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Paul Eudel (1837-1911), armateur, collectionneur et chroniqueur est connu pour ses nombreux livres sur la bibliophilie, les collectionneurs, sur les contrefaçons et sur l'Hôtel Drouot. Il publie aussi quelques récits de voyage dont celui-ci à Istanbul, à Izmir et à Athènes en 1872.

Paul Eudel (1837-1911), Constantinople, Smyrne et Athènes ; journal de voyage. Illustrations de Frédéric Régamey et A. Giraldon. Paris, E. Dentu, 1885. viii, 431 p

Paul Eudel débuta ce voyage en avril 1872, sous le règne d'Abdülaziz (sultan de 1861 à 1876), en compagnie de son épouse et d'un couple d'amis.
L'auteur décrit, dans sa préface, ce texte comme de "simples notes prises à la hâte et destinées seulement à fixer mes souvenirs [qui] sont dépourvues d'aucune prétention littéraire. Elles étaient oubliées depuis 1872…", ce qui justifie, écrit-il, leur publication tardive.

La partie consacrée à la Turquie, plus exactement à la visite de Constantinople et de Smyrne, occupe les pages 93 à 337. Elle dure plusieurs jours, ce qui laisse le temps de faire de nombreuses visites.
Le texte décrit les différentes excursions de Paul Eudel, seul ou avec sa femme et ses amis : ses itinéraires à Istanbul et à Izmir sont les grands classiques du tourisme, l'auteur parsème son récit et ses descriptions d'anecdotes. Parfois ces descriptions sont très précises, comme celle du tekke des Derviches tourneurs de Péra.

Il rencontre aussi plusieurs personnages comme l'ambassadeur de France qui lui fait visiter la palais de Topkapi ou le colonel Fayk bey della Suda (1835-1913), personnalité célèbre, grand professeur de pharmacie, "pharmacien du sultan", qui occupa des postes importants dans l'Empire ottoman.

L'illustration en couleurs de la couverture, un hammal (porteur) et le frontispice, une femme voilée, sont bien dans le registre des clichés sur la Turquie.
Les autres illustrations le sont un peu moins : cimetière, visite du bazar, Sainte-Sophie, ruines d'Ephèse. On voit même nos touristes français sur la visite au bazar et la visite d'Ephèse.

Sur Paul Eudel

CONSTANTINOPLE, SMYRNE ET ATHENES, illustrations

 

CONSTANTINOPLE, SMYRNE ET ATHENES, texte

[Page 93]

CHAPITRE VII Routschouk. — Premier aperçu de l'Orient et de la vie orientale. — Un tableau de Decamps. — Une réception princière. — Les plaines de Bulgarie et de Bessarabie. — Les buffets un peu trop primitifs. - Varna. - Le Vulcain. — Un harem à bord. — Nous sommes dans le Bosphore ! — Admirable spectacle du Bosphore et de ses deux rives. — Constantinople.

[Routschouk]

Le steamer vient stopper en face de l'Hôtel d'Orient et d'un magnifique café, orné d'une vaste terrasse. Des groupes de braves Turcs sont couchés au soleil sur le quai, ou bien assis les jambes croisées et faisant leur kief. Nous sommes loin de la Belle Jardinière. Le tableau est charmant : des Arméniens en vestes bleues brodées; des musiciens en pantalons rouges avec des ceintures de cachemire, la tête coiffée de l'inévitable fez écarlate ; des vieillards à longue barbe blanche comme celle des derviches; puis des officiers saluant du sabre en vrais osmanlis, pendant qu'au loin une musique que l'on ne voit pas attaque une fanfare guerrière. Des femmes, enveloppées des pieds à la tête, circulent sur la place du débarcadère, en se dandinant les unes derrière les autres comme de simples palmipèdes.

Plus loin, et descendant lentement de la colline, une autre femme, la figure entièrement cachée sous un vêtement noir recouvert d'un voile blanc : on dirait une prêtresse d'Isis descendant dans un décor d'Opéra. Cependant un soldat au teint fortement basané, vêtu d'une tunique et d'un pantalon noir de lycéen, le fez rouge sur la tête et à la ceinture un sabre recourbé, monte à bord et nous reprenons le large pour aller débarquer à la gare même du Chemin de fer.

Au moment de notre arrivée, nous sommes reçus aux accords d'une musique militaire exécutant un air national. Une foule considérable, parmi laquelle nous distinguons de beaux messieurs en habit noir et en gants blancs, se presse sur le quai de la gare. Des cris, des vivats, éclatent de toutes parts, dominant le bruit de la musique, qui redouble d'enthousiasme. A la bonne heure ! voilà des gens qui comprennent l'hospitalité, et qui reçoivent les voyageurs avec les honneurs dus à leur rang... ou à celui des autres ! En effet, ce n'est pas nous précisément qu'on attendait, mais Son Altesse Sérénissime l'Archiduc Charles d'Autriche. Seulement l'Archiduc est resté à Vienne, retardant son voyage de huit jours. La mine déconfite du pauvre fonctionnaire chamarré sur toutes les coutures, qui se présente à bord pour complimenter la capricieuse Altesse, est des plus plaisantes à voir. « On aurait dû, au moins, envoyer une dépêche de Vidin ! » s'écrie-t-il piteusement.

[Un tableau de Decamps]

Aussitôt que la nouvelle est connue à terre, le décor change immédiatement. Les musiciens s'envolent comme une volée de moineaux. Les messieurs en habit noir s'empressent d'ôter leurs gants blancs et d'allumer une cigarette. Un pacha énorme, la calotte enfoncée jusqu'aux oreilles, le ventre sanglé dans une redingote droite boutonnée jusqu'au menton et ornée d'un immense crachat, une longue pipe à la main, se précipite furieux dans sa voiture qui disparaît dans un tourbillon de poussière.

Un général, qui a certainement plus de décorations que de soldats, bouscule rageusement ceux-ci, qui n'en peuvent mais, et quitte la place à la tête de son armée minuscule qui prend le galop, le mousquet au poing. C'est un véritable tableau de Decamps, que nous regardons curieusement de la salle d'attente de la gare où l'on nous cantonne à la descente du bateau. Nos colis plombés sont enregistrés jusqu'à Constantinople, mais les employés n'en font pas moins mine de vouloir les visiter. Nous comprenons ce que cela veut dire et nous mettons la main à la poche. C'est dix piastres (deux francs vingt centimes) qu'il en coûte pour avoir la paix. Ma femme souffrant beaucoup de la gorge, je vais demander au chef de gare de nous permettre de monter immédiatement en wagon, au lieu de rester dans cette salle d'attente chauffée comme une étuve.

[Premier aperçu de l'Orient et de la vie orientale]

Mais ce fonctionnaire ne connaît que sa consigne et sa consigne est, non pas de ronfler, mais de nous laisser nous morfondre où nous sommes jusqu'au départ du train. Nous nous consolons de notre mésaventure en examinant cette gare cosmopolite, véritable Tour de Babel où l'on entend parler toutes les langues imaginables. Mélancoliquement appuyé contre la muraille, un voyageur turc au teint bistré, aux yeux bleus, les pieds chaussés de sandales, une veste en peau de mouton sur les épaules et les reins serrés par une ceinture de deux pieds de haut, attend comme les autres, avec impatience, le moment de. partir. Un vieux marchand, couché par terre, sa longue pipe à la bouche, vend des noix d'Arek, du fromage, des petits pains et des allumettes dans un panier placé devant lui. A peine se soulève-t-il pour prendre l'argent que je lui tends. « Ce que Dieu fait est bien fait ! » telle est la philosophie turque. N'oublions pas que nous sommes sur la terre du fatalisme. Une sorte de janissaire, le bon gendarme de l'endroit, aux fortes moustaches, au visage hâlé, la ceinture garnie de deux pistolets et d'un sabre passés horizontalement dans une gaine de cuivre, se promène à travers la salle d'un pas grave et mesuré. Enfin, à 11h. 1/2, nous montons dans les wagons de la compagnie anglaise qui font le service de Varna et nous quittons Routschouk en emportant l'impression d'un décor du Calife de Bagdad. Le paysage, au sortir de Routschouk, est assez monotone d'aspect. Cependant la plaine que l'on traverse semble fertile et bien cultivée ; elle est couverte d'arbres isolés, disséminés au milieu des champs comme les pommiers en Normandie.

La première station est Tchernavoda, dont le nom, écrit en turc, n'est pour nous, comme de juste, qu'un griffonnage hiéroglyphique. Aux alentours de la gare, se promènent des attelages de buffles, et des paysans qui ont l'air de poser pour les Moissonneurs napolitains de Léopold Robert. Un Anglais court de portière en portière à la recherche d'un compartiment vide. Cet aimable insulaire aime ses aises, en Turquie comme ailleurs. Grand bien lui fasse ! Nous remarquons, en passant, des cimetières musulmans qui viennent jusqu'au bord de la route, et nous regardons avec intérêt ces curieuses sépultures au milieu desquelles errent des femmes turques semblables à des Bénédictines avec leurs voiles blancs. Des haies à claire-voie protègent le railway contre les attaques des troupeaux de buffles dont on nous a parlé.

[Une réception princière]

Cheïtandjik. Il s'agit de dîner, ce qui ne paraît pas très facile au premier abord; car le buffet, bien que tenu par un Polonais, me rappelle ces posadas primitives perdues dans le désert. Heureusement, Larrey et moi, nous sommes bons chevaux de trompette. Comme on ne s'empresse pas de nous servir, nous envahissons la cuisine, je m'empare d'un plat d'agneau aux pommes de terre bouillies, Larrey saisit un jambon dont il découpe de fortes tranches, et nous arrosons le tout d'un vin aussi aigre qu'un Château-Suresnes. J'avale par là-dessus deux verres de bière et une tasse de café turc qui se trouve être tout simplement une infusion de Rio. Un assez piètre dîner en somme, et qui nous coûte trente piastres (six francs soixante) ! A côté du buffet, pour les voyageurs qui trouvent cette orgie trop coûteuse, un mameluck du voisinage vend des œufs, du pain noir et des verres d'eau fraîche. C'est trop frugal. Encore des cimetières au sortir de la station ! Il paraît qu'on meurt beaucoup dans ce pays. Le séjour du repos éternel, avec ses champs parsemés de petites pierres droites, rappelle, en petit, les ruines de Carnac. Une haie très basse, et qu'un enfant enjamberait sans peine, le sépare simplement des champs voisins.

Rien autre de particulier sur le parcours du train. Le paysage est des plus tristes. Un ruisseau sale et boueux coule à gauche, au bas de la voie.

Choumla. Sur le quai, un officier coiffé d'un fez blanc, le sabre recourbé au côté. Attendrait-il aussi l'Archiduc pour le saluer au passage ? Une portière s'ouvre cependant, et un officier allemand en grand uniforme, une croix attachée au cou, descend du train. Viendrait-il étudier le pays pour une prochaine invasion ? Non. C'est le prince Frédéric Charles qui rentre à Berlin, après un court séjour à Constantinople. Le paysage prend un aspect sinistre. Nous traversons des marécages pestilentiels, remplis de canards sauvages qui s'envolent sur notre passage.

Un aigle noir plane dans les airs, à perte de vue. Des buffles au poil ras, aux cornes recourbées, se montrent en troupeaux de plus en plus compacts, levant leur mufle pour regarder avec de gros yeux étonnés la fumée que souffle le tuyau de notre machine. De splendides oiseaux bleus et noirs voltigent entre les roseaux de dix pieds de haut qui bordent la voie de chaque côté. Des collines couvertes de bois ferment l'horizon. Puis les montagnes se rapprochent. Nous distinguons de longues bandes blanches de calcaire, à travers lesquelles l'eau se creuse des rigoles. Les troupeaux de buffles deviennent encore plus nombreux. En voici d'autres, maintenant, de moutons et de chèvres.

Paradavy, que nous traversons ensuite, est une assez grande ville qui s'étend sur une longueur d'un quart de lieue, et dont le panorama est coupé à chaque instant par des minarets, reconnaissables à leur cône en forme d'éteignoir. Des femmes en feredgé blanc et manteau violet, les pieds chaussés de sandales, et semblables à des carmélites, frappent également notre vue.

[Les plaines de Bulgarie et de Bessarabie]

Les plaines de la Bulgarie et de la Bessarabie ne brillent pas par la gaieté, ni par le pittoresque. Les quelques maisons qui s'y montrent de loin en loin sont d'un gris sale et d'un aspect misérable. Il est six heures. Encore deux heures, et nous verrons le Pont-Euxin face à face. Quel monde de souvenirs ce seul nom réveille dans l'esprit ! Cinq ou six Tartares s'amusent pendant quelque temps à lutter de vitesse avec le train, au grand galop de leurs chevaux, en agitant les bras en l'air. Mais ils ont beau faire, la locomotive n'a pas de peine à gagner rapidement sur eux et bientôt nous les perdons de vue. Une bande de hérons et d'échassiers blancs et noirs sont les seuls êtres vivants qui donnent une animation relative à l'immense prairie, à travers laquelle nous sommes entraînés. Le soleil couchant dore de ses rayons de feu des rochers taillés à pic, qui semblent une forteresse perchée sur la hauteur. Avec un peu d'imagination, on croit voir une armée de chevaliers descendant la montagne, on distingue leurs boucliers, leurs casques, leurs épées étincelant de mille feux, puis allant se perdre et disparaître dans un repli de terrain. Eux aussi, les marécages que nous traversons se teignent d'une belle couleur rougeâtre qui vient mourir sur les roseaux. Mais ces colorations splendides n'empêchent point, hélas! les odeurs pestilentielles qui s'exhalent de ces bourbiers fangeux. Voilà plus de dix heures qu'il nous semble marcher au milieu des Marais-Pontins, Nous allumons des cigarettes turques pour combattre l'influence pernicieuse de ce terrible passage, pendant que M. Larrey se plonge dans la lecture du Guide et que ma femme, dont la gorge va beaucoup mieux, prend un peu de repos. Gubedje, où nous arrivons ensuite, est une toute petite station; aussi sommes-nous tout ahuris de voir un jeune gommeux en complet gris, le carreau à l'œil, qui se promène sur le quai en fouettant l'air d'un steack à la dernière mode de Paris. Les modes de la maison du Pont-Neuf jusqu'ici ! C'est navrant.

Quelque chose d'original encore, c'est la façon dont on éclaire les wagons chez ces bons Turcs. Au lieu d'allumer les lampes sur place, comme on le fait partout ailleurs, ici, on les retire d'abord, on les emporte à la lampisterie, puis on vient les remettre en place tout allumées. Que dites-vous de ce procédé? A la dernière station avant,Varna, une vieille femme monte dans notre compartiment. Elle a une si grande peur que nos regards à Larrey et à moi ne profanent son visage (Mahomet nous est témoin que nous n'y songeons guère !) qu'elle ne bouge pas de la portière, en se couvrant la bouche et l'un de ses yeux d'un mouchoir bleu. A huit heures précises, nous arrivons à Varna : mais le train ne s'arrête pas et conduit directement les voyageurs sur la plage, où des bateaux les attendent pour les mener au steamer du Lloyd autrichien, mouillé au large, à un demi-quart de lieue, et dont les feux rouges brillent dans la nuit. Les passagers descendent dans une barque à deux rameurs et bientôt après ils montent à bord du Vulcain (c'est le nom du steamer) en grimpant par l'échelle. A peine arrivés sur le pont, les gens de service entraînent notre quatuor dans ses cabines respectives et s'emparent des bagages. Les chambres des dames sont très confortables, pourvues de couchettes bien installées, et donnent sur un boudoir tendu de satin jaune. Quant à celles des passagers du sexe laid, elles bordent de chaque côté la salle à manger, grande pièce luxueusement décorée avec de grands divans de soie, qui me rappelle le café de l'Univers, sur la Canebière, à Marseille.

[Varna]

Notre installation terminée, nous remontons sur le pont. Dans un coin de la dunette, ces dames s'arrêtent devant une sorte de cage à poule où grouillent vaguement, sous une tente qui ne les protège guère, des formes blanches et noires : c'est un harem. A l'entrée, un eunuque veille, couché sur un matelas, en jetant de tous côtés des regards de méfiance. Ce singulier personnage est grand et maigre; son visage imberbe est presque noir, et sa peau est sèche et ridée comme celle d'une vieille femme. L'excellente Mme Larrey s'attendrit sur le sort de ces malheureuses créatures qui sont parquées comme des bêtes : « Pauvres femmes, elles vont passer ainsi exposées au froid la nuit que nous allons mettre pour nous rendre à Constantinople ! » Je lui explique qu'aux yeux des Turcs les femmes n'ont pas d'âme; que, d'ailleurs, elles sont habituées dès leur enfance à ce genre de vie et qu'elles n'en souffrent par conséquent pas autant qu'on pourrait le croire. La preuve en est que, si une femme européenne leur offrait de changer de condition avec elles, elles refuseraient avec un profond dédain, et préféreraient retourner au sérail, où, si elles ne jouissent d'aucune liberté, elles n'ont en revanche point de soucis. Aucun autre homme ne peut les voir que leur seigneur et maître; mais, de leur côté, il ne leur est pas difficile de voir des visages à moustaches quand elles en ont le caprice. On dit même que parfois elles ne se font pas faute de tromper leur terrible époux, et qu'elles ne sont pas embarrassées de trouver dans leur esprit inventif cent moyens pour y arriver. - Précisément, à ce moment-là, j'aperçois le gros pacha avec qui nous avons fait connaissance sur l'Orient. Il se mêle à notre conversation et nous parle de la maison qu'il habite en Asie et des mœurs orientales. - « Rien ne sera plus facile à ces dames, nous dit- il, que de visiter quelques harems. Quant à vous, bien entendu, vous les attendrez à la porte. — Et dites-moi, chez vous, c'est un eunuque qui garde vos femmes ? — Je n'en sais rien, » me répond le gros pacha en riant; et il nous quitte là-dessus. La mer est si belle et le clair de lune si magnifique que tous les passagers restent fort tard sur le pont pour jouir de ce spectacle grandiose, et suivre de l'œil la grande traînée d'écume blanche que laisse derrière lui le navire. Enfin nous descendons les uns après les autres, en nous disant qu'au réveil nous serons le lendemain matin, dans les eaux du Bosphore. La cabine que j'occupe avec Larrey n'a que deux couchettes.

Je grimpe à celle d'en haut, laissant à mon compagnon celle du rez-de-chaussée. Je me trouve ainsi juste à la hauteur du hublot, par où je vois la mer comme d'un balcon. Il ne fait pas le moindre vent; aussi n'entend-on personne se plaindre du mal de mer, et bientôt un profond silence plane sur le bâtiment endormi. Je suis réveillé au jour par les pas saccadés des passagers qui se promènent sur le pont. Je me précipite au hublot. La mer est toujours calme comme un lac, mais je n'aperçois rien à l'horizon que l'immensité. Je descends avec précaution de ma couchette et m'habille à la hâte. Quand j'arrive à mon tour sur le pont, je le trouve déjà tout doré par les rayons du soleil levant. Quelques Turcs, qui ont passé la nuit à la belle étoile, replient tranquillement leurs couvertures et leurs matelas et se mettent à manger du biscuit, des poissons froids et de la salade qu'ils partagent avec leurs doigts. D'autres, accroupis à côté d'eux, fument des cigarettes dans des bouts d'ambre gigantesques, ou de longues pipes qui n'en finissent plus. Le harem se réchauffe au soleil sans quitter sa petite tente. Les femmes, dont quelques-unes paraissent fort âgées, ont la figure couverte du iachmak. Notez qu'elles ont toute liberté de descendre par l'escalier de la dunette sur le pont, mais elles préfèrent rester accroupies sous leur tente, seule position qu'elles puissent occuper dans cet étroit espace. Cependant, une fillette en large pantalon d'indienne serré à la cheville se penche curieusement pour suivre le mouvement de va-et-vient de la manœuvre et sourire aux passagers. Quelques enfants jouent entre eux et boivent à même, pour se désaltérer, à une sorte d'amphore en terre verte vernissée, pleine d'eau. Mme Larrey, qui nous a rejoints, va leur porter des oranges fort bien accueillies. Je retrouve mon gros pacha, et nous nous promenons en faisant la conversation.

[Le Vulcain]

Nous croisons un gros homme en caftan brun, dont la ceinture semble garnie d'armes étincelantes. Le pacha l'aborde et lui demande de me montrer ces armes terribles qui se trouvent être tout bonnement une écritoire en argent ciselé avec une gaine pour les roseaux taillés et une petite boîte pour l'encre. Nous croyions avoir affaire à un pacha ou à un bey, c'est un simple négociant muni de ses armes ordinaires et inoffensives que nous avons devant nous. Cependant le Vulcain s'avance doucement sur la mer Noire qui, pour le quart d'heure, est du plus beau bleu, et si calme que nous ne sentons ni tangage ni roulis. La côte d'Europe se montre bientôt dans le lointain, puis se rapproche rapidement. Encore quelques tours de roue et l'entrée du Bosphore paraîtra. Ce passage est assez difficile, paraît-il. Notre vapeur n'en marche pas moins avec une assurance parfaite, traçant son sillon d'écume et suivi de près par une nombreuse troupe de marsouins qui se joue autour de la poupe. Le pacha me montre de loin le phare de Fanaraki et les trois forteresses qui gardent le détroit, jadis traversé à la nage par Io transformée en vache par la vengeance impitoyable de Junon ; puis la côte d'Asie qui commence à s'estomper à l'horizon, et les îles Saint-Georges et les roches Cyanées.

 

[Nous sommes dans le Bosphore !]

« A présent, me dit-il, vous êtes dans le Bosphore. » Il est huit heures. Déjà des embarcations de toute espèce circulent dans le détroit : bâtiments de haut bord cinglant au large, toutes voiles dehors ; remorqueurs traînant à leur suite d'immenses transports; caïques à six ou huit rameurs luttant de toutes leurs forces contre le vent qui souffle avec violence ; caboteurs courant des bordées pour rentrer au port. C'est un coup d'œil merveilleux, qu'un soleil resplendissant fait paraître plus merveilleux encore. Bientôt le vent tombe, une brise chaude nous effleure le visage. Les vagues s'apaisent et la mer ou plutôt le canal prend l'aspect d'une nappe d'huile. On commence à distinguer sur la côte les maisons blanches des premiers villages turcs, accrochés aux flancs des montagnes toutes brûlées par le soleil. Pendant un court temps d'arrêt en face du Lazaret, sur la rive gauche, nous apercevons à terre des guérites à bandes rouges et blanches, comme les guérites allemandes. Un vapeur turc, le pavillon jaune avec le croissant rouge à son grand mât, sort du lazaret et passe bord à bord avec nous. Une sonnerie de trompette éclate et un canot se détache du quai : c'est le service de santé qui vient faire signer la patente du bord. Cette formalité remplie, la libre pratique du Bosphore accordée, le Vulcain reprend majestueusement sa marche. On me montre Buyuk-déré, où habite pendant la belle saison toute la haute société de Constantinople. C'est un village très pittoresque avec ses vieilles maisons grises en amphithéâtre, recouvertes en tuiles, et ses coquettes villas d'été. L'Ambassade de Russie et l'Ambassade d'Angleterre y ont chacune une somptueuse résidence.

 

[Admirable spectacle du Bosphore et de ses deux rives]

Un peu plus loin, Thérapia, où l'Ambassade de France a aussi la sienne, remarquable surtout par son magnifique jardin. Voici la belle forêt de Belgrade, et l'aqueduc qui porte le même nom; voilà Bey-Koz, sur la rive d'Asie, où s'élève un palais en marbre bâti pour le Sultan par Méhemet-Ali, vice-roi d'Egypte. C'est dans la baie de Bey-Koz que fut donnée en 1870, en l'honneur de l'Impératrice Eugénie, la fameuse revue maritime dont il fut tant parlé. Mais les palais splendides se multiplient sur les deux rives; celui de l'ex-vice-roi Ismail, le kiosque du Sultan, et bien d'autres encore. Après le village de Ieni-Keuï [Yeniköy], dont les maisons baignent leurs pieds dans l'eau, le Bosphore se resserre et passe entre les deux châteaux-forts de Rouméli Hissari et Anatoli d'Hissari. Sur ce point le paysage est un peu nu, malgré de jolis massifs de cyprès et de platanes qui ombragent quelques tombeaux vénérés, celui de Mahomet II notamment. Impossible de passer ici sans se souvenir du pont de Darius, du passage des Dix-mille et des Croisés. Nous arrivons devant le village de Bébek. Là se trouvent les bains les plus splendides et les plus confortables à la fois de Constantinople et de ses environs. La situation de ce village est particulièrement merveilleuse. On me montre le kiosque des Conférences, qui sert de lieu de réunion aux plénipotentiaires des diverses nations. Il y a aussi un petit port, dans lequel stationne même en ce moment un brick de guerre.

 

[Constantinople]

Nous regardons avec curiosité les maisons garnies des moucharabies qui permettent aux femmes turques de voir sans être vues. Les minarets qui se découpent sur l'horizon ressemblent de loin à de longs cierges coiffés d'un éteignoir en plomb.

Le paquebot du Lloyd autrichien poursuit sa marche, accompagné par des bandes joyeuses de dauphins et de marsouins ; il passe devant le village de Beylerbeï Seraï, où l'on voit le palais de la Sultane Validé. Il est tout en pierre grise et assez triste à l'extérieur : son ameublement a coûté des millions, paraît-il. Il est, du reste, dans un site véritablement enchanteur, et des bosquets d'aubépine rose en égaient singulièrement les abords. Un peu plus loin, nous croisons toute une flottille de vaisseaux cuirassés turcs qui s'avancent, pavillon déployé, l'équipage coiffé du fez classique. « Voici qui est pour les Russes ! » me dit le gros pacha d'un air belliqueux. Mais notre marche se précipite. Déjà apparaissent dans le lointain les premières mosquées avec leur masse grise, celle d'Orta-Keuï et celle de la Sultane Validé ; puis le palais impérial de Tcheragan-Seraï, la résidence d'été de la cour, gros massif imposant taillé dans des blocs de marbre de proportions gigantesques, avec des chapiteaux corinthiens. On distingue même tout au loin la mer de Marmara. Au milieu, voici la Tour de Léandre, et, plus loin, les Iles des Princes. Les caïques, légers comme des alcyons, vont et viennent de tous côtés, se croisent, se dépassent sans jamais se heurter.

Enfin, derrière une foule de vaisseaux à l'ancre qui malheureusement masquent à demi la vue, tout un fouillis de maisons duquel se détache une tour étagée comme celle de Pise. C'est Constantinople !


CHAPITRE VIII L'arrivée. - Top-Hané. - Du quai à l'Hôtel. - L'Hôtel de Bysance. - Promenade à l'aventure. - La grande rue de Péra. - Les araba. - Les hammals. - Les cafés turcs. - Le Jardin Municipal. - Les femmes turques. - La première impression du voyageur à Constantinople.

[L'arrivée]

A peine le Vulcain est-il arrêté qu'il est abordé par une foule de canots. Une nuée d'individus, grecs, italiens et arméniens, envahissent le pont et fondent comme des oiseaux de proie sur les infortunés passagers.

- Moussiou, l'Hôtel d'Angleterre !

- Mylord, Hôtel of Russia !

- Excellenzia, Albergo della Europa !

