Nous ne rapporterons ici ni l'histoire de Sadyk Pacha, plusieurs fois ministre des Finances, Grand Vizir, un des plus renommés et des plus honnêtes financiers musulmans, exilé à Lemnos et tenu prisonnier dans ses appartements, ni celle des personnages qui, pour n'être pas des fonctionnaires de l'État, n'avaient pas moins l'autorité que confèrent le prestige et le talent, tels que Ali Chefkati, qui publiait, en Suisse, un journal turc, l’Istikbal (L’Avenir), condamné par défaut à un exil perpétuel et à la confiscation de ses biens ; Kémal bey, membre du Conseil d'État, un des hommes les plus libéraux de Turquie, dont l'éloquence était fort redoutée de l'usurpateur, mis au secret, accusé de haute trahison, acquitté, mais, néanmoins relégué par Abdul-Hamid dans l'île de Metelin. L’énumération serait longue et fastidieuse des dénis de justice et des crimes du Sultan et le lecteur aurait plus d'ennui à les entendre qu'Abdul.Hamid n'en a éprouvé à les accomplir. 

Mais qu'il nous soit permis de saluer ici, en passant, les deux martyrs qui ont expié dans le plus épouvantable supplice leur amour de la justice et de l'égalité, nos précurseurs et nos maîtres Damad Mahmoud Pacha, le gendre du Sultan Medjid, plusieurs fois ministre, et Midhat Pacha, tous deux exilés à Taïf, en Arabie. Comme la vie de ces deux hommes se prolongeait trop longtemps au gré du maître de Yildiz, sans respect pour la terre sainte où Mahomet avait prêché la justice et l'égalité, Abdul-Hamid ordonna, après plusieurs tentatives par le poison, restées infructueuses, qu'on le délivrât par la violence, de ces deux grands ennemis du despotisme. La mort de Damad Mahmoud, raconte un témoin oculaire de la scène, fut le plus inouï et le plus déchirant des spectacles. Doué d'une force herculéenne

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devenue proverbiale, il fut surpris, la nuit, dans son sommeil, par les assassins, qui lui jetèrent au cou une corde savonnée et, comme la victime, d'une énergie indomptable, se débattait furieusement, les hommes d'Abdul-Hamid lui pressèrent les organes sensibles « avec une férocité telle, dit ce témoin, que les déchirants appels au secours de Mahmoud firent tressaillir les bêtes des environs ». Son compagnon d'infortune fut assassiné avec moins de cruauté, ayant opposé moins de résistance. Quelques jours plus tard, un émissaire partait pour Constantinople en emportant une jolie petite boite destinée à S. M. I. le Sultan. Elle portait l'inscription suivante: 

IVOIRES JAPONAIS 

OBJETS D'ART 

Pour S. M. I. le Sultan 

C'était la tête de Mahmoud et celle de Midhat Pachas (1). 

(1) Quand le colis funèbre arriva à Port-Saïd, les autorités l'arrêtèrent à la douane et se livrèrent aune enquête. Il ne fallut rien moins qu'une démarche pressante du Sultan auprès du Khédive d'Egypte Tewfik Pacha, pour arrêter l’instruction commencée et autoriser le colis à franchir la frontière. A la réception de la jolie botte, Abdul-Hamid dégagea, de ses propres mains les deux têtes sanguinolentes qui se perdaient dans une enveloppe de son, de sable et de paille, et, lorsqu'il en reconnut l'authenticité, il poussa un soupir de contentement et de délivrance.

Le gouverneur de Hédgaz, de qui relevait Taïf, était alors Osman Nouri Pacha, devenu, depuis, en récompense de ses services vices, aide-de-camp d'Abdul-Hamid et grand maréchal. Il ne faut pas confondre cet Osman Pacha avec Ghazi Osman Pacha, le héros de Plewna. 

Osman Nouri avait fait croire au sergent qu'il avait chargé du sort de Midhat, que ce dernier était un ennemi de l'Empire et que celui qui en débarasserait le khalife accomplirait une action patriotique. Ce malheureux, venu à Constantinople après son forfait, ayant appris quel homme était sa victime et la grandeur du crime qu'on lui avait fait commettre, fut frappé soudainement d'aliénation mentale. Aujourd'hui, ce pauvre fou habite sur la ligne d'Anatolie une maison que lui a donnée le Sultan. [fin de la note]

A la vérité, tous ces faits paraîtraient invraisemblables et rapportés des jours les plus lugubres de l'histoire des temps passés si d'autres crimes, d'autres assassinats 

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n'étaient venus, depuis, remplir l'univers incrédule de la clameur de trois cent mille victimes égorgées officiellement !

Et pourtant, la disparition de Midhat Pacha qui détenait le secret de son usurpation, aurait dû tranquilliser Abdul-Hamid pour l'avenir. Mais le voleur ou l'assassin, lorsqu'ils ne sont pas traqués par les remords de leur conscience, vont tout naturellement à d'autres crimes, comme pour s'envelopper d'une atmosphère morale qu'ils créent à leur usage et dont, malheureusement, une certaine humanité, prompte à se ruer aux honneurs et à la fortune par toutes les voies, même si elles sont sillonnées de boue et de sang, s'enveloppe, elle aussi, pour légitimer ses acquisitions et ses rapines. Et, plus le nombre des complices tacites augmente, plus s'élève celui des victimes, car chacun, ayant quelque chose à conserver s'ingénie à faire disparaître le témoin de ses infamies. Voilà comment s'expliquent les noyades par centaines le Jeunes ou Vieux Turcs étranglés dans les prisons ou immergés dans la mer de Marmara, quand tout dort dans la ville lointaine, la nuit, sous l'oeil étonné des étoiles qui se racontent avec effroi la barbarie des hommes de notre pauvre globe terrestre. Combien ont péri ainsi ? Seuls, les requins qui hantent ces parages et dont les troupeaux ont augmenté 

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ces années dernières en ont fait le compte, car les parents des victimes, sous peine de subir le même sort, sont condamnés à refouler leurs larmes et à sourire à leurs bourreaux. 

