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Extrait de l'Abrégé de l'histoire générale des voyages faisant suite aux Voyages du Levant, 1800.
 
Texte repris de Dallaway, Constantinople ancienne et moderne, et description des côtes et des isles de l'Archipel et de la Troade, traduit en Français et publié en 1799.

CHAPITRE IV.

Faubourgs de Constantinople. — Galata. — Tira. — Canal de la mer Noire. — Palais des Sultanes. — Maisons des Grecs & des Arméniens. — Vieux châteaux sur les deux bords opposés du Bosphore. — Commerce de Constantinople.

[82] L’ancienne Byzance, dont les murs servent aujourd'hui d'enceinte au serail du Grand-Seigneur, placée sur l'extrémité du cap qui ferme le port, présente une forêt de cyprès, dont les cîmes dominées par une infinité de coupoles couvertes de plomb, enrichies de boules dorées, se pyramident avec la tour da divan qui les surmontent. Ce grouppe d'une teinte sombre semble se détacher du reste du tableau, qui n'offre d'ailleurs d'autre variété que quelques grands édifices épais, dont les masses font trop fortes pour les objets qui les environnent.

[Galata et Péra]

En rentrant dans le canal, on trouve Galata, habitée par les négocians, & Péra où logent les ministres étrangers, Tophana ou la fonderie, puis le palais de Bechik-Tache, la  [83] plus agréable & la mieux décorée de toutes les maisons du Grand-Seigneur; enfin une suite de villages superbes, de kiosks charmans, dont les formes variées décorent des aspects sans cesse renouvellés par chaque effort des rameurs. II n'est pas un angle, pas un contour qui n'offre & ne cache de nouvelles beautés. La rive d'Asie, moins couverte de bâtimens, offre des promenades délicieuses, des vallées, arrosées par une multitude de ruisseaux, & ombragées par d'énormes platanes, dont les cimes réunies forment souvent une voûte impénétrable aux rayons du soleil. C'est dans ces asyles que le négociant vient se délasser de ses travaux, le musulman de son oisiveté, & quelquefois ses femmes s'égarant, s'échappent aux tristes gardiens qui les obsèdent. Vers le tiers de sa longueur, le canal forme un circuit qui produit sur la côte d'Asie un golfe, dont les bords font occupés par des kiosks & jardins du Grand-Seigneur. Là, font sur les deux caps opposés à l’Asie & à l'Europe, deux vieux châteaux ruinés, garnis d'un grand nombre de canons presque tous sans afùt. II paraît constant que cet endroit est celui ou Xerxès fit construire le pont de bateaux sur lesquels défila cette armée dont il couvrit la Grèce. Plus loin sur la côte d'Europe [84], sont les villages de Tarpia & de Boyuckdéré où les ministres étrangers & les plus riches négocians ont des maisons charmantes. Au-delà font quelques batteries inutiles & deux châteaux aussi peu redoutables que les premiers.

La ville de Galata a dû sa fondation aux Génois. Elle est aujourd'hui la résidence des marchands de toutes les nations, dont les magasins sont remplis de tous les articles que peut fournir le commerce d'Europe. Ce faubourg à quatre milles de circonférence; les Vénitiens prétendent y exercer une forte de juridiction, & à l'entrée publique de leur ambassadeur, qui prend le nom de Baile, on lui présente les clefs à la porte.

Le grand faubourg de Péra, placé sur une hauteur très-élevée, a plus de deux milles de long. Les ministres des puissances étrangères y vivent généralement avec un grand faste ; leurs palais font magnifiques & délicieusement situés, particulièrement celui de l'ambassadeur de Suède. II est bâti à l'endroit le plus élevé du lieu où l'on découvre le superbe port, le magnifique canal, la tour de Léandre au milieu des eaux, le sérail & ses jardins, Constantinople avec ses mosquées, le Pont-Euxin avec ses îles, Scutari & Chalcédoine en Asie de l'autre côté du-détroit; au loin le mont Olympe touours [85] couvert de neige, image des montagnes de Suède en hiver, des forées de vaisseaux, arrivant à toute heure d'Europe & d'Asie & y retournant, des milliers de chaloupes & celles du Grand-Seigneur qui font dorées, voilà les perspectives de l'hôtel de l'ambassadeur de Suède à Péra, qui est orné d'un joli jardin séparé par un mur mitoyen d'une maison de derwiches, ouest le mausolée du comte de Bonneval, avec son cimetère [sic], qu'on apperçoit de la salle à manger de l'hôtel. Dans le mois de Ramadan, tous les minarets font illuminés dès la fin du jour : alors, de l'hôtel de Suède, on en peut compter un très-grand nombre, tant en Europe qu'en Asie, à une, deux, trois galleries qui offrent l'aspect d'autant de cercles ou de couronnes de lumières. Celles de plusieurs minarets, arrangées avec symétrie, représentent des vaisseaux, le chiffre du Sultan, des croissans, & autres figures quelquefois mobiles au gré des vents.

