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TITRE II. CONSTITUTION DES ANCIENS BÉNÉFICES MILITAIRES EN TURQUIE. 

295. Nous avons vu quelle était la législation des bénéfices militaires sous la domination arabe; maintenue et conservée par les diverses dynasties qui s'établirent successivement dans les différentes parties du monde oriental-musulman, cette législation fut adoptée, à son tour, par la monarchie ottomane, qui l'appliqua sur une échelle plus vaste peut-être que les autres Etats ses devanciers, en raison de l'étendue considérable des contrées soumises à sa loi. Avant d'aller plus loin, rappelons, en passant, et d'après le mufti Ali-Nichâdi (1), le principe constitutif de l'état des terres dans l'islamisme. 

296. «La terre occupée ou conquise par l'imam sur un peuple infidèle doit être partagée entre les ghânimîn « ayants droit au butin. » L'imam donne à chacun d'eux la portion de terre lui échéant; elle devient alors sa propriété mulk (2), et peut recevoir toutes les formes de mutation, telles que la vente, le prêt, etc. Cette catégorie est dite uchriïè (3). 

1) Kitab elfévâïd elaliiè, collection de fetvas d'Ali-Ennichâdi, mufti à Qaiçariïè [Kayseri] (de mon ms. p. 64, écrit en 1159 de l'hégire. 1746 de l'ère vulg. ). 

2) Cons. Ortolan, loc. laud. t. I, p. 163. 

3) Le territoire d'un village harbi (hostis), dont les habitants embrassent de bon gré l'islamisme, devient, par ce fait, terre uchriïè. (Behdjet-ulfétâvi, de mon ms. p. 85 r°.) Cheikh ulislam Aboussooud, dans son Qânoun-nâmè, dont je dois la communication à l'obligeance de M. Henri Cayol, nomme ce genre de terre erzi sadaqa. 

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297. «Si l'imam fait grâce aux vaincus, il frappe le djiziè sur leur personne et le kharâdj sur leurs terres; puis, mettant le comble à ses bienfaits, il leur confirme la propriété mulk de ces terres, lesquelles, de même que les précédentes, peuvent devenir l'objet de mutations (1). Cette seconde catégorie est dite kharâdjiïè. 

298. « Mais si l'imam veut que ces terres ne soient la propriété mulk de personne, on les considère alors comme un vaqouf affecté aux besoins des militaires et de la communauté musulmane (2), après, toutefois, la fixation du kharâdj (3) ; sur le montant de ce tribut, le beït-ulmâl paye à tout militaire la part lui échéant. 

1) «Quand le sultan a fait, par la force des armes, la conquête d'un pays harbi, il impose le djiziè sur la personne des habitants. S'il leur laisse leurs terres devenues kharûdjiïè, en conservent-ils la propriété mulk? Réponse : oui. (Behdjet-ulfetâvi, p. 84.) Voy. ci-dessus, n" 16, 56 et suiv. 

2) «Chez les Romains, les possessiones désignaient, en principe, l'ager publicus, la propriété du peuple romain, même lorsqu'elles avaient été laissées à la disposition des personnes privées. Ces détenteurs particuliers, en droit rigoureux, ne sont pas propriétaires; ils sont considérés comme n'ayant, en quelque sorte, que la possession et la jouissance de la terre, moyennant le vectigal «tribut» payé par elle.» (Ortolan, loc. laud. t. I, p. 190, 428.) Ceci répond assez exactement au teçarruf. (Voy. ci-après, n° 302, note.) 

3) Le kharâdj perçu en Anatolie et en Roumélie, dit Ennichâdi (p. 65 r"), est mouqâcemè (voy. n° 42); sa quotité étant, le plus souvent, du dixième, on le désigne sous le nom d'uchur «dîme.» Il peut être de la moitié, du tiers ou du quart de la récolte. Comme la dîme, il ne se prélève que sur la récolte, et non sur le séjour; ainsi, si la terre n'est plus cultivée, par suite de l'habitation qu'on y aura bâtie, et qui la recouvre, elle ne devra rien. Le kharâdj, dit Haddâdi.ne peut excéder la moitié, ni être moindre du cinquième. 

Si l'imam confère à l'un d'eux l'administration d'une partie de ces terres, celui-ci les [127] donne à des tiers, sous la forme idjârèï-mu'addjèlè (1), dite tapou (2), et il perçoit le kharâdj imposé sur la terre. Cette troisième catégorie est dite miriïè. L'étendue et la contenance de ces terres est cadastrée dans les archives impériales. Le sultan seul peut en donner la propriété mulk; tout acte de mutation y relatif, tel que vente, achat, hypothèque, ne peut être valable, sans le concours du délégué de l'autorité souveraine (3). » 

1) Voy. d'Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 243, et ci-dessus, n° 204, note. 

2) Tapou dérive de tapmaq « rendre un hommage », un culte; et, de là, il se prend dans le sens «d'acte de servitude, de vassalité.» En effet, c'est le titre possessoire qui constate l'état tributaire de la terre, titre dont le renouvellement obligé, dans certaines conditions que le texte fera connaître plus tard, établit la permanence du droit de conquête. Op verra ci-après (chap. xi) que l'État, qui s'est aujourd'hui substitué au sipahi, continue à délivrer le tapou dans les mêmes conditions qu'autrefois.— Dans la pratique, tapou est un titre possessoire délivré contre le payement maaddjelè (voy. ci-dessus, n° 204, note), c'est-à-dire anticipé, d'une certaine somme, au moyen de laquelle le droit de jouissance et de transmission est acquis à l'acquéreur et à ses héritiers, dans les conditions déterminées par la loi. — Le Qânoun nâmeï livaî-Bosna (de mon ms. p. 7), dressé en 973 de l'hég. (1565 de l'ère vulg.), d'après l'ordre de sultan Suleiman le législateur, par Moustafa Ahmed, kiâtib de la direction des archives impériales, sous la direction du zaim Bechâret, dit que la quotité du droit de tapou à payer au « seigneur de la terre était fixée sur l'évaluation de musulmans impartiaux. — Les renseignements officiels me font connaître que le montant des droits de tapou encaissés par l'État s'élevait, pour l'exercice 1276-1277 (1860), à la somme de 28,849 bourses, soit 14,434,500 piastres. 

3) Voy. ci-après, chap. xi, art. III, xxxvi et passim. 