Ah ! si ce pauvre Sultan Mourad pouvait se douter comment son frère gouverne ce peuple dont il rêvait d'être le père généreux, quels que soient les instincts qui enchaînent l'homme à la vie, il souhaiterait mille fois de mourir pour mettre un terme aux assassinats perpétuels commis au nom de cette raison d'Etat qui fait une si victorieuse concurrence à la raison humaine. Mais il vit et il ignore. Et Abdul-Hamid se prévaut de sa peur pour continuer d'assujettir avec des cadavres les pieds de ce trône qui s'ébranle lorsqu'il essaye, chaque jour, de s'y asseoir et de s'y reposer. On dit qu'un oracle – il en existe encore en Turquie avait prédit à Mourad enfant la maladie qui le frapperait à son avènement au trône, le règne de son frère, sa propre incarcération et son retour. Abdul-Hamid, qui ne croit à rien, pas même à Dieu, croit aux oracles et à la magie noire. Il n'ose pas faire assassiner son frère parce que des sentons venus d'Arabie et qu'il entretient à grands frais au Palais lui ont signifié que la mort de Sultan Mourad lui serait funeste et marquerait ses derniers jours. Abdul-Hamid se voit donc condamné à respecter la vie du Sultan légitime, que beaucoup croient mort depuis longtemps, en Europe, parce que nul n'en parle, et nul n'en parle plus parce que une injustice qui se perpétue émousse, à la longue, les indignations dont nous sommes capables. 

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IV Mourad V n’est pas fou

Sultan Mourad vit encore, ce n'est pas contestable. 

Dans l'histoire de l'Empire ottoman, où le crime occupe une place aussi large que dans n'importe quelle histoire d'un État européen, il n'est pas d'exemple d'un souverain, même assassiné par un compétiteur, qui ait été privé de funérailles publiques et enterré secrètement Or, jamais le décès du Sultan Mourad n'a été annoncé au monde, ni aux chancelleries, conformément aux protocoles et aux bons rapports entre des puissances qui ne sont pas en guerre, ni au peuple turc. D'ailleurs, les usages religieux, en Turquie, à défaut d'une loi écrite, exigent que l’on publie le trépas des Commandeurs des Croyants. Une infraction à ces usages produirait dans les mosquées un soulèvement qui s'étendrait vite à la rue. 

Mais, sans tenir compte des prédictions de ses sentons sur les conséquences que pourraient avoir pour lui-même la mort de Mourad V, il est de l'intérêt d'Abdul-Hamid que son frère vive, car le trépas du prisonnier, alors même qu'il serait naturel, ne pourrait soulever contre l'usurpateur que des commentaires malveillants. Si Mourad V mourait assassiné ou empoisonné, l'opinion publique que le passé 

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d'Abdul-Hamid a préparée à recevoir la version d'un fratricide probable, l'opinion du monde religieux surtout, qui, seul, en impose aux souverains ottomans, sauraient lui commander une enquête à laquelle l'hôte d'Yildiz ne pourrait se soustraire sous peine de paraître esquiver une responsabilité et une complicité réelles. Lui-même n'a-t-il pas fait procéder, sur la mort du Sultan Abdul-Aziz, à une enquête qui a conclu à un assassinat ? (1) 

(1) Si, par hasard, on venait annoncer aujourd'hui, officiellement, la mort de Mourad V, n'y aurait-il pas, dans cette mort qui suivrait notre publication en faveur du Sultan légitime, une coïncidence regrettable pour l'honneur et l'innocence de l'usurpateur, son frère ? 

Au surplus, pourquoi ne pas dire tout ce que nous savons ? A la suite d'une campagne menée dans le Mechveret, l'organe du parti Jeune-Turc, et dans laquelle nous ramenions l'attention, depuis longtemps Égarée, du monde entier sur Mourad V, prisonnier d'Etat, Abdul-Hamid, qui ne voit partout que complots et conspirations, eut un accès de rage. Surmontant la crainte dans laquelle l'entretiennent ses sentons de ne pas survivre à son frère, il fit venir le Cheikh-ul-Islam (chef de là religion) Djemal-Eddin Effendi et lui demanda si la raison d'Etat ne l'autorisait pas, vu la campagne qui s'annonçait pour rétablir Mourad V sur le trône, à faire tuer son frère, pour assurer la paix du monde selon une ancienne formule. Le Cheikh-ul-Islam, faisant revivre une vieille coutume, qu'avait abolie Abdul-Hamid Ier, répondit par l'affirmative. Mais, toute sentence ou fetwa du chef de la religion n'a son plein effet que si elle est contresignée par le Kadi-Asker (chef de la justice militaire) et par le Fetwa Eminé (confirmateur officiel des fetwas). Ces deux hauts personnages, qui jouissent de la plus grande autorité dans l'Empire, plus courageux et plus indépendants que le Cheikh-ul-Islam, opposèrent à Abdul-Hamid un refus catégorique : « Prenez nos biens, notre vie, lui dirent-ils mais jamais nous ne consentirons à nous rendre complices d'un crime que réprouvent la justice et la religion. » Comme ils quittaient la chambre du Sultan, que cette réponse avait exaspéré, un courtisan traita d'imbécile le Fetwa Eminé, lequel lui répliqua : « J’aime mieux être imbécile que criminel. » 

On nous a objecté que rien n'empêche Abdul-Hamid de ne pas tenir compte de l'opposition de ces deux hauts personnages de l'Empire et de faire tuer son frère. Mais, outre que l'entreprise, aujourd'hui éventée, serait dangereuse, n'ayant pas reçu la sanction légale de deux hauts dignitaires qui pourraient témoigner du fratricide, nos amis du Palais, de qui nous avons appris la tentative du Sultan, nous ont certifié que le coupable dessein d'Abdul-Hamid ayant été connu dans les ambassades, l'hôte de Yildiz n'osera pas assumer, aux yeux du monde, la responsabilité d'un crime qui, désormais, ne serait imputable qu'à lui seul. 

Mais comment expliquer que le Cheikh-ul-Islam ait consenti à émettre un avis favorable ? Cette condescendance de Djemal-Eddin Effendji n'étonnera, pas ceux qui savent que l'actuel Cheikh-ul-Islam est une créature du Sultan. Abdul-Hamid ne peut pas oublier que son oncle fut détrôné par un fetwa du chef de la religion. Instruit par l'expérience, il a élevé au Cheikh-ul-Islamat un homme inoffensif et tout à la dévotion, que, par surcroît de précaution, il tient enfermé non loin du Palais et à l'abri de toute communication avec l'extérieur. 