Les ministres des puissances étrangères vivent généralement à Péra avecun grand faste & une grande dépense. Pendant l’hiver & au temps du carnaval, leur société est montée sur un ton de gaieté plus marqué; mais leur commerce entre eux n'en est pas moins embarrassé [86] par l'étiquette, & rarement s'y dégage-t-on des entraves de la cérémonie.

Parmi les autres habitans de Pera, on trouve un mélange inoui de manières européennes & orientales à peu-près á un égal degré. Les hommes portent les habits de leur nation; mais les femmes mêlent les modes grecques aux modes françaises, & cette union produit des effets agréables. Leur coëffure est généralement plus grecque que française ; leurs cheveux tombent en boucles sur le front & en longues tresses sur le dos; sur la tête elles portent une touffe, faite d'un étoffe de soie communément bleue, entourée d'un petit turban de mousseline à fleurs. Des chaînes d'or en brasselet ou en colliers, font un de leurs ornemens favoris; leurs joyaux font des effets de famille, & elles ne peuvent les alliéner: on les montre souvent comme étant dans la famille depuis le temps des empereurs grecs.

Les chambres préférées dans les maisons, font celles qui font les plus proche du toit ; elles font spacieuses & élevées, mais sans cheminées; l'hiver elles ont dans le milieu une table ronde qu'on appèle tandour, sous laquelle on place un réchaud de braise, & qui est recouvert de plusieurs tapis. Les hommes fie les femmes se placent autour, complètement [87] enveloppés jusqu'au cou : lorsque je sus, pour la première fois, introduit dans une société où je sus invité à me placer au tandour, ce spectacle me parut grotesque.

[Drogmans]

Parmi les drogmans qui font leur résidence à Pera, plusieurs font des descendans des familles vénitiennes qui ont occupé cet emploi dès le temps des premières ambassades des européens à la Porte. Les Allemands & les Français avaient établi un séminaire de jeunes gens appelés enfans de langue, pris dans leur nation, pour remplir les places de ce genre; & ce plan, il faut en convenir, a produit de bons effets.

C'est une chose singulière que la facilité avec laquelle ces gens parviennent à parler couramment sept à huit langues ; car Pera est une tour de babel pour la multitude, & quelquefois pour la confusion des langues.

Pour traiter les affaires avec les gens, du pays, on ne peut se passer de ces interprêtes appelés drogmans. La Porte donne à ces drogmans un barat ou privilège pour la vie; mais ils font nommés par le ministre étranger. Ils étaient ci-devant résidans dans diverses villes, de l'empire, pour les besoins du commerce de chaque nation; mais depuis plusieurs années, l'office & le titre de drogman ont été  [88] mobiles, & le privilège en est acheté par de riches Grecs, pour mettre à couvert leurs personnes & leurs propriétés, contre cette espèce de vol appelé avanie qui les menace fans cesse. Pour tout commerçant l'exception de droit de port est un avantage desirable, aussi bien que les immunités & privilèges dont jouit la nation à laquelle il s'attache pour un tel emploi. L'abus qu'on a fait de ces privilèges a éveillé depuis long-temps la jalousie du gouvernement turc, qui viole continuellement ses capitulations avec les nations de l'Europe, & qui restreint tant qu'il peut les concessions qu'il a faites. Immédiatement après la dernière paix, l'impératrice de Russie, pour se concilier les Grecs, remplit tout l'Archipel de consuls pris dans cette nation; son plan fut facilement démêlé par l'étendue qu'elle lui donna, & la Porte déclara qu'elle ne voulait pas qu'aucun sujet de l'empire, non musulman, remplit désormais l'emploi de consul.