299. Dès l'époque de la conquête, le territoire ottoman fut partagé, presque en totalité, entre les membres de la partie militaire de la nation, d'après un système qui faisait de l'empire un vaste camp dont chaque homme était prêt à monter à cheval au premier son de trompette. Par cette organisation, qui se retrouve, d'ailleurs, dans les institutes de Timour, d'Akbar et d'Aureng-Zeb (1), l'état de la propriété fut profondément modifié dans les provinces soumises au sceptre de la nouvelle monarchie; l'indigène perdant, dans la plupart de ces contrées, la possession du fonds de la terre, en devint simplement le détenteur usufruitier, cultivant la terre pour le conquérant, chargé uniquement de la défense du pays. Ce fut, au reste, un nouveau témoignage de cet esprit de décentralisation qui existe chez les gouvernements asiatiques, de ce besoin qu'éprouve l'autorité supérieure, en Orient, de se décharger des soucis du contrôle, en un mot, de la véritable administration. Ce caractère s'est constamment manifesté depuis Osman jusqu'à nos jours; c'est lui qui a donné naissance au régime d'affermage temporaire, viager, ou même héréditaire des impôts (2), dont la concession était accordée 

1) Voy. Worms, Journ. as. février 1843, passim. 

2 )  mouqâtéa ou iltizâm. Les revenus publics, administrés, dans le principe, en régie émânet, furent donnés à ferme par Mahomet II ; ces fermes, d'abord annuelles, furent converties, par édit de Moustafa II, en date du 30 janvier 1695, en fermes à vie, malikiâne, par imitation du système suivi en Égypte sous le gouvernement des sultans mamlouks. (D'Ohsson. loc. laud. VII, p. 243.)

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pour un terme plus ou moins long, en raison du numéraire plus ou moins considérable versé au Trésor, par le concessionnaire, soit en avance de rentrée d'impôts, soit même à titre de prêt, d'emprunt. Ce système a conduit le gouvernement jusqu'à l'aliénation de ses droits souverains dans certaines provinces (1). 

300. Quant à la constitution, en elle-même, des fiefs «concessions militaires, désignés sous les noms de timâr (2) et ziâmet (3), elle pouvait avoir ce double but de pourvoir à la défense du pays, en même temps qu'à la récompense des services militaires; le sipâhi «cavalier (4)» était le prototype de 

1) « Vingt-deux livas ou sandjaqs étaient autrefois affermas à vie, à des gouverneurs généraux, qui les sous-affermaient et les faisaient régir pour leur compte. Ces vingt-deux provinces étaient désignées sous le nom de «fermes fiscales. » (D'Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 250, 279.) 

2) timâr signifie, en persan, donner des soins, montrer de la sollicitude à une personne frappée de maladie, d'un malheur, se mettre à son service, dans ses affaires, la nourrir. (Bourhâni-qâti, p. 197.) 

3) Nom d'agent. zâïm, possesseur d'un ziâmet; synonyme de kéfil « garant, chef, administrateur d'une tribu, orateur, celui qui prend la parole, au nom de tous, dans les affaires publiques. Ziâmet indique la portion de butin mise à part pour les chefs militaires. » (Qâmous, III, p. 473.) 

4) Le géographe Yaqout (Dict. géographique de la. Perse, par M. Barbier de Meynard, Paris, 186 1, p. 43 et 301) dit que «les mots espah et seg ont tous deux une signification double et identique: « soldat, chien ; » l'un comme l'autre étant chargés de la garde et de la défense du sol et du logis. C'est de là qu'Ispahân et le Séguistan ont reçu leur nom, parce que c'était dans ces contrées que se réunissaient les troupes chargées de veiller à la défense du sol.» L'une des quatre grandes divisions de la milice des janissaires, la troisième, portait le nom de segbân, par altération seimen; elle se composait de trente-quatre ortas. (Voy. d'Ohsson, loc. laud. VII, p. 313, et Hammer, loc. cit. I, 337.) 

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ces feudataires militaires, les cavaliers ayant seuls reçu ces sortes de fiefs dans le principe; au-dessus du sipâhi venaient successivement se grouper, en un réseau dont toutes les parties se reliaient entre elles, le soubâchi (officier), l’alâï-beï (chef de colonne), le sandjaq-beï (officier général), et enfin le beïlerbeï (commandant en chef). Il n'y avait primitivement que deux beïlerbeï, l'un pour la Roumélie, l'autre pour l'Anatolie (1). D'après les renseignements que Djevdet Efendi a bien voulu me donner, l'organisation primitive ne comportait que deux commandements militaires : le sandjaq-beï, autour duquel se réunissaient les sipahis du sandjaq (district), et le beïlerbeï sous les drapeaux duquel les sandjaq-beï venaient ranger leurs contingents. Le sou-bâchi. nommé par la Porte, remplissait l'office de prévôt, chargé de la répression des crimes et délits; l'âlâï-émîni (major) avait pour attributions le recrutement et l'approvisionnement du corps. 

301. Suivant l'importance du fief qui lui était concédé, le sipâhi était feudataire d'un timâr ou d'un ziâmet, le premier donnant un revenu annuel au dessous de 20,000 piastres, le second au-dessus de cette somme. 

1) Voy. Hammer, Hist. de l'Emp. Ott. 1, 217, et d'Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 276. Ce titre n'a plus actuellement qu'une valeur honorifique; il se donne aux pachas de second rang. 

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302. «Le sipâhi, tenu de résider dans son fief, où il exerçait les droits seigneuriaux, comme nous le verrons ci-après, devait marcher en personne, lorsqu'il en é^it requis, avec un nombre de soldats (djèbèli), déterminé par l'importance du revenu de son fief. Il devait fournir un homme par chaque 3,000 aspres de revenu, quotité désignée sous le nom de qylydj (1). «  

303. En échange de ces devoirs, le sipâhi avait le droit de percevoir tout ou partie (2) des droits houqouqy-cher’iiè « de prescription divine, li aussi bien que des impositions décrétées par le souverain « ruçoumi urfiïè (3), sur les terres comprises dans l'étendue du fief dont l'investiture lui était donnée par firman impérial. Il exerçait une juridiction, en quelque sorte seigneuriale, sur les raïas «paysans musulmans ou chrétiens » de ce domaine, dont le recensement avait été fait parles soins de l'autorité. Au reste, ainsi que nous le verrons plus bas, les terres kharâdjiïè n'entraient pas seules dans la composition de ces fiefs; toutes sortes de terres en faisaient partie; et les feudataires remettaient à qui de droit, suivant les prescriptions du cadastre impérial, tout ou partie des diverses impositions (4). 