Saisis par je ne sais combien de mains à la fois, les bagages descendent de tous les côtés retenus par des cordages, et finalement disparaissent au fond des embarcations. Quelques scènes touchantes. Une jeune femme embrasse avec transport un petit enfant enveloppé dans une couverture, qu'on vient de lui apporter à bord afin qu'elle le voie plus tôt. Une famille juive, qui a fait également le voyage avec nous, est reçue par un jeune homme, qui baise avec respect les mains de son père et de sa mère. Tous ces gens-là semblent heureux de se retrouver ensemble.

Cependant le pont se vide peu à peu. Le harem lui-même descend et s'embarque : j'aperçois au passage une forme blanche avec un voile sur la figure.

La recherche de nos bagages enfin terminée, ce qui ne dure guère moins d'une heure, nous descendons à notre tour et nous montons dans le canot de l'Hôtel de Bysance qui nous a été recommandé. Une seconde embarcation suit avec nos colis. Les premiers objets qui frappent mes regards, en prenant pied sur le quai des Messageries, devant la Douane, sont un Persan d'un type superbe avec sa robe longue et son haut bonnet de drap; et, tout à côté (contraste piquant !) l'affiche suivante en français :

THÉATRE FRANÇAIS

DE

GALATA

-

LA PRINCESSE DE TRÉBIZONDE

Puis, voici des tramways avec compartiment réservé pour les dames, et qui s'avancent précédés d'un saïs armé d'un bâton pour écarter la foule.

[Top-Hané]

Rien d'amusant et de curieux en revanche comme le quartier de Top-Hané qu'il faut traverser pour gagner l'Hôtel. C'est un fouillis inextricable de ruelles bordées de petites boutiques ouvertes, dans lesquelles on aperçoit des tailleurs en train de coudre, des fabricants de tuyaux de pipe, des marchands de vieux meubles et des cuisines en plein vent. Des mendiants, des estropiés circulent péniblement, des chiens errants cherchent leur vie dans les ruisseaux qui coulent à ciel ouvert, des hammals courbés sous de pesants fardeaux passent en poussant leur cri rauque : Varda ! (prenez garde !) pour se faire faire place. Tout cela va, vient s'agite, grouille confusément. C'est étrange, c'est nouveau, c'est l'Orient !

La rue, que nous suivons, monte presque à pic, et les blocs de pierre, les cailloux pointus, les pierres anguleuses qui tiennent lieu de pavé, rentrent dans les pieds. Les pauvres bottines de ces dames en voient de dures !

[L'Hôtel de Bysance]

Enfin nous arrivons à l'Hôtel. On nous installe au premier étage. Nous avons deux chambres superbes pour seize francs par jour et par personne, tout compris, service, éclairage et nourriture.

La chambre, que j'occupe avec ma femme, a un balcon splendide qui donne sur la rue, et un lit enveloppé d'un moustiquaire.

La salle à manger de l'Hôtel est grande et meublée dans le goût moderne. Les murs sont couverts de tapisseries à grands ramages; les lustres, pendant au plafond, me paraissent d'un goût douteux.

Il règne, du haut en bas de cet hôtel, qui a pourtant la réputation d'être l'un des meilleurs de la ville, une odeur insupportable dont la cause nous échappe.

[Promenade à l'aventure]

 

Après avoir secoué la poussière du voyage, nous nous hâtons de sortir pour vaguer à l'aventure dans la grande rue de Péra, sur laquelle le soleil tombe à pic.

Notre première station se fait chez Valori, le glacier italien du Sultan, en face l'Ambassade de France. Rien d'oriental dans cette maison. On y sert des glaces, des pâtisseries et des déjeuners à la française.

[La grande rue de Péra]

Quelle agitation pittoresque dans la rue ! C'est un officier qui passe au galop sur un cheval garni d'une selle toute brodée d'or. C'est un vieux carrosse Louis XV, conduit à la main par des domestiques, décoré extérieurement avec des ornements jaunes en style rocaille sur fond noir, et tout fané, tout terni à l'intérieur; on appelle cela ici un araba. Puis, voici encore des hammals, la poitrine velue comme celle d'un ours; ils courent en criant, les épaules chargées d'énormes paquets maintenus sur leur dos à l'aide d'une courroie en cuir. D'autres portefaix sont attelés à des chaises à porteur très historiées, qui semblent fort en faveur dans ce pays.

Je m'arrête devant une boutique où l'on fabrique des fez; une fabrication qui ressemble beaucoup à celle des gauffres. Le drap étalé, on le presse entre deux formes et le bonnet oriental est servi tout chaud.

Presque tous les passants portent le fez; les chapeaux ronds sont beaucoup plus rares. Les vêtements quasi funèbres dont les femmes s'enveloppent nous étonnent. Decamps nous aurait-il trompés ? Nous admirons fort, en revanche, les chevaux, petits presque tous, mais bien faits et très vifs, très alertes, et quelques bons vieux Turcs qui ont de vraies têtes de pipe.

Puis, c'est un vieux marchand de pots de terre qui attire notre attention. Avec sa belle barbe blanche, il semble poser, dans l'encadrement de sa porte, pour un tableau de Gérard Dow.

Dans une boutique voisine un gros homme cumule les fonctions de bijoutier et de coiffeur, rasant les têtes des clients et rhabillant leurs montres.

Entre temps, des dominos bleu de ciel et rouge brun s'avancent de notre côté, et, un peu plus loin, des prêtres arméniens marchent gravement avec une sorte de toque de juge sur la tête, et une longue robe noire, flottante comme une robe d'avocat. J'ai déjà dit que les magasins n'étaient protégés par aucune devanture. Pas de bouton à tourner, ni de porte à pousser; c'est à l'intérieur que se fait l'étalage.

 

[Les cafés turcs]

Les cafés s'ouvrent également sur la rue; ils sont occupés d'un côté par des divans en bois noir, où s'asseoient les consommateurs, les jambes repliées sous eux. Tous fument gravement le narghilé, dont le tuyau s'enroule et se déroule comme les anneaux d'un serpent.

« Fresco! Fresco ! » C'est un marchand de noisettes, avec son grand panier recouvert de verdure.

D'autres marchands passent avec un plateau chargé de nougats roses et gris taillés par morceaux. Voici un boulanger : le four donne directement sur la rue, ce qui permet aux passants d'assister à la manutention du pain. A côté, voilà des marchands de fruits, dont la boutique est enguirlandée de citrons, d'oranges, de pastèques et de citrouilles.

La chaleur devient étouffante dans cette curieuse rue de Péra. C'est l'heure du kief [keyif]. Les cafés se remplissent et l'on ne voit plus dehors que les chiens, les Arméniens et les Chrétiens, les Giaours. Il passe encore, cependant, des nègres d'un noir d'ébène, aux lèvres épaisses : ce sont des Abyssiniens, sujets du roi Théodoros.

[Le Jardin Municipal]

Nous nous réfugions au Jardin municipal public, pensant y trouver un peu d'ombre. Hélas ! tout y est brûlé, couvert de poussière ; 45° au soleil, et le soleil est partout ! Ce que ce jardin a de vraiment remarquable, c'est la vue merveilleuse qu'il offre sur l'extrémité de Constantinople, la pointe du premier demi-cercle, un coin bleu de la mer et une large bande de la rive d'Asie aux riants cottages. Ni Rio-de-Janeiro avec sa magnifique rade, ni la baie de Naples avec le Vésuve, ni la côte de Sorrente, ni le golfe de Baïa, ni l'île de Capri ne peuvent se comparer au Bosphore.

En quittant le Jardin Municipal, nous passons devant des Grecs assis autour d'une table et psalmodiant des chansons d'un rythme lent et monotone.

Un peu plus loin, un guide nous fait ses offres de service. C'est un grand gaillard au visage fortement marqué de la variole. Il se dit espagnol. Il paraît intelligent et actif, mais il n'a pas de recommandations : et un guide sans certificat est un personnage dont les voyageurs tant soit peu prudents doivent se méfier.

 

[Les femmes turques]

En revenant rue de Péra, ces dames se mettent à rire, elles ont aperçu dans un café une vieille femme, une véritable tête de marron sculpté; elle est accroupie sur un coin de divan et fume une pipe comme un homme. Mme Larrey proteste pour l'honneur de son sexe.

Une petite mendiante s'accroche à nous, embrasse le pan de ma redingote ; pour m'en débarrasser, je lui donne quelques kreutzers ; mais elle ne se contente pas pour si peu, elle jette dédaigneusement par terre mes kreutzers et ne me tient quitte que lorsque, de guerre lasse, je finis par lui donner quelques piastres.

Un cimetière au milieu d'une rue, où broutent des ânes galeux et des chiens pelés, des tombes au lieu de bornes, voilà ce que vous ne trouverez pas en Europe et ce que vous rencontrez en pleine rue de Péra.

Tout à côté du cimetière, un beau magasin avec grandes glaces et ses appuis en cuivre étincelant comme de l'or. On dirait d'un magasin de Paris. Il est tenu, du reste, par un Français qui vend de la musique, et la partition du Roi Carotte s'étale bravement derrière la vitrine, tandis que défile à côté de nous, sous la conduite d'un prêtre, une bande de collégiens coiffés d'un képi rouge.

 

[La première impression du voyageur à Constantinople]

Quelques détails typiques me frappent vivement : les pieds des femmes du peuple sont épais et lourds et, en guise de bas, ils sont enveloppés de guenilles. Nous voilà loin du bas blanc bien tiré de nos grisettes parisiennes! Quelques odalisques portent cependant des bottines fines. Quant aux grandes Dames turques, on ne les voit jamais à pied dans les rues. Elles ne descendent même pas de leur équipage pour faire leurs acquisitions ; on leur apporte les marchandises de la boutique et elles choisissent dans leur voiture ce qui leur convient. Elles ne se hasardent pas d'ailleurs en ville sans être précédées d'un eunuque noir à cheval.

Autre observation : les bouchers débitent des poulets en même temps que de la viande de boucherie. Quant aux marchands de poissons, ils vendent leur marée toute vivante et toute frétillante dans de vastes bassins creux.

Tout d'un coup le vieux cri bien connu : « à la fraîche, qui veut boire ? » retentit à nos oreilles, pendant que d'un autre côté une sonnette, mue par un appareil hydraulique, appelle les clients.

En rentrant à l'Hôtel, je m'arrange avec un guide, qui se chargera de nous faire voir les dessus et les dessous de Constantinople, moyennant sept francs par jour.

Après dîner, des chants étranges et nasillards partent de la rue. Nous nous mettons à la fenêtre. Ce sont des Grecs qui annoncent à leur façon les fêtes de la Pâque. On sait que la Pâque du calendrier grec vient après la nôtre.

Les chanteurs s'arrêtent devant une maison voisine de l'Hôtel. Ils déposent à terre les fanaux et les lanternes vénitiennes dont ils sont chargés, et se forment en demi-cercle vis-à-vis de la maison. Puis ils se mettent à psalmodier je ne sais quel air sur un ton monotone et traînant; à la fin de chaque verset, l'un d'eux file le son pour permettre aux autres de reprendre haleine. Cela dure une bonne demi-heure. Puis toute la troupe ramasse ses lanternes et va recommencer un peu plus loin.

Nous nous couchons, ravis de notre journée et très enthousiasmés de la première impression que nous a laissée Constantinople.


CHAPITRE IX Le Sultan à la mosquée. - La mosquée d'Orta-Keuï. - Le caïque impérial. - Le Sultan. - Un des plus beaux spectacles qui se puissent voir. - Les Eaux-Douces d'Europe. - Asnières à Constantinople. - La brasserie de l'Alhambra. - Les bienfaits de la civilisation.

[Le Sultan à la mosquée]

C'est aujourd'hui vendredi, le jour où le Sultan sort de son Palais de Dolma Bagtché [Dolmabahçe] pour aller faire sa prière à la mosquée. Mais à quelle mosquée ? Voilà ce qu'on ignore toujours jusqu'au dernier moment.

Le plus sûr est d'aller directement au Palais et d'attendre la sortie du Sultan. Peut-être apprendrai-je le nom de la mosquée, assez à temps pour y devancer Sa Hautesse et assister à son entrée solennelle.

Je risque l'aventure avec Emmanuel, le guide que j'ai retenu hier soir, et qui m'a l'air de connaître assez bien son affaire.

Nous prenons par la grande rue de Péra et le Grand Champ des Morts qui conduit directement à Dolma Bagtché. En chemin, nous rencontrons des derviches tourneurs qui se rendent à leur mosquée; ils sont enveloppés dans des caftans de couleur claire et portent le grand bonnet en poil de chameau gris.

Les troupes sont massées sur la Place du Palais et des étrangers, appartenant à toutes les nationalités, y arrivent de divers côtés en voiture ou à pied. Sur une terrasse qui longe le chemin de Dolma Bagtché, des dames turques attendent, elles aussi; elles portent le yatchmak en mousseline sur le visage et, en guise de manteau, des feredgés jaunes ou roses, qui de loin font une mosaïque multicolore; l'ombrelle qu'elles balancent au-dessus de leurs têtes, dénonce seule le sacrifice qu'elles ont fait à la civilisation. En outre, tout autour de la place, des coupés occupés par des cadines défilent un à un, suivis par des eunuques à physionomie stupide. Parfois, à travers le voile, on distingue des yeux étincelants, qui semblent lancer sur la foule des regards provocants. Devant nous une voiture s'arrête, et je vois passer par la portière une main finement gantée, au doigt de laquelle brille une bague en perles. Les plus élégantes parmi ces dames, paraît-il, sont habillées à l'européenne sous leur feredgé.

A ce moment, Emmanuel, qui est allé aux informations, vient m'annoncer que la mosquée choisie aujourd'hui par le Sultan est la mosquée d'Orta-Keui.

Nous abandonnons la place, au moment où les trompettes se font entendre et où la musique attaque une marche turque, et nous allons prendre un caïque pour gagner au plus vite le point en question.

Les plus grandes précautions sont nécessaires en montant dans ces volages embarcations, dont le bordage n'est pas plus épais qu'une feuille de papier, et qui chavirent avec une extrême facilité; elles sont peintes en blanc, avec des ornements d'or, et portent une tente. Les avirons, renflés comme un fuseau pour faire contrepoids, sont fixés au bordage par des lanières de nerf de bœuf. Les rameurs, ou caidgi, se tiennent courbés et rament avec une précision étonnante, en se levant sur leurs bancs.

Notre léger esquif longe la façade du Palais du Sultan sur le Bosphore. Ce palais, de construction nouvelle et d'architecture toute moderne, n'a rien de mauresque ; il manque absolument de caractère, en dépit de ses grandes portes style Renaissance. Il paraît qu'intérieurement il est admirablement installé et meublé ; mais son aspect extérieur n'a rien d'artistique. Quelle idée singulière et regrettable, au lieu de se borner tout simplement à reproduire les splendides spécimens du temps passé, de chercher à créer je ne sais quel style bâtard sans grâce et sans originalité !

[La mosquée d'Orta-Keuï]

Nous abordons bientôt à Orta-Keui [Ortaköy], et je mets pied à terre, non sans risquer de perdre l'équilibre.

Déjà la nouvelle s'est répandue que c'est sur la mosquée de ce coquet village que Sa Hautesse a daigné jeter son dévolu. La police arrive déjà, sur la Place, les officiers disposent leurs postes aux bons endroits.

Pour ne pas être trop bousculé et mieux voir en même temps, j'entre dans un café d'une saleté repoussante. On m'apporte une tasse et un plateau en cuivre, avec des morceaux de charbon pour allumer ma cigarette. Par la fenêtre, je vois défiler les troupes qui débouchent sur la Place, musique en tête; les soldats sont coiffés d'un fez, vêtus d'une veste de zouave brodée de vert, d'un pantalon bouffant et chaussés de brodequins en cuir jaune. Ils marchent bien et ont fort bon air. Les sapeurs qui tiennent la tête, la hache sur l'épaule, et le tablier noir à la ceinture, sont de superbes nègres d'Abyssinie. Les officiers ont un très joli costume, composé d'une tunique bleu-foncé à la française et d'un pantalon également bleu avec passepoil rouge; ils portent en outre le fez, des bottes, des aiguillettes et un ceinturon tout doré auquel est suspendu un sabre recourbé.

Mais voici qu'on amène les chevaux du Sultan, de magnifiques chevaux blancs avec une selle brodée d'or, puis, aussitôt après, l'omnibus impérial, attelé à quatre chevaux. Cette voiture, qui doit venir des ateliers de Binder, car elle n'a pas le moindre cachet oriental, est sans doute destinée à recevoir la suite du Sultan à la sortie de la mosquée.

La mosquée est tout à côté de la place d'Orta-Keuï, que je domine tout entière de ma fenêtre; elle est surmontée de deux minarets cannelés avec une pointe recouverte de plomb et un croissant doré. Sa teinte générale est jaune et blanche.

La foule devient de plus en plus compacte. Des officiers turcs se tiennent, comme des enfants, par la main, et une troupe de vingt-cinq voyageurs accompagnés d'un guide se presse autour de la mosquée et derrière elle.

Au moment où je commence à trouver que Sa Hautesse le Commandeur des Croyants se fait bien attendre (il est une heure et demie et c'est à une heure que la prière doit être dite), j'entends des coups de canon répétés par tous les échos du Bosphore.

Les navires se pavoisent aussitôt de guidons multicolores avec le grand pavillon turc à l'arrière. On voit très distinctement de loin les matelots perchés sur les vergues et sur les haubans comme de vraies grappes humaines. Des musiques éclatent de tous les côtés, à bord de tous les vapeurs, et des hourrahs formidables : Yacha ! Yacha ! (Vive le Sultan !) se répondent d'une rive à l'autre, couverts d'instant en instant par la note retentissante du canon.

[Le caïque impérial]

Le caïque impérial s'avance majestueusement, au milieu de ces démonstrations enthousiastes et bruyantes. Le Sultan est assis au fond, sur un sopha de soie rouge groseille, et sous un dais parsemé d'étoi- les d'or, surmonté d'un soleil doré, avec un croissant aux quatre angles, et, au milieu, un écusson entouré d'étendards et de draperies en velours pourpre à franges d'or, Le bordage est blanc, rose et doré, ainsi que les avirons ; l'avant, orné d'un aigle doré, a la proue recourbée.

Les rameurs portent la culotte blanche bouffante, et la veste de couleur claire; ils saluent en ramant. Leur capitaine se distingue par son large pantalon et sa veste richement brodée d'or.

Au moment où le caïque s'approche du quai de débarquement, les troupes présentent les armes, les coups de canon se précipitent, les tambours roulent, les musiques jouent, les vivats éclatent de tous côtés. C'est une scène magnifique et grandiose. Ce mouvement de soldats et de matelots, cette foule bigarrée, ces caïques tout dorés qui fendent les flots du Bosphore, sous ce ciel d'un bleu adorable, et les rives verdoyantes de la côte d'Asie, tout cela forme un coup d'œil d'une poésie indescriptible.

Deux heures sonnent au moment où le Sultan met pied à terre. Je suis sorti précipitamment du café quelques instants auparavant, sur le conseil d'Emmanuel, mon guide, et j'ai réussi, non sans peine, à me glisser jusqu'à la grille de la mosquée, ce qui me permet de distinguer parfaitement Sa Hautesse au moment où elle monte les degrés.

[Le Sultan]

Abdul-Azis paraît cinquante ans, Il a la barbe grise et la physionomie souriante, sans aucun caractère asiatique. Son aspect est celui d'un fort bon homme. Il porte une redingote ornée d'un crachat et du grand cordon du Medjidié. A sa ceinture pend un magnifique sabre recourbé tout doré, retenu par le ceinturon.

Son fils se tient à côté de lui ; c'est un homme jaune, pâle et maigre, qui porte le fez rouge et le costume de la réforme, c'est-à-dire une redingote boutonnée, ornée d'un seul crachat.

Quelques ministres et quelques hauts fonctionnaires suivent respectueusement à quelques pas. Dès que le Sultan a franchi le seuil de la mosquée, je quitte mon observatoire, ravi du merveilleux spectacle auquel je viens d'assister.

En traversant la place, j'avise dans une voiture une négresse tenant sur ses genoux un petit garçon blanc et rose, vêtu de gris-clair et coiffé du fez sempiternel ; à côté est une adorable fillette tout en rose. Ce sont les enfants du Sultan. Ils me sourient gentiment quand je passe auprès d'eux. Quant à la négresse, elle saute littéralement de joie en écoutant jouer les nombreuses musiques.

[Un des plus beaux spectacles qui se puissent voir]

Je m'approche ensuite du caïque impérial, pour admirer de plus près sa magnificence. A côté stationnent deux autres caïques chargés des sucreries destinées au repas que doit faire Sa Hautesse au sortir de la mosquée.

Maintenant, il est temps de partir. Je monte dans le tramway qui retourne à Péra par Tiradealy, Beschick-Tasch, Dolma Bagtché et Top-Hané. Nous longeons en route les murs du Harem qui n'ont pas moins de cinquante pieds de hauteur, et nous croisons un coupé garni de soie bleue et rose : il est occupé par deux cadines fort élégantes et précédé de deux grooms en bottes à l'écuyère. Un peu plus loin, se promènent des officiers de la garde impériale tout chamarrés d'or.

Bientôt après, nous sommes rejoints et tout aussitôt devancés par l'omnibus dont j'ai donné plus haut la description. Il passe au galop de ses quatre chevaux, précédé d'un coureur en chemise blanche et en culotte bouffante, coiffé d'un fez et d'un turban. Le tramway s'arrête sur la place de Top-Hané, et j'admire les curieuses inscriptions vermiculées de la charmante fontaine qui orne cette place.

Puis je regagne l'hôtel par la rue de Yeni Tcharchy, une rue que le Sultan fit galamment élargir lors du voyage de l'Impératrice Eugénie à Constantinople, pour permettre à ses équipages de passer plus librement.

Je m'amuse, en chemin, à regarder les marchands offrant aux passants leurs gâteaux de Pâques des Tchureks, grosses brioches fixées sur du papier comme nos macarons, vendues sur de grandes tables et fabriquées dans le courant de la nuit.

[Les Eaux-Douces d'Europe]

Arrivé à l'Hôtel, et après un repos de quelques heures, sur les instances de mon guide, il faut repartir pour aller visiter les Eaux-Douces d'Europe, en langue turque Kiat Khane [Kağıthane](c'est-à-dire maison de papier, papeterie).

C'est une sorte de lieu de plaisance situé au fond d'une ravissante vallée, où l'on arrive en remontant, sur une longueur de trois ou quatre kilomètres, une paisible et jolie rivière, le Barbygès, qui serpente entre des bouquets d'arbres, de nombreux tchifliks, des yalis (maisons de campagne), et des petits cafés dans lesquels on peut trouver, moyennant quelques centimes, du café comme les Orientaux seuls savent le faire. Des ponts, jetés de distance en distance, servent à communiquer de l'une à l'autre rive.

Mais revenons un peu sur nos pas. C'est au Pont de Agat-Cap, lequel relie Stamboul à Péra, que nous allons nous embarquer. Comme partout ailleurs, on est forcé de se disputer avec les bateliers. On me demande treize francs pour un caïque à deux rameurs, j'en offre neuf et feins de vouloir m'en aller. Alors on me rappelle et finalement nous embarquons.

Arrivés au milieu de la Corne d'Or, nous passons à côté de grands vaisseaux à trois ponts tout démantelés. Le guide me montre un peu plus loin le Grand Ministère de la Marine, puis l'Arsenal, vaste hangar gardé par des petites forteresses flottantes. Sa porte figure un arc de fantaisie. En face se trouve Haskeuï [Hasköy], le quartier juif, dont les maisons semblent grimper les unes sur les autres, comme ces curieux qui dans les foules se haussent pour mieux voir par-dessus la tête de leurs voisins.

Nous longeons ensuite une mosquée qui sert en même temps de caserne, celle d'Haskeuï ; et les dépôts d'approvisionnements du Gouvernement, auprès desquels les factionnaires montent la garde.

Les rameurs de notre caïque ruissellent, la sueur coule sur leur chemise plissée et leur culotte blanche. Ils sont si habiles que, malgré la rapidité de leur marche, jamais ils ne heurtent les autres caïques qu'ils rencontrent sur leur chemin. Ils n'épargnent pas d'ailleurs les cris ni les jurons pour se faire faire place. A l'entrée de la rivière des Eaux-Douces d'Europe notamment, l'encombrement est si grand que nous ne forçons le passage qu'après un échange homérique d'imprécations et de vociférations, au milieu desquelles je garde avec la dignité d'un pacha un silence impassible.

Nous croisons toute une smala qui descend la rivière dans son caïque; les hommes, les femmes, les enfants sont tous coiffés d'une sorte de casque pointu fabriqué avec des joncs réunis ensemble ; il paraît que c'est l'habitude aux Eaux-Douces d'Europe et qu'il n'est pas un voyageur européen qui ne se soumette à ce petit usage local.

[Asnières à Constantinople]

La première chose que l'on aperçoit en débarquant, c'est le kiosque du Sultan, qui paraît en assez mauvais état de conservation.

Sur chacune des deux rives, des femmes turques, séparées des hommes, sont nonchalamment couchées sur des étoffes de Smyrne ou d'Elbeuf, et fort occupées à fumer, tout en grignottant des châtaignes. Plus loin, des gingara qui psalmodient de vieilles mélodies égyptiennes, dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Elles s'accompagnent et marquent la mesure en frappant dans leurs mains de temps à autre. Du reste, chacune de ces bohémiennes ambulantes chante à sa guise, sans trop s'occuper des autres. Leur mélodie est aigre, pointue, et manque absolument de caractère. Un peu en arrière, j'aperçois leur campement; il est des plus primitifs et se compose de quelques nattes, sur lesquelles gisent, au hasard, des escarpins, des bottines, une gargoulette, un narghilé, et des plateaux remplis d'oranges en salade et de pâtisseries.

Beaucoup de monde au bord de l'eau pour regarder passer la flottille des caïques ; on se croirait, n'étaient les costumes et l'adorable poésie des lieux, à Asnières ou à Joinville-le-Pont, un jour de Régates. Les femmes juives sont faciles à reconnaître à leur tête enveloppée dans un réseau de chenille de couleur, aux fleurs qu'elles ont dans les cheveux, à leur teint hâlé et surtout à leur type caractéristique, à ce type que l'on retrouve partout, chez les israélites de France comme chez ceux d'Allemagne, chez ceux d'Espagne comme chez ceux d'Angleterre ou d'Italie.

Il règne dans cet aimable lieu une liberté d'allures relative, qui permet à l'observateur de saisir sur le vif quelques détails de la vie orientale.

Ici, c'est un chapelet de rôtis, enfilés dans de longues baguettes, qui tourne devant un feu de bois, à l'usage de ceux que la faim viendrait surprendre. Là, c'est un cafedgi, ou marchand de café ambulant, dont le matériel, composé de petites cafetières en cuivre rouge, d'une boîte à café et d'un fourneau, peut se porter aisément sur l'épaule à l'aide d'un bâton placé en travers. - Un peu plus loin, des montreurs d'ours, comme en Auvergne, font danser leurs pensionnaires à l'aide d'un tambour de basque.

Je goûte, par amour de la couleur locale, au mastic [rakı ?], espèce d'eau-de-vie de marc de raisin, un vrai tord-boyau, dont on corrige l'âcreté à grand renfort de verres d'eau glacée.

Passe une voiture escortée par deux cavaliers, dont l'un est l'éternel eunuque sans lequel il semble que les personnages de condition ne sortent jamais ici : à l'intérieur se prélasse un homme, vêtu d'un gros paletot de drap bleu et coiffé du fez national, qui sourit d'un sourire stupide ; c'est le fils d'un pacha, paraît-il.