II y a dans Pera un collège appelé medresseh. M où l'on élève les jeunes gens qui doivent être admis dans le sérail, & qui est gouverné par le capi-baschi. Cet établissement a été formé pour les enfans des Turcs que leurs parens veulent destiner à ce service, & parmi lesquels le sultan vient choisir, dans une visite de la [89] maison qu'il fait tous les ans; les plus spirituels font instruits dans l'islamisme, & les sciences que l'alcoran regarde comme permises, & les plus vigoureux dans les exercices militaire du sabre & du djirit. Il s'élève dans cette maison plus de cinq cents jeunes gens de la capitale, parmi ceux qui donnent le plus d'espérance.

[Derviches]

Le monastère des derviches à Pera, est un objet digne d'être vû, & qu'on laisse voir facilement, même aux Francs, à qui il n'est pas permis d'être spectateurs d'aucun autre acte religieux du culte mahométan.

On descend de Pera à Tophana, qui est encore un autre faubourg sur le bord de la mer Noire, où la plupart des gens sc rendent quand ils veulent aller se promener sur l'eau. Rien n'est si agréable que l'amphithéâtre que forment les maisons de Galata, de Pera & de Tophana; il s'étend du haut des collines jusqu'à la mer; Tophana est un peu plus élevé que les autres, mais il est plus petit. On voit à cent pas de-là l'arsenal, c'est une maison couverte de deux dômes qui a donné son nom à tout le quartier; les Turcs y fondent de fort bons canons ; ils employent de bonne matière, & gardent d'assez justes proportions, mais leur artillerie est simple & sans ornemens.

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[Bosphore]

Le Bosphore est un bras de mer séparant l'europe de l’Asie & liant le Pont Euxin ou la mer noire avec la Propontide ou la mer de Marmara, il n'a pas plus de trois milles dans fa plus grande largeur, & souvent il n'en a qu'un. II n'a guère que quinze milles de long, à compter de son entrée à la pointe du sérail. La nature a prodigué toute sa richesse dans la disposition & la beauté de ses rivages; de hautes montagnes, de larges baies & des promontoires couverts de bois se succèdent avec la plus agréable variété, & présentent des scènes supérieures à celles qu'offrent le détroit de Messine & celui de l'Hellespont. Quant à la culture, les rivages l'emportent fans comparaison, car ils font couverts d'une suite non interrompue de villages & de jardins, & d'une population dont le total peut être regardé-comme égalant celle de la capitale.

La navigation du Bosphore où dominent alternativement les vents du nord & du sud, est aussi incertaine que celle du- détroit des Dardannelles. Horace l'appelle « ìnsaniens », épithète qui justifie la force des courans opposés dans le détroit, & qui a dû paraître encore plus juste aux anciens, vû l'état imparfait de la navigation chez les Romains.

Malgré les difficultés de la navigation, le [91] détroit n'en est pas moins couvert d'un nombre infini de barques & de batteaux de toute espèce ; ses eaux abondent en poissons, les dauphins y font prodigieusement multipliés, à la faveur des préjugés des Turcs qui ne les détruisent point, &on les voit jouer en troupes sur la surface de la mer. La figure du dauphin était l'emblême des anciens Byzantins, & employée sur le revers de leurs médailles.

Sur le rivage d'Europe, les pêcheurs élèvent des espèces d'échauguettes d'où ils observent avec une patience admirable l'approche des poissons en bancs entiers, qui troublent la transparence des eaux, & d'où ils donnent le lignai poúr faire agir leurs filets. II se passe à peine une minute sans qu'on voie des volées d'oiseaux aquatiques appelés alcyons, ressemblant à des hirondelles & volant en longues files d'une mer à l'autre. Comme On ne les voit jamais en repos, les Français les appellent les ames damnées. Les habitans du pays ont pour eux une forte de respect.