1) D'Ohsson, loc. laad. VII, p. 373. 

2) Voy. ci-après, n° 347. 

3) Voy. Qânoun-naméi-livaï-Bosna. Urfiîè désigne les impôts établis par la volonté arbitraire du prince. (Voy. d'Ohsson, loc. laud. VII, p. 150 ; Perron, loc. laud. 1, 292 ; et ci-après chap. xi, art. iv.) 

4) Le Behijet-ulfetâvi (de mon manuscrit, p. 15 r°) donne les fetvas suivants, relatifs à des terres vaqoufs comprises dans un sipâhilik. 

1° Un village vaqouf, pourvu d'un mutévelli, est en même temps timâr. La terre est frappée par le sultan du kharâdji-mouqâcèmè ; ce kharâdj, qui s'élève au quart de la récolte, se divise en dix parts, réparties comme il suit : six pour le vaqouf, payables au mutévelli, et quatre pour le sipâhi. Cela est réglé ab antiquo, par firman; mais le sipâhi ne s'en contente pas; peut-il exiger davantage? Non. (On voit qu'il s'agit ici de terres plutôt miriiè que vaqouf en réalité. Voy. ch. xi, art. iv, S 2). 2° Les terres d'un village sis à Damas, et faisant partie du vaqouf impérial, forment un tchiftlik de plusieurs feddans, pour chacun desquels le détenteur usufruitier (mutéçarrif) donne un nombre déterminé de mesures de blé et d'orge, plus une somme fixée en piastres, pour le mutévelli du vaqouf ; et, d'autre part, la dîme pour le titulaire du mâlikiânè ou zâïm. Cela est établi par les documents consignés aux archives impériales; mais ce dernier ne s'en contente pas; a-t-il le droit d'exiger la même quantité de blé et d'orge que le mutévelli? Non. 

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Si les paysans, cultivateurs de la terre, ne la possédaient qu'à titre de teçarruf (1), ils la transmettaient, 

1) Le mode de propriété indiqué par l'expression téçarruf désigne celui d'un immeuble dont le détenteur a la propriété réelle, puisqu'il en recueille les fruits, en dispose même par la vente, dans certains cas ; mais dont pourtant il n'a pas la propriété civile. En un mot, il ne jouit de cette propriété et des droits qu'il exerce sur elle qu'à la condition de payer une redevance annuelle au vaqouf ou à l'Etat, suivant que cette terre est mevqoufe ou miriiè; dans certains cas, elle doit faire acte de vassalité, le détenteur ayant à se pourvoir d'un nouveau titre possessoire qui établit la nature, et, par suite, l'origine de cette terre (voy. n° 298, note). Il y a ici quelque analogie, non complète, toutefois, avec le dominium bonitarium des Romains. (Ortolan, loc. laud. I, p. 473; II, p. 2 38.) Le teçarruf présente aussi, sous certains rapports, de l'affinité avec l'emphytéose et le droit de superficie de la législation romaine, en ce sens que «l'État, ne pouvant cultiver lui-même ces terres par mandataire, cherche, comme meilleur mode d'exploitation, à les donner à long bail, et à s'en faire un revenu fixe et périodique. De plus, ces terres, étant en grande partie incultes, ont besoin, pour être mises en valeur, que le cultivateur s'y attache, les remue, les améliore comme sa propre chose, comme un patrimoine de famille, d'où résulte le droit d'emphytéose, provenant des soins, du travail de greffe ou de plantation qu'il a exercé sur la terre ainsi possédée par lui. s (Ortolan, loc. laud. t. III, p. 291.) Ceci pourrait s'appliquer également à l’iqla des mévât (voy. n° 279), et au mouqâtéa ( voy. n° 299). 

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lors de leur décès, à leurs enfants seulement; tous autres héritiers ou acquéreurs ne pouvaient en acquérir la possession qu'en payant au sipâhi du lieu la redevance anticipée (mou' addjelè) dite tapoa: à défaut absolu d'héritiers, la terre était adjugée à un nouvel acquéreur, également par tapou, et dans les conditions fixées par le règlement ad hoc. 

304. « Selon les règlements de Mourad Ier, les fiefs se perpétuaient de mâle en mâle; après l'extinction des familles, ils revenaient à l'État, qui en disposait en faveur d'un autre titulaire, sipâhi, de la même province, ou de tout autre membre de la caste militaire « mouqâtèlè (1). » Le crime commis par un feudataire pouvait lui enlever la jouissance de son fief; mais cette sorte de confiscation ne pouvait jamais s'étendre à ses enfants. Plusieurs timârs, réunis sur une seule tête, pouvaient être convertis en ziâmet ; mais il n'était jamais permis de diviser un ziâmet en plusieurs timars. Aucun ziâmet ne devait avoir une valeur moindre de vingt mille aspres. Les vizirs et les gouverneurs de province avaient seuls le droit de conférer ces fiefs. 

1) Voy. D’Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 374, et Hammer, loc. laud. t. VI, p. 26h et suiv. 

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305. «Dans la dixième année de son règne, Sultan Suleiman décréta, par un firman du Ier redjeb 937 (1530), qu'à l'avenir les gouverneurs ne pourraient concéder que de petits fiefs, sans l'autorisation de la Porte; de là, leur dénomination de tezkèrèsiz, c'est-à-dire «sans certificat.» Quant aux autres fiefs, ils étaient d'abord octroyés provisoirement par un firman de nomination dit tevdjihfermâni, adressé au gouverneur de la province où se trouvait le fief, et lui enjoignant de constater si le demandeur était réellement fils de sipâhi, et quel était le revenu de son père, au moment de sa mort. Si ces renseignements concordaient avec le dire du solliciteur, celui-ci recevait du pacha un certificat (tezkèrè), sur le vu duquel la Porte délivrait le diplôme définitif d'investiture (bérat) ; par opposition aux précédents, ces fiefs étaient dits tezhèrèli. 

306. «Si le soubâchi (2), titulaire d'un fief de vingt à cinquante mille aspres, mourait sur le champ de bataille, laissant trois fils, la loi permettait de concéder à chacun d'eux un timâr de quatre à six mille aspres (3). 

307. «Si le titulaire ne laissait que deux fils mineurs, ils ne pouvaient prétendre, collectivement, qu'à un timâr de cinq mille aspres, avec l'obligation de fournir un soldat (djèbèli). Si leur père était mort dans son lit, le timâr auquel ils avaient droit n'était que de quatre mille aspres. 