Une autre voiture arrive, au galop de deux chevaux magnifiques, avec une escorte de cinq hommes à cheval. C'est le coupé du fils du Sultan, dont la physionomie désagréable et abrutie m'avait déjà frappé à la porte de la mosquée d'Orta-Keuï.

J'aurais voulu visiter, pendant mon court séjour aux Eaux-Douces d'Europe, le kiosque du Sultan. mais il faut un firman. Il sera facile d'en avoir un par l'Ambassade de France, et j'en serai quitte pour faire une seconde visite à ce lieu enchanteur.

En regagnant le bord de l'eau pour me rembarquer, je constate, non sans une pointe d'orgueil, que mon caïque est un des plus beaux de ceux qui se trouvent amarrés sur la rive; et Dieu sait pourtant si leur nombre est grand !

Il m'est difficile de ne pas jeter un dernier regard, au moment de partir, sur cette foule joyeuse et bigarrée qui semble fort heureuse de l'existence toute spéciale qu'elle mène. Qui sait si les bienfaits (?) de notre civilisation leur paraîtraient chose bien enviable ?

Le retour s'effectue par le chemin pris en allant, et je regagne l'Hôtel de Bysance par la grande montée de Ajakka, sans faire d'autre rencontre digne de remarque que celle de quelques belles cadines étendues sur les coussins de leur voiture et fumant des cigarettes.

Le soir, après dîner, je me rends pour la seconde fois chez M. Fayk bey della Suda, pharmacien du Sultan, pour qui j'ai des lettres d'introduction. Mais ce fonctionnaire est encore absent, retenu précisément par sa fonction auprès de son auguste client.

[La brasserie de l'Alhambra]

Avant de rentrer à l'Hôtel, je fais une courte apparition à la Brasserie de l'Alhambra, un établissement hybride, qui tient à la fois du Café Concert et de l'Alhambra de Londres. L'orchestre me paraît de qualité fort inférieure ; malgré cela, la salle est presque pleine : des dames en grande toilette avec de véritables monuments de cheveux sur la tête; et, à quelques tables de là, une brave famille allemande composée du père, de la mère et de cinq candides jeunes personnes, très préoccupées de l'effet que peuvent faire leurs tresses blondes sur des jeunes Turcs aux yeux étincelants et à la barbe noire qui semblent des habitués de l'endroit.

Les consommations sont assez peu variées, de la bière ou du café noir, du café noir ou de la bière. Des filles de brasserie, italiennes ou viennoises, d'humeur peu farouche, font le service, et acceptent volontiers les politesses des consommateurs.

Il a été question plus haut des bienfaits de notre civilisation européenne. En voilà un, dont l'antique Bysance eût pu se passer sans inconvénient ni regret !


CHAPITRE X Un bain turc n'est pas une mince affaire ! - La Tour de Galata. - Le Petit Champ des Morts et le Grand Champ des Morts. - Une promenade sur la Corne d'Or. - Visite à l'Ambassadeur de France. - Réception au Vieux Sérail. - La Bibliothèque. - Le Trésor. - Le Kiosque du Sultan. - Une première visite au Bazar. - Ludovic. - Le colonel Fayk bey della Suda.

Hier soir, en quittant mon guide, il avait été convenu avec lui qu'il viendrait me chercher ce matin à la première heure pour me mener prendre un bain turc.

A sept heures, on frappe à ma porte. C'est le fidèle et ponctuel Emmanuel. Je sors avec lui et nous allons à l'établissement de bains le plus proche de l'Hôtel, qui se trouve dans une rue coupant perpendiculairement la grande rue de Péra.

[Un bain turc n'est pas une mince affaire !]

Je suis reçu, à l'entrée, dans une grande pièce carrée, éclairée par le haut, grâce à des moucharabis pratiqués presque à la hauteur du toit. La chaleur qui règne dans cette première pièce est très supportable.

Le maître du logis, voyant un étranger, me fait monter à la galerie supérieure, d'où l'on domine l'espèce de dortoir qui fait le tour du vestibule. On me conduit ensuite dans un petit recoin réservé où je me déshabille, après avoir confié au garçon les objets de valeur que j'ai sur moi. La chose faite, le garçon s'approche et m'enroule autour des reins une serviette en coton rayé jaune qui me retombe jusqu'à la cheville, comme un pagne. Il me faut ensuite descendre les escaliers jusqu'au vestibule, où se trouvent de nombreux baigneurs étendus sur des divans, et faisant le kief en prenant du café et fumant le chibouque.

Je chausse des sandales à hauts patins de bois, et, clopin clopant, soutenu par le garçon, je passe dans une autre grande salle carrée, où quelques braves Turcs aussi sommairement vêtus que moi sont couchés sur des espèces de lits posés sur des dalles de marbre. La chaleur étouffante, qui règne dans cette étuve chauffée à la vapeur d'eau, me suffoque tout d'abord, mais il paraît que ce n'est encore qu'une façon de me préparer graduellement à une température beaucoup plus élevée.

Derrière moi passent et repassent des garçons au pagne ruisselant et des baigneurs rouges comme des coqs qui sortent des étuves voisines.

Au bout d'un quart d'heure, je commence à respirer à peu près librement. Mais le garçon ne reparaît pas; peut-être m'a-t-il oublié ? Je ne peux pourtant pas rester toute la journée dans cette situation un peu trop orientale.. Un Italien, mon voisin de dalle, me regarde avec intérêt, mais il ne comprend pas un mot de mes questions. Impatienté, je finis par chausser de nouveau mes sandales, et, m'accrochant au premier baigneur qui passe à ma portée, par pénétrer à sa suite dans une étuve remplie d'une vapeur à haute température. Je distingue vaguement, au milieu de cette pièce, des individus étendus sur les dalles brûlantes et respirant lentement, avec un air de parfaite béatitude, l'air saturé de vapeur d'eau.

Je vais m'asseoir près d'une petite fontaine en marbre, les jambes croisées à la turque, en attendant qu'un garçon veuille bien s'occuper de moi.

Enfin, au bout d'un quart d'heure, un étuviste s'approche, fait couler des flots d'eau bouillante sur mes pauvres membres déja cramoisis, et saisit une sorte de poche en crin ou en laine noire, dans laquelle il introduit sa main. Au moment où je m'abandonne avec résignation au supplice que me présagent ces préparatifs significatifs, mon homme semble se raviser, il me fait relever et me conduit dans une autre pièce, plus petite, mais où la vapeur est encore plus suffocante ; là, il m'étend sous une fontaine dont il ouvre successivement le robinet d'eau froide et celui d'eau tiède; après quoi, il m'attaque vigoureusement le dos avec son terrible gant de crin. Sous cette énergique friction, ma peau ne tarde pas à peler, mais en même temps je sens peu à peu un indéfinissable bien-être me pénétrer tout entier. Cette première opération terminée, de nouvelles et abondantes ablutions à grande eau balayent les impuretés que la main du baigneur a fait sortir de toutes les parties de mon corps. Celui-ci apporte ensuite un grand bassin de cuivre, avec un paquet d'étoupes et deux morceaux de savon qu'il frotte vigoureusement l'un contre l'autre jusqu'à ce que le bassin soit rempli d'une belle mousse couleur argent; il m'empoigne alors la tête, puis le corps, et me couvre tout entier de cette mousse, si bien que j'ai l'air d'avoir été trempé dans un bain de lait. Une dernière ablution à grande eau fait bientôt tout disparaître. Je me lève alors; sur le seuil de l'étuve, le maître de l'établissement vient au devant de moi et me donne du linge frais, qu'il enroule lui-même autour de mes reins, puis il m'enveloppe la tête d'une serviette tordue en forme de turban. Je retraverse, les unes après les autres, les diverses étuves par lesquelles on m'avait fait passer successivement, jusqu'à celle où je m'étais déshabillé. Je m'étends, tout emmitouflé, sur l'espèce de divan ou de lit turc, et finis de me sécher à la chaleur de cette étuve sèche. Un jeune garçon s'approche alors de moi et se met à me masser, me faisant craquer toutes les articulations. On m'apporte un narghilé et une tasse de café exquis, qui achèvent de me mettre en excellente disposition. Je sors enfin, après m'être rhabillé et avoir repris mes bijoux à la porte, et me sens tout à fait gaillard et trempé pour toute la journée contre la fatigue et les ardeurs du soleil.

Le tout m'a coûté 26 piastres et 20 paras (soit 5 fr. 83 c.), y compris 1 piastre 20 paras pour le café et 5 piastres de bagchich. Seulement, avant de sortir, il m'a fallu subir l'assaut de garçons de toute sorte réclamant chacun un bagchich particulier.

Je regagne ensuite l'Hôtel de Bysance, ravi de ma première expérience du bain turc, et me promettant bien de la renouveler. En route je rencontre,non sans une certaine surprise, des troupeaux de dindons qui se promènent comme moi à travers les rues de Péra, sous la conduite d'un gardien.

[La Tour de Galata]

La Tour de Galata, devant laquelle nous passons, les dindons et moi, se dresse au point le plus élevé de la colline conique, qui monte depuis la Corne d'Or jusqu'aux premières maisons de Péra, et à l'endroit même qui sépare les deux faubourgs de Péra et de Galata. C'est une haute tour ronde, d'une architecture élégante, telle qu'on la retrouve en Orient au XIIIe siècle. Ses créneaux extérieurs, surtout, sont très remarquables. Elle est couronnée par un toit conique en bronze fortement oxydé, au-dessus duquel se dresse une pointe dorée. On y accède par un escalier taillé dans l'épaisseur de la pierre, avec plates-formes formant des étages. La Tour de Galata, joue de ce côté de la Corne d'Or, le même rôle que celle du Séraskiérat du côté de Stamboul, c'est-à-dire que des vigies sont continuellement de garde à son sommet, pour guetter les incendies; et c'est de là que part le cri sinistre, qui trouble trop souvent ici le repos des nuits : Yangenvar ! (Il y a le feu !)

[Le Petit Champ des Morts et le Grand Champ des Morts]

Le gardien de la Tour est un gros homme marqué de la petite vérole et vêtu d'une tunique rouge à chevrons d'or. D'autres gardiens ont pour office, aussitôt un incendie signalé, de se répandre sur les divers points de la ville, une canne terminée en forme de pique à la main, pour appeler la population au secours de la maison, ou du quartier, qui brûle, comme il est arrivé en 1831 pour une grande partie de Péra. Les promenades préférées des Européens qui habitent Péra, pendant les beaux jours de l'hiver ou les fraîches soirées de l'été, ce sont les deux cimetières qui bordent ce quartier à droite et à gauche, le Petit Champ des Morts et le Grand Champ des Morts, d'où l'on jouit d'un point de vue tout à fait remarquable. Leur destination lugubre n'empêche pas ces beaux endroits d'être fort agréables et fort gais à voir. Les cimetières turcs, d'ailleurs, sont couverts de hauts cyprès au feuillage épais et noir, à l'ombre desquels se dressent par milliers les petites colonnes mortuaires surmontées d'un fez ou d'un turban pour les hommes, et les dalles terminées en pointes pour les femmes. Quant aux enfants, leurs tombes sont reconnaissables aux proportions tout à fait minimes des colonnettes.

On n'enterre plus actuellement au Petit Champ, mais le Grand reçoit encore chaque jour de nombreux hôtes.

On voit de là jusqu'à Galata, le quartier juif de Stamboul, si bien décrit par la plume merveilleuse de Théophile Gautier.

Mais, pour moi, rien ne vaut une promenade sur le Bosphore, cette ligne azurée de démarcation entre l'Europe et l'Asie. De la Pointe du Sérail (Serai-Bournou) à l'entrée de la Mer Noire, le Bosphore est incessamment sillonné par une foule de bateaux à vapeur et d'embarcations de tout genre. C'est un mouvement auquel celui de la Tamise peut seul être comparé. Aussi n'est-ce pas sans peine qu'on arrive à s'embarquer au Pont de Galata, dans la Corne d'Or. Mais aussi, quand, après avoir essuyé quelques bousculades et nombre de jurons, on peut monter dans un caïque et qu'on file rapidement entre cette double ligne de palais, de kiosques, de villages, de jardins, de collines, sur cette eau ensoleillée où le sillage du caïque soulève des millions de perles, et sous ce ciel, le plus beau ciel du monde, quelle joie des yeux, quel enchantement, quel ravissement de l'esprit !

[Une promenade sur la Corne d'Or]

On aperçoit d'abord le Lycée français, puis un fouillis de vieilles maisons turques aux murailles tantôt grises et tantôt rouges. Un peu plus loin, on se croirait transporté en Italie, à la vue d'édifices rappelant l'architecture de Palladio, puis en Angleterre, en rencontrant une église anglaise d'un style sévère et froid, aussi froid et aussi sévère que les méthodistes qui la fréquentent.

Ce qu'il y a de charmant, c'est la verdure qui apparaît au milieu des pâtés de maisons et qui tranche agréablement sur la blancheur des constructions modernes ; puis la vue de l'eau qui scintille de tous les côtés comme une gaze à paillettes. Tout au fond, se détachant sur l'admirable ciel bleu, le mont Olympe aux sommets neigeux; c'est à ses pieds qu'est Brousse.

Quant à ces fameux minarets flamboyant au soleil, dont il est toujours question dans les descriptions de Constantinople, je dois avouer qu'ils ne brillent plus guère actuellement, tout dédorés qu'ils sont ; ils ressemblent plutôt à de longues chandelles coiffées d'un énorme éteignoir qu'à des phares lumineux.

Ce qui contribue également à enlever un peu de caractère à Constantinople, c'est que, depuis les nombreux incendies qui ont dévasté la ville à tant de reprises différentes, il a été formellement interdit de rien construire dorénavant en bois.

En outre, l'ancien Pont de la Corne d'Or, si incommode et si dangereux mais si pittoresque, a été remplacé par un nouveau pont venu de Marseille.

Le nouveau palais du Sultan sur le Bosphore, en marbre blanc et en briques, est d'un goût douteux. On voit qu'il est né du caprice d'un être bizarre ne connaissant aucun obstacle et désireux, par dessus tout, de ce qui ne ressemble à rien autre chose.

Ce ne sont pas seulement les yeux qui sont charmés par la vue de la vieille Byzance et du golfe merveilleux qui la sépare en deux villes distinctes, c'est aussi parfois la fête des oreilles. Des musiques partent de tous les côtés dans l'amas confus des maisons, et de temps en temps, des détonations se font entendre; ce sont des pétards que l'on tire dans les rues en l'honneur des fêtes de Pâques.

[Visite à l'Ambassadeur de France]

Une visite, que tout Français qui se respecte doit faire en arrivant à Constantinople, c'est celle à l'Ambassade de France. Je me suis acquitté de ce devoir de haute convenance aujourd'hui même dans la matinée. Après une demi-heure d'attente dans un salon sans grand caractère et meublé à l'européenne, je suis introduit auprès de notre Ministre, M. Melchior de Vogué, qui me reçoit fort courtoisement, et se met à ma disposition pour me faire visiter le palais du Sultan. J'accepte avec reconnaissance et nous prenons rendez-vous dans la cour du Sérail pour une heure et demie.

Je n'avais pas encore mis le pied dans Stamboul et ce ne fut pas sans une vive curiosité que, l'heure du rendez-vous arrivée, je franchis le Pont d'Été sur la Corne d'Or, sans me laisser arrêter par une chaleur atroce. Ce pont remue d'une façon quelque peu inquiétante pour les esprits timorés; il doit être prochainement remplacé, d'ailleurs, par un pont pouvant s'ouvrir afin de laisser passer les navires de haut bord.

Un petit mécompte m'attendait à mon entrée dans l'antique Bysance. Je croyais tomber en plein Orient, et la première chose que je rencontre est un tramway. Un tramway à Stamboul ! Il y en a même de plusieurs espèces. Il y en a pour les hommes et pour les femmes européennes, et d'autres exclusivement réservés aux femmes turques. Les uns comme les autres sont d'ailleurs toujours précédés d'un coureur tenant à la main un guidon brun pour faire ranger les piétons et prévenir des accidents, qui n'arrivent que trop fréquemment, comme je l'ai dit, par suite du fatalisme oriental.

[Réception au Vieux Sérail]

A peine suis-je entré dans la cour du Sérail que l'Ambassadeur y arrive de son côté dans une voiture découverte ; il est précédé par un cavas chamarré d'or, avec une ceinture garnie de toute une collection de poignards et de pistolets.

Nous pénétrons d'abord dans la Bibliothèque du Palais, qui renferme quantité de manuscrits précieux d'une grande valeur : notamment un manuscrit persan sur papier rose, comme une édition d'amateur, et relié en maroquin avec reliefs; un manuscrit italien de la Divine Comédie, datant de la moitié du XIVe siècle, et illustré de nombreuses miniatures représentant des danses macabres.

[La Bibliothèque]

Entre parenthèses, ces richesses incalculables ne semblent pas servir à grand'chose, car les manuscrits restent empilés sans ordre dans les armoires. Les volumes sont, de même, posés à plat les uns sur les autres, au lieu d'être disposés sur la tranche comme dans nos Bibliothèques. La salle renferme encore d'autres objets d'intérêt, de superbes bibelots turcs très anciens, un grand brasero en cuivre, une très belle lampe, une pendule Louis XV, un étendard sur lequel sont brodés les portraits des Sultans, un album fait à Londres contenant également les portraits à la miniature de divers Commandeurs des Croyants. Enfin, le plancher est recouvert d'un beau tapis français.

[Le Trésor]

En sortant de la Bibliothèque, où nous nous sommes rencontrés avec Eugène Piot, le savant auteur du Cabinet de l'Amateur, l'ami de Th. Gautier et son compagnon de voyage en Espagne (on assure même que c'est Piot qui fit les frais dudit voyage - la dédicace du volume de Th. Gautier l'indiquerait assez), notre cortège défile entre une double haie de domestiques formant une garde d'honneur, et parcourt une succession de salles, avec galeries supérieures, où sont exposées les aigrettes garnies de diamants, d'émeraudes et autres pierres précieuses, du Commandeur des Croyants; le berceau en cuivre doré dans lequel dix Sultans ont été successivement bercés ; le sabre de Mahmoud; et un trône persan tout incrusté de perles fines et de pierres précieuses. Dans une petite pièce garnie de vitrines, beaucoup des objets précieux me paraissent avoir été dépouillés de leurs diamants, et ceux-ci remplacés par du strass. Est-ce que par hasard Sa Hautesse, dans un cas pressant, enverrait ses bijoux au Mont-de-Piété, comme un simple surnuméraire ?

J'admire encore, en collectionneur passionné, le sabre de Mahomet le Conquérant, un sabre très simple, mais d'un beau style; un vase de Sèvres, cadeau de la France; des rateliers de fusils magnifiques damasquinés en or, parmi lesquels on fait remarquer à M. de Vogué les fusils de rempart des janissaires avec des capucines gigantesques; un coffret en cristal de roche; des aiguières en or d'un beau travail vénitien; des casques circassiens richement ciselés et damasquinés; des bâtons en jade; des coffrets chinois; et une toilette en cristal de roche.

[Le Kiosque du Sultan]

On conduit ensuite l'Ambassadeur et ses invités dans le Kiosque de Murad, ou de Bagdad, qui est de construction moderne et meublé à l'Européenne. Ce qu'il y a de plus remarquable, avec deux belles armoires en laque japonaise à reliefs, et le service particulier du Sultan, étalé sur une table couverte d'un drap d'or, c'est l'incomparable panorama que l'on découvre de la terrasse circulaire qui entoure le kiosque extérieurement. A droite, la mer de Marmara et les îles des Princes, en face Calcédoine et Scutari, à gauche, le Bosphore et l'entrée de la Corne d'Or enfin, brochant sur le tout, le soleil resplendissant de l'Orient. Une collation à la turque est offerte aux Français dans le kiosque du Sultan. Elle se compose de confitures, de café, de sirop de mûres et de verres d'eau dont l'eau est puisée aux meilleures sources de la ville. Les zarfs et les tasses sont cerclés d'or et enrichis de pierreries; les verres sont en cristal de roche. Les domestiques qui nous servent se tiennent à distance respectueuse.

Nous passons ensuite dans la Salle du Trône, ou Divan. C'est une superbe salle à coupole peinte en rouge avec arabesques, aux murs recouverts de faïence bleue; elle est ornée d'une très belle cheminée et d'un trône large comme un lit, entouré de colonnes enrichies de diamants.

M. de Vogué, qui nous conduit avec une bonne grâce charmante, nous cite un dialogue significatif entre un ambassadeur et un sultan; il peint bien ce qu'était autrefois le cérémonial de réception en usage à la Sublime Porte :

« Le Sultan. - Qui est-ce qui est là ? »

L'Ambassadeur. - Un homme qui n'est pas couvert. »

Le Sultan. - Donnez-lui un habit. »

L'Ambassadeur. - Un homme qui n'a pas mangé. »

Le Sultan. - Donnez-lui à manger. Et puis jetez-le dehors. »

L'Ambassadeur était introduit par une porte très basse le forçant à se courber pour passer. Le général Sebastiani, refusant de se soumettre à cette humiliation, passa à reculons, et se présenta de la sorte au grand scandale de la Cour. La visite est terminée. Je prends congé de l'Ambassadeur et me retire. Avant de sortir toutefois, j'ai la bonne fortune de me croiser avec quelques-unes des femmes répudiées du Sultan et des eunuques blancs à la face ridée qui habitent le Palais.

Je me retrouve dans la rue, juste pour entendre le Muezzin appeler les fidèles à la prière, du haut de l'un des minarets de Sainte-Sophie; et pour voir une foule de vieux Turcs répondre à cet appel, jeté d'une voix nasillarde, et se diriger vers l'entrée de la mosquée. De nombreux passants entourent la charmante fontaine d'Ahmed III, en face Bab-Humaioun (la Porte Auguste), et boivent des verres d'eau de pluie dans des tasses de bronze sur lesquelles sont gravés des versets du Coran.

Voici Sainte-Sophie ! N'ayant pas les babouches indispensables pour y pénétrer, ni le firman qui permet de se passer de cette précaution, je me borne, pour cette fois, à en faire le tour et à en admirer les imposantes proportions. Aussi bien, on l'a décrite tant de fois, et la peinture, la gravure, la photographie l'ont tellement répandue de par le monde qu'il serait sans doute superflu de s'y arrêter longtemps ici. Disons seulement qu'à première vue ce vénérable monument ne répond guère à l'attente du voyageur, principalement à cause des contreforts massifs dont il est entouré, et de la foule de constructions de toutes sortes qui se sont appuyées le long de ses murs, dissimulant entièrement le plan primitif. Impossible de ne pas parler encore des quatre énormes minarets, les plus élevés de tout Stamboul, qui se dressent aux quatre angles de cette vaste et merveilleuse mosquée.

A côté de Sainte-Sophie, est la mosquée d'Ahmed (Ahmédièh), ornée de six minarets au lieu de quatre. On raconte à ce propos que, lorsque Achmet ou Ahmed I la fit bâtir en 1610, l'Iman de la Mecque voulut s'opposer à son édification, par la raison que la Kaaba était le seul édifice musulman qui eût six minarets jusqu'alors, de sorte qu'Ahmed n'eut d'autre ressource que de faire construire à ses frais un septième minaret à la Kaaba.

Puis, je prends la rue du Sultan Mahmoud, où se trouve son Tombeau, ou Turbé. De nombreux fidèles s'y rendent pour l'heure de la prière. Non loin de là, se trouve la Colonne brûlée, colonne de porphyre, à moitié renversée par la foudre et noircie par les incendies (d'où son nom). Il n'en reste plus aujourd'hui qu'un amas de pierres déchaussées.

Quels sont ces hurlements ? On dirait une véritable bataille de chiens. Chacun sait qu'à Constantinople les chiens sont tous cantonnés dans leur quartier respectif et que, lorsqu'il arrive à l'un d'eux de se hasarder dans un autre quartier que le sien, tous ceux qui ont fait élection de domicile dans celui-ci se réunissent pour tomber sur l'intrus à grands coups de crocs. C'est précisément une scène de ce genre dont j'ai la représentation ; elle se termine du reste rapidement, après un tapage étourdissant, par l'expulsion du pauvre diable à quatre pattes. Ces chiens appartiennent d'ailleurs à une vilaine race, ils ont le pelage fauve et ressemblent autant à des loups qu'à des chiens; ils passent tout leur temps dans la rue, et vivent des détritus de toutes sortes que l'on y jette. Des cas d'hydrophobie se déclarent fréquemment parmi eux, mais c'est un détail auquel personne ne fait attention, parait-il.

[Une première visite au Bazar]

Enfin, avant de quitter Stamboul, Emmanuel, mon fidèle drogman, me fait entrer un instant au Bazar, où je me réserve de faire de longues visites au premier jour.

Tout le monde sait que le Bazar est un grand marché couvert, avec des arcades mauresques très basses qui lui donnent un caractère turc des plus accentué. Je parcours rapidement différentes ruelles, ou différents quartiers, qui portent le nom des marchandises que l'on y débite : le bazar de fourrures du Nord, celui des soieries, celui des bijoutiers qui, par précaution, ne mettent en étalage que fort peu de chose, gardant leurs plus beaux articles à l'intérieur de leur magasin. En passant dans le bazar des vêtements j'aperçois, hélas ! accrochés au milieu de vestes brodées et de grandes robes de cachemire, des complets qui viennent directement de la Maison qui n'est pas au coin du quai.

[Ludovic]

Ludovic, le marchand dont tous les Guides recommandent le nom, est aujourd'hui retiré des affaires, et habite la campagne. C'est son fils qui tient sa boutique, une boutique étroite et obscure, qui n'en renferme pas moins bon nombre de merveilles. Je charge Ludovic fils de me procurer un Coran manuscrit, et je prends rendez-vous avec lui pour visiter son magasin.

Chez un fabricant de pipes, une pipe à long tuyau de jasmin, pour fumer le blond et chevelu tabac de l'Orient, me séduit si vivement que je succombe à la tentation. Je l'achète, avec un superbe bouquin d'ambre jaune, et un magnifique fourneau rouge incrusté d'or.

A l'entrée du Pont de Stamboul, en revenant par Yeni Djami, je croise une Circassienne d'un type superbe. Il règne sur ce point un mouvement, une agitation, un va-et-vient incessant, que les touristes se réjouissent longtemps à regarder. Mais le soleil est si chaud que le plancher du pont brûle la plante des pieds, et force m'est de déguerpir. Le pont lui-même et ses environs immédiats sont encombrés d'une foule de marchands de marrons, de pistaches, de noisettes, de pois-chiches, d'oranges, de jouets d'enfant, de figues, de dattes, d'eau-de-vie de mastic et de couronnes de pain. Ces pittoresques débitants se servent de petites balances ordinaires avec des poids en cuivre.

La vue de la Corne d'Or et des quais n'est pas moins intéressante. On suit de l'oeil les bateaux à vapeur qui accostent au bas du pont, et les voitures dans lesquelles de belles cadines se promènent en faisant assaut de grâces et de toilettes.

La grande montée de la rue de Galata, par laquelle il faut regagner l'hôtel, a également des échappées merveilleuses sur le Bosphore; malheureusement, grâce à l'affreux pavage de cailloux pointus, c'est une ascension presque aussi pénible que celle du Vésuve.

Je rencontre des changeurs (serafs ) avec leur petite boutique ambulante, garnie d'une provision de monnaies diverses : il paraît que ces gens sont tous fort riches; ils sont également polyglottes et font le change comme de vrais banquiers.

Pour essayer mon chibouque, Emmanuel m'achète, avant de rentrer, du Yemdjé, le meilleur et le plus fort tabac de tout Péra.