Les villages du côté de l'Europe font habités principalement par les Grecs, les Juifs & les Arméniens, mais ils ont des noms turcs & font fous la jurisdiction des magistrats turcs. Bâtis fort près des bords de la mer, ils forment sur le rivage une forte de rue le plus souvent [92] très-étroite, les montagnes de Thrace laissant peu d'espace entre elles & la mer, après avoir dépassé le grand arsenal de Tophana, l'objet qui attire l'attention est le palais impérial surnommé le jardin-des-melons. Cet édifice, dans le goût chinois le plus exagéré, est la résidence favorite du sultan actuel; il est accompagné d'un bois de cyprès dans lequel on voit beaucoup d'arbres ayant plus de six pieds de tour.

C'est sur le bord du canal & en avance sur la mer même, que ce chef-d'œuvre de l'architecture turque est construit. Rien n'y a été épargné de ce qui, pouvait l'embellir; il a plus de trois cents pieds de façade, il est tout entier en bois ; l'œil est en quelque forte prépare à la profusion d'ornemens dont l'in-teneur est surchargé, par la décoration extérieure, riche des plus brillantes couleurs, & qui étale par-tout la dorure & le cuivre.

Comme dans toutes les maisons turques, les pièces qui servent au logement des maîtres font au premier étage, après être montés nous entrâmes dans le grand salon de cent quatre-vingt pieds de long, & qui n'est pas d'une hauteur proportionnée : il communique à plusieurs chambres de parade ornées avec toute U recherche du goût national ; on n'y trouve pas [93] la simplicité & le bon goût, étrangers aux Turcs; ils ne cherchent que le brillant & l’éclat, produits par la vivacité & la variété des couleurs & de la dorure. Les dessus de leurs parquets, quoique réguliers, font bisarres : ils n'entendent point la perspective ; mais il faut convenir qu'on peut admirer leurs plafonds. Dans une des chambres, on voit une grande image du soleil d'un travail curieux, & dont les rayons font d'un métal brillant.

Mais la magnificence ne serait pas entière, sans de nombreuses citations de l'alcoran, ou des éloges en vers, écrits dans chaque chambre en lettres d'or. Une de ces chambres est bâtie sur l'eau, avec une grille au plancher, par laquelle les dames peuvent s'amuser à pêcher. On y lit quelques vers à la louange de cette retraite, qui commencent par cette exclamation emphatique : O Dieu ! O Dieu ! quel lieu délicieux est celui-ci ! & dont les derniers instruisent le lecteur qu'il y a là un vivier, à quoi l'auteur a ajouté son nom & la date de sa composition poétique : derrière le palais font des fontaines de marbre donnant de la fraîcheur aux kiosks qui font d'une extrême légèreté.

 

La sultane Bey-Khan, âgée d'environ vingt-huit ans, belle femme, mais un peu grasse, [94] occupait ce palais ; elle nous avait observé á travers une jalousie, appelée ainsi avec beaucoup de raison, & elle donna ordre à son esclave favori de nous faire les honneurs de sa maison.

Nous fûmes conduits à la chambre du vivier: là, on nous servit du café, des confitures & des parfums avec une grande magnificence; les soucoupes & les cueillers étaient d'or & enrichies de diamans. On nous présenta entr'autres une confection d'une odeur exquise, appelée conserve de rubis, soit de la qualité précieuse des ingrédiens qui la composent, soit de la poudre de rubis qu'on nous dit y entrer ; car c'est jusques-là qu'ils pouffent la bisarrerie dans la pratique de l'art du confiseur.

Attenant le palais de la sultane, est la maison du pacha son mari, édifice modeste, réuni par une galerie à l'appartement de sa femme; car c'est l'étiquette que le mari d'une sultane professe envers elle la soumission d'un sujet, & renonce au privilège accordé aux musulmans par leur prophète d'avoir plusieurs femmes.