1) Diplôme émané du souverain, constituant, en faveur de la personne à laquelle il est accordé, une situation privilégiée, sociale, politique ou honorifique. 

2) Qânoun-nâmè, cité par M. Worms, Journal asiat. de janvier-février 1844, p. 84; Hammer, loc. laud. t. VI, p. 260. 

3) Voy. ci-dessus, n 284. 

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308. Au contraire, si, pendant la vie de leur père, les fils se trouvaient déjà investis de timârs, ils recevaient, à sa mort, une augmentation de deux cents à deux mille aspres, suivant une proportion basée sur la valeur de leurs fiefs. 

309. Tout feudataire déposé (ma'zoul (1)) qui suivait le beïlerbei à la guerre, et s'y était signalé, ne pouvait obtenir de nouveau fief qu'au bout de sept ans. Ce terme était également fixé pour les fils mineurs, et âgés de douze ans, au décès de leur père, comme délai accordé pour solliciter un fief ; s'ils laissaient passer cette période sans formuler de demande de ce genre, ils étaient déchus de leurs droits, à moins qu'ils ne se fussent distingués dans une expédition militaire.

310. Le même Qânoun-nâmè (2) déclare et tient pour valides les fiefs possédés, à cette époque, par les titulaires, quand même ceux-ci seraient des raïas ou fils de raïas « paysans, cultivateurs (3). » 

1) On lit dans le Kitâb-elfévâïd (de mon manuscrit, p. 65 ) le fetva suivant: «Zeld, commandant d'une forteresse, et muteçarrif d'un guedildi timâr «fiefs donnés aux employés civils, aux lieu et place de traitement » (voy. Hammer, loc. laud. t. XIII, p. 283, et ci-après n° 353), en a été dépossédé le 1er mouharrem 1096, en faveur d'Amr, qui en est devenu titulaire depuis cette date. Si le bérat de ce dernier n'a été enregistré que le 1er rebi-ulewel suivant, le produit du timâr sera-t-il partagé, par moitié, entre Zeïd et Amr ? Réponse : Amr n'entrera en jouissance qu'à partir de rebi premier. » 

2) Cité par M. Worms, loc. laud. p. 83. 

3) On remarquera ici une violation apparente du principe; mais il est bien entendu qu'il ne s'agit, dans le texte, que de musulmans; le Qànoun-nâmeî-Bosna désigne toujours les musulmans cultivateurs par cette expression, et les autres, par celle de zimmi ou même de kiâfir

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311 « Un fief pouvait bien être divisé en plusieurs fractions (hissa) réparties entre divers titulaires ; mais elles ne cessaient pas, pour cela, d'être considérées comme faisant partie de la même circonscription ; tout morcellement non autorisé par la Porte était sévèrement interdit (1). 

312. «En outre du fief, ou mieux des terres (mâli-muqâtèlè), sur lesquelles le sipâhi avait la jouissance des droits régaliens, il y avait encore une autre sorte de terres faisant partie du domaine de l'Etat, et désignées sous le nom de khas ou qylydj ïèri (2) «biens du sabre, » qui étaient inaliénables (3), attachées spécialement à certains emplois, et dont la jouissance était attribuée aux titulaires de ces emplois, pour tout le temps qu'ils restaient en exercice. 

313. «Les domaines khâs, dit d'Ohsson (4), sont assignés, dans chaque province,

1) Voy. Hammer, loc. laad. t. VII, p. 266. 

2) Worms, loc. laud. février 1843, p. 162. 

3) Le tchiftlik khâssè, ou le terrain khâssè, dit le Qânoun-nâméi-Bosna (de mon manuscrit, p. 17 v°) ne peut être donné à tapou. Si le sipâhi faisait semblable chose, cette aliénation ne serait valable que pour le temps de sa propre concession; et encore pourrait-il l'annuler lui-même quand il lui plairait; en tous cas, elle serait annulée de droit, à la nomination d'un nouveau titulaire. En un mot, «terrain de sabre ne peut être donné à tapou, ne peut faire acte de vassalité.» Qjlydj désignait aussi un corps de douze mille hommes, formant la maison militaire du sultan (d'Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 61). « Le sipâhi ne peut non plus déclarer khâssè la terre raïa tombée en déshérence; cela ne peut se faire qu'avec le temps, si la terre est inscrite au nom du sipâhi, et lorsqu'on aura perdu tout souvenir qu'elle a appartenu à un raïa; alors seulement elle pourra devenir khâssè (Qânoun-nâmèï-Bosna). 

4) D'Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 379 et suiv. 

[137] à l'emploi de gouverneur général, pour tenir lieu d'appointements à ce fonctionnaire; les revenus sont de la même nature que ceux des ziâmets et des timârs, sauf, toutefois, cette différence qu'ils sont attachés à la place et non à la personne (1). Autrefois, un simple sandjak-bei tirait de son khâs un revenu de 2,000 à 5,000 aspres. Celui d'un gouverneur-général (aujourd'hui vâli), pacha ou beïlerbeï, s'élevait au double; et même, dans plusieurs gouvernements, tels que ceux de Roumili, d'Erzeroum, de Diarbekir, de Van, de Chehrizor, ces fiefs rendaient jusqu'à 1,200,000 aspres. Les titulaires devaient fournir un djèbèli « cavalier,» par chaque somme de 5,000 aspres (2) ; ils différaient encore en cela des timârs et des ziâmet. En temps de guerre, ces gouverneurs recevaient, à la fin de la campagne, une gratification montant au dixième du revenu de leurs khâs respectifs. Les sandjaq-beï étaient inamovibles, ne payaient point de finance (3) pour leur place, et vivaient avec simplicité. Cette institution commença 

1) Certaines charges pesaient aussi sur ces sortes d'apanage, telles, par exemple, que l'obligation d'en laisser cultiver une partie par les gens désignés, chaque année, pour mettre au vert les chevaux du sultan (voy. chap. xi, art. cxxxix), la récolte leur étant laissée nette de tout impôt, en rémunération de ce service (Behdjet-ulfélâvi, de mon manuscrit, p. 85 r°). 

2) N’y aurait-il pas quelque analogie entre ce chiffre et celui qui a été fixé pour l'exonération des chrétiens du service militaire ? (Voy. ci-dessus, n° 110.) 

3) Mou’addjèlè, versement anticipé d'une certaine somme. (Voy. ci-dessus, nos 207 et 298, notes.) 