[Le colonel Fayk bey della Suda.]

Dîner à l'hôtel. On nous sert du pilaf et du riz à la sauce tomate.

Après dîner, le colonel Della Suda, ce pharmacien du Sultan chez qui je m'étais présenté deux fois sans pouvoir le rencontrer, vient rendre visite à ces dames. C'est un charmant homme, d'une quarantaine d'années, attaché au service de l'hôpital militaire et qui porte fort bien l'uniforme de colonel turc. Il nous raconte qu'il est allé en France, qu'il se trouvait même à Paris au moment où la guerre de 1870 a été déclarée, et qu'il se fit inscrire à Tours dans le service des Ambulances. Il connaît aussi Nantes et le Bourg de Batz, où il lui est arrivé une aventure désopilante.

Un jour qu'il visitait une église, son fez sur la tête, on vient le prier de se découvrir. Des amis, qui l'accompagnaient, ont alors l'idée saugrenue de répondre au bedeau que c'est au Grand Turc en personne qu'il a affaire. Stupéfaction et embarras du bedeau, qui en réfère au vicaire et celui-ci au curé. On pense quel émoi dans la ville !

Notre homme se tira de là en homme d'esprit, il acheta trois barriques de vin et grisa toute la population, qui finit par le porter en triomphe et le reconduisit en masse jusqu'à la gare aux cris de : « Vive le Grand Turc ! »

L'aimable colonel se tient à ma disposition pour m'aider dans les achats que je veux faire au Bazar. Nous prenons rendez-vous pour un jour très prochain. Avant de me mettre au lit, je vais faire une dernière promenade dans les rues. C'est la veille de Pâques, et, de tous les côtés, on tire des coups de fusil, des pétards et des fusées, comme si l'on voulait mettre le feu à Péra. Les boutiques des bouchers sont tout enguirlandées de feuillages; chez l'un d'eux surtout, un mouton recouvert de papier argenté attire l'admiration des passants. On fait aussi un grand débit de gâteaux de Pâques qui ressemblent au pain d'Espagne. De nombreuses bandes de chanteurs parcourent les rues pour inviter les Grecs à la prière.

En rentrant, j'allume mon chibouque et je m'endors dans un brouillard de fumée, à travers lequel m'apparaît en rêve le paradis de Mahomet avec ses innombrables houris.


 CHAPITRE XI Une promenade sur le Bosphore. - La rive d'Europe et la rive d'Asie. - Palais de pachas et Palais d'ambassadeurs. - Thérapia. - Buyuk-Déré. - Kanlidjé et les Eaux Douces d'Asie. - La vallée d'Almadar et les fêtes de la Pascaia. - La Tête de Turc en Turquie.

Décidément, les fêtes de Pâques ont un prélude un peu bien bruyant. Toute la nuit, les Grecs ont fait dans la rue un vacarme infernal, et les chiens, qui d'ordinaire se tiennent fort tranquilles, n'ont pas cessé d'aboyer jusqu'au jour. Enfin, dès six heures, grand carillon à je ne sais combien de cloches dans l'église qui est en face de l'Hôtel de Bysance.

A peine si j'ai pu reposer un peu vers le matin ! Et cependant la journée de la veille avait été des plus fatigantes et quelques heures de bon et paisible sommeil m'eussent été d'autant plus nécessaires qu'aujourd'hui nous devons faire en bateau à vapeur la tournée du Bosphore jusqu'aux Eaux Douces d'Asie.

Je me suis laissé mettre en retard par mon journal de voyage, et ma femme est partie devant avec nos compagnons de voyage. Il est convenu que je les rejoindrai à 9 heures précises de l'autre côté du Pont de Stamboul, en face les bateaux du Bosphore.

Je déjeune et fort bien, ma foi ! avec un agneau rôti, servi tout entier, et qui tient un citron dans la bouche.

Puis je gagne à la hâte Top-Hané par une ruelle aussi raboteuse que rapide, je passe devant la Fonderie de Canons, et saute dans le tramway qui mène au Pont de Stamboul. Le pont franchi à toutes jambes, j'arrive enfin devant le vapeur n° 21 qui chauffe pour le Bosphore. Il est neuf heures, le bateau va partir et personne au rendez-vous ! C'est une partie manquée !

Je repasse le pont d'assez méchante humeur, et qui vois-je, à l'autre extrémité ? Ma femme et les Larrey qui m'attendent là depuis une demi-heure .

- Où diable étiez-vous ? Par où êtes-vous passé? Et nous qui avons envoyé ce pauvre Maya-Georgis à votre recherche !

[Une promenade sur le Bosphore]

Maya-Georgis est le nouveau drogman que nous avons pris pour remplacer Emmanuel, dont les services ne nous convenaient qu'à moitié. Enfin tout s'arrange, le drogman reparaît et nous nous dirigeons en pressant le pas, vers le bateau, qui, fort heureusement, ne part qu'à 9 heures 45, et non pas à 9 heures. Il y a beaucoup de monde à bord ; presque tous les bancs de la dunette sont occupés par une foule pittoresque et bigarrée, au milieu de laquelle circulent des marchands de limonade et des cafedji.

Nous longeons d'abord Top-Hané. Une grande caserne jaune sur la hauteur, tout proche le Champ des Morts de Péra, frappe nos regards. Nous passons ensuite devant le Palais de Dolma-Baghtché [Dolmabahçe]. Il est, ou du moins il paraît être, en marbre, dans le style Renaissance. Une longue terrasse le borde du côté de l'eau, avec des piliers supportant des grilles. Des escaliers descendent jusqu'au Bosphore pour permettre aux caïques d'aborder.

[La rive d'Europe et la rive d'Asie]

Béchik-Tach [Beşiktaş] est la première station des bateaux à vapeur. Le petit port est occupé par toute une flottille de caïques. Derrière, se dresse le nouveau Palais du Sultan, le Palais de Tchéragan [Çırağan], moins imposant comme architecture que celui de Dolma-Baghtché, mais admirablement aménagé, dit-on. Le Sultan l'habite pour le moment; aussi ne peut-on le visiter. On nous montre ensuite le Palais de la Sultane Validéh, à demi caché derrière des massifs de lilas sauvages en fleur, d'un effet ravissant.

Orta-Keuï [Ortaköy]. Deuxième station. J'ai déjà vu la mosquée avant-hier, à l'occasion de la visite du Sultan. Ce joli village est composé en grande partie de coquettes maisons, villas, chalets et kiosques, appartenant surtout à des banquiers arméniens, chrétiens et juifs. Quelques-unes de ces charmantes habitations ont les pieds baignés par le Bosphore et chacune leur petit embarcadère spécial pour les caïques.

Une grande maison en briques, demeurée inachevée, attire l'attention. Elle avait été commencée par un Arménien du nom de Jézaerli. Mais un beau jour, le Sultan, étant venu la visiter, la trouva trop splendide pour lui et le maudit. Le pauvre Jézaerli, chassé ignominieusement, fut obligé de déguerpir et se réfugia, dit-on, en Russie.

Nous apercevons aussi des harems de Pachas avec leurs fenêtres garnies de moucharabis ou plutôt de Kafets, cadres carrés en bois avec treillage, qui montent et descendent à volonté dans des rainures comme nos fenêtres à guillotine. Un harem plus important que les autres, couronné par un croissant étincelant et entouré de jardins magnifiques, est celui du Ministre de la Marine. Il est fermé de tous les côtés par de hautes murailles et soigneusement grillagé.

3° station. Kourou-Tchechmé (Fontaine sèche) [Kuruçeşme]. Toutes les maisons situées sur les deux rives du Bosphore sont construites sur pilotis. Le voisinage immédiat de la mer leur a donné une teinte noire.

4° station. Arnaout-Keuï [Arnavutköy]. Des cadines et un Egyptien en robe jaune rayé et en caftan café au lait débarquent ici. Un peu plus loin, un palais de construction récente, hommage du Sultan à la mère du Vice-Roi d'Égypte.

5° station, Bébek, habité surtout par la colonie Anglaise et Américaine.

Un peu après Bébek, les deux rives se rapprochent. C'est ici que Darius fit jeter un pont sur le Bosphore. Les deux châteaux que l'on voit aujourd'hui, celui de Roumili-Hissar sur la rive gauche et celui d'Anadouli-Hissar sur la rive droite, ont été construits tous deux par Mahomet II.

Sur la hauteur, on aperçoit un collège américain [le Robert College], et, plus bas, un cimetière turc, semblable à ceux déjà décrits, et qu'on trouve un peu partout; car les cimetières jouent un grand rôle dans la vie des Orientaux.

[Palais de pachas et Palais d'ambassadeurs]

Les maisons qui bordent le petit quai en bois ont toutes, comme à Orta-Keuï, leur port d'embarquement et de débarquement, de même que nous avons chez nous un porche pour permettre aux voitures de s'avancer et de prendre les maîtres du logis ou ses hôtes sans les faire mouiller. Elles ont également des moucharabis pour sauvegarder les femmes contre la curiosité indiscrète des passants.

A ce propos, on raconte qu'il y a vingt ou trente ans les femmes arméniennes portaient le iachmak et le feredjé comme les femmes turques ; il leur était interdit seulement de porter un feredjé de couleur verte, celui-ci étant réservé spécialement aux dames turques. Depuis la guerre, les Arméniennes ont jeté iachmak et feredjé par-dessus les moulins du Bosphore, et pris le costume européen.

Deux jolis palais en vue, celui de Kamyl Pacha, qui se noya il y a une vingtaine d'années en prenant un bain, et celui de Kamyl Bey, introducteur des Ambassadeurs.

6° station. Balta-Liman. Ici, les palais sont plus nombreux encore. A côté de la maison de Fuad Pacha, celle d'un très haut personnage mort tout récemment, Kirili; puis la demeure du Vice-Roi d'Égypte, l'une des plus remarquables avec son splendide jardin. Un peu plus loin encore, le moulin à farine de M. Bisson, près la rivière de Steina.

7° station. Yeni-Keuï [Yeniköy]. Encore un magnifique palais, celui du Prince Véristaki Effendi, le grand banquier de Constantinople.

Très pittoresques les pêcheries établies sur le Bosphore ! Le pêcheur se tient dans une petite cabane perchée à l'extrémité d'un mât planté au milieu de l'eau, et surveille, du haut de son observatoire, les filets tendus au-dessous de lui. Lorsque les filets, sont remplis de poissons notre homme fait un signal et ses camarades se hâtent de les tirer.

Je rencontre à cette station le Baron de Hirsch, riche banquier qui a obtenu l'adjudication des chemins de fer de Roumélie; il habite une maison qu'on lui a louée douze mille francs pour quatre mois.

[Thérapia]

A Thérapia [Tarabya], où nous arrivons ensuite, se trouve le Palais de l'Ambassade de France, petit palais entouré d'un parc immense, et d'où l'on a une vue splendide : puis celui de l'Ambassade d'Angleterre, un grand palais avec également un jardin.

On voit de Thérapia un tombeau situé sur la rive d'Asie, de l'autre côté du Bosphore, et qui mesure dix-huit pieds de long. C'est le tombeau de Montgigant, un homme d'une taille gigantesque. La légende le dit du moins, et il faut toujours croire les légendes.

Vient ensuite une crique, qui sert de petit port de refuge ou d'attente, et qui conduit à la forêt de Belgrade; dans le lointain s'aperçoit un aqueduc, qui amène l'eau potable à Constantinople.

Le Palais de l'Ambassade d'Espagne continue la série de ces résidences d'été qui bordent le Bosphore, et qui sont si bien des résidences d'été que pas une d'elles ne possède de cheminées surplombant les toitures.

Le Palais de l'Ambassade de Russie se dresse orgueilleusement, un peu plus loin, sur la colline dominant Buyuk-Déré, colline qui appartient toute entière, paraît-il, au gouvernement russe.

Tout à côté, une superbe maison, propriété d'un Génois, M. Franchini; ce qui explique pourquoi elle est décorée extérieurement de quatre groupes allégoriques en terre cuite représentant l'Agriculture, l'Industrie, le Commerce et la Marine. On sait, en effet, que la religion de Mahomet défend expressément la reproduction des êtres animés sur les monuments.

[Buyuk-Déré]

Je descends à Buyuk-Déré, et pousse une pointe dans ce joli bourg, qui peut passer pour une ville par son étendue. Au moment d'arriver près de l'église grecque, la foule se range respectueusement pour laisser passer une procession : des chanteurs à la voix de fausset marchent en tête, suivis de deux diacres en chapes brodées d'or; puis vient l'évêque en dalmatique, sa belle tête à longue barbe blanche coiffée d'une sorte de tiare garnie d'or ciselé et semblable à la couronne de Charlemagne : les fidèles se pressent contre lui, pour baiser religieusement l'Évangile qu'il tient à la main et son anneau épiscopal. - C'est la Pâque grecque.

L'église n'a pas de clocher; mais, en revanche, elle a des cloches qui sonnent à toute volée, en même temps que des coups d'espingoles partent de différents côtés. Intérieurement, elle offre à l'adoration des fidèles des tableaux assez intéressants, un Saint-Michel terrassant le Démon, des Christs, des Vierges, et un grand nombre de statuettes et de reliques en argent repoussé, qui brillent et se renvoient l'éclat des cierges. En sortant de l'église, je m'engage dans une rue qui monte presque à pic, et, au bout d'un quart d'heure, me conduit sur un plateau où se tient un poste turc.

Une remarque en passant. L'armée du Sultan n'est pas composée exclusivement d'indigènes, elle compte également dans son sein des Allemands, des Hongrois, des Polonais et des Grecs, mais en très petit nombre.

Buyuk-Déré est surtout habité par des Francs qui en font leur résidence d'été. Les Turcs n'y vont guère que les jours de fête, pour se promener. On y fait admirer aux voyageurs un gigantesque platane, qui est presque un monument historique : c'est là, d'après la tradition, que Godefroy de Bouillon établit sa tente ; aussi l'appelle-t-on le platane de Godefroy.

Au moment de quitter le plateau, un curieux phénomène atmosphérique se produit. Les lignes de la rive d'Asie se couvrent peu à peu d'une légère brume qui s'épaissit rapidement. Un brouillard, noir comme de la fumée, envahit le Bosphore qui disparaît complètement. Nous-mêmes nous sommes plongés dans une quasi-obscurité. Nous entendons gronder la foudre dans le voisinage, et la température baisse considérablement.

Je suis obligé de mettre un pardessus en remontant à bord du paquebot, car le vent souffle du nord, il est glacial et le brouillard se change en une pluie fine et froide. Bientôt même, il n'y a plus moyen de tenir sur le pont, et la trombe nous enveloppe. Tout le monde descend dans le salon.

[Kanlidjé et les Eaux Douces d'Asie]

Heureusement, le vapeur avance rapidement et sort peu à peu de la désolante région du brouillard, pour rentrer dans celle du soleil. Il se dirige maintenant sur Kanlidjé, où se trouvent les Eaux Douces d'Asie.

Parmi les passagers une vieille zingari, vêtue d'étoffe bleue et le visage recouvert d'un voile qu'elle retient de la main, demande l'aumône, en tendant un plateau. Puis ce sont des marchands de café, qui circulent à bord en jetant toutes les cinq minutes leur cri de « Kafedgi ! Kafedgi ! »

Avant d'arriver à Kanlidjé, on me montre la pierre de Beykoz posée par les Russes en 1827, pour indiquer l'endroit jusqu'où ils étaient venus; puis, sur un cap avancé en face de Thérapia, le kiosque offert au Sultan par Mehemet Ali. Ce kiosque, qui n'a pas coûté moins de six millions, est d'un aspect monumental; mais, ce qu'il a surtout d'admirable, c'est sa situation et la magnifique végétation qui l'entoure.

Kanlidjé paraît enfin sur une pointe qui s'avance dans la mer, en face de Roumili-Hissar [Rumeli Hisari]. Le courant est tellement violent en cet endroit que les caïques se font remorquer le long du bord.

Nous quittons le vapeur et débarquons au milieu de braves Turcs, assis en groupe et fumant gravement leur pipe. Je fais prix avec les rameurs d'un caïque, pour aller visiter les Eaux Douces d'Asie.

En route, nous passons devant le Palais de Mustapha-Pacha, frère de l'ex-vice-roi d'Égypte, puis devant le kiosque du Sultan, construit dans le style Renaissance et décoré d'ornements genre carton-pâte.

Un peu après avoir dépassé Anadouli-Hissar (le Château d'Asie) [Anadolu Hisarı], nous arrivons au célèbre lieu de plaisance appelé par les Européens les Eaux Douces d'Asie, et Gueuk-Sou [Göksu] (le Ruisseau Céleste) par les Turcs.

La route est bordée, de chaque côté, par des pins qui s'enlèvent en noir sur le paysage, et l'on distingue au loin quelques piles d'aqueducs, qui remontent à l'antiquité la plus vénérable; au milieu de la prairie, des femmes disséminées par groupes, comme des coquelicots et des bluets dans les blés. J'ai la satisfaction, en ma qualité d'amateur de couleur locale, de m'entendre traiter au passage de giaour par d'élégantes hanums, assises sur une espèce de plate-forme, autour d'une fontaine qui contient une eau excellente renommée dans tout le Bosphore.

Nous ne mettons pas pied à terre cette fois, et nous nous faisons reconduire directement à Dolma-Bagtché par le caïque.

Le caïdji ôte sa veste rose et ne garde que sa chemise légère, toute plissée et ouverte par devant, ce qui laisse voir sa poitrine velue : il porte, avec cela, un large pantalon blanc en toile, serré au genou, et des bas blancs.

Le caïque est en noyer, il est tout neuf et tout vernissé à l'intérieur. Les avirons glissent sans bruit entre leurs attaches, et nous filons doucement en suivant le courant. Nous sommes étendus dans la coquette embarcation comme dans une baignoire, les pieds posés sur la planchette contre laquelle le rameur arcboute ses jambes. C'est à peine si l'on aperçoit nos têtes émergeant au-dessus des plats-bords.

Rien ne saurait rendre l'effet d'une promenade en caïque sur le Bosphore. Le calme de l'air, la fraîcheur de l'eau, la vue des rives verdoyantes, les sons lointains de quelque musique, ou l'écho de la voix monotone des Muezzins appelant les fidèles à la prière, - tout cela ravit et enchante l'esprit.

Des centaines de marsouins accompagnent notre barque, en se jouant au soleil; et nous croisons des bâtiments de guerre laissant traîner à leur poupe le drapeau national, rouge avec le croissant surmonté d'une étoile blanche, tandis que dans la montagne un coup de fusil se répercute comme un roulement de tonnerre.

Nous revoyons, en passant, le palais du Sultan, et ses innombrables fenêtres qui lui donnent l'air d'un grand bâtiment découpé à jour; ce qui n'empêche pas d'ailleurs cet énorme palais de ressembler à une caserne gigantesque. Aucune ombre ne se montre à ces nombreuses fenêtres, aucun mouvement, aucune vie ne trahissent ce qui peut se passer derrière ces murailles impénétrables.

Nous débarquons avec les précautions de rigueur, et nous remontons par la rue de Dolma-Bagtché, au milieu de laquelle gît une charogne abandonnée, ce à quoi personne ne semble faire attention.

Dolma-Bagtché était jadis un jardin, et la mer y formait un golfe. Depuis qu'il est une rue, les Turcs, avec leur insouciance invétérée et leur magnifique dédain du progrès, laissent volontiers à la nature le soin de creuser des ruisseaux au milieu du chemin.

Du haut de Dolma-Bagtché, on jouit d'une vue splendide sur Constantinople, le Bosphore, et jusque sur Scutari. Nous y rencontrons de grands diables en guenilles et les jambes nues; ce sont des Kurdistans, vomis par la rive d'Asie sur celle d'Europe.

Nous revenons par le Grand Champ des Morts. On n'y enterre plus depuis 1865, soit qu'il n'y ait plus de place, soit que les vrais croyants s'y trouvent trop près des nouveautés, apportées chaque jour par la civilisation des Francs, pour espérer y reposer en paix.

Au milieu du cimetière se trouvent les aqueducs qui approvisionnent Constantinople. Ce sont de vastes pyramides, sur le sommet desquelles l'eau qui vient de la montagne coule dans d'interminables tuyaux.

Nous traversons ensuite la route qui longe le cimetière, et nous arrivons dans un terrain vague assez déprimé, que des dépôts incessants d'ordures de toute sorte comblent peu à peu : c'est le dépotoir de Péra.

[La vallée d'Almadar et les fêtes de la Pascaia]

La vallée d'Almadar, qui est toute voisine, prend pour le moment un aspect d'animation extrême, à cause de la fête de Pâques (en turc Pascaia). On y retrouve tous les éléments ordinaires des fêtes foraines, accommodés au goût spécial des indigènes du pays. Je me fais peser comme un badaud sur une balance d'une simplicité toute primitive ; c'est une simple romaine, avec une planchette de bois sur laquelle le client s'asseoit. Je passe ensuite la revue des pitres, des hercules de foire, des arlequins, des colombines, des saltimbanques aux oripeaux pailletés, aux maillots couleur de chair, tous et toutes d'anciennes connaissances, parmi lesquelles je remarque seulement l'absence de la Femme à barbe, de la Femme Colosse et de la célèbre Tête de Turc, qui fit la joie de ma tendre jeunesse. C'eût été le cas ou jamais, il me semble.

Les balançoires ont, cependant, une allure tout à fait particulière. Ce sont des sortes de cages ambulantes, dans lesquelles on s'asseoit comme dans un tramway, et où des familles entières peuvent tenir à la fois sans aucun risque. Ces balançoires sont admirables. On peut les lancer à contre-sens. Elles ne se croisent pas, mais se rencontrent en revenant à leur point de départ, de telle sorte qu'il suffit au cavalier de l'une d'elles d'allonger un bon coup de pied à la chute des reins du cavalier de l'autre, pour l'envoyer dans l'espace. Plus le coup de pied est vigoureusement appuyé, plus le voyage est considérable.

Jusqu'ici, je m'étais toujours figuré qu'un échange de compliments de ce genre n'avait rien de particulièrement agréable. Il faut croire que cela dépend des latitudes; car, dans la vallée d'Almadar, de nombreux amateurs s'y abandonnent avec un entrain qui prouve assez le plaisir qu'ils trouvent à cet exercice essentiellement hygiénique. Le bon Rabelais aurait-il pressenti ce pittoresque divertissement dans le chapitre de sa mirifique histoire de Pantagruel, où l'on voit que « le coup de pied au derrière est une agréable chose et qu'il y en a d'aucuns qui en redemandent ? »

La pantomime me semble moins brillamment représentée. Une tente turque, au-dessus de laquelle flotte un drapeau prussien, avec cette enseigne en italien : Briganti del Ponti rosso, pantomima in 4 atti, attire peu de curieux, malgré les efforts d'un trombone qui s'époumonne inutilement.

Les danseurs arméniens, en revanche, ne manquent ni d'intérêt, ni de clients. Ils tournent lentement en se dandinant, les bras posés sur les épaules de leurs partenaires. La musique, placée au centre des groupes, se compose d'une grosse caisse sur laquelle on frappe, d'un côté avec une forte baguette, et, de l'autre, avec une petite; et d'un pipeau champêtre, dans lequel l'exécutant souffle des heures durant sans se fatiguer. Sauf les femmes, qui n'y brillent que par leur absence, ces danses rappellent assez celles de nos paysans bas-bretons.

Les tentes, où sont installés les marchands de rafraîchissements, de limonade aux oranges et aux citrons, sont fort entourées. Je goûte au riz préparé avec une sauce au safran, à des choux et des salsifis au vinaigre; maigre régal, en somme !

Les marchands d'oeufs sont nombreux. L'habitude, pour reconnaître si la coque est épaisse, est de la mettre sous les dents : et cette constatation a d'autant plus d'intérêt que l'on s'amuse ensuite à cogner son œuf contre l'œuf du voisin, et que c'est celui, dont l'œuf est le moins solide et casse, qui paye la consommation commune.

La vallée d'Almadar, où se déploie cette orgie de réjouissances pittoresques, est tout proche du quartier de Péra qui fut brûlé tout entier, il y a une dizaine d'années. L'incendie, propagé par un violent vent du nord, commença à deux heures de l'après-midi et dura plusieurs jours.

La grande rue de Péra, qui nous reconduit à l'Hôtel de Bysance, est animée par un incessant va-et-vient de Grecs et d'Arméniens; mais, à cause de la fête sans doute, les boutiques sont presque toutes fermées. J'admire, en passant, un Croate du Monténégro et sa veste toute brodée d'or. Quel beau modèle pour l'un de nos maîtres orientalistes !

Avant de rentrer, toutefois, je fais visite à Preciozi, l'un des peintres les plus habiles du pays. Il a édité un album des plus curieux, où défile tout Constantinople dans des aquarelles représentant les types du pays, saisis sur le vif : hammals, eunuques, confiseurs, intérieurs de harem, de café et de bazar. Ses collections, en outre, sont véritablement admirables. Il a des merveilles de toutes sortes entassées chez lui : tapis brodés, tabourets garnis de nacre, Corans en persan fleuri, fusils des anciens janissaires. Preciozi est un artiste de goût et je ne m'étonne plus que les princes, de passage à Constantinople, s'adressent à lui pour être guidés dans leurs achats et leurs commandes.

Le soir, après dîner, je mets en ordre ma correspondance et j'envoie de nos nouvelles aux amis de France. Tout en décrivant au courant de la plume les lieux historiques que nous avons l'heureuse fortune de voir d'aussi près, j'ai peine à croire moi-même que tout ce que j'écris est bien vrai, et que nous avons pu contempler la place où Darius fit défiler son armée, et nous asseoir sous le sycomore où Godefroy de Bouillon dressa sa tente.

[La Tête de Turc en Turquie.]

Un petit détail prosaïque et d'un intérêt médiocre pour le lecteur me ramène pourtant sur terre : c'est la constatation de la rapacité trop réelle, avec laquelle les pauvres voyageurs sont écorchés sous ce beau ciel. Je m'étonnais tout à l'heure de n'avoir pas rencontré dans la fête foraine de la vallée d'Almadar une seule Tête de Turc. Je comprends maintenant cette lacune : ici la Tête de Turc - c'est l'infortuné touriste.


CHAPITRE XII Visite à Kadi-Keuï (Chalcédoine). - Les mendiants. - Le Pont de Stamboul. - La grande rue de Galata. - Les chaises à porteurs. - La fontaine de Top-Hané. - Les menus de la table d'hôte à l'Hôtel de Bysance. - Fayk-Bey.

Impossible de faire deux pas hors de l'hôtel, sans se heurter à des marchands ambulants, qui veulent absolument vous vendre, et vous vendre fort cher, des cravates soutachées, des vestes brodées dans le goût de celles que portent les femmes à l'intérieur des harems, des corsages en soie de Brousse, et des petits tapis avec le tourah du Sultan.

A propos de Brousse, je m'informe, avant déjeuner, de la route et des moyens de transport qu'il faut prendre pour aller voir cette ville. Mais on me détourne de ce petit voyage, qui est fort pénible et paraît-il, peu intéressant.

Le déjeuner de l'hôtel ne brille pas par la variété. de ses menus. Tous les matins, on nous sert le même potage, le même beefsteak et le même thé russe. Ce sont des domestiques mâles qui font le service, à table et dans les chambres. A Constantinople, il n'y a que le Sultan qui soit servi par les femmes de son harem.

Nous avons, parmi nos compagnons ordinaires de table, deux compatriotes marchands de vin, un Champenois et un Bordelais, qui passent leur temps à se renvoyer de grosses farces plus ou moins piquantes.

