haberin yok. 

CLOU DE GIROFLE. — Vous êtes aussi mignonne que ce clou de girofle. Vous êtes un bouton de rose; il y a longtemps que je vous aime : vous ne vous en doutiez pas. 

PUL. — Derdime derman bal. 

JONQUILLE. — Prenez pitié de mon amour. 

KIHAT. — Birlerum sahat sahat. 

PAPIER. — Je languis à toute heure. 

ERMUS. — Ver bixe bir umut., PoIRE. — Donnez-moi quelque espérance. 

JABUN. — Derdinden oldum zabum. 

SAVON. — Je suis malade d'amour. 

EHEMUR. — Ben oliyim size umur. 

CHARBON. — Que je meure et que toutes mes années soient à vous ! 

GUL. — Ben aglarum sen gul. 

ROSE. — Soyez heureuse, et que vos chagrins puissent m'échoir. 

HASIR. — Oliim sana yazir. 

PAILLE. — Souffrez que je sois votre esclave. 

JO HO. - Ustune bulunmaz pahu. 

DRAP. — Vous n'avez pas de prix. 

TARTSIN. — Sen ghel ben che keim senni hartsin. 

CANNELLE. — Ma fortune est à vous. 

GIRO. — Esking-il en oldum ghisa. 

ALLUMETTE. — Je brûle, je brûle! Ma flamme me dévore ! 

SIRMA. — Uzunu benden a yirma. 

FIL DORÉ. — Ne vous détournez pas. 

SATCH. — Bazmazum tatch. 

CHEVEU. – Couronne de ma tête. 

UZUM. — Benim iki Guzum. 

RAISIN. — Mes deux yeux. 

TIL. - Ulugorum tez ghel. 

FIL D'OR. — Venez vite; je meurs. 

Et par manière de post-scriptum : 

BEBER. — Bize bir dogm haber. 

POIVRE. — Répondez-moi. 

Ce billet doux est en vers, comme vous voyez, et le soin que l'on met chez nous dans le style, on l'y a mis pour le plaisir des yeux. Je crois que ces messieurs ont quelque chose comme un million de Vers consacrés à cet usage. Pas de couleur, pas de fleur, pas d'herbe, de fruit, d'arbuste, de caillou, de plume qui ne forme un vers en son particulier. Il est possible de se faire des reproches, de se quereller, de s'envoyer des lettres d'amour, ou d'amitié, ou de simple politesse, même des nouvelles sans avoir besoin d'une goutte d'encre. J'espère que ma science vous étonne ! Hélas! chère amie, je suis tombée dans le piége de l'ambition : on va conquérir au loin pendant que la révolte est par derrière. Et ainsi je cours risque d'oublier mon anglais, au point que j'écris déjà plus difficilement depuis une année; il me faut déjà chercher mes expressions, et peut-être devrai-je quitter toutes les autres langues pour rapprendre la langue de mon pays.... Par exemple, je ne puis trouver une phrase supportable pour terminer ma lettre, et je suis forcée, ma chère dame, de vous dire tout uniment que je suis votre très-humble servante, etc.

A LA COMTESSE DE BRISTOL.

Je me dispose à quitter Constantinople, et peut-être m'accuserez-vous de dissimulation si je vous dis que j'en ai du regret. Je me console en observant le plus possible, afin de vous apprendre bien des choses que vous ne savez pas.... Par exemple, il est curieux de voir avec quelle tendresse les compilateurs se lamentent sur la reclusion des femmes turques. Eh bien, ce sont les plus libres femmes du monde. Elles sont les seules qui passent leur vie dans des plaisirs continuels, exemptes de tous soins, occupées uniquement à faire ou à recevoir des visites, à se baigner, à chercher tous les moyens agréables de dépenser l'argent et d'inventer des modes nouvelles. Un mari passerait pour un fou, s'il exigeait la moindre économie de sa femme dont les dépenses n'ont d'autres bornes que son propre goût; c'est au premier à gagner de l'argent, et à celle-ci à le dépenser. Cette prérogative s'étend même jusqu'aux femmes du plus bas étage. Il y a ici un porte-balle qui me vend des mouchoirs brodés ; représentez-vous la plus mince figure de ces coureurs de châteaux; il m'a assuré que sa femme refuse de porter d'autres étoffes que celles où il y a de l'or; elle est parée comme une jolie femme du grand monde, avec des fourrures d'hermine et des pierreries dans sa coiffure. Les femmes cependant ne peuvent briller dans aucun lieu public, si ce n'est aux bains, et elles n'y peuvent être vues que par des personnes de leur sexe, mais n'importe, elles se passent leur fantaisie, et c'est pour elles un grand plaisir. 