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à s'altérer sous Mourad III, lorsqu'au lieu de simples sandjaq-beï, les provinces eurent pour gouverneurs des pachas à deux ou trois toughs (queues), amovibles, soumis à de fortes redevances, et se croyant obligés d'étaler un faste ruineux (1). » 

314. «Les ziâmet et les timârs fournirent jusqu'à deux cent mille hommes de cavalerie, au temps de Sultan Suleïman le Législateur (2). » 

315. Nous avons dit plus haut que les fiefs concédés aux sipâhis se composaient d'un territoire plus ou moins étendu, plus ou moins productif, sur lequel ils percevaient certains droits seigneuriaux (3). Le Qânoun-namèï-livâi-Bosna (4), ou loi régissant le livâ de Bosnie, fournit, à cet égard, de curieux renseignements auxquels je ferai quelques emprunts, pour donner une idée des rapports établis entre ces sortes de seigneurs et leurs vassaux, dans cette province. et, par analogie, dans le reste de l'empire. On y remarquera, en outre, que la condition du cultivateur (raïa) et son immobilisation, en quelque sorte, pour assurer la fixité de l'impôt territorial, offrent, sous certains rapports, quelque analogie avec le colonat romain (5). 

1) D'Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 379 et suiv. 

2) Idem, p. 370. 

3) Voy. ci-dessus, n° 303, et ci-après, n° 326 et suiv. 

4) Voy. ci-dessus, n° 208, note 5. 

5) Comp. Biot, loc. laud. 163 et suiv. Constantinople et le Bosphore, par le gén. Andréossy, p. 23o. 

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316. «Les terres possédées à titre héréditaire, par les indigènes, sont désignées sous le nom de Bâchtènè (1) ; elles ont été cadastrées; le montant des taxes frappées sur chacune d'elles (2) est déterminé sur l'original de ce travail. Ce document, ainsi que le recensement des personnes, est conservé à Constantinople, dans le dépôt des archives impériales. 

317. «La quotité du droit payable par la terre était établie sur le tchift, ou étendue de terre qu'une paire de bœufs peut labourer en un jour 3. 

318. « Le tchift bâchtènè « patrimonial » d'un musulman était passible d'un droit de 22 aspres, soit 11 pour un demi-tchift. Ce droit était prélevé sous le nom de resmi-tchift, ou tchift aqtchèci « droit de labour; » c'était un impôt fixe, du genre du kharâdji~mouvazzaf (4). 

1) bâchtènè; cette expression, que nous retrouverons ch. xi, art. cxxxix, est bulgare; dérivé de bachta «père,» bâchenè désigne le lien patrimonial, celui qu'on tient du père. » Par suite, le contribuable est souvent pris, dans le Qânoun-nâmèi-Bosna, pour l'objet delà contribution, et désigné lui-même sous le nom de bâchtènè, c'est-à-dire l'individu qui, de père en fils, est soumis, pour sa terre, aa payement de cette taxe. 

2) « La quotité de la somme fixée par le defteri-khaqâni pour chaque deunum comme équivalent de la dîme, due pour les vergers sis dans le territoire timâri du sipâhi Zeïd, ne peut être augmentée par le sipâhi. Celui-ci ne peut, sans un firman impérial, procéder à une nouvelle appréciation de la récolte et de l'impôt qu'elle doit payer à titre de dîme.» (Behdjet-ulfétavi, de mon manuscrite fol. 14 v°.) 

3) Cf. Worms, Journal asiatique, mars i844, p. 161, et n° 215, note. 

4) Voy. d'Ohsson, loc. laud. t. VII, p. 234, et ci-après, chap. XI. art cxxxi. 

319. «Le tchiftlik d'une terre de première qualité [140] est d'une contenance de soixante à quatre-vingts deunums (1) ; 

« Celui de seconde, de quatre-vingt-dix à cent; 

«Celui de troisième, de cent trente à cent cinquante. 

«Le deunum est de quarante pas communs (muteârifè), en long et en large. 

320. « Tout homme marié ne possédant rien, ou moins d'un demi-tchift, devait le même droit : 22 aspres. 

321. «Le mudjerred ou «célibataire, » individu mâle, parvenu à l'âge de raison, habile à gagner sa vie, et restant auprès de son père, devait 12 aspres. Le mudjerred hors d'état de gagner sa vie ne devait rien. 

322. «Ces droits étaient exigibles le 1er-13 mars de chaque année (2). Dans certaines nahiè, un resmi fulouri, dû par chaque feu de cultivateur valaque, se payait en deux termes annuels, et par moitié; l'une à l'époque de Khizir Elias (23 avril v. s.), l'autre à celle de Qâcim (23 octobre v. s. (3)). 

1) Le deunum, dit Ami Boué (La Turquie d'Europe, t. III, p. 121), «est l'espace carré qu'une paire de bœufs peut labourer en un jour, soit un espace carré de quarante archin. » On sait, du reste, que les mesures géométriques varient, en Turquie, selon les provinces; à Constantinople, le deunum est compté, ordinairement, comme équivalant à neuf cents mètres carrés ou neuf dixièmes d'hectare." Je dois ce renseignement à l'obligeance de M. Deleffe, ingénieur en chef, en mission en Turquie. 

2) Voy. ci-dessus, n° 94, note. I 

3) Époque de la sortie et de la rentrée de la flotte. 

323. « Pour les zimmis, le tchift bâchtènè « patrimonial» [141] était de 25 aspres, c'est-à-dire 3 aspres de plus que celui des musulmans; on avait eu soin de le qualifier, en outre, d'une désignation humiliante, à savoir : ispindjè (1). Le même droit était prélevé sur les fils du zimmi, mariés et habiles à gagner leur vie. 

324. « L'impôt bâchtènè étant attaché à l'origine du possesseur primitif (2), si le bâchtènè musulman passait dans les mains d'un coreligionnaire, il payait le même droit, 22 aspres; mais si la terre bâchtènè d'un zimmi passait à un musulman, elle devait payer l'ispindjè imposé originairement à la terre (3). 

325. « La maison que le raïa « paysan » aura bâtie sur un terrain acquis par lui, par tapou, n'entraîne pas, à sa charge, le payement d'un nouveau droit de tapou pour cette construction (4). 

326. «Tout raïa «paysan» qui exercera l'agriculture, non sur le territoire du sipâhi où il est inscrit, mais sur un autre, payera à son sipâhi 6 aspres à titre de resmi-doukhân «droit de feu;» la dîme sur les produits au sipâhi du lieu où il se trouve; et toutes les autres redevances de raïet à son ancien sipâhi; celui-ci ne perdra ses droits qu'après dix ans de séjour de son raïet sur un territoire autre que le sien. 

