[153]

TITRE III. GUÉDIKS. CONCESSION SPÉCIALE, RELATIVE À L'EXERCICE D'UN METIER, D'UNE PROFESSION. 

356. Il me reste à parler d'un autre genre de propriété qui tient à la fois du mulk et du vaqouf, et dont la constitution définitive n'est établie que par la sanction de l'autorité souveraine; c'est le guédik, à savoir : l'acquisition faite par un tiers, à titre mulk, c'est-à-dire en toute propriété, et en échange d'une rente annuelle, dont le montant est fixé entre les parties, de telle ou telle portion de la propriété d'autrui, à l'effet d'exercer à perpétuité, en cet endroit, un métier, une profession quelconque. Le mot guédik, synonyme de délik, et qui signifie « brèche, trou, » est donc, au figuré, quant à la propriété immobilière, une dérogation au principe fondamental, une brèche faite, de son consentement, dans le bien d'autrui i et donnant à l'acquéreur, dans telles proportions déterminées, droit de propriété dans cette même propriété. 

357. La même expression, qu'on retrouve également comme désignant une catégorie de timars et de ziâmets, ainsi qu'un certain rang dans la hiérarchie du harem impérial, n'a pas d'autre signification; c'est toujours une dérogation, une atteinte au principe, à la règle. 

358. Le guédik, qui, d'ailleurs, n'a pas d'équivalent en arabe, et n'existe point dans le chériat, est, selon l'opinion de l'historiographe ottoman Djevdet-Efendi, qui a bien voulu m'assister de ses [154] lumières sur la matière l, une institution relativement moderne, qui ne remonte pas au delà d'un siècle et demi à deux siècles, du moins quant à son application générale. En effet, il a pu convenir à tels ou tels individus de conclure primitivement des marchés de ce genre, pour s'assurer à titre perpétuel, soit à eux-mêmes, soit en faveur d'une œuvre pieuse, les revenus plus ou moins considérables d'une industrie exercée sur un point plutôt que sur tel autre ; mais une fois que ce qui faisait l'exception a tendu chaque jour à se développer davantage, l'État alors a dû réglementer cette nouvelle forme de propriété; et, en consacrant son droit, créer en même temps de nouvelles ressources au trésor public. C'est alors que le nombre des individus qui, seuls, avaient le droit d'exercer tel métier, telle profession, fut fixé ; et, comme ce nombre ne pouvait être dépassé, l'esnaf «corporation» se trouva constituée, quant à certaines professions, d'une façon en quelque sorte immuable, et chaque maître devint possesseur d'un guédik, qui lui donnait le droit d'exercer son métier, sa profession, mais là seulement où le guédik avait été constitué (2). 

1) Je dois également d'utiles renseignements à Afif-Beï, ancien grand chancelier de l'empire, actuellement sous-secrétaire d'état au grand vizirat, et à Ahmed-Efendi, employé supérieur au ministère des finances. 

2) M. Bianchi, Dictionnaire turc-français, t. Il, p. 070, dit «que la plupart des maisons des Européens, à Smyrne, appartiennent à la famille de Qara-Osman-Zâdè, qui en retire la rente (guédik).

359. Il y a deux sortes de guédiks : les uns déterminés [155] quant au nombre et à l'emplacement; les autres quant au nombre seulement; ces derniers sont dits havâïî-guédiks. 

360. L'établissement ou, pour mieux dire, la création d'un guédik s'accomplissait de la manière suivante : l'acquéreur s'abouchait avec le propriétaire de l'immeuble où il désirait établir son guédik ; le montant de la rente annuelle, perpétuelle et invariable à payer par lui ou ses tenants lieu au propriétaire de l'immeuble, était débattu et fixé d'un commun accord entre les parties; après quoi, l'acquéreur se rendait au qalemi-châhânè (1) « bureau compétent de la Porte; » il y exposait sa demande, et recevait, contre payement d'une certaine somme une fois payée, mouadjèlè, soit un firman, soit un ilmou khaber (titre nommé aussi qouïrouqlou sened), constituant son droit à la propriété du guédik. L'acquéreur devait, en outre, fournir le guédik de tous les accessoires nécessaires à l'exercice de la profession à laquelle le fonds était destiné; à chaque mutation, récolement de ces ustensiles devait être fait par l'autorité judiciaire; et, à chacune d'elles, le nouvel acquéreur devait payer à l'État une somme déterminée; moyennant ces charges, l'acquéreur du guédik en avait la propriété pleine et entière; il en pouvait disposer sous toutes les formes, donation, hypothèque ou vente, sauf, lors de chacune de ces diverses mutations, à représenter au mehkèmè, habile à dresser ces actes, le titre primitif et constitutif du guédik, délivré par l'État. 

1) « bureaux impériaux.» On désigne sous cette dénomination générale les bureaux de la Porte, ceux des archives et du département des finances. (D'Ohsson, loc. laud. VII, p. 273.) 