Quand le sultan a fait connaître â un de ses favoris son dessein de lui donner pour femme une princesse de son sang, celui-ci doit répudier toutes ses premières femmes, renvoyer [95] ses concubines, & preparer un palais & une nombreuse maison pour sa suture. Elle a sur lui une autorité absolue, dont le symbole est une petite dague à poignée, enrichie de diamans, qui est la seule dot qu'elle ait du sultan. La cérémonie des fiançailles se passe de la manière suivante : le sultan envoie au futur le poignard & un ordre conçu en ces termes: Princesse, je vous donne cet homme pour votre plaisir, & ce poignard pour votre vengeance. Muni de ces pièces, le futur pénètre avec respect jusqu'à l'appartement de la sultane. Elle le reçoit couchée sur son sopha; il lui fait trois profondes révérences, l'une en entrant, la seconde à mi-chemin, & la troisième à ses pieds, où il déclare fa passion & le bonheur auquel il aspire. A ces mots, elle se lève avec dédain, sans faire attention à lui, & saisit la dague comme pour le punir sur-le-champ de sa témérité : il tire alors l'ordre du sultan de son sein, le baise, l'applique à son front & le lui présente : elle le lit ou fait semblant de le lire; &, réconciliée avec le suppliants elle s'écrie : la volonté du sultan soit faite. Aussitôt une cavalcade magnifique la conduit au palais préparé pour elle, avec toute la pompe orientale. Elle se retire d'abord, & il est certain qu'il est obligé d'arriver en rampant [96] jusqu'au pied du lit. Après cela, s'il se rend coupable de quelque infidélité, ou de quelque violation de son engagement, il est étranglé secrètement, ou au moins dépouillé de tous ses biens, sur la moindre plainte de la sultane. S'il est exilé ou disgracié pour des raisons politiques, on ne permet pas à sa femme de le suivre, & elle est mariée â un autre.

Quelques mois avant notre visite, le pacha avait été renvoyé à son gouvernement de Morée, & l'indulgente princesse lui avait donné avant son départ, vingt-cinq de ses plus belles esclaves.

En avançant sur la même rive, on trouve le village de Kooroo-Chemch, où sont les maisons des princes grecs, retournés de leurs gouvernemens de Valachie & de Moldavie, ainsi que les maisons de beaucoup de particuliers grecs.

Plusieurs de ces édifices, qui ont peu d'apparence, font assez magnifiques en dedans; les distributions & les ameublemens ne diffèrent pas beaucoup de ce qu'on voit dans les maisons des plus riches Turcs : les murailles font en stuc blanc, & souvent ornées de gravures apportées par les Francs ; mais on y voit rarement des tableaux.

Le marchand, qui passe le jour entier, les jambes [97] croisées, à son comptoir dans le bazar, revêtu d'un méchant habit, arrivé dans sa maison sur le canal, est reçu par ses domestiques, s'habille richement en satin, en pelisses, & se réunit aux femmes qui composent sa famille & qui l'attendent pour leur repas du soir, où la gaîté naturelle à sa nation se déploie sans interruption & sans contraire.

Les maisons des Arméniens ne font guères moins nombreuses que celles des Grecs, & il n'y a pas beaucoup de différence entr'eux; mais chez les Grecs on tient plus de compte des femmes, on a plus d'égard & de considération pour elles. Les femmes & les filles des. Arméniens font regardées comme des servantes: ils se font servir à table par elles & ne les y admettent pas.

Au milieu du bosphore sont deux anciens châteaux opposés l'un à l'autre dans la partie la plus étroite du canal : c'est en cet endroit que les Perses, fous Darius, les Goths, ses Croisés, les Sarrasins, ont à divers tèmps effectué leur passage d'Asie en Europe, & d'Europe en Asie ; c'est-là que, selon Hérodote, Mandroclès jeta, par ordre de Darius, un pont de bateaux assez ingénieusement & assez solidement construit, pour que l'innombrable armée de ce prince y passât toute entière avec [98] facilité. Ces châteaux ont été bâtis par les empereurs grecs : ces mêmes châteaux ont été appelés les tours de l'oubli, pour avoir servi long-temps de prison à vie, & où l'on renferme encore les janissaires que l'on veut faire mourir. Ces forts n'offrent pas à la vue un effet agréable, parce que leurs toits font en pointe & qu'ils n'ont point de créneaux; mais la situation de celui qui est appelé Roomily-Kissar [Rumeli Hisar], château d'Europe, est vraiment frappante & romantique : l'autre, accompagné d'un village, couvre une langue de terres baffes, abondantes en sources & fontaines de la plus belle eau, qui sont pour les chrétiens grecs l'objet d'une superstition ancienne & enracinée. Ils les appèlent ayasma, & regardent comme un acte salutaire de religion d'aller en boire abondamment, en récitant quelques prières.