Il y a trois jours que j'allai à l'un des plus beaux bains de la ville pour voir une nouvelle mariée; j'eus par là l'occasion de m'instruire des cérémonies usitées en cette circonstance; elles m'ont rappelé l'épithalame d'Hélène dans Théocrite, et il m'a paru que les coutumes anciennes s'étaient à cet égard assez bien conservées. Toutes les amies, parentes ou connaissances des deux familles qui s'unissent, se rassemblent au bain ; d'autres y vont quelquefois par curiosité : je crois que ce jour-là il y en avait bien deux cents. Les femmes et les veuves se placèrent sur le sofa de marbre qui fait le tour de la salle; les filles se déshabillèrent aussitôt et parurent sans aucun autre ornement que leurs longs cheveux garnis de perles ou de rubans. Deux d'entre elles allèrent au-devant de la future mariée vers la porte : elle était accompagnée de sa mère et d'une de ses grandes parentes : c'était une belle personne d'environ dix - sept ans, magnifiquement habillée, et toute brillante de diamants; elle fut mise bientôt dans l'état de simple nature. Deux autres filles remplirent de parfums deux petits vases de vermeil et commencèrent une espèce de procession suivies de toutes les autres deux à deux, au nombre de trente. Les deux coryphées entonnèrent l'épithalame auquel les autres répondirent en chœur. Les deux dernières s'emparèrent de la mariée qui avait les yeux baissés avec un air de modestie charmante : cette procession fit ainsi le tour des trois salles de bain. Il est difficile de se représenter le charme d'un pareil spectacle. La plupart de ces jeunes filles étaient parfaitement bien faites et d'une éblouissante blancheur. L'usage fréquent du bain leur a fait la peau très-lisse et très-belle. 

A la suite de ces processions, elles présentèrent l'épousée, à chaque femme, à la ronde. Toutes lui offrirent des compliments, des bijoux, des étoffes, des mouchoirs ou mille autres galanteries de cette  nature. Elle les remerciait et leur baisait la main.

Tout ce spectacle m'a ravie. Croyez-moi, les femmes turques ont au moins autant de liberté, d'esprit et de politesse que nous : les mêmes usages, il est vrai, qui leur donnent autant de facilité pour satisfaire leurs penchants déréglés, si elles en ont, donnent aussi à leurs maris le pouvoir de se faire justice et je suis sûre que parfois elles sont punies cruellement de leur témérité.... Cela me conduit à vous parler des lois des Turcs ; je ne me l'appelle pas vous en avoir fait connaître une qui m'a frappée, parce qu'elle leur est particulière : je veux parler de l'adoption qui est très-commune parmi eux et encore plus parmi les Grecs et les Arméniens. Comme il n'est pas en leur pouvoir de transmettre leur bien à un ami ou à un parent éloigné, ils cherchent à éviter que le trésor du sultan en profite ; et, partant, quand ils perdent l'espérance d'avoir de la postérité, ils choisissent quelque joli enfant de l'un ou de l'autre sexe, dans le bas peuple; ils se présentent avec cet enfant et ses parents devant le cadi et déclarent qu'ils le reconnaissent pour leur héritier. Les parents sont obligés, au même instant, de renoncer à toute réclamation pour l'avenir; on dresse un acte signé par des témoins, et dès ce moment l'enfant adoptif ne peut plus être déshérité. J'ai vu néanmoins de simples mendiants refuser de céder ainsi leurs enfants à des Grecs très-riches, tant a de puissance cette tendresse que la nature a mise dans le cœur des pères et des mères! Cependant les pères adoptifs ont, en général, beaucoup d'affection pour ces enfants de leur âme : c'est ainsi qu'ils les appellent. J'avoue que cette coutume me paraît très-préférable à celle par laquelle on perpétue son nom en Angleterre, à défaut de postérité; il est, ce me semble, beaucoup plus raisonnable que je rende heureux et riche un enfant que j'ai élevé à ma manière, que j'ai nourri sur mes genoux, pour me servir de l'expression turque, et qui a appris à me révérer avec la tendresse d'un fils respectueux, que de donner mon bien à un parent éloigné, qui n'a d'autre mérite ou d'autre rapport avec moi que quelques lettres de l'alphabet : voilà cependant l'usage absurde auquel nous sacrifions tous les jours !