[156]

361. Il ne faudrait pas inférer de là que les prescriptions du décret réglementaire des guédiks furent strictement observées; de nombreux abus ne tardèrent pas à s'introduire; et, dans le but d'y mettre fin, Mahmoud II, lors de la création du ministère de l'evqâf, décida, en 1247 (1831), qu'à l'exception de quatre corporations seulement, à savoir celles des marchands de farine, de frangeoles, de pain et de tabac, dont les guédiks resteraient à l'état mulk, tous les autres guédiks seraient du ressort de l'administration de l'evqâf. Cette décision semblait, d'ailleurs, provoquée par la nature même des guédiks, qui, pour la plupart, étaient affectés à des œuvres de piété ou d'utilité publique. 

362. Malgré les bases posées par Sultan Mahmoud, les délégués de l'Etat ne se firent pas faute d'enfreindre eux-mêmes les décrets souverains ; on parvint à obtenir de nouveaux titres, et le nombre des guédiks s'augmenta singulièrement. D'autre part, le principe de l'abolition du monopole et celui de la liberté du commerce ne permettant plus d'interdire aux étrangers l'exercice de leur industrie, le système des corporations était aboli virtuellement; et le guédik devait aboutir au roukhçatiïè, c'est-à-dire au simple « droit de patente, » permettant à celui qui le paye el l'Etat d'exercer son industrie partout où bon lui semble. 

363. En présence de cet état de choses, [157] le gouvernement a édicté une loi (1) qui supprime les guédiks acquis abusivement, décrète l'extinction successive de ceux qui relèvent soit du vaqouf, soit du beït-elmâl, et maintient uniquement les quatre sortes de guédiks mentionnés plus haut (2). Ceux-ci, sauf les guédilis de doukhandjis, laissés dans les attributions des rnehkèmè locaux, relèveront partout ailleurs du mehkèmè de Constantinople. 

364. Voici les principales dispositions de la nouvelle loi : 

365. « Le propriétaire mulk du guédik peut le vendre, en faire donation, ou le grever d'hypothèques. (Art. ier.) 

366. « Les guédiks malks sont seulement ceux de marchands de farine, de frangeoles, de pain et de tabac. (Art. vii.) 

367. « Tout détenteur de guédik qui n'aurait entre les mains qu'un titre postérieur à l'an 1247, sera dépossédé dudit guédik, lequel demeurera et restera supprimé. (Art. viii.) 

368. «Tout titre de ce genre ne sera valable que pour les quatre sortes de guediks mentionnés au n° 361. (Art. ix.) 

369. « Pour toute mutation quelconque, le nouvel acquéreur devra se pourvoir d'un ilmou khaber (3) du chef de l'esnaf. (Art. xi.) 

1) Voyez le texte turc dans le Djéridèi havâdis du 19 moharrcm 1278 (27 juillet 1861); art. i à xxi. 

2) Voyez n° 361. 

3) Attestation du chef de l’esnaf que le guédik existe réellement dans la corporation dirigée par lui. 

[158]

370. « Tout budjet délivré à l’occasion de mutation de guédiks concédés, soit par firman, soit par ilmou khaber, devra mentionner le chiffre primitif de la rente payable au propriétaire originaire de l’immeuble où le guédik aura été constitué, ainsi que les confins des quatre côtés et les ustensiles attachés au fonds. (Art. xii et xiii.) 

371. « La rente payable au propriétaire de l'immeuble où se trouve le guédik ne peut être augmentée sans le consentement de l'acquéreur primitif du guédik ou ses tenants lieu. (Art. xiv.) 

372. «Le propriétaire mulk du guédik ne peut le transporter ailleurs; celui-ci doit rester sur le f lieu même de son emplacement primitif. » (Art. xv.) 

373. La seconde classe des guédiks est celle des havâïi guédiks, c'est-à-dire dont le lieu n'est pas fixe et déterminé, et que les titulaires peuvent établir et transporter où bon leur semble. 

374. De ceux-ci, les uns relèvent du vaqouf, les autres du beït-elmâl « domaine de l'Etat. » A leur égard, la nouvelle loi contient les dispositions suivantes : 

375. «Tout guédik havâïi possédé en vaqouf, et devenu mahloul « vacant, » ne pourra plus être concédé à un nouvel acquéreur; il sera rayé des registres de l'evqâf; il en sera de même des guédiks du même genre relevant du béit-elmâl; en cas de déshérence, ils ne seront plus mis en adjudication, et ils seront effacés des registres du qalem et du mehkèmè. » (Art. xvi.) 

[159]

376. «Il est interdit à tout qadi de recevoir et dresser, en faveur d'une œuvre quelconque, aucun' acte constituant en vaqouf tout guédik possédé actuellement en mulk. » (Art. xix.) 

377. Enfin, cette loi, abrogeant tous firmans et dispositions antérieures, enregistrés dans les aqlâmi-châhânè et dans les mehkèmè, ajoute que celles-ci pourront recevoir, avec le temps, telles modifications que réclameraient les circonstances. 