Ces divers scrupules d'Abdul-Hamid constituent donc, pour le prisonnier d'Etat, la plus grande et la plus sûre

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garantie de salut. Au surplus, mort ou fou, qu'importe à l'usurpateur, pourvu que Mourad V soit hors d'état de lui nuire et impuissant à lui reprendre la couronne. Mort ou fou, l'une ou l'autre hypothèse ne légitime-t-elle pas le pouvoir de l'actuel souverain de l'Empire ? Pourquoi s'exposer à une accusation d'assassinat qui n'irait pas sans des suites fâcheuses pour son trône, peut-être pour sa vie, lorsqu' une rigoureuse incarcération mène au même résultat ? C'est donc à faire accréditer la folie du Sultan légitime et surtout à prévenir tout contrôle à son affirmation qu'Abdul-Hamid

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va employer les ressources de son génie inquiet et malfaisant. 

***

Les voyageurs qui ont visité le Bosphore, ce terrestre Empyrée où l'on va de découvertes en émerveillements et qui réalise les plus luxuriantes conceptions du Paradis de Dante, ont remarqué qu'arrivé à la hauteur de Tchéragan, le bateau qui, jusque-là, suivait doucement la côte, vite soudain et prend le large à toute vitesse. Ceux qui ne savent pas, surpris de ce changement imprévu de direction, demandent, interrogent, veulent savoir mais nul ne leur répond, car ceux qui savent, crainte ou méfiance, baissent la tête et se détournent ils ne veulent pas se souvenir. Et, si l'on questionne le conducteur sur cette manœuvre et sur l'inquiétude qui vient de se répandre dans tout le rayon de Tchéragan, il répond invariablement Yassak (Défendu). 

Il est défendu de passer devant Tchéragan, il est défendu, sous peine d'être signalé comme suspect, d'arrêter ses regards sur ce palais de marbre, au dehors tout blanc, au-dedans tout noir. 

C'est là, chuchote la conscience populaire. 

C'est là, au centre même de ce Paradis terrestre, qu'Abdul-Hamid a, comme par une diabolique ironie, établir un des cercles de l'Enfer à l'usage de son frère aîné. 

C'est là que Sultan Mourad, après quelques déplacements nocturnes destinés à déjouer les complots, vient échouer invariablement depuis vingt-deux ans dans une chambre hermétiquement close, loin de la mer et loin de la rue, entre deux muets du sérail, il est condamné là, depuis vingt-deux ans, à l'horrible supplice du silence. 

Jadis c'est bien jadis, que doit penser ce prisonnier 

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qui compte les années pour des siècles – jadis, dans les premières semaines de sa maladie, son bon frère l'autorisait à recevoir la visite de sa mère, de sa femme, de ses enfants, de quelques intimes. Il avait la jouissance d'un pavillon et d'un jardin tout fleuri, peuplé d'arbres. Dans les jours de lucidité qui se faisaient de plus en plus nombreux, il disait qu'il renoncerait très volontiers au trône pour passer dans cette retraite le reste de ses jours parmi sa famille et ses amis et que Dieu ne lui avait fait goûter du pouvoir que pour lui faire mieux apprécier les charmes de la vie modeste et simple. Mais son bonheur ne fut pas de longue durée. Bientôt, Abdul-Hamid fit défense, un jour à sa mère, un autre jour à ses enfants et à sa femme, enfin à ses amis de franchir la maison de Mourad, et, à chaque interdiction nouvelle le Sultan légitime comprenait qu'il venait de faire une nouvelle étape vers la guérison. 

Il lui restait son jardin et ses arbres auxquels il pouvait raconter sa misère et sa peine. Mais l'usurpateur, méfiant et ombrageux, médita de soustraire son frère à l'amitié de ses derniers amis. Il hésitait encore par un reste de scrupule les plus grands malfaiteurs ne parviennent jamais à étouffer le germe d'humanité qui sommeille dans leur coeur lorsqu'un événement redoutable le décida. Un homme, Ali-Suavi (1), un des amis congédiés qui savait la définitive guérison du légitime souverain de la nation, effrayé des ravages que la politique d'Abdul-Hamid avait causés dans l'Empire et surtout dans les consciences, résolut de sauver son pays 

(1) Ali-Suavi, qui appartenait au corps religieux des ulémas, était un des plus illustres savants de l'Empire ottoman. Disciple et ami de Le Play, il vécut longtemps, en Europe dans l'intimité de tous les grands hommes libéraux de France et d'Angleterre. 

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par une entreprise dont la témérité n'avait d'égale que la grandeur du sacrifice qui allait s'accomplir. Un jour, en plein midi, lui et trois cents compagnons aussi décides que lui firent irruption dans le Palais de Tchéragan, résolus à arracher Mourad V à sa geôle et à le montrer au peuple pour que le peuple jugeât et fît justice des mensonges de l'usurpateur. Malheureusement, ils n'avaient pas plutôt pénétré sous le péristyle du Palais que, à l'appel d'un Hassan Pacha qui jeta l'alarme, des milliers de soldats, accourus de tous les coins de Tchéragan, ou ils étaient cachés en permanence, s'abattirent comme une nuée sur ces braves. Surpris par le vacarme et le bruit du combat, Mourad V, décrochant à une panoplie un sabre à la garde d'or tout incrustée de diamants, se précipita de sa chambre et se montra aux hommes qui allaient mourir pour lui. Lorsqu'ils l'aperçurent au haut des marches de l'escalier d'honneur, debout, en posture de défense contre les soldats d'Abdul-Hamid, ses partisans, qui commençaient à fléchir sous le nombre, redoublèrent de courage et disputèrent avec un acharnement inouï la conquête de cet escalier d'honneur aux hommes que Hassan Pacha animait par des promesses de récompenses. Mais, malgré ses exhortations et ses cris, les soldats d'Abdul-Hamid n'eurent pas le courage d'affronter celui que, tous, ils considéraient comme leur Sultan légitime alors, leur chef, moins scrupuleux et plus perfide, se fraya un chemin parmi ses hommes, gravit les marches, l'épée dirigée sur la poitrine de l'Empereur. Et ce fut un spectacle digne des épopées les plus héroïques de voir ce combat singulier engagé sur les marches d'un vaste escalier de marbre entre un misérable décidé à l'assassinat, qui, à chacune de set défaites, exhalait sa rage dans une bordée d'injures, et l'Empereur résolu à défendre sa vie sans intention de tuer, courageux à la manière des hommes qui sont bons, calme 