Le Champenois prétend qu'il est parvenu par son éloquence à faire prendre lui-même la marque de sa maison jusque dans la Mecque.

- Alors, répond l'autre bon apôtre, pourquoi ne mettez-vous pas sur vos étiquettes : fournisseur du tombeau de Mahomet?

Les autres convives d'importance se composent surtout d'un officier prussien, qui sable le champagne avec un calme et une dignité remarquables, et du ministre plénipotentiaire de je ne sais quelle république américaine, qui ne se refuse rien et jouit à l'hôtel d'une considération en rapport avec sa dépense.

Le café expédié, nous nous remettons derechef entre les mains d'Emmanuel, que nous avons repris à notre service. Il a réussi à se procurer, Dieu sait au prix de quelles démarches, dit-il, un firman pour visiter Sainte-Sophie. Décidément, malgré notre première rupture, Emmanuel est un homme précieux, mais quelque peu coûteux aussi, car le fameux firman nous coûte un joli bagchich de 35 francs !

[Visite à Kadi-Keuï (Chalcédoine)]

Cette après-midi, nous avons résolu d'aller à Kadi-Keuï, l'antique Chalcédoine, où nous avons un excellent ami, M. Oliva, un Arménien, rencontré sur le Vulcain, qui a promis à Mme Larrey et à ma femme de leur montrer l'installation de sa maison.

Nous nous embarquons dans deux caïques, qui filent de conserve à travers le Bosphore. Nous laissons en arrière la Pointe du Sérail, avec sa petite porte toute simple, que flanquent seulement deux colonnes doriques de chaque côté; et nous longeons Scutari, jusqu'à la caserne de Sélimiéh, qui s'élève à son extrémité.

Notre caïque a une physionomie toute particulière, avec son numéro turc à l'arrière, sa surface extérieure toute graisseuse et ses planches cannelées et vernissées à l'intérieur. Il va avec une rapidité merveilleuse, poussé par le courant qui vient de la Mer Noire. Seulement, il ne faut pas risquer le moindre mouvement pour regarder derrière soi s'éloigner le vieux Stamboul, sous peine de faire un saut de carpe, un saut de marsouin, veux-je dire, car il n'y a pas de carpes dans le Bosphore.

Quant à notre caïdji, il est superbe à voir, avec son teint hâlé par le soleil et la brise de mer, et ses grosses moustaches qui ressortent crument sur ses joues couleur de bistre. Sa poitrine vigoureuse, que l'on aperçoit à travers le devant de sa chemise, apparaît marquée d'un large triangle brun découpé par les rayons du soleil. Quant à la barbe, il paraît que cet ornement viril est incompatible avec la chaleur et la transpiration.

Ce caïdji est un homme terrible. Ne s'avise-t-il pas de vouloir forcer notre guide à croiser les jambes à la turque ? Or, celui-ci est arménien et ne veut pas entendre parler d'une pareille posture. D'où une dispute qui menace de s'éterniser. Un peu plus et nous restions en panne au beau milieu du Bosphore.

Le mont Olympe dresse, au loin, son noble front couvert de neige ; devant nous, les deux pics des Iles des Princes et, sur notre gauche, le cimetière des Anglais, avec son rideau de cyprès.

Le caïque croise un alamana turc, aux voiles triangulaires gonflées par le vent, à la proue élégamment relevée. Il court des bordées, pour entrer dans la Corne d'Or.

Avant d'arriver à Kadi-Keuï [Kadiköy], que l'on aperçoit de loin avec ses bastides, ses moucharabis, son minaret, on longe un rocher dont la pointe vient mourir à fleur d'eau. Un poteau indicateur ne serait peut-être pas de trop en cet endroit; mais, dans le pays du fatalisme, on ne s'arrête pas à ces bagatelles !

Kadi-Keuï ! Quel calme ! Quelle tranquillité ! L'Évian du Bosphore !

Maintenant, il s'agit de découvrir le domicile de notre ami, M. Oliva. Ce n'est pas une petite affaire : à toutes nos questions, les indigènes de l'endroit répondent par des gestes ahuris. Enfin, à force de chercher, près de la Poste, dont les boîtes portent les éternelles demi-lunes de l'Islam, nous arrivons à une maison, qui ressemble à toutes les maisons turques.

C'est bien là qu'habite M. Oliva. Seulement, il n'est pas chez lui, il est à la fête de Scutari. Il nous attendait hier, assure-t-on. Nous laissons des cartes et allons flâner à l'aventure dans le village. Que de mendiants, bone Deus ! Appuyée contre un mur, une femme soigneusement voilée psalmodie, je ne sais quel chant funèbre, qui rappelle vaguement le Kyrie eleison : quelques piastres tombent des mains de ces dames dans celles de la mendiante, et, en levant les yeux, nous apercevons des têtes curieuses derrière les moucharabis.

[Les mendiants]

A deux pas plus loin, une autre femme, très âgée celle-là, demande également la charité, en appelant les bénédictions du Seigneur sur les généreux passants.

Après celle-là, il en vient encore une autre, puis une quatrième. Des coffres immenses remplis de menue monnaie ne suffiraient pas à satisfaire toutes ces quémandeuses.

Le café Bellevue (décidément, il y a des Bellevue partout, à Kadi-Keuï comme en Suisse) où nous nous réfugions, est digne de son nom. Il possède une magnifique terrasse, ombragée de beaux arbres, d'acacias et de marronniers, qui donne directement sur le Bosphore, à cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. On jouit de là d'un panorama splendide sur Stamboul, les minarets de Sainte-Sophie et d'Achmet II, la Colonne brûlée, le Sérail, la colonne de Théodose, la tour de Galata, et sur la mer bleue que sillonnent des voiles blanches jusqu'à la Pointe du Sérail.

On nous sert, aux sons d'un orchestre spécialement destiné à charmer les oreilles des consommateurs, de l'excellent café à la turque, c'est-à-dire moitié solide et moitié liquide, et quelques verres de sirop de cerise.

Nous revenons par le bateau à vapeur qui fait le service entre Kadi-Keuï et l'échelle de Top-Hané. Sur le pont se presse une foule compacte coiffée de fez, au milieu desquels se perdent nos chapeaux de feutre. Des Grecs égrènent tranquillement leurs chapelets de perles noires et rouges, en os, en buis ou en cuivre; c'est chez eux, paraît-il, une habitude profondément enracinée d'occuper ainsi leurs doigts. Riches et pauvres ne l'oublient ni ne la négligent, en quelque circonstance que ce soit. Tout à côté, un derviche, coiffé d'un haut chapeau noir en forme de manchon et vêtu d'un caftan couleur café au lait; il a la barbe rasée et tient un parapluie entre ses jambes. Enfin, quelques touristes qui reviennent du Caire avec la coiffure traditionnelle, entourée d'une pièce de mousseline qui pend derrière pour protéger le cou. Voici encore deux prêtres catholiques dont le costume est très différent; l'un est Français et porte la soutane et le chapeau noir; l'autre, Égyptien, porte un manteau noir légèrement brodé d'or avec un bonnet de feutre gris, entouré d'un turban de mousseline.

Autre contraste, d'ordre naturaliste : au beau milieu du Bosphore, un lourd bateau vide dans les eaux limpides et brillantes les immondices de la ville.

Le cimetière anglais de Scutari passe à l'horizon, avec son obélisque. Il date de la guerre de Crimée. Avant d'aller mettre le siège devant Sébastopol, les Français séjournèrent quelque temps à Gallipoli, et les Anglais à Scutari. Le choléra s'étant mis de la partie, bon nombre des alliés laissèrent leurs os sur la rive inhospitalière.

[Le Pont de Stamboul]

Nous filons en droite ligne sur le pont de Stamboul, où nous abordons bientôt au milieu d'une populace des plus disparates. Quelques marchands d'eau appellent les clients en choquant deux verres l'un contre l'autre, tandis qu'une barrique entourée de branchages gît à leurs pieds. Près d'eux,se tiennent des Circassiens aux regards hautains, à la contenance dédaigneuse, comme si la traite des blanches était l'un des plus nobles métiers du monde.

[La grande rue de Galata - Les chaises à porteurs]

Voici, dans la grande rue de Galata, des chaises à porteurs qui se croisent en grand nombre. Constantinople est le dernier refuge de la chaise à porteurs. Les dames turques, habituées aux moëlleux tapis des harems, affectionnent cet agréable mode de locomotion, qui leur évite l'excessive fatigue de la marche sur les cailloux pointus, dont les rues sont immanquablement pavées. Aussi engagerai-je vivement ceux qui auraient de jolies chaises à porteurs à vendre, fussent-elles du temps de Louis XIV, à les envoyer ici; elles ne manqueront certainement pas d'acquéreurs.

Ah! par exemple, ceci est curieux. Le Saint Sacrement qui passe avec la croix, les livres saints, les encensoirs, et l'eau bénite, dont tous les passants reçoivent à la volée quelques gouttes; puis, par derrière, des enfants qui demandent l'aumône, un plateau ou une sacoche à la main !

- Je suis Grec aussi, Monsieur, me dit Emmanuel, mais ces gens-là me font rougir ! C'est soi-disant au bénéfice des églises qu'ils quêtent ainsi par les rues, revêtus d'habits sacerdotaux empruntés pour la circonstance ; mais, en réalité, ce sont les cafés, et non les pauvres, qui profitent de la majeure partie de la recette.

Il y a de tout dans cette rue de Galata; des orgues de Barbarie et des pianos mécaniques, des Croates en culotte collante et veste de flanelle blanche soutachée de noir, voire même des Turcs en costume tout chamarré, avec un turban au centre duquel se trouve une sorte de cadran doré. Sont-ce des lettres ? Sont-ce des heures? ou bien est-ce une réclame ambulante, comme les Sandwichs des boulevards de Paris ?

Les magasins, qui bordent la chaussée de chaque côté, ne sont pas moins curieux, depuis les boucheries, enguirlandées de fleurs en l'honneur de la fête du jour, jusqu'aux herboristeries, dont les étalages sont remplis de bocaux étincelants.

Chez un marchand de chaussures, Larrey fait l'acquisition d'une paire de babouches rouges, afin de pouvoir entrer dans les mosquées sans transgresser la loi de Mahomet.

Arrive une victoria, au grand trot de deux chevaux gris pommelé, avec des harnais rouge et or. C'est la voiture des fils du Sultan. Elle est escortée par deux capitaines, quelques soldats, et une interminable file de domestiques à cheval, échelonnés de dix en dix pas, sur une longueur de plus d'un kilomètre.

A la porte du Ministère de l'Artillerie, deux factionnaires montent la garde, immobiles comme des soldats de plomb sur les plates-formes où ils se tiennent juchés.

[La fontaine de Top-Hané]

Sur la place de Top-Hané, les trottoirs des cafés sont envahis par des tabourets tressés de paille. Les consommateurs, hommes et femmes, fument tous un grand narghilé, dont le fourneau est coiffé de son couvercle de cuivre, afin que le vent ne prenne pas sa part du latakié. Il y en a plus de trois cents assis côte à côte en rangs d'oignons, encombrant le passage, et gravement occupés à lancer des bouffées de fumée en regardant les passants d'un air hébété. Est-ce amour du tabac, ou pur fatalisme turc ? L'un et l'autre probablement. En dehors du glouglou des narghilés, le seul bruit que l'on entende sur cette place est le cri des marchands de châtaignes :

« On para eli drachma ' !» (Un para, les cinquante drachmes!)

C'est sur cette place, en face de la mosquée de Mahmoud-Djamissi, que se trouve la jolie fontaine de Top-Hané. Elle est du style arabe le plus pur, et décorée, sur ses quatre faces, de motifs d'ornements d'une délicatesse inouie, qui s'entrelacent avec des sentences du Coran. Ces décorations étaient encadrées naguère de filets d'or, suivant l'usage de l'époque, comme on peut s'en convaincre aujourd'hui encore à Brousse et à Damas.

Dans la rue de Ieni Tcharchi, passe une bande de Grecs légèrement gris - rien du miel de l'Hymette ! - Précédés par des violons, ils descendent en chantant et embrassent sur la bouche tous ceux de leurs coreligionnaires qu'ils rencontrent en chemin.

Dans les ruisseaux, au milieu même de la chaussée, des chiens dorment repliés sur eux-mêmes, la tête posée sur la queue. Il paraît que, certain jour, on eut l'idée de ramasser tous les chiens que l'on trouva dans les rues, et de les expédier aux Iles des Princes. La nuit suivante, les lamentations des exilés arrivèrent jusqu'à Stamboul, jetant le remords et la désolation dans l'âme des braves Turcs ; aussi se hâta-t-on de rapatrier les pauvres bêtes, d'autant que les immondices commençaient à s'accumuler à chaque carrefour dans des proportions fantastiques.

[Les menus de la table d'hôte à l'Hôtel de Bysance]

Nous rentrons à l'hôtel pour l'heure du dîner. Un triste repas, d'ailleurs, l'éternel dîner de table d'hôte, sans variété, sans surprise! Par extraordinaire, ce soir, le menu porte un plat nouveau, des Dolmas à la feuille de vigne, assez médiocrement préparés : c'est tout bonnement de la viande hachée et roulée dans une feuille de vigne. Un moyen, plus ou moins déguisé, d'écouler les vieux restes !

[Fayk-Bey]

En sortant de table, je suis averti que Fayk-Bey della Sudra nous attend de nouveau au salon. Je l'ai déjà dépeint avec ses grosses moustaches, sa figure ouverte et son œil intelligent. Le Sultan lui a donné toute sa confiance, chose d'autant plus extraordinaire qu'il est catholique. Son père était pacha; lui- même le sera quelque jour. C'est une aimable et loyale nature, un de ces amis improvisés qu'on se félicite de rencontrer sur la terre étrangère, où l'on n'a personne à qui serrer la main. Il ne sait que dire ni que faire pour nous être agréable.

« Il faut que vous veniez dîner demain à la maison, nous dit-il, je vous présenterai à ma femme et vous montrerai mes trois enfants. »

Nous acceptons à l'unanimité cette aimable proposition. Mais j'ai bien peur qu'elle ne cache une réception en règle. J'y ai été déjà pris une fois à Bordeaux, où l'on me fit rester cinq heures à table, sous couleur de me faire manger un potage aux bisques d'écrevisses.

Encore, si j'avais les capacités digestives de ce brave épicier de Nantes qui, invité à déjeuner certain jour, répondit : « A dix heures, impossible ! je déjeune chez X. .. ; mais à onze heures, si vous voulez, parfaitement! »


CHAPITRE XIII Les Églises grecques et arméniennes. - Le couvent des Derviches Tourneurs. - Le tour des Murs. - Le Château des Sept-Tours. - Le cimetière de Stamboul. - L'église et le couvent de Balouki. - Nous retrouvons un ami.

Le programme de la journée n'est pas peu de chose : le matin, visite aux Églises arméniennes et grecques ; après déjeuner, visite aux Derviches Tourneurs et tour des Murs de Stamboul.

Aussi nous levons-nous de bonne heure. Je commence par expédier quelques lettres, que je porte moi-même à la poste. Chose peu ordinaire dans tous les pays du monde, sans excepter le nôtre, les employés sont ici d'une politesse et d'une urbanité parfaites. »

[Les Églises grecques et arméniennes]

La première église où nous entrons est l'Eglise grecque de la Marie Vierge. Le sol est pavé de pierres tumulaires, et l'on y remarque, dès l'entrée, un tableau en argent repoussé au marteau. On raconte, à propos de sa construction, un fait assez curieux. Le sultan Mahmoud ne voulait pas donner d'autorisation : enfin, sur les instances du ministre de Russie, il l'accorda, mais à la condition que ladite église serait bâtie en quarante jours. Les Grecs, qui avaient leurs matériaux prêts, firent les diligences nécessaires et, le quarantième jour, l'église de la Marie Vierge était achevée.

Tout autour de l'église règne une galerie, réservée aux dames; elle ressemble vaguement aux filets qui ornent nos wagons de première classe. Je note encore un baldaquin en bois qui sert à l'exposition du Vendredi saint, un étendard en soie violette, et un tableau byzantin qui représente la Résurrection.

Pendant les cérémonies du culte, l'église est éclairée par des lampes en argent ciselé et doré, et par des lustres en verre de Venise. Au centre du plafond, brille un grand soleil, puis le Père et le Fils, et, au-dessus, le Saint-Esprit représenté par un oiseau doré qui plane.

L'autel est caché par une cloison, que l'on fait glisser dans une rainure. Il est chargé d'une croix, de trois flambeaux et de chérubins en bronze argenté. Le siège épiscopal se trouve derrière. Voici le chandelier à sept branches, puis celui à trois branches qui personnifie la Sainte Trinité. Je remarque aussi des tableaux religieux, peints sur fond d'or et incrustés de pierreries. Ces peintures byzantines, avec leurs auréoles dorées, rappellent la manière des Fiesole et des Fra Bartolomeo.

N'oublions pas, non plus, des chimères dorées et très tourmentées, portant des torchères.

En quittant cette église, qui méritait bien certainement une visite, nous traversons une rue d'une malpropreté hideuse, ce qui n'empêche pas cette stupéfiante inscription de s'étaler sur une muraille : « Défense de salir ! »

L'église arménienne de Saint-Augustin, que nous allons voir ensuite, est tout entière encore parfumée d'encens. Avec ses peintures jaunes et bleues et ses arcades en plein cintre, elle est d'un goût déplorable. Comme toutes les églises arméniennes, elle n'a pas de confessionnaux, ni de chaises. Une grande natte couvre le sol, et le vaisseau est éclairé par deux ou trois lustres en cristal, et une vingtaine de lampes des plus simples.

L'autel ressemble à celui de nos églises; le devant est surchargé d'objets précieux, tels que l'Évangile, un ostensoir, une main de justice en argent, dans le goût du moyen âge. On baise pieusement ces reliques, comme en France le crucifix le jour du Vendredi saint; et, comme en France également, après avoir baisé les reliques, on dépose quelques piastres dans un petit plateau placé à côté.

Les murs de l'église sont ornés d'assez mauvaises peintures modernes représentant la Cène, des Anges, et Saint Michel terrassant le démon. Ici, contrairement aux églises byzantines, les femmes ne sont pas séparées des hommes.

[Le couvent des Derviches Tourneurs]

Maintenant il s'agit d'aller faire visite au Teké, ou couvent, des Derviches Tourneurs.

Il existe deux couvents de Derviches Tourneurs à Constantinople, le premier à Eyoub et l'autre dans Péra. C'est ce dernier que nous allons voir. On y pénètre par une cour, ombragée de beaux arbres, qui donne accès directement à la salle, où ont lieu les exercices des Derviches.

Cette salle, au parquet poli comme un miroir, tient à la fois de la salle de bal et de la salle de spectacle : elle est carrée et entourée de colonnes doriques peintes en vert, qui encadrent les compartiments où se tient le public. En haut, une tribune avec un grillage doré pour les femmes, et, sur la droite, une galerie dorée réservée au Sultan.

Comme décoration, un lustre en cristal de roche au centre de la salle, et, sur le devant de la tribune des femmes, des tableaux représentant des ifs et des cyprès au milieu de paysages d'une perspective absolument primitive; ces tableaux servent d'écran aux dames turques pour mieux se dissimuler.

Les Derviches Mévélawites occupent le centre de la salle; ils sont coiffés d'un bonnet de feutre épais d'un pouce, brun-roux, qui ressemble à un Pineau, dont on aurait coupé les bords. Ils sont assis, les jambes croisées, les yeux levés vers le Mirab, au-dessus duquel des versets du Coran sont écrits en lettres d'or sur de larges tables vertes. Je distingue, parmi eux, un vieux Derviche, la barbe noire, les tempes rasées, et la figure d'un ton jaune bilieux. Il est enveloppé d'un caftan noir, et coiffé d'un chapeau gris sans bord avec un léger turban vert.

Le chef de la communauté se tient assis, au fond de la salle et en face du commun des Derviches, les jambes croisées sur un tapis rouge.

Il commence à psalmodier d'une voix lente, comme celle des prêtres catholiques quand ils célèbrent l'office des morts, et qui va s'éteignant peu à peu. D'une tribune, des voix lui répondent sur un ton plaintif et s'élèvent peu à peu; - ce chant rappelle celui par lequel commencent les Vêpres chez nous. Pendant ce temps, le chef des Derviches continue son monotone récitatif.

Derrière lui, une fenêtre ouverte offre une échappée sur le Bosphore, avec Scutari doré par le soleil dans le fond et, plus loin encore, un vapeur dont la fumée monte en tournoyant. Par d'autres fenêtres, également ouvertes, on aperçoit Top-Hané, avec ses maisons blanches entourées de verdure, et son aspect civilisé qui fait trouver plus étrange encore, par le contraste, le spectacle essentiellement oriental que nous avons sous les yeux.

Cependant les chants ont cessé; un silence imposant règne, au milieu duquel s'élève peu à peu le son d'une flûte modulant un chant plaintif, bientôt accompagné en faux bourdon par le trombone. Le bruit s'accentue insensiblement.

Enfin, le vieux Derviche, chef de la communauté, frappe dans ses mains. A ce signal, tous les Derviches se lèvent, s'inclinent respectueusement devant leur chef et défilent processionnellement autour de la salle. Il y en a de tous les âges, depuis des vieillards au visage ridé, à l'œil morne, jusqu'à des jeunes hommes, presque des enfants. En passant devant le Mirab, ils se saluent réciproquement. Celui qui vient le dernier se retourne et salue le tapis.

La musique accélère son mouvement. Les Derviches, sans s'arrêter, se débarrassent de leur manteau, sous lequel ils portent des robes bleues, et commencent à tourner plus vite, en accompagnant la flûte de la voix. Puis, ils étendent les bras et se mettent à valser doucement, sans quitter le sol de leurs talons. Bientôt, ils cessent de chanter et continuent à valser, la tête penchée, les yeux fermés à demi, et le visage empreint d'un air de profonde béatitude.

Enfin, ils s'arrêtent, saluent, les bras étendus, l'une des mains ouverte, l'autre fermée.

La cérémonie est terminée, et nous quittons la salle, vivement impressionnés par cet étrange spectacle. Il nous reste maintenant à exécuter la dernière partie de notre programme, c'est-à-dire à faire le tour des Murs de la vieille Bysance.

[Le tour des Murs]

Nous montons dans une grande voiture à quatre places, attelée de deux chevaux blancs et conduite par un cocher turc. Notre guide Emmanuel nous suit au petit trot de son cheval, aussi fier qu'Artaban, comme s'il avait l'honneur d'accompagner des gens de haute volée.

Nous franchissons cahin-caha, non sans d'horribles secousses, le Pont de Stamboul, et bientôt nous sommes en plein cœur de l'antique et curieuse capitale. Nous plongeons, au passage, dans les intérieurs des cafés, des boutiques de tailleurs, des marchands de tabac, des fabricants de moucharabis qui travaillent sous l'auvent de leurs boutiques. Ici, du reste, toutes les boutiques sont en plein air, et séparées les unes des autres par des colonnettes.

Notre équipage va d'une assez bonne allure; il ne tarde pas, cependant, à se laisser dépasser par la voiture d'un seigneur circassien, mollement étendu sur les coussins, et accompagné, par devant et par derrière, de deux piqueurs coiffés d'un bonnet d'astrakan comme nos anciens hussards, et la poitrine garnie d'une étincelante cartouchière.

Le pavé est terriblement pointu. On voit qu'il date de toute éternité, et que ce n'est point la main des humains qui l'a incrusté çà et là.

Mais quelle est cette nouvelle mosquée toute blanche et couverte d'arabesques d'un très bon style ? C'est la Mosquée du sultan Achmet et son tombeau.

Le quartier paraît très désert ; personne dans les rues, encombrées de tas de boue ; pas une tête aux fenêtres des maisons d'un gris sale et partout des moucharabis grillés comme des portes de couvent ou de prison.

Dans le lointain apparaît la ligne du chemin de fer d'Andrinople, puis, aussitôt après, les vieux murs surgissent tout démantelés, laissant voir le ciel à travers leurs créneaux démolis.

Nous descendons pour permettre à la voiture de franchir un remblai qui ressemble à une vraie banquette irlandaise. Le cocher excite les chevaux qui raidissent leurs jarrets et grimpent comme des cabris une côte à pic. Tout autour de nous des cimetières entourés de cyprès. Le paysage n'est pas précisément folâtre.

Nous sommes rendus au faubourg de Psomatia [Samatya] habité par des Grecs. Là, plus de moucharabis. Les femmes se penchent curieusement pour voir passer les voitures et ceux qui les occupent. Elles semblent fort coquettes; avec leurs fleurs dans les cheveux, leurs yeux noirs et leurs lèvres qui sourient aux voyageurs, elles se rapprochent beaucoup des femmes juives.

[Le Château des Sept-Tours]

Voici maintenant le Château des Sept Tours, bâti par Constantin. L'une des tours, celle qui était destinée à s'ouvrir devant les Ambassadeurs d'humeur incommode, a été transformée, depuis que ce procédé un peu sommaire n'est plus admis dans les mœurs, en un collège de jeunes filles. Moyennant un bachchich de quelques piastres, on permet aux voyageurs de jeter un regard indiscret par le volet pratiqué dans la porte.

Les autres tours sont toutes droites et d'un caractère sévère ; aucune ornementation. Seule, la Tour dite des Prisonniers est surmontée d'une petite tourelle crénelée laissant voir à sa base un chemin de ronde ; des bâtiments de construction moderne s'élèvent au centre de la cour de cette ruine imposante et en défigurent l'aspect.

D'autres tours sont octogones, d'autres rondes, d'autres carrées. Elles sont espacées de cent mètres en cent mètres, de façon à pouvoir riposter aux attaques sur tous les points. C'est un ensemble stratégique, en somme, que Vauban n'eût pas renié. Il est entouré d'une triple enceinte de hauteurs différentes ; la première, basse avec un remblai presque à la hauteur de la muraille, la deuxième crénelée, la troisième suivant la ligne même de défense avec des enfoncements pour servir d'abri.

Les anciens fossés sont remplacés par des jardins fort mal entretenus ; aucune culture, des ronces, des arbrisseaux malingres et des herbes parasites. La tradition prétend qu'autrefois la mer venait jusqu'à ces fossés.

Toutes ces ruines, toutes ces murailles fendillées, craquelées, déchiquetées par le temps, et tapissées du haut en bas de lierre, de jasmin et de lilas, ont encore une assez fière tournure. On peut y lire (quand on sait lire le turc) de nombreuses inscriptions, parmi lesquelles il y en a de très anciennes et de fort curieuses.

[Le cimetière de Stamboul]

A gauche du vieux château, un cimetière où reposent le fameux Pacha de Janina, Ali, ses deux fils et ses neveux ; leurs corps du moins, car leurs têtes furent exposées sur le rempart.

Puis encore un autre cimetière, le grand cimetière de Stamboul, immense champ de repos où dorment du dernier sommeil une vingtaine de générations. Une voie digne de Pompéi le traverse et mène au couvent de Balouki, où eut lieu, d'après la légende, le miracle des poissons frits, dont je parlerai plus loin.

[L'église et le couvent de Balouki]

A la descente de la voiture, un long couloir conduit à la porte d'une église grecque, auprès de laquelle se tient une armée de mendiants. Vous passez fièrement devant le premier, le second vous interpelle, le troisième vous arrête, au quatrième vous mettez la main à la poche, et, quand le cinquième vous tend son fez graisseux, vous y laissez tomber quelques piastres. Chose bizarre, c'est toujours celui-là qui encaisse et point les autres. Espérons, pour l'honneur de la noble corporation des mendiants, qu'il partage avec ses congénères.