1) Taxe des esclaves, ou plutôt des prisonniers. » Sultan Murad Ier décida que le cinquième du prix de chaque prisonnier ( 125 aspres, soit 25 aspres) serait versé dans le trésor public. (Hammer, loc. laud. t. 1, p. 223. 

2) Voy. ci-dessus, n° 128 C. 

3) Voy. ci-dessus, n" 60. 

4) Voy. ci-dessus, n° 133. 

[142] 

327. «Le raïet qui, en dehors de l'initiative de son sipâhi, quitte son habitation (ïourt (1)) et laisse sa terre inculte pendant une année, « perd ses droits sur l'une et sur l'autre : le sipâhi peut les donner à un autre paysan, moyennant tapou; dans le cas contraire, c'est-à-dire si l'émigration a eu lieu par le fait de la volonté du sipâhi, celui-ci ne peut disposer ni de l 'habitation, ni de la terre du paysan, qui conserve sur elle la plénitude de ses droits. 

328. «Si le raïet va fixer sa résidence dans une ville, et y séjourne pendant dix années, il n'est plus raïet, et devient citoyen de cette ville; il ne devra plus alors le «droit de labour» tchift aqtchèci que pour les champs qu'il pourrait cultiver en dehors de la ville. 

1) Le ïourt [yurt] désigne l'habitation ou mieux le campement des agriculteurs et pasteurs; en un mot, le groupe de quatre ou cinq huttes réunies, telles qu'on les voit encore de nos jours en Asie Mineure, notamment dans les environs de Kutahiè. Le ïourt se compose d'abord de la hutte principale, destinée à l'habitation de la famille; la partie basse et circulaire est formée de branchages tressés; elle est recouverte, pour toiture, d'un cône allongé en chaume, percé au sommet, pour laisser passage à la fumée; à côté de cette hutte s en trouve une autre moins grande, mais exactement de la même forme, qui sert de magasin aux provisions; et enfin, autour de la hutte principale, s'en trouvent encore deux ou trois autres qui servent d'étable pour les bestiaux. M. Étienne Quatremère (Hist. des Mongols, p. 52 et suiv.) nous apprend que ce mot était synonyme de tente; et que, chez les Mongols, ïourtdji désignait l'officier chargé de déterminer le logis du prince ou le campement de l'armée. (Voy. aussi Instituts de Timour, éd. Langlès, p. 188.) Chez les Turcs, continue M. Quatremère, ïourt est pris dans le sens de « pays, contrée, royaume. » Aboulghazi (Hist. généalogique des Tatars, p. 125 et passim) l'emploie dans cette même acception. 

[143]

329. « Il est permis au sipâhi, en vertu du droit régalien, de donner à tapou toute terre que le raïet laisserait inculte, pendant trois années consécutives ; le raïet conservant, d'ailleurs, la préférence. 

330. « Les localités destinées à la paisson des troupeaux des villes et villages ne peuvent être cultivées (2). Pour les villages, il est accordé un mille de terrain comme lieu de pacage; pour les villes, un mille et demi. 

331. « Aucune terre possédée, en teçarruf, par les raïas, ne peut être vendue ou donnée sans le concours du sipâhi. Toute contravention à ce principe annulerait, de fait, toute mutation de ce genre (3). 

332. «Le raïet doit transporter à l'ambar (4) la récolte du sipâhi, et, à la forteresse, celle de la garnison, pourvu que ces localités ne soient pas éloignées de plus d'un jour de distance. 

333. «Les raïas transporteront leur dîme au marché de grains le plus voisin : cette obligation n'est point imposée aux sipâhis; ceux-ci se bornent à faire transporter leur dîme et leur salariïè (5) à l'ambar du village, que les raïas bâtiront, d'ailleurs, dans des proportions suffisantes pour les besoins de leur sipâhi. 

1) Voy. ci-dessus, n° 229. 

2) Voy. ci-dessus, n° 246. 

3) Voy. chap. xi, art. xxxvi. 

4) Voyez, sur le mode de construction de l'ambar, Ami Boué, loc. laud. t. III, p. 10. 

5) Voy. ci-après, n° 348. 

[144]

334. « Les sipâhis et oummâls, «agents des dîmes » ne retarderont pas au delà d'une semaine, et dans un but d'avanie, le mesurage des grains accumulés sur le khirmen ; autrement il serait procédé, en leur absence, au mesurage, et remise leur serait faite, en nature, de la quotité leur revenant, selon l'usage du lieu. Le payement sous la forme mouqâtéa est aboli, même pour les avârîz (2). Si le sipâhi lui- même est astreint à ce genre d'impôt, il l'acquittera, en proportion du terrain dont il est possesseur. 

1) «Lieu de meule;» étendue de terrain, aire ou espace circulaire où l'on entasse le grain en meule après la récolte; on y fait quelquefois aussi le battage du blé. Le khirmen ïeri est toujours un terrain nu. (Voy. Ami Boué, loc. laud. t. Ill, p. 11 ; et chap xi, art. XXIV.

2) Voy. ci-dessus, n° 324; «impôt sur la terre. » On lit dans Pétis de la Croix (Turquie chrétienne, Paris, 1695, p. 11) : « l'impôt avâriz est annuel, pour la fourniture de l'orge, foin, paille et bois, que les Grecs de la campagne sont obligés d'amener aux sérails du Grand Seigneur, des vizirs et autres grands officiers de la Porte, auxquels Sa Hautesse fournit l'étape. » D'après le chevalier d'Arvieux (Mémoires, t. VI, p. 438), «le droit de havared pèse annuellement sur des immeubles, à l'exception des mosquées, à raison de tant par kanné ou mesure de 20 pas carrés. Ce droit encaissé par le percepteur, dit muhassil, est versé dans les coffres du Grand Seigneur. » D'Ohsson (loc. laud. VII, 239) dit que « l’avâriz était un impôt de 500 aspres que devait payer chaque quartier, dans les villes de l'empire. » Enfin une phrase des berats ou exequatur consulaires « porte « que les consuls ne pourront faire achat des maisons soumises à cette sorte d'impôt. » Dans une pièce délivrée par la Porte aux Grecs orthodoxes, en 1856, il est dit que «le patriarche, son représentant auprès du gouvernement et quinze personnes de sa suite, seront exempts de toutes sortes d'impôts (vergui), ainsi que des avâriz payables au divan, et de toutes autres impositions décrétées par l'autorité souveraine. » (Voy. aussi, sur les impôts extraordinaires désignés par le mot avâriz, Hammer, loc. laud. t. VI, p. 272 ; t. VIII, p. 362.) 