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parant un à un les coups de son adversaire dont l'épée faisait de larges entailles à ses bottes, à ses vêtements, impuissant à atteindre son corps. Et, dans le tournoiement de son sabre à la poignée d'or incrustée de diamants, l'Empereur apparaissait aux combattants émerveillés comme un héros des légendes nationales. Ravis d'admiration, les soldats d'Abdul-Hamid eux-mêmes, qui sont avant tout des soldats turcs, c'est-à-dire des fanatiques du courage, firent de leur corps un rempart à celui qui venait de porter si haut sous leurs yeux la réputation de bravoure dont les premiers Turcs avaient récompensé la maison d'Osman par le sceptre et par le khalifat ! 

Mais, s'ils se départirent en faveur du Sultan légitime de leur consigne de soldats, ils n'eurent pas le courage de se soustraire au mot d'ordre de leur chef contre les assaillants. Malgré leur héroïsme désespéré, les partisans de Mourad V, accablés par les renforts qui surgissaient à chaque minute de toutes parts, succombèrent et périrent jusqu'au dernier, sous les yeux de leur Empereur bien-aimé, victimes de leur dévouement, comme Léonidas et ses trois cents braves (1). 

Témoin du courage qu'avait déployé Mourad V, un aide-de-camp d'Abdul-Hamid. Mahmoud bey, émerveillé, ne put se retenir de tomber aux genoux de l'homme qui avait mérité tant d'amour et tant de sacrifices. 

(1) Hassam Pacha, nommé général de division après cet exploit est aujourd'hui commandant de l'arrondissement de Béchitk-Tache, où se trouve le palais de Tchéragan. Il a été constitué le gardien de Mourad V, de qui il répond sur sa tête. Ses actes ne subissent le contrôle d'aucune autorité, d'aucun ministère : il ne relève que d'Abdul-Hamid. Aussi, les Jeunes Turcs dont il s’empare, contre toute justice et tout droit sortent de ses mains – lorsqu'ils ne sont pas jetés an fond du Bosphore – mutilés, torturés dans leurs organes sensibles. 

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Revenu auprès d'Abdul-Hamid, il lui conta toute l'aventure et comme son frère était apparu vaillant et sain d'esprit à ses partisans. Tous étaient morts emportant avec eux le secret que leur entreprise venait de confirmer. Mais cela ne rassura pas Abdul-Hamid. Tant qu'un homme, fût-il son propre aide-de-camp, pouvait témoigner de la santé d'esprit de son frère, il ne se croyait pas rassuré. Il fit donc jeter en prison, puis exiler dans une enceinte fortifiée le dernier témoin de la justice et du droit violés, Mahmoud bey, coupable d'avoir vu et d'avoir entendu. 

Quant au malheureux Mourad, coupable, lui, d'être sain d'esprit, il fut pour toujours, et sans appel, relégué loin des humains et loin de la lumière, dans une chambre noire, avec, pour compagnons, deux eunuques noirs dont les yeux qui flamboient dans l'obscurité sont braqués sur lui comme deux dards enflammés et menaçants. 

***

Dans les Jardins de Tchéragan, jadis si fleuris et si vivants, les ronces, la mousse et les herbes folles ont envahi les parterres et les allées le lierre et la ruine des cimetières grimpés sur les murs du Palais ont atteint jusqu'au toit et, complices bienveillants des desseins d'Abdul-Hamid, ils ont recouvert d'un triple ombrage les fenêtres de la chambre du captif. 

Voué à une éternelle nuit et à la société de deux eunuques, Sultan Mourad, songeant aux temps où, convalescent, il se promenait librement dans les avenues de son jardin parmi sa famille et ses amis, regrette chaque jour d'avoir trop tôt recouvré la raison. 

Mais un autre le déplore aussi sincèrement que lui, sans doute, et, pour corriger la vérité qui lui serait fatale, il emploie toutes les ressources de son intelligence – et de l'Empire – à fortifier une conviction artificielle qui 

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démentent, on le verra, toute sa politique extérieure et intérieure et les mesures de coercition dont il ne se départ pas un seul jour contre son frère et contre toute la famille impériale, depuis vingt-deux ans. 

Si le Sultan légitime est fou, comme le prétend Abdul-Hamid, pourquoi, depuis vingt-deux ans, son frère ne l'a-t-il pas livré à l'examen d'une Commission de médecins européens dont l'honorabilité et la science seraient une garantie de sa bonne foi ? Nous disons une Commission de médecins européens, car, quels que soient le savoir et l'honorabilité des médecins de Constantinople, nous savons, par l'exemple du docteur Castro, un noble vieillard que nous avons connu jadis, forcé de s'exiler pour avoir osé, dans l'enquête sur la mort du Sultan Abdul-Aziz, émettre une opinion qui n'était pas conforme aux désirs d'Abdul-Hamid, que les médecins de Turquie ne seraient pas dans les conditions normales qui autorisent à exprimer librement une opinion motivée. Ah oui, Abdul-Hamid peut nous opposer le fameux rapport qui fut livré aux ministres, sur leurs instances et pour cause de raison d'État, par un médecin, celui-là même qui, trois jours auparavant, avait promis à la mère du Sultan Mourad, dans un rapport aussi, de guérir son fils en moins de trois mois. A ce moment-là. Sultan Mourad, en effet, était sous le coup d'un ébranlement nerveux. Mais, quelques semaines après/il était guéri, définitivement guéri, ainsi que l'avait prédit ce même médecin avant qu'il ne se rendît lui-même à cette fameuse raison d'État, subversive de toute justice et protectrice de tous les crimes. Comment ? Sultan Mourad est fou il a, sans doute, des crises nerveuses qui exigent une médication, un régime, l'assistance d'un docteur, d'un garde-malade, d'un aide, d'un surveillant, et on lui donna deux eunuques On lui enlève sa mère, sa femme, ses enfants, ses amis, son propre docteur 

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et on le flanque de deux muets venus du Soudan qui n'entendent pas le turc, incapables de comprendre ni d'exécuter la moindre volonté ou le moindre désir de l'Empereur Sultan Mourad est fou, partant inoffensif, du moins comme aspirant à récupérer le trône pourquoi donc ne le laisserait-on pas aller et venir librement dans son palais, dans ses jardins et partout où il lui plairait ? Tout le monde pourrait se convaincre de la vérité et Abdul-Hamid n'aurait pas à subir le doute et la calomnie qui déshonorent son trône et son règne. Si Sultan Mourad est fou, pourquoi tant de rigueur et cette incarcération obstinée, pourquoi ordonner aux caïqs, aux bateaux, aux navires de toute sorte de prendre le large lorsqu'ils sont parvenus dans le rayon du Palais de Tchéragan ? (1) Ceux qui feraient évader un fou en seraient pour leur courte honte. 