Au village de Thérapia [Tarabya], le canal commence à s'élargir beaucoup sur une longueur de plus de quatre milles en s'avançant vers la mer Noire, & on apperçoit bientôt le beau rivage où est situé Buyak-Dereb [Büyükdere]. La beauté de cette situation l'a fait choisir par beaucoup de ministres étrangers pours leurs maisons de campagne. Us y ont des maisons construites dans le goût oriental, que chacun perfectionne à [99] sa manière, en y ajoutant les commodités européennes. Pendant l'été il s'y rassemble une société nombreuse & variée. Les promenades du soir au clair de la lune y forment un. spectacle des plus gais qu'on puisse voir: cet assemblage de différentes nations, des groupes nombreux de jolies femmes, leur air voluptueux, romanesque, & leurs vêtemens pittoresques, la fraîcheur du soir, le calme-des eaux de la.mer couverte de bateaux ci d'amans donnant de sérénades à leurs maîtresses, & l'accord dé toutes les parties dé cette scène, conspirent à porter dans l'ame une jouissance délicieuse.

Les hauteurs qui sont derrière le village de Buyuk-Dereh font d'une beauté admirable; le rivage opposé a aussi de grands traits de beauté; le Lit du Géant, comme on l'appèle, est une montagne élevée; à l'extrémité occidentale du rivage, est une prairie ou vallée, au milieu de laquelle est un petit bois de platanes d'une grosseur extraordinaire : le sultan va se promener de ce côté-là en été, & s'y amuse à voir des charlatans, des danseurs de corde du genre le plus grossier, délassement qu'il paraît aimer beaucoup.

De l'aqueduc, qui est à l'extrémité de la vallée, il y a un chemin d'environ quatre [100] milles, qui conduit par une forêt au village de Belgrade, où résident encore quelques ambassadeurs. La forêt de Belgrade est très-grande, & s'étend le long de la côte de la mer Noire sur plus de cent milles. Le chataignier, le chêne & le platane y dominent & y font d'une grande beauté; mais il est dangereux de se reposer sous ces ombrages délicieux, car les vipères y font très-multipliées & très-venimeuses; & le bruit importun & fatigant d'un nombre infini de grillons, ne permettrait pas d'y goûter un moment de sommeil. 

Le village de Belgrade est environné de tous côtés d'un bois épais formant une des plus belles forêts qu'on puisse voir. II est amusant de voir, un jour de fête, les femmes grecques, élégamment vêtues, venir puiser de l'eau à une fontaine ; la forme de leurs amphores ou cruches à deux anses, & les différentes attitudes qu'elles prennent en les portant sur leur épaule, retracent fortement l'antique ; leurs danses, en tenant des guirlandes, et la musique assez grossière de leur lyre & des instrumens appelés Zamboona et meskali, font revivre aux yeux les usages de l'ancien temps.

Je fus présent à la cérémonie d'un mariage [101] entre un villageois & une villageoise; la fête commença par une danse d'hommes se tenant par la main, & animés par le son grossier d'un tambourin & d'un fifre; celui qui était à la tête portait un petit drapeau ; les fiancés étaient soutenus chacun par deux hommes, & distingués par la richesse de leurs vêtemens; leurs cheveux ornés de longues & petites lames d'or ou de clinquant, & ceux de la mariée, en particulier, tellement pendans sur son visage, qu’ils faisaient l'office de voile. Chacun des fiancés avait les mains liées ensemble avec une sorte de braceler et des guirlandes de fleurs. Lorsque tout le monde fut rassemblé dans une salle où le papas avait fait ses préparatifs religieux, après avoir délié leurs mains & lu l'office grec, d'une manière expéditive, il les unit en plaçant sur leurs têtes des couronnes de papier doré, qui surent ensuite échangées entre elles. La dame du logis, placée entre les époux, tint fa main sur les couronnes pendant une courte prière durant laquel le papas appliqua cinq fois un cachet ou sceau sur la personne de la mariée, en l'avertissant que les parties qu'il avait ainsi scellées étaient consacrées exclusivement à son mari ; l'encens & les bénédictions surent prodigués, & tous les parens des mariés les [102] 