Je suis, ma chère sœur, votre, etc.

A l’ABBE ***

Constantinople, 19 mai.

Les nouvelles que j'ai reçues de vous m'ont enchantée, et ma vanité, ce côté faible de l'espèce humaine, a été bien flattée de vous voir me proposer de pareilles questions, quoique je ne puisse guère y répondre. Et vraiment, j'aurais beau être aussi habile qu'Euclide en mathématiques, il me faudrait un siècle d'observations pour satisfaire, avec quelque précision, à ce qui a rapport aux vapeurs et à l'air. A peine ai-je passé ici un an, et je suis sur le point d'en partir, tant ma destinée est de vivre errante ! J'espère que cela vous étonne; mais ne m'accusez ni d'ineptie, ni de paresse, séparément ou à la fois, parce que je vais partir sans vous donner une relation de la cour du Grand Seigneur : je ne pourrais rien ajouter à ce qu'en dit P. Ricaut. On trouve dans son livre une notice assez étendue et assez fidèle sur les vizirs, les béglurbey, le gouvernement civil et spirituel, les officiers du sérail, etc. Ce sont là des choses dont il est facile de se procurer des listes, et c'est pourquoi l'on peut compter sur son exactitude à cet égard. Quant à ses autres récits, je n'en dis pas davantage, chacun ayant la liberté de faire ses remarques à sa guise. Au reste, les mœurs d'un peuple changent, et les voyageurs n'y observent pas tout. Du gouvernement, qui ne varie pas, je ne dirai rien de nouveau, et j'aime beaucoup mieux m'en taire.