(1) Cet ordre, qui pouvait se justifier lorsqu'Abdul-Aziz habitait le Palais de Tchéragan, n'aurait plus de raison depuis qu'Abdul-Hamid demeure sur la colline de Yildiz-Kiosque ni, en réalité, Mourad V n’était détenu dans une dépendance de ce même Tchéragan.

Si le Sultan Mourad est fou, n'aurait-il pas été, ne serait-il pas plus simple d'ouvrir à quelques amis les portes de Tchéragan et de leur dire : « Voyez, examinez, jugez, mon malheureux frère est fou, incurable; déplorez avec moi ce grand malheur qui s'est abattu sur la race d'Osman. » Ce faisant, Abdul-Hamid aurait converti les plus endurcis et les partisans du Sultan légitime n'auraient jamais entrepris avec Ali-Suavi Pacha cette expédition qui coûta la vie à trois cents braves, sans aucun profit pour la dignité et pour la bonne renommée d'un souverain ottoman et pour le peuple ottoman lui-même. La vérité, on le devine, est que Sultan Mourad a toute sa raison et s'il faut une preuve 

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matérielle pour corroborer notre animation, voici une lettre qu'il envoyait à Abdul-Hamid au lendemain de la guerre turco-russe et dont il avait donné une copie à Cléanthi Scalieri, son ami : 

Lettre du Sultan Mourad à son frère Abdul-Hamid

Vous ne m'avez encore rien répondu touchant la demande que je vous ai faite au sujet de la sépulture de ma petite fille, qui a vu la lumière il y a déjà quatre mois.

Hélas ! le corps de l'enfant infortuné gît sans sépulture.

A quoi dois-je attribuer votre conduite envers moi ? A votre miséricorde, à vos sentiments humains, à votre affection fraternelle, ou bien à mon destin ?

Mon frère, revenez à vous-même et foulez aux pieds vos tendances mauvaises. 

Le cadavre saignant de la nation qui est tombée sur le champ de bataille après avoir combattu vaillamment est gisant sous vos pieds comme la dépouille d’un héros martyr. 

Le trône glorieux d’Osman, que nos ancêtres nous ont légué grand et omnipotent après des sacrifices et des luttes sans nombre s’écroule, et vous, sur cette terre temporaire, comme si vous eussiez été poussé par une main de fer, vous êtes incapable de vous dérober à la tentation de l’ambition, du dépit et de l’animosité. L’histoire est là pour vous apprendre que les compétitions personnelles pour le trône sont du domaine du passé et que le siècle actuel les condamne et les flétrit. 

Si vous vouliez bien étudier, avec un esprit de justice, ma conduite affectueuse envers vous depuis le temps de notre enfance, vous seriez forcé de reconnaître que je n’ai jamais été touché du démon de l’ambition. Il est vrai, parfois, j’ai souhaité – bien faiblement – les honneurs et le pouvoir, 

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mais ce fut toujours, comme ce serait encore, pour la prospérité et la gloire du trône et de la patrie. 

Les épreuves que je viens d'endurer ont anéanti mon rêve le plus ardent ; néanmoins, si vous l'aviez réalisé vous-même, mes voeux auraient été exaucés et j’aurais considéré votre succès comme ma propre gloire. 

Les malheurs incessants que subit notre nation navrent mon cœur ; puisqu’ils ne produisent sur le vôtre aucune impression, qu’ils vous rappellent, au moins, les dangers imminents auxquels nos échecs exposent notre famille et nos tendres sujets dont l'existence et l'avenir relèvent de votre conduite et de votre politique. 

Mon frère, connaissez-vous vous-même. Soyez juste et rachetez par des actes vertueux l’affection et le contentement des peuples. La conscience est inviolable, supérieure même à la force, supérieure aux énergies les plus indomptables de qui que ce soit, fût-il le plus grand roi, qui tenterait de la supprimer. 

Mon frère, n'ayez pas peur de moi. Si vous régnez en juste, moi, pour le salut et le bonheur de la nation que je considère sacrée, je suis prêt à mes soumettre à vous et à vous servir. 

Hélas ! je sais d’avance que mes conseils échoueront devant votre incommensurable ambition et votre arbitraire égoïsme, mais je vous prie de ne pas chasser de votre souvenir l’abnégation d’un de nos ancêtres, Allah-ed-din de bonne mémoire, dont je m’estime heureux de posséder cette vertu.

Mon frère, pour l’amour de Dieu, n’humiliez pas et ne souillez pas le nom de votre famille dans l’histoire.

Les soi-disant fidèles qui vous entourent et vous flattent ne poursuivent rien moins que votre ruine et la mienne, la perte de notre famille entière, de notre nation, de notre patrie.

Mon frère, sortez des ténèbres qui nous environnent.

Je sais bien que mes exhortations ne sauront vous émouvoir et je crains qu’elles ne me deviennent fatales à moi-même.

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N’importe. Le tribut que je dois me fait subordonner les dangers auxquels je m’expose à mon devoir.

Pour le reste je m’en rapporte à la justice divine.

Mourad.