baisèrent l'un & l'autre sar les tempes; ils surent ensuite conduits dans le salon, assis sur le sopha, où on les traita avec un grand respect, & on leur offrit différens rafraîchissemens, ainsi qu'aux personnes qui les accompagnaient. Pendant cette cerémonie, on apporta divers petits présens à la mariée qui paraissait excédée de fatigue, ainsi que des honneurs qu'on lui faisait. On rendait à ceux qui apportaient des présens, des bouquets de roses liés avec de petites lames dorées, en leur disant : allez & faites comme nous. On chanta ensuite un épitalame ; le papas était aidé en cela par quelques jeunes gens, & le peuple qui attendait les mariés, au bas de l'escalier, les reconduisit eh procession & faisant le tour du village, ce qui termina la fête dans laquelle il paraît qu'on avait suivi religieusement tous les usages anciens. »

En retournant à Buyuk-Dereh, on observe que le rivage d'Europe devient escarpé & paraît avoir eté attaqué violemment par les eaux; près des îles Cyanées, on voit des vestiges marqués de l'action d'un volcan, qui peuvent conduire à penser que c'est ensuite d'une explosion de ce genre « que la communication des deux mers a été ouverte.

Du côté de l'Asie, nous nous trouvâmes [103] rapprochés du grand château qu'on voit de Buyuk-Dereh, & qui a été bâti sur le lieu où était autrefois un temple de Jupiter Urius.

On y a découvert une inscription gravée sur le marbre, dont le sens est : « Le nautonier qui invoque Jupiter Urius, en dirigeant sa course vers les roches Cyanées ou vers la mer Egée semée d'écueils dangereux, peut naviguer en sûreté, s'il a fait un sacrifice au dieu dont la statue a été posée par Philorta fils d'Antipater, comme un secours & un augure favorables aux navigateurs. » Le marbre où est cette inscription est en Angleterre dans la collection du docteur Mead.

Près des ruines du château d'Europe est une grande église, & plus loin un couvent & une grande citerne que le peuple ignorant montré comme le tombeau d’un géant.

A l'exception du château d'Asie, d'un palais d'été du Sultan & d'une belle mosquée, les deux rivages se ressemblent, celui d'Europe n'est pas aussi habité, sur-tout par les Turcs.

Nous n'avons que des connaissances fort bornées sur les manufactures de Constantinople; nous savons cependant qu'autrefois on ne fabriquait à Constantinople, que des étoffes communes & de peu de valeur; la consommation en était fort bornée malgré les efforts que [104] faisaient les fabricans pour imiter celles que les négocians tiraient de la Perse, des Indes & de l'Europe.

Dans les révolutions arrivées en Perse sous Thamas Koulikan & depuis la mort de ce prince, & sur-tout pendant la guerre qu'il a faite aux Turcs, le prix des étoffes était considérablement augmenté ; les paysans fatigués & las de vivre dans le trouble, désertaient leur patrie & allaient s'établir dans des lieux plus paisibles & moins exposés aux horreurs de la guerre. C'est ainsi que la ville de Constantinople & ses faubourgs se sont peuplés d'un grand nombre d'ouvriers venus des Indes, de la Perse & de l'Asie.

C'est à peu-près dans ce temps-là qu'on fit des presses, des cylindres, des calandres, des ourdissoirs & autres machines propres à donner l'apprêt aux étoffes & nécessaires à leur fabrication. Quoique les entrepreneurs à qui le visir en avait confié la manutention n'aient pas de privilége exclusif, tout le monde s'en sert, parce qu'on y apprête bien les matières premières & les étoffes ; que tout s'y fait avec foin & avec la plus exacte probité, & que la main-d'œuvre est fixée à un taux modique, avec défense aux directeurs de rien exiger de plus sans y être autorisés par le ministère. [105] On sent que personne n'est tenté de se servir de la permission qu'on a laissé à tout le monde, de faire tout ce qu'il voudrait chacun chez soi ; on trouve mieux son compte à avoir recours aux calandres publiques.