[145]

335. «La terre de tout mutéçarrif « détenteur usufruitier » qui viendra à décéder ou à disparaître, passera à ses enfants; ceux-ci la mettront en culture, et ils devront, en échange, le payement de la dîme et des ruçoum. Si, à défaut d'enfants, il laisse un oncle paternel, celui-ci en deviendra mutéçarrif, moyennant payement au sipâhi de la redevance dite tapou, dont la quotité sera fixée d'après la décision rendue par des musulmans impartiaux (1). S'il n'adhère pas à cette estimation, le sipâhi sera libre alors de donner la terre à qui bon lui semblera; les autres parents seront considérés comme étrangers (2). 

336. «Le fils mineur héritera du bien de son père, sans être soumis à la formalité du tapou ; ce bien est son patrimoine (mulki-mevrous); le sipâhi donnera ladite terre à un tiers pour la mettre en culture, jusqu'à la majorité du mineur; et, à ce terme, son bien lui sera restitué. 

337. «Le mineur aura dix années, après sa majorité, pour revendiquer ses droits; passé ce terme, il ne sera plus reçu à les faire valoir. 

1) Voy. ci-dessus, n° 298, note. 

2) S'il s'agit d'une terre kharâdjiû, comprise dans le domaine d'un sipâhi, mais molli de celui qui la possède (voy. ci-dessus, n° 2 97), les héritiers de celui-ci peuvent, à son décès, la partager entre eux, selon les prescriptions légales de l'hérédité et le sipâhi Zéïd, chargé d'encaisser le kharâdj de cette terre, ne peut y mettre obstacle, ni donner la terre à tapou. (Behdjet-ulfétâvi, de mon ms. p. 84 v°.) 

[146]

338. La fille du défunt est inhabile à hériter de la terre de son père ; toutefois, si celle-ci est le résultat du défrichement opéré par sondit père, au prix de ses labeurs et de ses deniers, elle sera concédée à la fille, si cette dernière en fait la demande; elle acquittera le tapou fixé sur l'appréciation de musulmans impartiaux; elle devra, en outre, acquitter la dîme et les raçoum. 

339. «Défense est faite de concéder une terre vacante à une femme. Si, cependant, après être parvenue à se rendre acquéreur d'un terrain, elle payait la dîme et les raçoum, elle n'en serait pas dépouillée. 

340. «Tout terrain raïa, donné à tapou, ne peut plus être repris des mains du détenteur, à moins que celui-ci ne le laisse inculte pendant trois années 1. 

341. «Tout terrain raïa, dont le sâhib «détenteur» sera décédé, ou aura quitté le pays, sera administré, à titre téçarruf, par le sipâhi, ou donné à tapou par ce dernier; il ne peut devenir khâssè (2) ; et le sipâhi devra, en temps voulu, acquitter, pour ce terrain, les avâriz auxquels il pourrait être soumis (3). 

342. «Les imams vivant du revenu vaqouf des mosquées, ou tout autre imam en exercice, sont, 

1) Voy. ci-dessus, n° 229. 

2) Voy. ci dessus, n° 313. 

3) Yov. ci-dessus, n° 334. 

[147]

par le fait de leur caractère, exempts de l'impôt avâriz et du resmi-tchift « droit de labour. » 

343. «Tout individu qui, avec la permission du sipâhi (1), défrichera une terre morte, ne devra aucun droit de tapou pour cette terre, et ne pourra en être dépossédé avant le terme de trois années. Au bout de ce terme, le sipâhi a droit de mettre cette terre en tapou, le revivificateur conservant un droit de préférence sur tout autre acquéreur. 

344. « Les droits ne doivent être réclamés par le sipâhi qu'après l'échéance du terme ; si celui-ci était destitué avant cette époque, le nouveau titulaire réclamerait les droits, non du raïa, mais du sipâhi, son prédécesseur. 

345. « Un droit de kilè, frappé sur les villes, servait à défrayer les iltchis « commissaires, » et les envoyés de la Porte, auxquels, sur ce fonds, on fournissait vivres, courriers, guides, etc. selon la teneur des firmans dont ils étaient porteurs. 

346. «Les droits et impositions frappés sur les raïas «cultivateurs,» qui, du reste, n'étaient pas uniformes partout, n'étaient pas non plus recouvrés uniquement par le sipâhi; mais tantôt par portions inégales, entre le sipâhi, le zâïm (2) et le mîri-liva, et tantôt entre deux de ceux-ci, à l'exclusion du troisième (3). 

1) Voy. ci-dessus, n° 245. 

2) Zaïm indique ici le soubâchi ou le sandjaq-bei. 

3) Voy. ci-dessus, n° 304. 

[148]

347. Ainsi, par exemple, le resmi-tchift, qui variait suivant les localités, se répartissait de la manière suivante dans la nahiè de Kecerdè : 

34 aspres : 

24 pour le sipâhi. 

5 pour le zâïm. 

5 pour le mîri-liva. 

------
34 

A Toutargada, la quotité est de : 

33 aspres : 

24 pour le sipâhi. 

6 pour le mîri liva. 

3 pour le zâïm. 

------
33

348. «En outre des droits frappés sur les açïâb «moulins,» sur le pacage, le miel et les ruches, des taxes d'otlaq «parcours pour les bestiaux, » l'été dans les ïaïlaqs, l'hiver dans les qychlaqs, de sâlâriïè (l), et d'avâriz, le Qânoun-namèï Bosna ajoute que, dans les timârs non libres, les droits de mariage, les amendes, le tapou d'emplacement de maison, le resmi tulun ou resmi doukhân «droit de feu2 ) des individus étrangers au timâr, sont partagés par moitié entre le « seigneur du lieu » sâhibi-raïet, et le sandjaq-beï, ou le sou-bâchi dont relève l'immigrant. Là même où tous les deux n'ont pas lieu de partager par portions égales, l'un prend le quart. En Qaramanie, la seconde moitié est affectée aux khâs « apanages» des princes de la famille impériale. 

1) On lit dans le Qânoun-nâméï Bosna (de mon ms. p. 18 et suiv.) : Le sâlâriïè se prélève sur les musulmans, concurremment avec la dîme sur les céréales. Cet impôt étant acquitté, les collecteurs et les sipâhis ne pourront exiger en sus le ïemeklik des musulmans, attendu que le sâlâriïè est payé en échange des rations, ïèmeklik. » 

2) Papniatikos. Voy. Ubicini, loc. laud. Il, 119, et Hammer, t. VI, p. 271. 