29 Kianoun Ewel 1294

La voilà, la vérité. Elle est si lumineuse que l'on conçoit, du reste, qu'un homme comme Abdul-Hamid emploie toute son intelligence et tous les ressorts d'une puissance presque sans borne à la refouler dans le puits d'où elle est émergée. On comprend qu'il la redoute. On conçoit ses craintes, qu'entretiennent chaque jour, pour les exploiter, les inventeurs de complots de sa police secrète et de la police internationale. Abdul-Hamid, qui n'aurait rien à redouter s'il était le Sultan légitime, appréhende tout de son usurpation, et rien n'éclaire mieux son illégitimité que ses terreurs qu'il étaye de son despotisme et d'une tyrannie inlassable. Et ces terreurs expliquent pourquoi, désertant le palais de Béchik Tache, véritable résidence de souverain oriental, qui fut celle de tous les Sultans, Abdul-Hamid s'est retiré sur les hauteurs de Yildiz, dans un kiosque qu'il a depuis considérablement agrandi dont il a fait une véritable forteresse inexpugnable, défendue par des canons Krupp, la mieux armée de toutes les forteresses de l'Empire ottoman. Ses terreurs expliquent pourquoi, contrevenant à tous les usages et à ses devoirs de Khalife qui lui imposent de se montrer au peuple, dans use mosquée publique, au moins une fois la semaine, à la prière du vendredi, il s'est fait bâtir, dans les jardins de Yildiz même, une mosquée spéciale d'où le peuple est rigoureusement banni et aux environs de laquelle n'ont accès que les 

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personnages de l'Empire, le personnel des ambassades et les étrangers de marque. De quelle raison plus impérieuse que la raison religieuse qu'il brave avec tant d'audace, mais non sans péril, Abdul-Hamid peut-il se prévaloir s'il n'est pas un usurpateur hypocrite et timoré, dépourvu de cette grandeur, de cette générosité d'âme qui est le propre des Sultans ottomans ? 

Lorsqu'un homme est fou, il n'est de soins dont un frère ne l'entoure. Suffit-il, pour légitimer contre lui des mesures d'oppression et les rigueurs du Carcere duro, qu'il soit un fou impérial ou royal ? De telles mœurs étaient en usage jadis dans les cours; mais notre civilisation moderne a frappé à la porte de tous les palais et contraint les rois eux-mêmes à emboîter le pas à l'humanité et à la justice. Othon de Bavière, pour ne parler que des vivants, est entouré, dans son château de Furstenried, de sa famille, de ses serviteurs, de trois médecins qui ne le quittent jamais. Chaque semaine, il reçoit la visite des professeurs Grasby et Bauer, les plus réputés de Munich pour les maladies mentales, et, bien que fou, fou authentiqué par la Faculté, il n'est pas moins traité en roi autant qu'en malade, conformément à toutes les lois de l'humanité et de la civilisation. 

Sultan Mourad aurait-il le tort d'être turc ? Mais Abdul-Hamid ne s'aperçoit-il pas qu'en employant contre son malheureux frère les procédés d'un âge lointain, il autorise contre la Turquie et les Turcs les plus justes accusations de cruauté et de barbarie ? 

Si Sultan Mourad est fou, au dire de ce frère sans pitié, toute sa famille, sa mère, sa femme.son fils, ses filles, tous enfin seraient-ils aussi atteints d'aliénation mentale pour être enfermés, chacun séparément, dans une cellule, depuis vingt-deux ans, sans qu'il leur soit permis de 

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correspondre ni avec l'extérieur, ni même entre eux ? (1) De ceux qui subissent la tyrannie d'un despote pusillanime et lâche ou du tyran lui-même, qui a le plus justifié cette épithète de fou ? Et, si un autre Erasme refaisait l'Eloge de la Folie, qui choisirait-il pour compléter son tableau des fous royaux, de Sultan Mourad qui écrivit cette lettre admirable d'humanité « Mon frère, connaissez-vous vous-même. Soyez juste et rachetez par des actes vertueux l'affection et le contentement des peuples. La conscience est inviolable, supérieure même à la force, supérieure aux énergies les plus indomptables de qui que ce soit, fût-il le plus grand roi, qui tenterait de la supprimer. Mou frère, n'ayez pas peur de moi. Si vous régnez en juste, moi, pour le salut et le bonheur de la nation que je considère sacrée, je suis prêt à me soumettre à « vous et à vous servir. » Lequel est fou ? du Sultan Mourad ou d'Abdul-Hamid qui couche sur un lit impérial tout maculé du sang de ses victimes. Arméniens, Turcs, dont l'histoire ne saura jamais évaluer le nombre même à cent mille victimes près, mais dont il est certain que les corps mis ensemble dépasseraient tous les holocaustes de Pierre-le-Cruel ajoutés aux pyramides humaines que Tamerlan élevait au dieu de ses rancunes et de la vengeance ? 

Depuis vingt-deux ans, sa sollicitude et son amour fraternel ne lui ont pas inspiré une seule fois d'aller rendre les visites qu'il doit au malheur et à une illustre infortune. Non, pas un jour, cet homme, que sa presse stipendiée 

(1) On sait que les femmes du Palais ont des jours de sortie (Timar). Une d'elles, en visite chez Mme K. a raconté que la fille aînée et le fils du Sultan Mourad lavent leur linge et eux-mêmes dans leur chambre. Elle n'a pas dit – et pour cause – qui lave le linge de l'impérial prisonnier. 

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nous dépeint si doux et si bon - jamais la presse immonde n'a plus mérité son nom que depuis qu'elle a inventé des circonstances atténuantes à un assassin impénitent et récidiviste non, pas une fois ce bon frère n'a eu la généreuse pensée d'aller voir un frère qui, s'il est malade, a bien dû, en vingt-deux ans, traverser quelques heures de lucidité en lesquelles il a déploré l'absence d'une affection familiale et cherché un sourire ami (1). 

Parce que Abdul-Hamid juche sur une colline puissamment armée, véritable forteresse derrière laquelle il se retranche à l'abri de la colère du peuple et du châtiment, lui sera-t-il permis de porter une atteinte incessante à la vie et à la liberté de tout le monde ? 