On descend ensuite un escalier dont les marches sont en fer, pour qu'elles durent plus longtemps sans doute (en revanche les parois sont en marbre), et l'on arrive dans une sorte de caveau où deux femmes se livrent à je ne sais quelle occupation de ménage ; en face, un bassin recouvert d'une espèce de velum, bien que le soleil ne pénètre jamais jusqu'à ces profondeurs. Un prêtre grec se penche sur le bassin, écarte le velum et nous montre quelques points noirs qui grouillent dans une flaque d'eau. Ce sont les poissons miraculeux, qu'une légende très accréditée a rendus célèbres. Emmanuel, notre guide, convaincu de leur puissance merveilleuse, fait inscrire, moyennant une somme modique, un vœu qui lui tient fort au cœur, puis il avale consciencieusement une gorgée de l'eau sainte qui guérit, non pas les maux présents, mais les maux à venir,

Quant à l'église elle-même, elle ne diffère en rien de celles que j'ai déjà décrites avec ses peintures murales racontant la bible. J'avise près de la sortie, non sans quelque surprise, des planchettes garnies de fioles, de bouteilles et de pots destinés à recevoir une provision du précieux liquide, qui doit s'exporter comme l'eau de Vichy.

Nous retombons ensuite dans une série de cimetières turcs, arméniens et grecs, qui se touchent les uns les autres ; il paraît que ce voisinage donna lieu jadis à des conflits sanglants qui coûtèrent la vie à plus de trois mille combattants.

Tout près de là, un chien ronge tranquillement une carcasse de cheval, sans se soucier des passants, ni des autres chiens qui le regardent avec envie.

Il faut repasser ensuite sous les vieux murs, que leurs bandes de briques rouges rendent encore plus pittoresques , après avoir franchi la porte d'Eventako Ressoul, que gardent deux factionnaires, on entre dans un quartier absolument désert, où règne un silence de mort. La voiture longe des harems entourés de hautes murailles comme des couvents clos hermétiquement, si bien qu'on pourrait se croire dans une ville endormie par les maléfices de quelque méchant génie enchanteur. Le cimetière, avec ses débris de pierres tombales, ses fragments de planches de bière et ses morceaux de pierres peintes en bleu sur lesquels viennent se jouer les rayons du soleil, est assurément moins triste et moins lugubre.

 

Nous rentrons par la porte d'Edressa Kapoussi et nous nous retrouvons dans un dédale de ruelles désertes, où passent avec lenteur des chariots traînés par des attelages de buffles, qui rappellent les chars romains.

Puis c'est une femme qui pleure et gémit, appuyée contre la porte grillée d'un harem. A-t-elle été chassée par son maître ? Plus loin, un aveugle se recommande à la pitié des passants, en roulant entre ses doigts les perles d'un chapelet musulman.

Voici encore le défilé monotone des portes fermées, des maisons closes, des cafés vides, des remises d'arabas, des mosquées et des cimetières qui recommence, et toujours un silence absolu.

Enfin nous atteignons un quartier de plus en plus animé et la voiture dépasse un grand khan, vaste caravansérail, qui donne l'hospitalité à quantité de voyageurs de toute race, de toute provenance. Presque à chaque pas, nous rencontrons de jolies fontaines, destinées, les unes aux ablutions des croyants et à l'apaisement de la soif des chiens, les autres à l'approvisionnement des sérails ; ces dernières sont entourées d'une grille ouvragée et dorée, à laquelle sont attachées des sébilles en bronze.

Nous approchons du Seraskierat (Ministère de la Guerre), construction hardie et gracieuse, et du tombeau de Mahmoud, très riche d'aspect avec ses grilles dorées. Sur la route, encore et toujours des cimetières aux larges ouvertures.

Contraste piquant, voici un magasin de bandages herniaires; puis des boutiques de marchands de tabac où sont accrochés en bonne place des tableaux représentant des odalisques. Et moi qui me figurais que la loi du Prophète interdisant la reproduction des visages et des êtres humains était fidèlement observée! O décadence ! Mahomet doit tressaillir dans sa tombe !

Un peu plus loin s'élève une mosquée circassienne, d'une splendide architecture avec ses balcons, ses minarets sculptés comme des stalactites.

Enfin, la voiture repasse au pas le pont de la Sultane Validéh, au bas duquel s'amarrent les bateaux à vapeur et nous gagnons Galata et Péra.

Je fais la remarque qu'ici les cochers tiennent leur gauche, tandis que chez nous ils tiennent leur droite. Une autre observation encore. Les rues et les places sont éclairées au pétrole, et non au gaz. C'est un progrès encore inconnu ici.

Nous rentrons à l'hôtel, après avoir exécuté de bout en bout notre programme. Nous avons visité trois églises, la mosquée des Derviches tourneurs et fait le tour des murs. On ne dira pas que nous ayons perdu notre journée.

[Nous retrouvons un ami.]

A dîner, nous retrouvons le baron Lysbeth, une connaissance faite sur le bateau à vapeur entre Pesth et Routchouk. Il nous avait quittés pour aller voir Bucharest, dont il raconte des merveilles. Peut-être avons-nous eu tort de négliger cette occasion de visiter la capitale roumaine.


CHAPITRE XIV La Bourse. - La mosquée de Yeni-Djami. - Le Bazar. - Les marchands de hatchich. - Le Bezestin. - Ludovic et Marquitto. - La mosquée de Bajazet. - Le tombeau du Sultan Mahmoud. - La place d'At-Meïdan - La mosquée d'Ahmed. - Sainte-Sophie.

Je commence la journée par aller visiter quelques négociants de Galata. Leurs magasins sont de véritables échoppes, où l'on entre par une porte basse. Du reste, les maîtres du logis n'y habitent pas : leur domicile est généralement sur l'autre rive du Bosphore.

[La Bourse]

En revenant de la grande rue de Galata, j'entre à la Bourse, où je retrouve des gens qui crient, qui hurlent, qui vendent et qui achètent, comme dans toutes les Bourses du monde. Ici, cependant, la Corbeille n'existe pas. Le comptant se fait dans la première salle. Les commis sont échelonnés sur les marches d'un escalier, leurs livres à la main pour inscrire les transactions. Les remisiers mènent la rente, en braillant comme des sourds et en se démenant à se démancher les bras. Une galerie en fer règne tout autour de la grande salle. Des marchands circulent au milieu de la foule, offrant à droite et à gauche une espèce de galette, ou plutôt de chausson garni de viande hachée avec des oignons. Il y a, en outre, un petit buffet où les banquiers grecs viennent calmer les réclamations de leur estomac; l'on y sert du pain, du fromage et du lait caillé.

Je trouve en rentrant un cavass qui s'offre à nous conduire aux diverses mosquées, avec le firman qui nous a été délivré. La perspective de traîner après nous ce personnage n'a rien de récréatif. Mais impossible de le congédier, car c'est lui qui a le firman dans sa poche. Avec cela, il a l'air fort peu intelligent.

Si nous le grisions? Un Turc, c'est scabreux ! Tout d'un coup je m'avise d'un stratagème qui rate rarement. Je tire de ma poche un medjidié que je fais miroiter devant les yeux du particulier qui comprend tout de suite, me remet le firman et nous laisse après avoir empoché la pièce de monnaie. Ma femme et Mme Larrey rient à se tordre de la promptitude avec laquelle la petite manœuvre s'est exécutée.

Mais avant d'aller visiter les mosquées, il est convenu que nous irons faire une promenade très courte au Bazar. Ce nom me trotte sans cesse dans la cervelle et je nourris des projets d'acquisition considérables. D'ailleurs, j'ai rendez-vous avec Ludovic, le Recappé du pays.

[Le Bazar]

En nous rendant au Bazar, nous remarquons des Circassiens assis à la porte d'un hôtel, le chef coiffé d'une véritable tête de loup ; et des hammals qui dorment, appuyés sur des tonnelets de cuir remplaçant ici les cages d'osier de nos chevaliers du crochet. Près de la mosquée de Yeni-Djami, charmante mosquée très pittoresque à l'œil avec ses dômes, ses minarets et la foule qui se presse sous ses portiques, passe, dans son landau, le fils aîné du Sultan suivi de son escorte ordinaire. Il est seul au fond de sa voiture, triste et morose dans son isolement; sa figure pâle tranche sur le fond sombre des draperies. A peine jette-t-il un regard éteint sur les passants, et sur les nombreux curieux qui se penchent aux fenêtres pour l'apercevoir. La morne attitude de ce jeune homme vient de ce que le Sultan voudrait en faire son héritier, malgré les prescriptions formelles de la loi, mais les ulémas sont inflexibles et ne le permettent pas.

Une coutume noble et touchante, c'est celle qui met les mosquées à la disposition de ceux qui veulent y déposer leurs valeurs ou leurs objets précieux, avant d'entreprendre un voyage. De mémoire d'homme, il n'a jamais été dérobé quoi que ce soit de ces dépôts. Je n'oserais pas répondre que chez nous les voleurs se montreraient aussi consciencieux.

Mais nous sommes dans la rue du Bazar. Elle est bordée de magasins de confections qui rappellent ceux de Paris et de Vienne. Beaucoup de badauds contemplent les jaquettes occidentales. La Belle-Jardinière y étale surtout un choix varié d'échantillons. En quête de couleurs locales, les complets multicolores nous laissent absolument froids.

Passe un marchand de pâtés, armé d'un grand couteau en forme de demi-lune; c'est avec cet instrument de guerre qu'il tranche et découpe prestement le morceau demandé.

[Les marchands de hatchich]

Un marchand de hatchich me tente davantage. Cette pâte fameuse, la même dont se servait le Vieux de la Montagne, au temps de Louis IX, pour griser ses adeptes et les envoyer ensuite exécuter ses vengeances dans les divers pays, est un mélange d'opium et de chanvre bouilli et aromatisé. Elle se paye deux francs le drachme. Seulement, comme la vente en est défendue, le marchand m'entraîne dans son arrière-boutique, où il tient un peu de tout, des pastilles du sérail, des cosmétiques, et de l'essence de rose. Il paraît que cette pâte procure très réellement un sommeil et des rêves ravissants, mais que l'abus mène rapidement à un abrutissement complet.

 

Mais nous avons passé la porte du Bazar. Voici les marchands de bijoux, et, dans leurs boutiques, des cadines en train de faire leurs acquisitions. L'étalage est maigre et ne contient que des rubis, des topazes et quelques petits diamants taillés qui scintillent dans leurs écrins. Les plus beaux objets sont à l'intérieur, dans les grands coffres qui meublent l'arrière-boutique.

J'entre tête haute pour marchander quelques garfs, sortes de coquetiers en filigrane d'argent où se placent les tasses à café. Pour ne pas être traité comme un mécréant, je me suis coiffé de mon fez avant de sortir, mais ma coiffure n'en impose à personne et l'on me rit au nez : quant à mes coquetiers, on me les fait sept piastres le drachme d'argent.

Je jette un coup d'œil de curieux aux petits cafés qui se montrent de tous les côtés et aux boutiques de chaussures où toutes les variétés possibles et imaginables de bottes, bottines, babouches, souliers, savates, en cuir, en velours, en étoffe, vieilles, neuves, grandes, ou petites, sont réunies en nombre incalculable, puis je me dirige chez Ludovic, en faisant le tour du Bézestin.

[Le Bezestin]

Le Bézestin (ou Bazar des armes) est passablement dégarni pour le quart d'heure. Il faut attendre, paraît-il, le retour de la caravane de La Mecque pour le voir dans toute sa splendeur. Je m'étais fait une idée tout autre des richesses de ce fameux Bézestin et j'avoue que je suis quelque peu désillusionné.

Je trouve cependant un amorçoir circassien en vieux Toula, très joliment ciselé, et un encrier fort original. Le marchand chez qui je découvre ce dernier le pèse avant de me faire un prix, et quand je vais pour payer, il le pèse de nouveau et me fait un second prix supérieur au premier. De singuliers négociants, d'ailleurs, ces Turcs ! Il vous regardent passer sans sourciller, tranquillement étendus sur leur lit de bois : ils semblent même ignorer ce qu'ils possèdent dans leurs coffres et il faut fouiller soi-même, partout, pour découvrir quelque chose à acheter. Chez Ludovic nous sommes plus heureux ; c'est un civilisé, presque un habitué de l'hôtel Drouot à Paris. Mme Larrey choisit quelques tapis d'un beau ton et quant à moi j'achète des plateaux en cuivre gravé, des tables en nacre, une lampe de mosquée, et de charmantes coupes ciselées.

[Ludovic et Marquitto]

Chez Marquitto, un autre marchand célèbre, je ne trouve rien qui me tente, mais je m'y rencontre avec notre ami le baron Lysbeth qui nous cherchait précisément et nous emmène visiter le Bazar des Poux, une curieuse chose en vérité; seulement, comme mon pauvre ami Larrey a attrapé une affreuse migraine dans toutes ces allées et venues au milieu des senteurs âcres du Bazar, nous abrégeons la visite.

[LLa mosquée de Bajazet]

En sortant du Bazar, nous allons visiter la Bayézidiéh, ou mosquée de Bajazet, une des plus remarquables de Constantinople, et des plus élégantes. Elle est fort curieuse et remonte à plus de deux cent trente ans. Les massifs d'arbres qui l'entourent font un cadre harmonieux à la blancheur de ses murailles. Il y a deux cours, une première qui sert de bazar, et une seconde décorée de portiques avec des colonnes en marbre vert antique et granit oriental.

Les minarets sont au nombre de deux seulement. Notre firman nous permettant d'entrer, nous nous déchaussons pour passer des babouches (car la consigne est rigoureuse, et c'est inutilement que j'essaie de m'y soustraire en secouant simplement la poussière de mes bottines), et nous glissons tant bien que mal sur les nattes et les tapis de Smyrne qui couvrent le sol, suivis de l'œil par la foule des fidèles, à qui notre présence semble donner de fortes distractions.

Le vaisseau se compose d'une nef centrale et de deux nefs latérales de plus petite dimension. Quatre colonnes de granit accolées à des piliers soutiennent la coupole principale. Un grand lustre de fil de fer, orné de lampions, descend au centre de la nef principale; d'autres lampes pendent un peu partout, mais elles n'offrent rien de remarquable, que leurs verrines multipliées. Il y a bel âge que les belles lampes artistiques ont quitté les mosquées pour aller dans les collections des amateurs. La tribune du Sultan repose sur des colonnes de jaspe et de vert antique fort belles; elle est entourée presque entièrement d'un grillage découpé à jour et doré, d'une légèreté et d'une grâce extrêmes.

Comme décoration, il n'y a guère que des médaillons noirs renfermant des versets du Coran gravés en lettres d'or sur fond vert : ces médaillons entourent la coupole. De sièges, on n'en voit point. Le prêtre, l'iman plutôt, s'assied lui-même en croisant les jambes sur les petites tables incrustées de nacre où l'on pose le Coran. On se contente de mettre devant de petits édredons pour ménager les membres inférieurs du saint homme. Il y a une sorte d'autel avec des stalactites et d'énormes cierges en cire qui mesurent vingt pieds de haut sur un pied de large. On les allume tous les soirs et on les renouvelle le jour où commence le Beïram. La chaire du patriarche se trouve dans un coin. Elle est en marbre sculpté, découpé comme de la dentelle et orné de dorures. On y accède par un escalier tout droit.

Les guides montrent avec fierté aux fidèles et aux étrangers le tapis sur lequel le sultan Bajazet faisait sa prière. Le temps a sensiblement effacé ses couleurs. Il est tendu contre la muraille comme un étendard.

Une autre curiosité, ce sont les pigeons qui voltigent en troupes innombrables à l'intérieur comme à l'extérieur. Ils se posent sur les corniches et dans tous les coins et recoins, et ne contribuent pas peu à donner à la Mosquée l'aspect d'une volière.

Ces aimables volatiles sont d'une familiarité qui rappelle les pigeons de la place Saint-Marc à Venise. Il y a une histoire, bien entendu, qui explique leur grand nombre et leur présence en ces lieux sacrés. D'après Théophile Gautier, ils proviennent d'un couple de ramiers, que jadis le sultan Bajazet avait achetés à une pauvre femme qui implorait sa charité et dont il avait fait don à la Mosquée. Le couple s'est singulièrement multiplié depuis ce temps-là. Inutile d'ajouter qu'on les respecte comme des oiseaux sacrés, ce qui leur permet de pulluler à leur aise.

Mon ami Larrey a déniché, je ne sais où, une autre explication, que je donne pour ce qu'elle vaut sous sa responsabilité. Un jour un derviche persan faisait sa prière sous un arbre. Des pigeons, qui se trouvaient sur l'arbre, eurent l'impolitesse de s'oublier sur le chef du saint homme, qui riposta en lançant sa malédiction contre l'arbre et ses habitants. L'arbre se dessécha immédiatement. Quant aux pigeons, ils devinrent, pour les bons mahométans, un animal maudit, qu'il est interdit de manger à la crapaudine ou autrement. Voilà pourquoi personne n'y touche et pourquoi ils peuvent impunément croître et multiplier autour de la Bayezidiéh et même à l'intérieur.

Tout près de cette mosquée se dresse le Turbé, ou tombeau, du fameux sultan : on a placé sous sa tête une brique fabriquée avec la poussière recueillie, pendant le cours de sa vie, sur ses chaussures et ses vêtements.

[Le tombeau du Sultan Mahmoud]

Puisque nous sommes en train de visiter des tombeaux, allons voir celui du sultan Mahmoud. Là encore, il faut se déchausser avant de passer le seuil d'un vestibule décoré d'un long tapis brun et, singulière hérésie ! de deux régulateurs anglais dont les heures sont indiquées en turc.

Au milieu du temple se dresse un catafalque en velours noir broché d'argent. A la tête, un fez, sur lequel une aigrette d'oiseau de paradis est attachée avec une étoile en diamants de plusieurs carats. Aux quatre coins, des chandeliers en argent garnis de cierges énormes et coiffés d'éteignoirs du même métal. Une grille en argent également entoure complètement le catafalque. Du sommet de la coupole centrale descend un lustre en cristal qui vient de Londres. D'ornements, je ne vois que des petites tables incrustées de nacre et en forme d'X pour supporter le Coran, dont deux exemplaires magnifiques, un qui date de soixante-dix ans et un autre qui n'a pas moins de trois cents ans, mais qu'on a eu la malencontreuse idée de recouvrir d'une reliure moderne en maroquin orné d'un soleil sur le plat. On assure qu'un Anglais a offert jusqu'à 20,000 francs de l'un de ces précieux volumes.

On montre aussi aux visiteurs une ceinture en cachemire lilas, qui servit au sultan Mahmoud ; et cependant, c'est à ce souverain que remonte l'introduction du costume dit de la Réforme, c'est-à-dire de la redingote boutonnée droite. Le tombeau du sultan Mahmoud est flanqué, d'un côté par celui de ses fils, entouré de grilles dorées, et de l'autre par le tombeau des six femmes qui lui avaient donné des enfants. Les sarcophages de ces puissantes dames sont en velours broché d'or et relevés par un grand nombre d'ornements en or également. On voit encore le tapis vert sur lequel Sa Hautesse venait faire sa prière. Un autre tapis tout blanc et broché d'or a été donné au Turbé par la sultane Validéh, veuve de Mahmoud, il y a une dizaine d'années.

Pour changer un peu le cours de nos idées, nous allons visiter un ancien aqueduc bâti par les empereurs romains. Jadis il était supporté par mille et une colonnes. Deux cent et quelques sont encore debout, et on peut y lire distinctement des inscriptions en langue latine. On descend par un escalier creusé à même le roc dans le réservoir qui alimentait cet aqueduc. Mais il fait un froid glacial dans cette immense cave et nous nous hâtons d'en remonter. En sortant, nous apercevons dans le lointain le mont Olympe au front entouré de nuages. C'est bien l'Olympe d'Homère, quoique Virgile le place en Grèce. Il s'élève à une hauteur de 2,658 mètres.

[La place d'At-Meïdan]

La place de l'At-Meïdan, l'ancien Hippodrome de l'Empire Byzantin, que nous visitons ensuite, est probablement le lieu qui a vu couler le plus de sang dans le monde entier. C'est là qu'ont été égorgés plusieurs milliers de citoyens pendant les factions du Cirque. C'est là que les Janissaires, au temps de leur puissance, firent tant de victimes; et c'est également là que, le 16 juin 1826, pendant toute la durée du massacre, se tint le quartier général impérial. Aujourd'hui cette place est transformée en une sorte de square aux beaux arbres répandant une douce fraîcheur, et rien ne rappelle les sanglants forfaits dont elle fut le théâtre. Elle est ornée d'un certain nombre de monuments historiques en triste état : la Colonne Serpentine, entre autres, assez mal conservée. Cette colonne grecque provient, dit-on, du Temple de Delphes, où elle avait été érigée en commémoration de la victoire de Salamine. Elle est formée de trois serpents entrelacés en bronze vert-de-grisé, d'une patine superbe, et à moitié enterrée. La partie qui s'élève au-dessus du sol actuel n'a pas plus de trois mètres ; son diamètre mesure environ quarante centimètres.

La pyramide creuse de Constantin, qui se trouve également sur cette place, est dans un état de dégradation presque complet. Elle était jadis entourée de plaques de bronze, dont les Turcs l'ont dépouillée lors de la prise de Constantinople. Actuellement ses pierres sont toutes disjointes et menacent ruine.

L'obélisque paraît mieux conservé. Il date du règne de Théodose et se compose d'un seul bloc de granit oriental de 27 mètres environ de haut. Il est soutenu à sa base par quatre points d'appui en bronze qui emboîtent chacun de ses angles. Le piédestal est enterré aujourd'hui, à une profondeur d'un mètre ; la partie visible mesure deux mètres. Les bas-reliefs, que l'on peut voir distinctement presque tout entiers, représentent : 1° la réception de Constantin après son couronnement ; 2° le remorqueur qui apporte l'obélisque jusqu'à Constantinople; 3° les manœuvres exécutées pour dresser et installer l'Obélisque : 4° le patriarche entouré de ses prêtres.

Une inscription incomplète parle de 32 jours ou 32 millions (on ne sait lequel) qui auraient été employés pour l'installation de cet obélisque.

Il est regrettable que, par l'incurie du gouvernement turc, cette belle place, la plus belle de Constantinople, soit jonchée, en de nombreux endroits, de pierres et de débris de toute sorte.

[La mosquée d'Ahmed]

La mosquée d'Ahmed, dont j'ai déjà parlé, est située tout près de la place d'At-Meïdan. On lui donne aussi en turc le nom d'Alti Minareti-Djami, mosquée des six minarets. J'ai raconté comment le sultan Achmet, ou Ahmed, qui était un homme d'esprit, triompha, à ce propos, des scrupules ombrageux de l'iman de la Mecque.

Cette mosquée est précédée d'un long mur en façade, percé de nombreuses ouvertures. Elle renferme une cour rectangulaire, où l'on pénètre par trois portes différentes, une sur la façade principale et les deux autres sur les façades latérales. Cette belle cour est entourée de portiques soutenus par de magnifiques colonnes en granit égyptien, semblables à celles qui supportent les galeries à l'intérieur.

[Sainte-Sophie]

Près de la mosquée se trouve, suivant l'usage, le Turbé, ou tombeau, de son fondateur. Son sarcophage est entouré d'une trentaine d'autres, de moindres dimensions, qui renferment le corps de ses enfants et de ses femmes favorites. Ses armes enrichies de diamants sont conservées dans une armoire vitrée. Nous arrivons enfin à Sainte-Sophie. Mais avant d'y entrer, une petite fontaine octogone, en forme de parasol, ouvragée comme une dentelle et entourée d'une charmante grille dorée, nous arrête quelques instants.

Le péristyle, où l'on retire ses bottines pour passer des pantoufles, et où les fidèles se livrent à leurs ablutions, est orné de belles voûtes richement dorées. Un écho de voix confuses y arrive de l'intérieur de la mosquée.

Neuf portes de bronze ouvrent sur ce vestibule orné, au centre, d'une grande mosaïque représentant, à peine effacés, l'Évangile et le Saint-Esprit descendant sur le livre ouvert. Un grand store en cuir se lève, et laisse apercevoir l'immense vaisseau, dont le sol disparaît entièrement sous des nattes assez grossières. Les lignes sont magnifiques et l'aspect d'ensemble d'un grandiose incomparable. La voûte centrale me paraît certainement aussi belle que celle de Saint-Pierre de Rome. Les marbres de toute provenance : jaspe, serpentin, vert antique qui éclatent de tous côtés à profusion, ajoutent à l'impression de magnificence qui saisit l'imagination.

Les détails ne diminuent pas cette impression. Nous admirons notamment : de grands médaillons verts, où sont inscrits en, caractères dorés, les noms de divers sultans, celui du Prophète et des versets du Coran; deux immenses baptistères en marbre de Marmara servant aux ablutions; huit colonnes de brèche verte qui proviennent du temple de Diane à Éphèse, et huit autres en porphyre, avec bases et chapiteaux de marbre blanc, qui appartenaient jadis au temple du Soleil, à Baalbek. Sur l'une de ces colonnes, on nous montre un éclat provenant, assure-t-on, d'un coup de sabre de Mahomet II. Plus loin, on voit également, avec les yeux de la légende, l'empreinte de la main du conquérant.

Il y a encore d'autres curieux détails dans Sainte-Sophie : la dalle de marbre rouge par exemple, encadrée dans le Mihrab et indiquant la direction de La Mecque; la loge réservée au Sultan, avec sa grille en bois doré; et la colonne humide, revêtue en cuivre avec une petite ouverture qui permet de passer le doigt et de constater que le marbre est mouillé. Sans doute, ce marbre est tellement poli qu'il attire et liquéfie l'humidité.

Les bas côtés sont entourés de galeries dallées de marbre blanc, d'une largeur considérable; on y accède par un escalier en pente douce qui rappelle celui de la Giralda à Séville; on peut même y monter à cheval. Du trône de Constantin, placé au centre de ces galeries, on domine tout l'intérieur de la mosquée. Pour le moment, elle est occupée par une dizaine de groupes, dispersés dans l'immense vaisseau, et composés de fidèles accroupis sur les nattes, le Coran à la main, autour d'un kodja qui leur lit et leur commente le saint Livre.

On peut encore voir dans l'antique basilique byzantine les médaillons de saint Pierre et de saint Paul, la tête de Jésus-Christ en mosaïque, des croix et des inscriptions chrétiennes, effacées et disparaissant en partie sous des peintures rehaussées d'or.

Ce n'est pas sans peine que l'on s'arrache à ce spectacle grandiose. Avant de sortir, toutefois, un détail prosaïque nous ramène brusquement sur terre. Le prêtre musulman, l'iman, qui sert de guide et fait les honneurs de la mosquée, offre aux visiteurs, comme souvenirs, des petits cubes arrachés aux mosaïques. Ce petit commerce est sévèrement interdit, mais ici, comme partout à Constantinople, le bachchich règne en souverain maître; et voilà comment ces admirables mosaïques se dégradent de jour en jour, s'émiettent et finiront par disparaître complètement.

En revenant à l'hôtel, Emmanuel nous raconte qu'il a été sur le point d'acheter pour deux livres turques, dans une mosquée près d'Eyoub, deux mosaïques superbes dont un derviche voulait se défaire parce qu'elles représentaient saint Pierre et saint Paul.