378. J'ai dit plus haut que le mot guédik désignait aussi une catégorie particulière de ziâmets et de timârs. Ici encore l'application de ce mot procède de la même idée : dérogation au principe; en effet, tout possesseur de timâr ou de ziâmet devait, au premier appel, se rendre à l'armée avec le contingent d'hommes qu'il avait à fournir; telle était la règle. Cependant le gouvernement y dérogea en créant des guédikli-timâr et guédikli-ziâmet (1), dont les titulaires employés des bureaux de la Porte ou du palais impérial jouissaient du revenu attaché auxdits ziâmets et timârs, sans être tenus au service militaire. 

379. Il en était de même des guédikli-zâïms, dont parle d'Ohsson (2). Ceux-ci formaient une milice de quatre cents hommes, qui tenait garnison dans la capitale, et qui n'allait à l'armée qu'à la suite du sultan ou du grand vizir. 

1) Voyez ci-dessus, n° 306 et 307, notes. 

2) Loc. laud. t. VII, p. 168 et 173, et ci-dessus, n° 309, note. 

380. Pour ce qui est de l'acception du mot [160] guédik dans la hiérarchie du harem impérial, il désigne «douze esclaves, dites guédikli, choisies parmi les plus belles du palais, affectées au service du sultan, et chargées de remplir divers offices auprès de sa personne; elles deviennent souvent les rivales des qâdin ou dames du palais; et quand l'une d'elles a pu s'attirer les attentions particulières du Grand Seigneur, elle n'est point pour cela séparée de ses compagnes, mais on la distingue par le titre d'iqbâl « favorite (1). » 

TITRE IV. RÉSUMÉ DE L'ANCIENNE LÉGISLATION SUR L'ÉTAT DES TERRES ET DES PERSONNES. 

381. Disposition religieuse du globe : 

1° Dâr-ulislâm «pays musulman,» occupé par les mouminîn « vrais croyants, » ou muvahhidoun « unitaires,» et plus spécialement, dans l'origine, les Arabes. 

2° Dâr-ulharb «pays de guerre,» occupé par les kuffâr «mécréants,» ou machrikoun, qui donnent à Dieu des associés, les chrétiens (trinitaires). 

382. Division agricole du sol musulman : 

1° Terre âmir ou ma'mour « productive, cultivée, en rapport. » 

2° Terre mévât «morte,» inculte, abandonnée et sans maître connu. 

Celle-ci, dans un but d'encouragement pour l'agriculture, est concédée par le prince à quiconque veut la revivifier; mais le concessionnaire ne peut en jouir qu'à la condition sine qua non de la revivifier; autrement il perdrait sa concession, qui serait donnée à un nouvel exploitant.

1) Voyez Constantinople et le Bosphore de Thrace, par le comte Andréossy, p. 22. 

 [161] 

383. Division politique du territoire soumis à la domination musulmane : 

1° Terre uchriïè «non tributaire,» soumise à la dîme; tout territoire conquis par la force, qui aura été partagé entre les vainqueurs; territoire dont les y indigènes ont spontanément embrassé l'islamisme avant la conquête. 

Parmi ces terres viennent se ranger les vaqoufs, destinés par les fondateurs musulmans à l'érection et à l'entretien des édifices consacrés au culte, à l'instruction ou à l'assistance publique. 

2° Terre kharâdjiïè « tributaire, » soumise au kharâdj, c'est-à-dire sol conquis par capitulation, et qui a été laissé aux indigènes en toute propriété, mulk; ou bien territoire qui, ayant été conquis par la force, n'est laissé aux indigènes que pour en faire la culture; et qui, à titre de vaqouf, est devenu une propriété nationale, dont le revenu est employé aux besoins de tous. 

384. Bénéfices. — A différentes époques, le territoire a été classé en une série de subdivisions, dans lesquelles le recouvrement des impôts, a divers titres, a été concédé, avec l'exercice des droits seigneuriaux, à la partie militaire de la nation. Cette concession, annuelle dans le principe, est devenue ensuite viagère, et enfin héréditaire,  [162] jusqu'à la promulgation du tanzimât, qui a lait rentrer l'Etat dans la plénitude de ses droits souverains, du moins quant à l'avenir, tout en maintenant le principe de vassalité de la terre par la délivrance du tapou. 

385. Emploi primitif du revenu à des objets rappelant son origine. — Cette distinction a disparu aujourd'hui, en principe, dans les administrations supérieures de la Porte, à Constantinople. 

386. Condition des personnes. — Elle est indiquée suffisamment par celle de la terre. Au sommet de la société musulmane, l'imam, le pontife-roi, administrateur de la propriété nationale, de la fortune publique; au-dessous, le raïet, le peuple, la nation, et en particulier, les musulmans; à côté de, ceux-ci, mais dans une condition inférieure, viennent se placer, à l'état de clients, les zimmis ou kuffâr «infidèles, » habitant le dâr-ulislâm à titre permanent, et les mustèmen, à titre provisoire. 

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