En vertu de quelle décision judiciaire et légale a-t-il interné, incarcéré son malheureux frère ? La Constitution ottomane, QUI N'A JAMAIS ÉTÉ ABOLIE, proclame cependant, dans ses articles 9 et 10, que : « Tous les Ottomans jouissent de la liberté individuelle à condition de ne pas porter atteinte à la liberté d'autrui.– La liberté individuelle est absolument inviolable. Nul ne doit, sous « aucun prétexte, subir une peine quelconque que dans les cas déterminés par les lois et suivant les formes qu'elles prescrivent. » De quelle loi Abdul Hamid se prévaut-il donc pour soustraire son frère à la liberté que la Constitution

(1) A de rares intervalles seulement, Abdul-Hamid envoie un chambellan s'enquérir de la santé de son frère. Celui-ci répond invariablement : « Millet saiesindè itch bir chéyé ihtiadjun iokdour » Et, quand le chambellan lui demande ce qu'il doit dire desa part au Sultan, Mourad V lui répond: « Effendiyé selam soïleïriz» (Faites mes salutations à l'Effendi). Ainsi, en ne lui accordant que le titre d'Effendi, Mourad V dénie au souverain actuel la qualité de Sultan et proteste contre l'usurpation. C'est pour étouffer cette protestation intime qu'Abdul-Hamid a isolé son frère du reste des humains. 

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garantit formellement à tous les citoyens ? En Europe et en Turquie même, l'internement d'un fou est soumis à certaines formalités qui nous mettent tous à l'abri du caprice ou de l'arbitraire la forme est la sauvegarde de notre liberté. Quelles formes judiciaires ont donc présidé à l'internement du prétendu malade ? Abdul-Hamid invoquera-t-il que Mourad V n'est pas un simple citoyen et que la famille d'Osman est régie par des lois spéciales ? Mais l'article 6 de notre Constitution – QUI N'A JAMAIS ÉTÉ ABOLIE – édicte : « La liberté des membres de la dynastie impériale ottomane, leurs biens personnels, immobiliers et mobiliers, leur liste civile pendant leur vie, sont sous la garantie de tous. » Sous la garantie de tous, cela veut bien dire que les membres de la famille d'Osman sont placés par la Constitution elle-même sous le régime du droit commun et qu'ils demeurent sous la protection des lois qui régissent tous les citoyens. En séquestrant son frère en dehors de toutes les formes légales, Abdul-Hamid a donc violé une fois de plus la Constitution, comme il a violé, à la face de l'Europe, sa complice, toutes les lois de la civilisation et de l'humanité. Que lui reste-t-il donc pour justifier son abominable crime ? La raison d'Etat ? Mais qui ne s'aperçoit que ce dernier argument le condamne irrémissiblement ? La vérité ne craint pas la lumière au contraire, elle s'y vivifie et nous savons, par les exemples anciens et modernes de l'histoire, que la raison d'Etat est le suprême prétexte invoqué par tous les ennemis de la justice et de la vérité. Donc, aucune raison plausible n'a justifié l'incarcération, puis la séquestration du Sultan légitime. La cause de cet acte éminemment arbitraire est l'usurpation même dont Abdul-Hamid s'est rendu coupable. Et l'on conçoit que, dès le début de son règne illégitime, l'usurpateur ait employé son incontestable intelligence, servie par ses richesses 

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inépuisables, à faire accréditer dans le monde la folie de son frère. Au regard de la religion musulmane, qui ne lui avait reconnu que la qualité de régent, au regard de l'Europe, qui aurait pu, dans un conflit avec Abdul-Hamid, exciper de son usurpation et de son illégitimité pour refuser de traiter valablement avec lui, il fallait que la folie du Sultan légitime acquît une créance universelle et indiscutable. C'est à cette œuvre indispensable qu'Abdul-Hamid a voué toutes ses préoccupations et subordonné toute sa politique. La folie de Mourad V, c'était la légitimation perpétuelle et l'affermissement de sa royauté. 

Pour le choix des moyens, il n'eut qu'à faire appel aux plus vils instincts d'une humanité prompte aux génuflexions et si accessible aux blandices des honneurs et de la fortune. Après avoir réduit les Ottomans les plus réfractaires par la prison, l'exil et l'assassinat, il a gagné à sa cause, par la corruption, tous les grands personnages de l'Empire qui lui furent un moment hostiles. Par une feinte bonté, des manières amènes et une hypocrite résignation, il a séduit les diplomates et les chefs d'Etat par des concessions de chemins de fer, de mines et d'autres entreprises lucratives, il a gagné nous ne disons pas trompé tous les grands personnages européens qui disposent des journaux de leur pays. Par sa propre presse stipendiée, où passe une notable partie des revenus de l'Empire ottoman, il a réduit au silence et converti même l'opinion publique musulmane en Afrique et en Asie. Par l'ordre du Chefakat, créé à l'usage exclusif des femmes, il a fait taire le cœur des femmes dont l'indignation et les révoltes de conscience étaient susceptibles de produire contre lui un réveil de ce qui reste encore dans la presse de bons sentiments enfin, par une pluie de décorations qui s'est abattue sur les honnêtes gens de l'ancien et du nouveau monde, il a enchaîné la conscience de tous ceux qu'animait un reste 

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de scrupule, de toute cette masse flottante de penseurs et d'écrivains, non dépourvus d'honnêteté, sans doute, mais certainement dépourvus de courage et si prompts à endormir leurs révoltes sur le mol oreiller d'un prétexte commode emprunté à la reconnaissance. Et, puisqu'il faut être indulgent à l'humaine nature, pourquoi tous ces hommes risqueraient-ils de troubler leur repos en s'insurgeant contre la justice violée, l'innocence persécutée, torturée ; ils ne sont pas à l'île du Diable, eux ! (1)

*** 

Mais, si Abdul-Hamid a oblitéré ou endormi la conscience et le cœur de tous ceux qui étaient susceptibles de lui faire opposition, il n'a pas, du moins, trompé à ce point la diplomatie européenne, qu'à la longue celle-ci n'ait sondé son jeu et démasqué ses astuces. Mais, comme toujours, le fait accompli avait mis en défaut la perspicacité des diplomates et, lorsqu'un jour de mauvaise humeur, après les massacres arméniens, ils eurent l'idée d'opposer Mourad V à l'usurpateur, Abdul-Hamid leur excipa le traité secret par lequel la Russie le reconnaissait comme Sultan légitime et s'engageait à défendre son trône et sa vie contre n'importe quelle grande puissance qui lui contesterait cette qualité. L'Europe s'inclina. 