[149]

349. «Le droit de fiançailles est de 60 aspres pour une fille riche, de 40 pour une femme. C'est le père qui est responsable envers le sipâhi du payement de ce droit (1). 

350. Les sipâhis eux-mêmes n'étaient pas exempts de cette imposition : pour la fille d'un sipâhi, celui-ci devait payer l'arouçânè «droit de fiançailles» au sou-bâchi; celui-ci, en pareil cas, au sandjaq-beï, ce dernier au beïlerbeï ; et enfin, si ce dernier mariait sa fille, il devait acquitter la redevance au trésor impérial (2). 

351. La perception de la dîme était spécialement réservée aux soins d'un préposé ad hoc, aâmil; celle due aux vaqoufs, au mevqouftchi. 

352. «Malgré les réformes opérées par Sultan Suleïmân, dit d'Ohsson (3), d'énormes abus s'introduisirent sous le règne de ses successeurs, et notamment sous celui de Mourad III. 

1) Sous le régime du colonat romain, le colon, selon la lettre 44. de S. Grégoire, devait payer à son maître un sou (solidus), pour contracter mariage (V. Biot, loc. cit. p. 206.) 

2) Qanoun-nâméi livâï Bosna, de mon ms. p. 23 r°. 

3) Loc. Laud. t. VII, p. 375. 

La plupart des feudataires ne se présentaient plus sous les drapeaux du mîri-livâ, et leur désobéissance restait impunie, quoique les règlements condamnassent les coupables, suivant la nature de leurs fiefs, à la [150] dépossession, ou à la perte d'une année de revenu. Les pachas adjugeaient à l'enchère, pour leur propre compte, les ziâmets et les timârs ; le même fief était vendu à plusieurs personnes, qui, munies chacune de leur bérat, en réclamaient la possession et troublaient les provinces par leurs clameurs et leurs querelles souvent sanglantes. Il n'existait aucun contrôle; les décès des sipâhis n'étaient point constatés; et il arrivait qu'après leur mort, des individus, s'emparant de leurs bérats, les produisaient en leur propre nom pour obtenir des fiefs. Moustafa II crut remédier à ces désordres en faisant revivre le règlement qui ôtait aux pachas le droit de disposer de ces bénéfices; mais le mal ne fit que changer de place ; ce fut alors le ministre qui donna ces bérats, et ils devinrent la proie de la faveur, de la corruption et de l'intrigue; ils passèrent bientôt dans la possession d'officiers du palais, de fonctionnaires civils; et cette institution militaire fut tellement dégradée, que Moustafa III, au commencement de la guerre qui éclata avec la Russie, en 1768, fut étonné de voir que cette milice ne figurait plus sur les états de l'armée que pour un chiffre de 20,000 djèbèlis environ. Après la paix de Qaïnardji (l), Abdulhamid voulut restaurer l'organisation de cette milice, et rendit en 1776 un sévère ; il ne produisit aucun effet. Les clameurs de tous ceux qui jouissaient de ces bénéfices effrayèrent le ministère à un tel point qu'il engagea le souverain à abandonner son projet.

1) Signée le 21 juillet 1774 (24 djemazi premier 1188). 

[151] L'Etat fut donc privé d'une grande partie des forces que semblait lui assurer l'établissement de ces fiefs; les hommes en place qui les possèdent aujourd'hui, ajoute notre auteur, les afferment et se dispensent du service militaire; ils s'exemptent même de l'obligation de fournir au besoin leur contingent de cavaliers, moyen-nant une compensation de 50 piastres par homme, qu'ils payent au trésor sous le nom de bèdèlidjèbèli (1). » 

353. De tout ce qui précède nous sommes amenés à constater, en terminant, que la concession des bénéfices attribués uniquement, dans le principe, à des militaires ou plutôt à des individus aptes au service militaire, et ensuite à des fonctionnaires civils, ainsi que la concession spéciale, mouqâtéa, de tel ou tel impôt, dans certaines provinces, ont été faites, originairement, pour un terme de courte durée, une année par exemple; c'était le terme légal ; puis enfin le privilège a été étendu jusqu'aux limites de la vie des concessionnaires, et a passé même sur la tête de leurs héritiers. 

1. Un fetva du Beldjet-ulfétâvi est ainsi conçu : « Si Zéid a donné en fermage, iltizam, à Amr, pour la somme de cent piastres, le village dont il a le timâr, et si Zéid n'a pas acquitté la redevance due par lui à l'État, à titre de djèbèli aqtchèci, on fait saisie de la récolte du village, et le fermier est en droit de reprendre de Zéid le montant de son fermage. » 

Ces déviations successives de la règle ayant été consacrées par l'expression de la volonté du souverain, regardé comme le meilleur juge des intérêts [152] nationaux (1), ces contraventions, dis-je, ont reçu, dès lors, un caractère dont la légalité fut tellement admise, qu'à l'époque du tanzimât, lorsque le sultan abolit ces priviléges, il ne crut pas avoir le droit de détruire radicalement ce que ses prédécesseurs avaient fait ou laissé faire; aussi, tout en dépouillant les détenteurs des revenus de l'État des droits seigneuriaux dont ils jouissaient jusque-là, et en faisant rentrer le trésor dans la plénitude de ses droits souverains, on inscrivit au budget un nouveau chapitre : celui des pensions et annuités constituées en faveur des anciens titulaires de ziâmet, tîmârs et mouqâtéa. Cette dépense doit, d'ailleurs, diminuer, au fur et à mesure, par déshérence, jusqu'à extinction complète des ayants droit. 

354. La rente viagère payée par l'État, en compensation des anciens fiefs (timârs, ziâmets, mouqâtéa), aux propriétaires dépossédés, était, en 1850, de 40,000,000 de piastres (2). 

355. En 1860, cette rente ne figure plus, dans les dépenses publiques, que pour la somme de 24,130,796 piastres, savoir : 

Aux anciens possesseurs des timârs et ziâmets. 

piastres…………………………………………… 14,537,043 

Annuités accordées aux mouqâléadjis ..... 9,593,753 

                                                 ------------------------

                                                           24,130,796 

1) Voy. ci-dessus, nos 5 et 69. 

2) Renseignements pour servir à l'histoire contemporaine (le l'empire ottoman. 

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