.... Rien n'est plus charmant que l'aspect du détroit ; les Turcs en connaissent bien le prix; toutes leurs maisons de plaisance sont bâties sur les bords; et de là l'œil a devant lui les plus belles perspectives en Europe et en Asie. Il y a des centaines de palais splendides, les uns à côté des autres; mais les grandeurs étant ici plus exposées que partout ailleurs à l'instabilité, il est très-ordinaire que les héritiers d'un grand pacha à trois queues ne soient pas assez riches pour entretenir ou réparer les édifices qu'il avait construits, et il y en a beaucoup qui tombent en ruine. Je vis hier celui du dernier grand vizir tué à Péterwardein; il l'avait fait élever pour recevoir sa femme, fille du sultan; il n'a pas assez vécu pour jouir de cet honneur. J'aurais grande envie de vous en donner la description; mais je n'ose croire qu'avec le plus beau langage je pourrais vous le faire aussi bien aimer que je l'aime. Il est situé dans un des plus agréables endroits du canal, adossé à une colline avec de grands bois sur un côté. C'est un palais immense, contenant huit cents pièces, à ce que dit le concierge. Je n'ai pas vérifié le nombre et ne le garantis pas; mais il est en effet considérable. Chaque appartement est orné avec une grande profusion de dorures, de marbres, des peintures les plus recherchées, représentant des fleurs et des fruits. Les fenêtres y sont du plus beau cristal d'Angleterre, et on y a prodigué tout le luxe dont était capable le jeune homme le plus vain et le plus magnifique de l'empire, qui disposait des richesses de l'État et les répandait à pleines mains. Rien n'est plus agréable que les salles de bain. Elles sont deux toutes pareilles et se communiquent : les baignoires, les fontaines, les pavés, tout est de marbre blanc ; le plafond est doré; le mur, recouvert d'une porcelaine du Japon. A côté sont deux autres salles; dans la plus élevée il y a divers sofas; des quatre angles du plafond jaillissent autant de cascades qui tombent sur des coquilles de marbre blanc et forment plusieurs chutes avant d'arriver en bas. Enfin elles sont reçues par un grand bassin d'où part un jet d'eau qui s'élève jusqu'au plafond. La muraille est un treillis le long duquel grimpent la vigne et le chèvrefeuille. Cette tapisserie de verdure, la fraîcheur des eaux et le demi-jour qui règne dans ce lieu, le rendent plein des plus doux charmes.... Je ne veux plus vous parler que de l'appartement qui était destiné au sultan venant visiter sa fille. Il est lambrissé en nacre de perle; au lieu de clous on a employé des émeraudes. Il y a d'autres pièces dont les boiseries sont faites d'olivier marqueté de nacre; d'autres sont incrustées en porcelaine. Les galeries, qui sont vastes et en grand nombre, sont ornées de vases remplis de fleurs et de fruits de toute espèce dans des jattes de porcelaine; ces fruits et ces fleurs sont faits de plâtre, mais avec un tel art et de si belles couleurs que l'effet en est charmant. Les jardins répondent à la beauté du bâtiment : les arbres, les fontaines, les promenades y sont répandus avec une agréable profusion : il n'y manque que des statues. 

Vous voyez, monsieur l'abbé, que ce peuple-là n'est pas si dépourvu de politesse que nous l'imaginons. Il est vrai que leur magnificence n'est pas du tout du même goût que la nôtre; mais elle est peut-être de meilleur goût. J'en suis presque à penser qu'ils ont une idée juste de la vie. Ils passent leur temps au milieu des concerts, des jardins, des festins élégants, tandis que nous allons nous tourmentant la cervelle à la recherche de quelque système politique, ou étudiant des sciences dont nous ne viendrons jamais à bout, ou, si nous en triomphons, que nous ne saurions jamais faire estimer aux autres comme nous les estimons nous-mêmes. Il est certain que ce que nous sentons et voyons est proprement à nous (si quelque chose peut être à nous), mais le bien de la renommée, et le bruit des louanges se font payer cher, et, quand on les obtient, c'est toujours une pauvre compensation pour notre temps perdu et notre santé ruinée. Nous mourons ou vieillissons avant d'avoir pu recueillir le fruit de nos labeurs. Si l'on songe quel faible animal c'est que l'homme et de quelle courte vie, y a-t-il une étude aussi avantageuse que la recherche du plaisir présent ? Je n'ose épuiser ce thème; peut-être en ai-je dit déjà trop, mais je compte sur la connaissance véritable que vous avez de mon cœur. Je n'attends pas de vous les insipides railleries dont un autre m'accablerait en répondant à cette lettre. Vous savez faire la distinction entre l'idée du plaisir et l'idée du vice, et il n'y a que les sots pour les confondre. Mais je vous autorise à vous moquer de moi quand je déclare, en franche sensualiste, que j'aimerais mieux être un riche effendi avec toute son ignorance que sir Isaac Newton avec toute sa science. Je suis, monsieur, etc.

 Edition de 1853

Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
En savoir plus
Unknown
Unknown
Accepter
Décliner
Analytics
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.
Google Analytics
Accepter
Décliner