Un mendiant nous poursuit sans relâche de rue en rue C'est un Algérien venu à Stamboul tantôt par eau, tantôt par petites étapes de khan en khan. Pour nous en débarrasser, Larrey veut lui donner une piastre.

« Monsieur, une piastre ce n'est pas assez ! » répond cet étonnant mendiant.

Sans se laisser démonter, Larrey remet la piastre dans sa poche, et nous continuons tranquillement notre chemin au nez de l'Algérien ébahi.

Nous entrons, en passant, chez Hadji Beckey, célèbre confiseur chez qui l'on fabrique les pâtes et les dragées sous les yeux des clients. Mais il y a une telle foule qu'il est à peu près impossible de se faire servir. Cependant, à force de ruse, je parviens à me faufiler près de deux cadines qui ont mis la main sur un garçon, et à me faire couper une tranche de cinquante centimètres environ de la fameuse pâte appelée rat-loukoum. C'est le bonbon national : il est fait de sucre et d'amidon, mêlé de pistaches et d'amandes et roulé dans du sucre en poudre. On le vend dans des boîtes semblables à l'épine dorsale d'un requin.

Le soir, après dîner, nouvelle visite de Faïk Bey qui vient offrir à M" Larrey et à ma femme de leur faire visiter un harem, samedi. Rendez-vous est pris au Niat Keuï. Faik Bey nous apprend que son père, qui s'appelle, de son nom européen, della Suda, est l'un des premiers catholiques à qui le titre de pacha ait été accordé. Lui-même porte le titre de Bey, en sa qualité de fils de Pacha. L'aimable homme nous apporte plusieurs corans, pour que nous choisissions celui qui nous plaira. Il paraît qu'il est absolument interdit de vendre le Livre sacré à des chrétiens : aussi Faïk Bey a-t-il dû prendre quelques précautions pour satisfaire notre désir.

Un usage très répandu à Constantinople, et probablement dans tout l'Empire, d'après notre visiteur, c'est celui des cachets avec paraphe qui servent à donner des signatures. Personne ne signe jamais autrement et tout le monde porte avec soi son cachet. Malgré la facilité que pourrait donner cet usage, dont s'accommode fort la paresse naturelle des Turcs, il n'y a pas d'exemple qu'un faux se soit jamais produit, ce qui est tout à l'honneur des graveurs. Il y a aussi des cachets d'autre sorte pour cacheter les lettres ; ils portent simplement le nom du signataire, sans reproduire sa signature.

A l'appui de son dire, Faïk Bey nous montre le cachet administratif avec lequel il signe ses bons.


CHAPITRE XV Les cachets turcs. - Un joli tableau de genre. - Le n° 8. - La traversée du Bosphore. - En araba. - L'ascension du Boulgourlou. - Un panorama comme il n'y en a point. - Le cimetière de Scutari. - Le téké des Derviches hurleurs. - Leurs exercices. - Un dîner chez Faïk Bey.

Je me lève de bonne heure, réveillé par les cris des marchands qui passent sous mes fenêtres. Malgré la brusquerie de ce réveil, je me sens d'une gaieté folle ce matin; je trouve que décidément il fait bon vivre et je me surprends en train de lancer, aux échos de ma chambre, les refrains d'une joyeuse chanson parisienne.

Nous devons aujourd'hui aller à Scutari [Üsküdar] faire l'ascension du Boulgourlou [Bulgurlu] et visiter les Derviches hurleurs.

Mais auparavant j'ai le temps de courir jusqu'à Stamboul, chez les graveurs de cachets turcs; je m'en fais faire un pour la somme de trente paras. Dans une boutique voisine je marchande une canne incrustée d'argent.

En retournant à l'hôtel, j'aperçois une femme grecque en train d'allumer sa cigarette au cigare d'un passant. Cela fait un gracieux tableau de genre qui vaut bien l'aquarelle, si répandue chez nous, représentant un gamin qui demande du feu à un vieux zouave.

Tout le monde est prêt à l'heure dite, malgré la fatigue de la veille, et nous allons promptement au pont de Stamboul embarquer sur le bateau de Scutari.

[Traversée du Bosphore]

Au moment où le n° 8 (on sait qu'ici les vapeurs n'ont pas de nom, mais un numéro) quitte le quai, le Vulcain mouille en rade. Il vient de Varna et amène à bord l'archiduc Charles-Louis, frère de l'empereur d'Autriche et de l'infortuné Maximilien. Bien que Son Altesse voyage incognito, une embarcation pavoisée vient le recevoir, et tous les bâtiments autrichiens en rade se couvrent de . pavillons en son honneur.

Une foule de voyageurs de toute nationalité et de toute couleur, depuis l'ébène foncé des fils de la Nubie jusqu'au blanc mat des visages pâles, se presse sur le pont.

Notre ami, le baron Lysbeth, nous accompagne dans ce petit voyage, dont on nous a vanté très fort les agréments.

La traversée du Bosphore, à elle seule, est déjà un spectacle merveilleux. Quel panorama plus splendide pourrait-on rêver que celui qui défile devant nos yeux ? Stamboul, Péra, le Palais du Sultan, et, derrière le Palais, le Harem impérial avec sa porte armée de deux gros cadenas et ses fenêtres fermées par de petits volets. La mer est quelque peu agitée et le mouvement des vagues couvre le Bosphore de moutons. Bientôt, nous apercevons Scutari, avec ses maisons dont les pieds se baignent dans les flots. (Scutari vient du mot persan Us kudai, courrier, parce que c'est là que s'arrêtaient les courriers venant d'Asie.)

En débarquant, nous délibérons sur les meilleurs moyens de transport à employer pour faire l'ascension du Boulgourlou. Irons-nous à pied, à cheval ou en arabas ? Après une longue discussion, il est décidé que notre caravane se divisera en deux camps. Larrey et sa femme iront à cheval, et nous quatre, c'est-à-dire le baron Lysbeth, ma femme, le guide et moi, nous monterons en araba. En route, nous alternerons, si le cœur nous en dit.

Ce n'est pas sans peine, du reste, que nous trouvons une selle de femme pour Mme Larrey, et quelle selle ! Rien ne tient, ni les boucles, ni les courroies, ni les houssières; ce qui n'empêche pas qu'on nous demande un quart de medjidié de location. Enfin, en Turquie comme en Turquie !

Quant à notre araba, il date au moins du temps de Mahomet, sauf la garniture intérieure qui est en damas gris, à ramages bleus, avec des rideaux jaunes. Sa caisse est peinte en rouge et historiée comme la célèbre voiture de Maupas. Les grands ressorts sont en cuivre et le siège en bois.

Larrey et sa femme prennent la tête de la caravane et nous les suivons, non sans d'épouvantables cahots et d'abominables coups de tangage. Au moment où nous passons devant la magnifique mosquée de la Sultane Validéh (la seule qui ait le privilège d'être éclairée pendant le Ramadan), un muezzin fait entendre sa voix nasillarde.

Puis nous croisons un mariage turc. La mariée se cache dans une voiture aux stores hermétiquement fermés. Un cortège d'hommes à cheval l'accompagne.

Non seulement la route est à pic et fertile en cahots, mais elle est affreusement poussiéreuse. Le soleil tombe perpendiculairement sur notre lamentable équipage et ses rayons nous sont renvoyés par le sol qui n'est que de la terre dure, calcinée. Nos yeux sont aveuglés et notre gorge se dessèche.

Les petites maisons que nous rencontrons sont moitié en terre et moitié en pierre. Les toitures sont en briques pour empêcher la pluie de pénétrer à l'intérieur.

Passe un chariot rempli de caisses de vin de Médoc, On nous dit qu'il est destiné à Mustapha Pacha, un Turc fortement européanisé qui a habité Paris pendant six ans, et qui n'ignore rien de nos coutumes, de nos élégances et de nos mœurs.

Puis une femme nous croise, montée à califourchon sur un âne, mais soigneusement enveloppée de son féredjé. Encore un curieux croquis à faire pour un artiste !

En voici encore un autre : c'est une négresse enveloppée de blanches mousselines, suivant la mode de Scutari! On dirait d'une nonne échappée d'un monastère !

Nous voyons passer également des chevaux de louage, de bien charmantes bêtes qui ne connaissent ni l'éperon, ni la cravache, et n'obéissent qu'à leurs conducteurs, aux suredjé, qui les suivent en courant, une badine à la main.

A Djamja, au milieu à peu près de la côte que nous escaladons, nous faisons une petite halte et nous essayons de respirer.

Lysbeth prend le cheval de Mme Larrey qui monte dans l'araba, et se met en riant à caracoler à la portière.

Vient un moment où le chemin est tellement encombré de pierres tranchantes que nous sommes obligés de mettre pied à terre pour continuer cette ascension qui me rappelle celle du Vésuve. Pour comble d'agrément, le vent souffle avec force et soulève des nuages de poussière qui nous aveuglent.

All right ! nous crient d'en haut Larrey et Lysbeth qui, grâce au galop de leurs chevaux, ont pris une belle avance sur nous.

Enfin nous y sommes à notre tour, et non sans peine. Mais le panorama qu'on découvre du plateau est si splendide qu'on a bientôt oublié sa fatigue.

[Panorama depuis la colline de Çamlıca]

Du tertre parsemé de marguerites où nous sommes assis, le Bosphore ressemble à un large ruban bleu ; les quatre îles des Princes, jusqu'à Prinkipo qui est la dernière, se déploient sur la rive d'Asie ; puis la mer de Marmara, qui s'étend à perte de vue. Au pied du mont Olympe, dont le front neigeux scintille dans le bleu du ciel, on distingue Brousse. Plus près de nous, le chemin qui mène à La Mecque (treize jours de marche et l'on est dans le désert); à côté de ce chemin les hauteurs de Cartule. A nos pieds Chalcédoine ; et, devant nous, là- bas, la montagne d'Eyoub et le palais de Bélisaire. A l'horizon le village de Tsataltsa [Çaltalça] et une grande montagne blanche. On aperçoit même le chemin de fer de Roumélie sur une longueur de 90 kilomètres depuis son départ de la Pointe du Sérail. C'est plus de vingt-cinq lieues de terre européenne que nous embrassons du regard. Jadis je n'en ai pas vu davantage, dans mon voyage en ballon avec Eugène Godard.

En nous retournant du côté de l'Asie, nous apercevons le Bosphore, depuis la mer de Marmara jusqu'à Bebek. De là-haut, les innombrables caïques qui s'y croisent incessamment, les vapeurs et les autres bâtiments semblent imperceptibles. Le Bosphore disparaît ensuite derrière les montagnes, pour reparaître bientôt à Rouméli Issar jusqu'à Yeni-Keui. Nous distinguons parfaitement les Eaux-Douces d'Asie, et, sans le mont Gigant qui nous masque la vue, nous verrions jusqu'à la mer Noire.

Tout près de l'endroit d'où nous contemplons cet incomparable panorama, se trouve le tombeau de Boulgourlou, qui date de 420 ans, dit-on, et mesure quatre mètres de long. D'après la légende, Boulgourlou avait un frère qui était un véritable géant, et son père avait la taille double de la sienne. La tombe s'élève sur un tertre où poussent des rosiers; elle est entourée d'une double enceinte, la première en claire-voie, et la seconde en pierres. Il y a un ermite qui loge dans cette retraite perdue : il est absent pour le quart d'heure : il est probablement descendu à Druya.

Avant de quitter ce merveilleux endroit, je cueille quelques marguerites et d'autres fleurs de couleur violette, que je veux conserver en mémoire du Boulgourlou. Puis, nous nous arrachons au spectacle grandiose dont nous ne sommes pas encore rassasiés, et nous commençons cahin-caha la descente de la montagne.

A mi-chemin, nous retrouvons l'araba qui nous conduit sans accident jusqu'à un petit café situé au pied du Boulgourlou, où l'on nous sert des oranges, du café et des verres d'eau. De là encore, on jouit d'une vue délicieuse, quoique plus réduite naturellement. On aperçoit le palais du Bey de Tunis et ses jardins, une pittoresque fontaine ornée d'une plaque en marbre vert où sont gravés des versets du Coran, et, plus loin, le kiosque impérial où le Sultan se retire quand il est à Beylerbey. Notre très légère collation expédiée, nous repartons plus gaillards, ma femme et moi dans l'araba avec M" Larrey et le guide, et nos deux autres compagnons à cheval et caracolant à notre portière. Nous défilons ainsi devant les eunuques du kiosque du Sultan, qui nous regardent ébahis, et nous croisons un omnibus tout à fait primitif et non suspendu, où les banquettes sont remplacées par des bancs et les chevaux par des bœufs.

Le cimetière de Scutari, où notre expédition arrive par des chemins défoncés qui me rappellent les ravins de la Réunion après l'ouragan de 1857, est le plus ancien cimetière de Constantinople et de ses environs. Avant d'entrer, passent devant nous les Derviches hurleurs, qui se rendent à leur mosquée pour la prière de trois heures. Nous irons les voir et assister à leurs exercices quand le moment en sera venu, c'est-à-dire dans trois quarts d'heure.

En attendant, nous avons le temps de visiter le cimetière, à la porte duquel sont établies, absolument comme chez nous, des fabriques de tombes en marbre de Marmara. C'est un immense bois de cyprès d'une demi-lieue carrée, très mouvementé et coupé de larges allées. On peut y étudier, sur les tombes anciennes et modernes, toutes les formes que le fez a revêtues successivement depuis deux cents ans et plus. La plupart de ces tombeaux sont ornés de fleurs de nénuphars gravées et peintes ; les plus récents ont une façade peinte en vert et surmontée d'un fez rouge avec un gland d'or. Nous apercevons aussi, ce qui est rare, deux tombes réunies côte à côte : ce sont celles d'un effendi et de sa cadine.

Mais l'heure d'aller au Téké des Derviches hurleurs est arrivée et nous nous hâtons de quitter le cimetière.

 

[Derviches hurleurs]

Nous sommes reçus à la porte par un serviteur qui nous introduit, après avoir lu notre firman, dans une première pièce fort étroite, encombrée de nattes et de peaux de mouton teintes en rouge, en bleu et en noir.

On nous fait monter ensuite dans une petite tribune où se trouvent déjà d'autres personnes, des Américains, des Anglais, des dames. Nous sommes au moins une dizaine dans cette logette, si basse de plafond qu'on ne peut s'y tenir debout sans cogner la tête. Pour tout siège, il n'y a que des peaux de mouton. Il faut s'asseoir sur ses talons, ce qui ne laisse pas d'être assez fatigant.

La salle où les Derviches se tiennent semble bien pauvre et bien mesquine. Le plafond est peint en rouge et vert par longues bandes. Les murs sont crépis à la chaux, avec des petits tableaux renfermant des versets du Coran en lettres vertes pour tout ornement, Il y a aussi un tapis de prière, d'une valeur insignifiante. Trois fenêtres grillées, avec des vitraux de couleur, laissent passer la lumière. Une de ces fenêtres donne sur un jardin, et nous apercevons, à travers les vitraux, des femmes la tête enveloppée du yachmak, qui regardent curieusement, Un lustre en fil de fer, soutenant des lampes en verre, descend du plafond. Enfin, comme dans les mosquées ordinaires, une petite chaire, à laquelle on monte par un escalier droit, se dresse modestement dans un coin.

Le chef des Derviches a la physionomie douce avec des yeux noirs, et la barbe rase, Quant aux simples Derviches, ils portent toute leur barbe et plus d'une paraît grisonnante. Signes particuliers : des nez en bec d'aigle et des turbans blancs, Quelques-uns ont des turbans verts; ce sont ceux qui prétendent descendre du Prophète ou tout au moins d'un homme ayant fait, dans sa vie, le voyage de La Mecque. J'en remarque quatre autres qui sont coiffés d'un bonnet en poil de chameau entouré d'un turban noir.

Quelques retardataires arrivent, et, avant de s'asseoir, vont baiser la main du chef, puis ils prennent une peau de mouton et vont s'accroupir dessus, à côté des autres. Ils sont, en tout, une quarantaine à peu près, rangés, vingt par vingt, de chaque côté de la pièce. Il y a là des types de fumeurs de hatchich à la physionomie molle et maladive; d'autres au front proéminent et au teint bronzé comme celui des Africains; j'avise encore un vieux Turc aux paupières alourdies, aux lèvres charnues, avec une longue barbe de bouc, qui a l'air tout particulièrement abruti. On me montre le professeur de chant : un homme tout rouge de barbe et de peau.

Cependant le chant augmente peu à peu d'intensité et les balancements s'accentuent.

Brusquement tout s'arrête. Un des Derviches, la tête coiffée d'un fez blanc à gland, récite la prière devant le Mihrab. Les assistants se lèvent et vont baiser de nouveau la main du chef.

Après quoi, les chants recommencent et, avec les chants, les balancements. Tous ne procèdent pas de la même façon; les uns se balancent d'avant en arrière et les autres de côté. Par moments, le chœur est accompagné par une voix de basse.

Nouveau temps d'arrêt. Un Derviche en turban blanc, en caftan gris, chante seul avec une voix qui a tout l'air de sortir du nez ou d'une vielle : puis l'assemblée reprend en chœur.

Enfin le chef des Derviches se lève et récite à son tour la prière. On lui répond par de véritables mugissements qui seraient plus à leur place dans une ménagerie.

Puis, tous se lèvent, et, pendant que l'un d'eux, en fez rouge et en caftan lilas, passe sur le devant et chante, les yeux à demi fermés, les autres lui répondent en faux bourdon, rangés derrière lui et se penchant les uns sur les autres comme les choristes qui imitent le roulis du navire dans l'Africaine, ou comme une muraille vivante fortement secouée par un tremblement de terre.

Quelques-uns, placés au centre, se balancent avec une véritable fureur, en secouant la tête de droite et de gauche comme un battant de cloche. Le chef va de l'un à l'autre, attachant des ceintures blanches ou noires, et distribuant des calottes en mousseline blanche à ceux qui montrent le plus d'emportement religieux. Pendant ce temps, la muraille humaine précipite de plus en plus son mouvement de va-et-vient. Peu à peu les exécutants se déshabillent à moitié, la sueur ruisselle de leur corps, leurs têtes semblent ne plus tenir sur leurs épaules. Quelle souplesse incroyable dans les articulations ! Il faut que ces gens, qui ont l'air ivre-mort ou piqués de la tarentule, soient singulièrement constitués pour supporter de pareilles dislocations.

Cependant, la voix commence à leur manquer : ce n'est plus un chant qui sort de toutes ces poitrines épuisées; au lieu de la formule sacrée : La Ilah il Allah, on n'entend plus qu'un Allah hou ! puis une sorte de hurlement ou d'aboiement, où l'on distingue à peine les syllabes : Hou! hou ! houou !

Ceux qui sont sur le devant ont positivement la tête perdue : ils nagent en plein ciel, bien évidemment comme des hypnotisés.

Les autres suivent le mouvement, par derrière, les bras croisés, les épaules contre les épaules, ployant les reins et les relevant avec une monotonie automatique.

Les parfums âcres qui se dégagent de cette masse de forcenés arrivent jusqu'à notre tribune.

Enfin, le chef passe devant eux avec une aiguière remplie d'eau, qu'ils doivent rendre miraculeuse. Puis il frappe dans ses mains. Aussitôt le mouvement change. Les étranges acteurs sautillent maintenant sur eux-mêmes, en tournant la tête de droite à gauche. Quelques-uns disparaissent dans une pièce de côté. Les autres reprennent leur place sur leur peau de mouton et ne bougent plus. Un seul continue à s'agiter indéfiniment.

Voici qu'on amène un enfant, puis un autre, puis d'autres encore. On les fait coucher sur le dos, et le chef des Derviches marche sur ce parquet vivant. Puis, c'est le tour des simples Derviches qui viennent s'étendre à terre pour qu'on foule aux pieds leurs poitrines.

On bénit ensuite des linges appartenant à des malades qui n'ont pu venir eux-mêmes. Et la cérémonie est terminée.

- A combien d'enfants, demande Lysbeth, a-t-on cassé les reins, sous prétexte de les guérir ? Mais personne ne lui répond.

Le Téké appartient en toute propriété, paraît-il, à l'évêque des Derviches. C'est un particulier fort riche qui posssède de larges revenus. Ses gendres, ses neveux, ses cousins, sa famille tout entière, sont attachés à cet établissement, où l'on guérit miraculeusement tous les maux connus ou inconnus.

Les Derviches hurleurs entrent dès l'âge le plus tendre dans l'établissement, ce qui semble d'ailleurs une précaution indispensable, attendu que, sans un savant et lent entraînement, de simples mortels, comme vous et moi, ne supporteraient pas, cinq minutes durant, les fatigues excessives de ces violents exercices.

En sortant du Teké, nous entrons un instant dans le bazar de Scutari, un bazar étroit, peu important, qui n'est rien à côté de celui de Stamboul. Quelques marchands, à moitié endormis sur leurs bancs de bois, attendent philosophiquement des clients problématiques.

Puis, nous embarquons sur un bateau qui fait le service entre Scutari et la Pointe du Sérail. Pendant que nous restons sur le pont à regarder s'éloigner les maisons jaunes et rouges de la ville asiatique, fantastiquement éclairées par les rayons du soleil couchant, ma femme descend dans le salon réservé aux dames; elle s'y trouve au milieu de cadines, dont les yeux brillent comme des escarboucles à travers leur yachmak, et qui ont, aux oreilles et à leur toque, des diamants aussi étincelants.

La petite traversée effectuée, avant de regagner l'hôtel, je parcours toutes les librairies de Péra, pour y trouver des recueils de poésies. Les libraires me regardent avec stupéfaction, comme si je leur demandais quelque chose d'absolument incompréhensible. J'aurais cependant bien désiré me procurer un choix de ces poésies arabes qui sont tout à fait charmantes.

[Dîner chez Faïk Bey]

Mais nos montres marquent six heures. Nous nous hâtons de rentrer pour endosser l'habit noir, car nous dînons ce soir chez Faïk Bey.

Le dîner est pour sept heures. Naturellement il est sept heures et demie quand nous arrivons chez notre amphytrion. Un concierge coiffé du fez nous fait traverser un portique, puis une cour où se trouve un escalier à deux rampes, le tout encadré de feuillage comme une cour de maison espagnole.

Des domestiques nous débarrassent de nos pardessus et nous introduisent dans les appartements. Nous sommes reçus par Mme Faïk Bey dans un petit salon meublé à l'européenne. Cette dame a une peau blanche superbe, des yeux brillants, des cheveux magnifiques et une physionomie pleine de grâce et de douceur. Elle est vêtue d'une robe de soie noire, à longue traîne et porte aux oreilles de gros boutons de diamant. Elle s'empresse auprès de Mme Larrey et de ma femme avec beaucoup d'amabilité.

Faïk Bey arrive ensuite et nous présente son frère, ancien gouverneur de Bosnie, actuellement attaché au ministère des affaires étrangères, son cousin, son jeune frère et sa sœur. Sa mère est souffrante et garde la chambre.

Le frère de Faik Bey connaît la France. Il y est venu lors de l'exposition de 1867 avec le Sultan. Il se souvient parfaitement de l'Élysée et de Napoléon III, qu'il a eu occasion de voir souvent : il nous parle de son regard morne et vitreux, de son visage impassible, de sa manière lente et réservée de s'exprimer.

Puis nous causons des affaires de France, de la guerre, de notre cher pays de Bretagne, et finalement de Constantinople, de la jalousie des femmes turques entre elles, des Derviches tourneurs de Péra et des Derviches hurleurs de Scutari.

A ce moment, un coup de sonnette annonce que le dîner est servi. Nous offrons, en chevaliers français, le bras aux dames, pour les conduire dans la salle à manger.

[Menu du dîner che Faïk Bey]

Le service est fait par trois domestiques et le menu ne laisse rien à désirer. Comme il a un certain intérêt pour les amateurs de couleur locale, je le transcris ici dans son intégrité :

Le pilaw (c'est du riz assaisonné au safran avec des morceaux de viande);

La langue fourrée avec sauce aux câpres, aux olives et aux anchois ;

Divers poissons pêchés dans le Bosphore ;

Des côtelettes aux petits pois ;

Des artichauds à l'huile ;

Un poulet démembré dans une sauce épicée ;

Des salades variées ;

Des boulettes de riz enveloppées de feuilles de vigne ;

Une crême renversée ;

Des crêpes au miel, arrosées d'eau de rose ;

Du fromage avec des brioches ;

Des oranges de Chio ;

Et enfin de l'excellent moka servi dans des petites tasses, que nous pouvons savourer à table, en fumant des cigarettes d'un tabac blond et chevelu.

Après dîner, nous passons au salon et le jeune fils de Faïk Bey se met au piano. Bien qu'il n'ait que treize ans, cet enfant annonce des dispositions remarquables et possède déjà un doigté merveilleux. Jl nous joue des morceaux des Huguenots et une polka orientale en véritable virtuose. Il veut être médecin et compte aller à Vienne pour y commencer ses études.

Quant à Mme Faik Bey, elle n'est jamais sortie de Constantinople; mais elle compte bien venir en France quelque jour, et nous promet de nous rendre notre visite.

Pendant la belle saison, toute la famille se transporte à Chalcédoine : la maison se compose de treize domestiques, dont chacun a son rôle particulier.

Contrairement à ce qui se passe souvent chez nous, les dames ont le bon goût de permettre qu'on fume au salon en leur présence, ce qui fait qu'on ne les laisse point seules, pour aller se livrer dans un cabinet écarté aux douceurs de la cigarette.

La conversation étant venue à tomber sur la religion, le frère de notre hôte, bien que libre penseur, soutient que la religion la plus rationnelle est la religion musulmane. Il ne s'explique pas que nous n'ayons pas encore la séparation de l'Église et de l'Etat, et trouve qu'en France l'instruction est à réformer d'un bout à l'autre. Il me semble, que pour un Turc, ce n'est pas déjà si mal raisonné.

Mme Faïk Bey, de son côté, nous parle des visites que les dames turques se font entre elles, et nous raconte que parfois elles restent les unes chez les autres, deux ou trois jours, sans rentrer au harem. Quant à Faïk Bey, il nous entretient d'un palais qu'il rêve d'acheter ou de se faire bâtir sur le Bosphore.

On nous sert finalement des verres de curaçao sur un plateau et nous nous retirons, ravis de l'accueil et la réception de nos aimables amphytrions. Ce sont des souvenirs qu'il nous sera toujours agréable d'évoquer.


CHAPITRE XVI Le commerce de Constantinople et les Grecs. - Nous allons voir encore le Sultan se rendant à la mosquée pour la prière du vendredi. - Il faut qu'un courtisan s'incline, cline, cline... - Les Eaux-Douces d'Europe. - Le retour du Bois de Boulogne à Constantinople.

[Le commerce de Constantinople et les Grecs]

Je descends de bonne heure à Galata par la rue en escaliers et vais faire visite à la maison Lebet et fils Victor. Ces messieurs me donnent des renseignements sur le commerce de Constantinople, qu'ils prétendent accaparé tout entier par les Grecs. Ils me parlent aussi des tapis turcs et de ceux de Smyrne. Cette dernière ville possède une fabrique importante, dont une succursale est établie à Constantinople. Ce qui fait le mérite de ces tapis, c'est qu'ils durent au moins quinze ou vingt ans, et que plus ils vieillissent et plus leurs couleurs prennent de l'éclat. J'apprends également par eux que les approvisionnements pour le Palais du Sultan font l'objet de grosses affaires, et de toute sorte de trafics, où certains intermédiaires étrangers jouent un rôle rien moins que désintéressé.