II y a à Scutari[Üsküdar], qu'on regardée comme un des faubourgs de Constantinople, des fabriques de velours en couleurs & en or ; les métiers en font disposés comme les nôtres, mais les dessins en font mauvais.

Quelques fabricans sont, à Constantinople, certaines toiles qui ne font pas à négliger, quoique celles de Salonique soient estimées beaucoup meilleures; ils ourdissent ces toiles, en forte qu'elles aient une espèce de poil d'un côté, qui est celui qui doit être plus près de la chair, & ce n'est que le fil même qu'on laisse long & épais, à peu-près comme nos peluches de foie; ils en font certaines camisoles & jupons qui s'ouvrent par le devant, avec des manches larges pour mettre sur la chair nue quand on fort du bain, à cause qu'avec ce poil qu'ils retournent en dedans du côté de la chair, le corps est tout aussitôt essuyé fort commodément.

On y fabrique plusieurs espèces d'ouvrages en cuirs très-bien travaillés, & entre autres [106] des selles de chevaux, avec tout l’attirail d'un fini extraordinaire.

On y apporte, depuis 1740, de très-beaux maroquins que l'on doit aux ouvriers africains que la famine dispersa dans toute la Turquie.

[Position stratégique et commerce]

Tous les voyageurs & historiens s'accordent à dire que la situation de Constantinople est la plus agréable & plus avantageuse de l'univers ; il semble que le canal des Dardanelles & celui de la mer noire aient été faits pour lui amener les richesses des quatre parties du monde : celles du Mogol, des Indes, du nord le plus reculé de la Chine & du Japon, y viennent par la mer noire. On y fait passer, par la canal de la mer blanche, les marchandises de l’Arabie, de l'Ëgypte, de l'Ethiopie, de la côte d'Afrique, des Indes occidentales, & tout ce que l'Europe fournit de meilleur.

Aussi savons-nous que dès les temps les plus reculés, les Byzantins devinrent si puissans par cette position avantageuse, qu'ils osèrent imposer des droits sur les vaisseaux des autres nations qui passaient devant leur port pour feutrer dans le Pont-Euxin, & qui en revenaient; mais les Rhodiens, qui étaient plus puissans qu'eux par mer, leur firent la guerre & les contraignnirent de renoncer à ce droit.

Avant la découverte du cap de Bonne-Espérance [107], lorsque les marchandises d'Asie se voituraient par terre ou par la Mediterranée, Constantinople était l'entrepôt d'un grand commerce. Dans le douzième siècle, il n'y avait aucune ville, excepté Bagdad, qui put lui être comparée pour le commerce : elle renfermait alors des marchands de tous les pays, qui y avaient tous formé des établissemens pour la traite des marchandises de l'Inde.

Depuis qu'on a doublé le cap de Bonne Espérance, & que les marchandises des Indes arrivent par mer en Afrique & en Europe, le commerce de Constantinople est fort déchu; ce qu'il faut attribuer aussi à la servitude des habitans, qui sont, pour ainsi dire, privés de la propriété de leurs biens, & à la manière dont on traite les étrangers qui y sont exposés à de grandes avanies & à des pertes réelles.

Cependant, malgré ces raisons si propres à dégoûter les Francs du commerce de Constantinople, on y voit arriver bon nombre de leurs vaisseaux, & il n'y a guères de ces nations qui n'aient un ministre, plus pour protéger leurs marchands que pour des intérêts politiques, n'y ayant guères que l'empereur & les Vénitiens qui en aient à démêler avec la Porte, à cause de la proximité de leurs états. [108]

Les Anglais y ont fait pendant long-temps, le commerce de la bijouterie. La concurrence des Français leur est devenue dangereuse à cet égard. Les Français y ont aussi un commerce assez considérable de leurs draperies, de Carcassonne & d'autres endroits du Languedoc & du Dauphiné. C'est par la mer Noire que se transportent à Constantinople toutes les fourures qui viennent de Russie : les pelleteries que les Turcs tirent de Russie sont des martres zibelines, des peaux d'hermines & des petits gris. A Constantinople, ainsi que dans les autres commerces du levant, il y a des courtiers, la plupart juifs, qui méritent assez la confiance de ceux qui les emploient.