Allons-nous donc recourir aux puissances et leur demander qu'elles veuillent bien se souvenir du Sultan légitime 

(1) Abdul-Hamid répand pour sa défense personnelle, en cadeaux, rémunérations, service d'espionnage, achat des consciences, huit millions de livres turques par an, soit environ deux cent millions de francs. Il distribue annuellement à la seule presse européenne six cent mille livres turques, soit environ quatorze millions de francs. Abdul-Hamid a compris notre époque et les hommes de notre fin de siècle. Il y a trente ans, il n'aurait pas survécu huit jours à ses crimes. 

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Mourad V ? Nous n'avons rien à attendre, rien à espérer des gouvernements qui, après les massacres officiellement reconnus par leurs représentants à Constantinople, n'ont pas osé se désolidariser du plus grand des criminels avérés. Que peut-on espérer de ces hommes au cœur diplomatique qui ont imposé silence à leur conscience sous le prétexte affiché qu'en touchant à Abdul-Hamid ils compromettaient l'influence européenne en Orient, comme si Abdul-Hamid représentait tous les Turcs ou l'Orient, comme si cet homme, que tous les Turcs eux-mêmes méprisent, était une émanation éternelle de cet Orient tolérant auquel certains Sultans de sa trempe ont fait cette réputation injuste d'être fanatique et intolérant ? Mais la vérité est qu'en touchant à Abdul-Hamid, ils touchaient à la Russie sa protectrice. Or, les événements, le voyage triomphant de l'empereur d'Allemagne en Palestine et à travers l'Empire ottoman, la prépondérance morale dont Guillaume II a dépouillé désormais la France, l'Angleterre et la Russie elle-même dans notre pays, viennent de démontrer surabondamment l'erreur et la faute pour longtemps irréparable des diplomates libéraux de l'Europe. Ces hommes-là, l'histoire les jugera. Aujourd'hui, surpris et vaincus par un plus habile dont l'excuse est de ne jamais s'être prévalu des grands principes, il leur est donné, jugeant les choses dans leurs conséquences, de comprendre enfin, dans la retraite de leur cabinet ou sur les ruines de leur édifice écroulé, qu'à moins de trahir l'humanité, qui se venge tôt ou tard par des revanches imprévues, on ne renouvelle plus, dans notre siècle, qui a soif de justice, une politique de complicité tacite. Nous laissons à leur honte et à leurs remords ces hommes d'Etat qui n'ont pas su comprendre que la grandeur et le prestige de leurs pays étaient intimement liés à la justice et à l'humanité pour tous, surtout quand cette justice et cette humanité devaient 

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s'exercer contre un assassin couronné, que tous les gouvernements ont absous, il est vrai – et ce sera leur châtiment,– mais que tous les peuples ont condamné et flétri. Donc, n'accrochons pas notre espoir au repentir de ceux qui furent des complices et, puisque aussi bien, ceux-là sont les détenteurs du canon justicier, ne rêvons pas encore que le monde s'honorera de finir ce xixe siècle dans la plénitude de sa gloire et dans l'épanouissement de son honneur. Notre siècle traîne après lui, comme un galérien, un boulet, qui le rappelle à toute heure à la réalité de sa honte et de sa misère Abdul-Hamid. Il a au flanc un abcès purulent, né des massacres arméniens, et qui sera, dans sa glorification posthume, comme la marque indélébile, comme le témoin horrifiant des turpitudes dont les diplomates ont laissé se ternir ces dernières trente années si glorieuses pour la science et pour la pensée humaine. Et, si Abdul-Hamid occupe encore le trône à l'aube de 1900, n'est-ce pas que le siècle qui vient serait souillé à sa naissance par un microbe dangereux, susceptible d'empoisonner le futur organisme social qui s'annonce pourtant d'une si belle venue !

Puisque tous les gouvernements ont fait faillite à leur mission, c'est donc aux peuples, c'est à l'opinion et à la presse honnête, c'est non pas à la tête, mais au cœur des nations, à la nation ottomane surtout, que nous dirons. Depuis vingt-deux ans, un homme, le plus doux et le plus séduisant des hommes, un Empereur qui s'annonçait au monde comme un paternel et magnanime souverain, est tenu emprisonné, cadenassé dans une geôle par un usurpateur, son frère. Ce fut longtemps dans une chambre du Palais de Tchéragan, qui borde les rives du Bosphore. Puis, après la tentative hardie d'Ali-Suavi, ce fut une geôle plus sévère, à Yildiz même, sous le regard de l'usurpateur, méchant et trembleur. Mais, là encore, la prison était trop 

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exposée aux regards indiscrets ; là, le remords était trop près du crime il fallait d'autres geôles et d'autres gardiens; et le malheureux fut traîné de prison en prison, de Tchéragan à Yildiz, de Yildiz à Nichan Tache, de Nichan Tache à Malta Kiosque, pour revenir à Tchéragan, traîné de station en station, comme le Christ au Calvaire, par des eunuques et par des esclaves qui trouvent dans l'approbation et dans les faveurs quotidiennes de leur maître Abdul-Hamid de nouveaux prétextes à plus d'insolence et à plus de tyrannie. Aujourd'hui ici, demain là-bas, n'importe dans quel lieu, Sultan Mourad est gardé à vue comme un condamné à mort, lui qui n'a même pas eu des juges, les seuls qui furent un instant légitimes, des médecins. Ah ! il serait trop facile, ici, de provoquer la pitié en traçant un tableau des souffrances physiques et morales qu'endure cet homme d'élite depuis vingt-deux ans qu'il est livre à sa pensée car les eunuques qui le surveillent sont des muets, par surcroît. Il serait trop aisé de faire appel à la sensibilité des cœurs en racontant les tortures que lui imposent, au nom d'un frère généreux et boa, ces muets du Sérail qui se vengent par la brutalité la plus grossière d'une diminution de leur humanité flétrie. La simple énonciation du martyre se suffit à elle-même et nous dispense de recourir aux armes d'une émotion sincère. Imitons la discrétion et le courage de celui qui souffre, sans se plaindre, dans son âme et dans son corps, et n'ayons de paroles que pour invoquer sur sa tête non pas la pitié – il ne nous la demande pas – mais la justice, un peu de justice, c'est-à-dire un peu de liberté, un peu d'air pur par une fenêtre entrouverte, un peu de soleil et de ciel bleu. 

On ne les refuse pas aux fous ! 

 

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