Je rentre ensuite à l'hôtel pour le déjeuner. L'uniformité invariable du menu commence à me paraître absolument insupportable.

Une remarque en passant. L'heure turque n'est pas la même que la nôtre, en raison de la différence des méridiens. C'est pour cela que les montres que l'on voit ici possèdent un double cadran.

[Nous allons voir encore le Sultan se rendant à la mosquée pour la prière du vendredi]

C'est vendredi aujourd'hui, c'est-à-dire le jour où le Sultan sort pour aller faire publiquement sa prière à la mosquée.

Il est convenu que nous irons tous nous mettre sur son passage. Seulement, nous ne savons pas encore à quelle mosquée il doit se rendre. Nous le saurons tout à l'heure au palais, où nous allons nous rendre en tramway pour arriver à temps.

En route, on nous apprend que l'Archiduc Charles-Louis est sorti ce matin pour aller faire visite au Sultan dans une voiture de la cour que celui-ci lui avait envoyée. En descendant une rue très en pente, un des chevaux s'est abattu, et la voiture a été brisée. Quant à l'Archiduc, il n'a reçu aucune blessure, car nous le voyons revenir du palais dans la voiture de gala du Sultan, précédé d'officiers à cheval, et suivi d'autres voitures occupées par sa suite. C'est égal, cette chute n'est pas d'un heureux présage.

Au palais, nous apprenons que la mosquée où le Sultan se rendra aujourd'hui est celle de Fundund Kly [Fındıklı]; elle est située près du palais de Khalil bey, celui qui fut ambassadeur en Autriche; c'est dans ce palais que lord Stradford a demeuré.

Quand nous arrivons sur les lieux, les troupes sont déjà rangées en bataille et la musique à son poste. Ce n'est pas sans peine que je réussis à faire passer ces dames. La foule est considérable et j'y remarque des Anglais et des Américains qui viennent du Caire et qui ont encore le casque indien, ou le chapeau enveloppé de mousseline blanche.

L'Hyrvoix du Sultan se multiplie. Les soldats se hâtent de balayer et d'arroser la place où doit passer Sa Hautesse, afin de mieux la tromper sur l'état de propreté des rues de la ville. On étend en outre un long tapis noir, depuis le débarcadère du quai jusqu'au seuil de la mosquée.

La foule augmente de minute en minute. Elle est émaillée maintenant de prêtres égyptiens coiffés d'un turban blanc, de hadjis (c'est-à-dire de fidèles qui ont été à La Mecque) revêtus d'un long sarreau de soie rose et chaussés de sandales. Ils ont le teint fortement olivâtre, mais point bronzé.

Les marchands d'eau fraîche circulent en choquant leurs deux verres l'un contre l'autre, et poussant leur cri bien connu : Sou bouss ! Sou bouss !

Les ministres de la guerre et de la marine, en attendant l'arrivée du Sultan, se promènent côte à côte sur la plate-forme du quai. En dépit des vingt-cinq degrés de chaleur, ils sont revêtus de leur caban.

On me montre les gardiens des soldats, espèce de policemen de l'armée. Ces bizarres fonctionnaires ont pour signe distinctif un hausse-col surmonté d'un croissant.

Grâce à l'amabilité du chef de la police, nous apprenons qu'en sortant de la mosquée, le sultan doit se rendre aux Eaux-Douces d'Europe avec l'Archiduc d'Autriche et je me hâte de retenir un caïque pour que nous puissions nous y faire conduire de notre côté.

Mais bientôt le muezzin monte au balcon de son minaret, et presque aussitôt on commence à entendre les salves tirées par les vaisseaux de guerre et les hourras poussés par la foule et par les marins, et répétés par les échos du Bosphore. La musique attaque une marche triomphale d'une façon discordante.

La flottille approche : en tête, les deux caïques, conduits par des capitaines à la veste verte brodée d'or, font jaillir l'eau sous l'effort des rameurs. Les gardes refoulent les embarcations indiscrètes chargées d'Anglais qui veulent absolument voir Sa Hautesse de trop près.

Voici le Sultan Abdul-Azis. Il est petit, ramassé de taille et d'aspect épais et lourd. Il porte la redingote boutonnée et le pantalon blanc. Il est précédé par son fils aîné, dont la poitrine est constellée d'une éblouissante étoile en diamant, la grande plaque de l'ordre du Medjidié sans doute. Descendu le premier, il se retourne et salue respectueusement son père.

[Il faut qu'un courtisan s'incline, cline, cline...]

Les troupes sont rangées en bataille de chaque côté de la place, tenant les curieux à distance. Toutefois, grâce à la complaisance des officiers, ces dames peuvent s'approcher d'assez près pour suivre le cérémonial dans tous ses détails. Sur le passage du Sultan, tous les vizirs, les pachas et autres fonctionnaires saluent à la turque, c'est-à-dire en portant la main à leur fez et en se baissant profondément comme s'ils voulaient ramasser quelque chose par terre. Rien de curieux à voir comme ces gros pachas s'efforçant de se courber malgré leur corpulence.

Il faut qu'un courtisan s'incline, cline, cline,

Autant qu'il peut s'incliner.

Le Sultan passe devant tout ce monde aussi droit que ses rhumatismes lui permettent de se tenir et arrive rapidement à la porte de la mosquée.

[Les Eaux-Douces d'Europe]

Nous quittons aussitôt la place et gagnons le quai où se trouvent les deux caïques impériaux ; je dis deux, parce que Sa Hautesse ne revient jamais dans la même embarcation que celle qu'elle a prise pour aller. Ils sont d'une beauté merveilleuse ces deux caïques, avec leur col de cygne d'une blancheur immaculée, leur aigle doré sur la proue, leur bec allongé comme un bec d'espadon, leur dais rouge parsemé et bordé de franges d'or.

 

A l'escale de Top-Hané où nous arrivons, nous sommes assaillis par une foule de Grecs et d'Arméniens qui nous crient aux oreilles : « Moussiou, moussiou, une barque ! Trois medjidiés et demi ! Une livre turque ! Un napoléon ! Soixante-quinze piastres ! » Bien sûr, on nous prend pour des lords Anglais.

Je profite de ce que je passe devant les bureaux des Messageries pour m'informer du prix du passage de Constantinople à Smyrne. On me demande 82 francs par voyageur, plus cinq piastres pour nous transporter à bord avec nos bagages.

A l'Échelle du Lloyd Autrichien, je manque encore d'être étouffé par la foule et ce n'est pas sans peine que je parviens à me procurer un canot à deux rameurs, moyennant huit francs.

Notre caïque gagne le milieu du Bosphore, où les goélands et les mouettes, ces âmes en peine vont et viennent comme les ombres sur le styx. Nous passons sous l'arche du pont de la Sultane Validéh et nous franchissons la sortie du pont de Mahmoud.

Laissant Galata sur notre droite et la Suleimaniéh sur notre gauche, nous dépassons les vaisseaux turcs avec leur pavillon rouge, le kiosque blanc, or et rouge du Sultan, au bas du ministère de la marine et, tout auprès, un gros vaisseau à trois batteries peint en blanc.

Voici encore le quartier du Phanar et la mosquée d'Eyoub. Voici le vieux Stamboul, avec ses moucharabies variés, et tous grillés, les uns semblables aux miradores espagnols, les autres renflés comme des violoncelles, d'autres avec la forme d'une rôtissoire, d'autres enfin perpétuant la vieille tradition, c'est-à-dire faisant triangle avec la façade et permettant d'appuyer les bras pour voir dans la rue. J'ai déjà raconté le trajet de la Corne d'Or aux Eaux-Douces d'Europe. Je ne m'y arrêterai pas longuement.

[Les Eaux-Douces d'Europe]

A mesure que nous approchons, nous défilons devant la foule bigarrée des femmes turques assises sur des tapis le long de la rive. Elles sont voilées soigneusement. Mais, grâce à l'indiscrétion du vent, nous apercevons sous le feredjé quelques mollets se détachant sur des jupons brodés.

Les hommes sont assis sur des tabourets, un peu plus loin, et regardent passer les caïques. En voici justement un magnifique qui file rapidement. Il est occupé par deux cadines en feredjé noir et toutes chargées de bijoux et de parures. Un tapis de velours rouge à franges d'argent dépasse le bord de l'embarcation.

Bientôt les caïques deviennent si nombreux qu'ils cachent entièrement la rivière. On ne voit qu'ombrelles jaunes qui servent à défendre les dames contre le soleil. Nous sommes même abordés à certain moment par un bateau mal dirigé qui enlève une partie de notre bordage; d'où un échange homérique d'aménités qui rappelle les explications entre cochers parisiens ou canotiers d'Asnières.

Nous dépassons le cimetière juif, un peu avant le pont, puis nous atteignons le kiosque du Sultan. ll est peint tout en jaune et il affecte la forme d'un chalet suisse.

L'endroit où l'on débarque est rempli de petits garçons et de petites filles habillés en arlequins et en bayadères, de marchands ambulants qui vendent des poissons frits, du maïs grillé, des œufs durs, des sorbets et des gâteaux saupoudrés de graines de sésame, d'almées dont j'ai parlé déjà, qui dansent sur place, en remuant les seins et le ventre avec des contorsions lascives.

Plus loin le chekerdjirou, confiseur ambulant, se promène avec son pliant et son plateau, toujours prêt à ouvrir son pliant, et à faire son étalage de berlingots, de dragées, de pralines grillées et de rahat-loukoum, à l'essence de rose.

Nous nous asseyons dans un petit café, pour déguster une tasse de café avec des macarons et des gâteaux aux graines de sésame. On m'apporte un narghilé que j'essaye de fumer, mais en vain. J'ai beau m'épuiser en efforts réitérés, impossible de l'allumer.

Nous jouissons quelque temps du pittoresque spectacle que nous avons sous les yeux ; après quoi, il nous faut regagner notre caïque au travers des musiciens de tout ordre qui remplissent les airs d'accords plus ou moins mélodieux.

Le retour ressemble, toutes proportions gardées et abstraction faite de la couleur locale, au retour du Bois de Boulogne. C'est un véritable défilé de belles dames, voilées, il est vrai, entre deux rangées de spectateurs, échelonnés sur les deux rives. De l'intérieur de notre caïque, sculpté comme une crédence, nous regardons ceux-ci, qui offrent également un spectacle des plus curieux. Des groupes sont formés autour des marchands de sorbets, des bohémiennes qui chantent et des nains qui dansent. A chaque pas, ce sont des scènes originales, des croquis pris sur le vif de la vie orientale. Ici, un Grec armé d'un immense parapluie rouge comme ceux des marchands de chansons de nos places publiques. Là, une femme en feredjé vert et en gants de même nuance en train de fumer une cigarette. On aperçoit, jusque sur les flancs de la montagne, des promeneurs en habits de fête, dont les couleurs vives tranchent crûment au milieu du fond de verdure.

Sur la rivière le coup d'œil n'est ni moins animé ni moins joyeux. Tout le monde a l'air heureux de vivre. Les caïques se croisent, s'accostent, naviguent de conserve. On cause d'une embarcation à l'autre, on échange des plaisanteries et des cigarettes, et le petit voyage s'achève sans qu'on y pense.

Voici Taïké, le quartier juif, et ses maisons sordides, qui recèlent des millions dans leur intérieur.

Au moment où nous débarquons, le soleil se couche derrière Ay Fassari et empourpre de ses reflets les eaux de la Corne d'Or. Les nuages, fouettés par le vent, prennent l'aspect d'une couche de sable éparpillé au hasard sur un fond brun foncé.

Nous rentrons par le cimetière de Péra à l'hôtel, et juste pour la table d'hôte. Chose digne de remarque, le menu est quelque peu meilleur qu'à l'ordinaire.

Après dîner, nous attendons en vain Faïk Bey qui avait annoncé sa visite. La soirée se passe à égrener le chapelet des théories les plus extraordinaires sur l'athéisme et le matérialisme, ce qui nous mène tout doucement à l'heure d'aller chercher dans nos chambres un repos réparateur.


CHAPITRE XVII Nouvelle visite au Bazar. - Chaque quartier reconnaissable à son odeur. - La tour du Séraskiérat. - La Suleymanyéh. - Je me fais graver un cachet à mon nom. - Zenop.- Ces dames vont visiter un harem. - Ce que c'est qu'un harem.

Je commence la journée par aller présenter mes hommages à notre ambassadeur. Le petit salon, où j'attends mon tour d'audience, est décoré de faïences de Delft posées sur des planchettes à rebord, couvert de jolis tapis de Smyrne et de Turquie, et meublé d'un canapé recouvert en soie de Brousse.

En regagnant l'hôtel, je fais la rencontre de quelques Derviches tourneurs, dont la physionomie de somnambules trahit suffisamment les doubles habitudes d'ivresse et de fanatisme. Un surtout me frappe par sa mine pâle et défaite et son regard atone. Il se traîne contre les murs, en balbutiant des mots inintelligibles.

A déjeuner, nous avons la distraction d'un nouveau voyageur d'une rare originalité. C'est un Anglais bizarre qui couche dans une chambre à deux lits et déjeune avec un second couvert placé à côté de lui, pour un personnage imaginaire. Inutile d'ajouter que le propriétaire de l'hôtel ne se fait pas longtemps prier pour lui compter doubles frais de séjour. Du reste, tout le monde paraît en humeur de rire et de bavarder. Un brave Champenois, dont j'ai déjà parlé, je crois, fait une sortie furibonde contre les gens qui ne voient chez les autres et dans toutes choses que matière à se moquer et à critiquer.

Furibonderie à part, l'excellent homme est dans le vrai. Quant à moi, je ne m'occupe jamais ni des dessous des choses, ni des coulisses des événements. Je voyage en artiste, en rêveur, en poète. Je ne suis pas venu pour faire le procès aux idées, soi-disant arriérées, de l'Orient : tout au contraire, je trouve infiniment plus intéressant de chercher à me faire initier à cette civilisation d'un autre âge. Est-ce que tout n'a pas, d'ailleurs, sa raison d'être, tout ce qui est transmis par tradition, principalement ? Seulement, il s'agit de savoir en dégager le côté sérieux, ou le côté mystique. Rien n'est ridicule en soi, cela dépend des latitudes. L'homme sage doit chercher le sens et l'explication de ce qu'il ne comprend pas, de ce qui le choque au premier abord, voilà tout.

[Nouvelle visite au Bazar]

Après déjeuner, nouvelle visite au Bazar. J'entre chez un marchand de tuyaux de pipe en bois de jasmin et de cerisier et de bouts d'ambre, et je fais l'acquisition d'une nouvelle et superbe tige de jasmin avec laquelle je fumerai le chibouque.

[Chaque quartier reconnaissable à son odeur]

Une remarque curieuse au Bazar, c'est que chaque quartier a son odeur particulière. Le quartier des marchands de chaussures est facile à reconnaitre à l'odeur du cuir ; celui des marchands cordiers à l'odeur du chanvre; celui des marchands de cotonnades à l'odeur de l'indienne; celui des parfumeurs à l'odeur du musc; celui des confiseurs à l'odeur de l'essence de rose.

J'ai déjà dit à ce propos que chaque catégorie de marchandises était cantonnée dans un quartier spécial, où les marchands ont chacun leur boutique avec leur nom sur une planchette, comme nos négociants en vins à Bercy.

A la sortie, un homme à longue barbe nous offre des mouchoirs brodés d'or et des cachemires persans d'un dessin ravissant aux couleurs éteintes.

[La tour du Séraskiérat]

La tour du Séraskiérat, devant laquelle nous passons, domine toute la ville; elle est moins haute que celle de Galata, mais elle est située sur une élévation plus imposante. Avec sa belle couleur blanche, ses cannelures et sa base pyramidale, elle a bien l'aspect oriental. On voit que ce sont des Turcs qui l'ont construite, sans autre souci que de se conformer aux exigences de l'architecture du pays. De là, visite à la Suleymanyéh, ou mosquée de Suleyman. On y arrive par un long porche au bout duquel on nous force à retirer nos bottines, heureusement encore qu'il est permis de garder ses bas.

Au surplus, cette habitude quelque peu tyrannique s'explique suffisamment par l'aspect boueux des rues de Constantinople. Les nattes et les tapis qui recouvrent partout le sol des mosquées seraient bien vite détériorés. Cette exhibition forcée des pieds des croyants a encore un avantage, c'est de contraindre ceux-ci à une plus grande propreté.

[La Suleymanyéh]

La Suleymaniéh est moins grande que Sainte-Sophie, mais elle affecte la même forme. Au centre, je remarque quatre superbes colonnes monolithes en porphyre; elles sont si larges qu'il ne faudrait pas moins de cinq ou sixhommes pour les embrasser.

L'intérieur de la coupole est décoré d'arabesques sans grand caractère. Il y a aussi quelques vitraux persans assez heureux de ton. Une grosse boule ronde à côtes, en bois peint et doré, d'une jolie forme orientale, avec un œuf d'autruche en pendeloque, est accrochée au plafond par une longue torsade. Cette boule n'a pas moins de trois cents ans ; elle a conservé tout son éclat et l'on peut très bien s'y mirer. Des lampes en verre sont également suspendues au plafond par une chaînette d'étoiles en fil de fer. Comme sièges, je ne vois que les petites tables incrustées de nacre avec les édredons réservés aux imans. Une de ces tables, incrustée d'ivoire, d'un travail vénitien, porte le tourah du Sultan. Deux cierges en cire d'une taille gigantesque, pesant peut- être plus de mille livres, se dressent, comme des factionnaires, de chaque côté du mihrab. Pendant notre visite à la mosquée, des enfants psalmodient des passages du Coran et des croyants font la prière, absorbés profondément par leur mystique occupation. Nous soulevons la lourde portière et nous sortons.

La Suleymaniéh se dégage beaucoup mieux pour la vue que Sainte-Sophie, laquelle est malheureusement enfouie dans des pâtés de maisons. Une grande cour plantée d'arbres lui donne de l'air et de l'espace. A deux pas de là, suivant l'usage constant, un cimetière; sans doute pour que les fidèles ne perdent pas de vue un seul instant, la vanité des choses d'ici-bas. A ce moment, nous apercevons M" Della Suda qui arrive en voiture. Elle s'empare de Mme Larrey et de ma femme et les emmène visiter un harem.

Pour tuer le temps, je retourne au Bazar, sans Larrey qui préfère s'asseoir au pied d'un orme superbe, sur la place même de la mosquée. Déjà transformé en oriental, Achille-bey !

Suivi du fidèle Emmanuel, je traverse la cour du Séraskiérat, je passe devant les bureaux du ministère de la guerre et devant la mosquée du Sultan Bajazet, poursuivi par une foule de mendiants, et j'arrive enfin au Bazar.

[Je me fais graver un cachet à mon nom]

J'entre dans une boutique en plein vent, où un graveur turc me fabrique et me grave séance tenante un cachet en argent avec mon nom, pour la bagatelle de dix piastres. Voici comment il procède. Il place d'abord le cachet dans une sorte d'étau, aplanit la surface d'un coup de lime ; puis, avec un outil fort bien trempé, il mord l'argent, et, au bout de cinq minutes, il me tend l'objet, sur lequel mon nom ressort en lettres resplendissantes, enguirlandées, avec la date, 1289, année de l'hégire. Je ne connais pas de graveurs français qui eussent comme lui montré une pareille sûreté de touche, et réussi leur travail du premier coup, sans hésitation, sans correction, sans retouche.

L'échoppe de cet étonnant artiste ne manque pas non plus de caractère, dans sa simplicité. Une petite cage en verre, placée dans un coin, renferme, avec quelques pierres, un certain nombre de cachets placés sur des soucoupes. Puis une sorte d'établi avec une machine à fouet pour tracer presque instantanément des lignes sur la pierre. A côté, un plateau percé de trous comme une écumoire et rempli de cachets en cuivre du coût de deux piastres.

Je circule ensuite à l'aventure dans les divers quartiers du Bazar, lorgnant au passage les armures anciennes et modernes, les aiguières, et des armes de diverses provenances. Il me semble que toutes ces richesses sont cotées à des prix excessivement élevés.

[Zenop]

Une des plus vieilles réputations du Bazar, c'est l'Arménien Zenop, dont le magasin est rempli d'armes splendides et de superbes étoffes.

A l'heure où ces dames nous ont donné rendez- vous je cours à la porte près du Séraskiérat, et, ne voyant personne, j'entre, pour attendre, dans un café dont un large divan fait tout le tour.

Je ne peux pas me faire à l'habitude de m'asseoir les jambes croisées comme un tailleur et je préfère me servir d'un tabouret. Les consommateurs assis autour de moi, des Turcs, des Albanais, des Bulgares, fument tous le narghilé avec une gravité qui prouve quel sérieux ils attachent à cette importante occupation. De l'intérieur du café, je vois la foule passer et repasser sur la place. Une vingtaine d'individus, en costumes variés, sortent du ministère des finances, le dos courbé sous de lourdes sacoches gonflées de piastres. Sans doute le Sultan a quelque nouvelle dépense à faire, car on sait qu'il ne se refuse aucune prodigalité.

Cependant le temps passe. Voilà près d'une heure déjà que j'attends dans le café, et je ne vois personne arriver. On m'avait dit une demi-heure, mais je m'aperçois qu'une demi-heure de dame compte bien autant, sinon plus, qu'une heure et demie d'homme. Larrey relit maintenant de guerre lasse son journal à la turque, c'est-à-dire à l'envers.

Tout d'un coup j'entends un coup de canon. Est-ce pour saluer la sortie du Sultan ? ou pour signaler un incendie ? Cependant la tour du Séraskiérat n'arbore aucun signal.

Mais ces dames reviennent enfin. Elles sont ravies de leur visite au harem et nous en parlent avec enthousiasme, si bien que nous n'avons pas le courage de leur faire une scène pour le considérable marmot qu'elles nous ont laissé croquer.

Je pousse même la faiblesse jusqu'à retourner une troisième fois au Bazar avec elles, pour acheter des babouches en velours bleu, vert, jaune et rouge brodées d'or, comme en portent les dames turques. Ce brave Emmanuel n'a pas les bras assez forts pour rapporter toutes ces petites merveilles de couleur et de goût, que nous destinons dans notre pensée à nos belles amies de France.

Nous y joignons deux grandes boîtes remplies de Rahat-loukoum, que nous achetons chez le confiseur en renom, puis nous reprenons le chemin de l'hôtel par le pont de la Sultane Validéh, encombré pour le quart d'heure d'aveugles, d'ankylosés, de paralytiques, de culs de jatte, une vraie cour des Miracles !

On est en train de monter sur ses piles un nouveau pont, expédié directement de Marseille et destiné à remplacer celui de la Sultane Validéh. Il est déjà posé aux deux tiers de sa longueur. Quelques mois encore et ces vieilles planches inégales, usées, raboteuses, qui donnent à ce pont antique un aspect si pittoresque, auront disparu. Plus d'un fantaisiste comme moi regrettera l'ancien état de choses, tout en reconnaissant les incontestables avantages du nouveau, ne serait-ce que la facilité d'aller de Stamboul à Péra sans descendre de tramway. Mais le progrès est comme le ver qui ronge les carcasses pourries des vieux navires; il a beau aller lentement quelquefois, c'est à lui que reste toujours le dernier mot. On m'apprend, même, à ce propos, qu'il est question de construire prochainement un chemin de fer souterrain, qui permettra de gravir sans la moindre fatigue la pente en forme d'échelle de Galata. Alors, plus de chaises à porteurs ! plus même de chevaux, qu'un domestique en turban aiguillonne du geste et de la voix ! En deux minutes un prosaïque wagon, glissant tout bêtement sur un double rail, vous montera, comme la Ficelle à Lyon, de l'échelle de Top Hané au cimetière de Péra.

Nous rencontrons, en passant devant la tour de Galata, huit hommes en train de porter une pipe de trois-six. La futaille est fixée par de forts cordages à deux bambous vigoureux, que les porteurs soutiennent sur leurs épaules. Ils marchent tous les huit en cadence et s'arrêtent pour souffler de temps en temps. C'est le seul procédé que l'on puisse employer pour monter ou descendre les lourds fardeaux; car jamais un lourd camion ne s'aventura sur la pente raide de Galata.

Nous dînons ce soir avec notre ami l'aimable Lysbeth et un oncle à lui, qui nous offre de nous faire visiter le nouveau palais du Sultan, ce que nous acceptons bien entendu avec empressement. « Si je rencontre le Grand Vizir, dis-je au marchand de vin de Champagne qui est assis à table à côté de moi, je lui demanderai pour vous l'autorisation de coller sur vos flacons l'étiquette suivante en caractères turcs : Champagne du Grand Vizir ! »

[Ces dames vont visiter un harem]

Après dîner, je m'exerce, non sans succès, ce dont je suis très fier, à fumer le chibouque avec le tuyau de jasmin dont j'ai fait l'acquisition à l'entrée du Bazar. Puis, sur notre demande, ces dames veulent bien nous donner quelques détails sur la curieuse visite qu'elles ont faite cette après-midi, en compagnie de Mme Della Suda.

- A notre premier coup de cloche, disent-elles, la porte cochère s'ouvre immédiatement, tirée par une main invisible. Nous nous trouvons alors devant deux portes, une à droite, qui mène au selamlik, et une à gauche réservée aux femmes et qui conduit au harem.

Un nègre nous ouvre celle-ci et, nous précédant, monte un petit escalier en bois.

Sur le palier, le nègre nous quitte et nous laisse entre les mains de quatre esclaves blanches, dont les deux plus jeunes, une brune et une châtain clair, paraissent environ dix-sept ans. Elles portent un jupon en tarlatane jaune, qui laisse apercevoir un large pantalon bouffant de même étoffe et de même couleur, serré à la cheville.

[Ce que c'est qu'un harem]

On nous introduit dans un grand vestibule meublé d'un piano, d'une console en acajou, de deux candélabres et de quatre ou cinq chaises en fer recouvertes de velours.

La maîtresse du logis nous reçoit sur le seuil, en nous saluant à la turque, c'est-à-dire en portant successivement la main sur la bouche et sur le front; puis, d'un geste aimable et gracieux, elle prend Mme Della Suda par la main et l'entraîne dans un salon, dont une partie forme une galerie vitrée et s'avance sur un jardin. L'ameublement est tout français et se compose d'un canapé, de quatre fauteuils et de six chaises dans le style de 1830, recouverts en laine grenat. Les murs et le plafond sont peints en jaune. Deux tableaux seulement, une vue du Bosphore et une photographie d'homme, celle du seigneur et maître, sans doute.

Les jeunes esclaves nous débarrassent de nos ombrelles, de nos manteaux et de nos chapeaux, et la maîtresse nous invite du geste à nous asseoir à côté d'elle sur le canapé.

La conversation s'engage, par l'intermédiaire de Mme Della Suda, qui traduit alternativement les demandes et les réponses. Après divers compliments échangés sur nos santés respectives, on nous présente une jeune femme mariée depuis quatre mois au fils de la maison, et une jeune nièce qui demeure aussi dans le harem.

Avez-vous des enfants ? nous demande-t-on.

- Non.

- Pourquoi ?

Voilà une singulière question ! mais en Orient !

- Quant à ma bru, continue sévèrement la cadine, je l'ai prévenue. Si dans cinq mois elle n'a pas d'enfant, j'engagerai mon fils à recevoir une autre femme au harem.

Cette belle-mère originale paraît quarante-cinq ans environ : elle est coiffée d'un turban vert, orné sur le devant de trois diamants et d'une branche d'acacia naturel, et recouvert d'une espèce de toque également verte. Elle porte, par dessous un jupon en mousseline, un large pantalon également en mousseline rayée bleu et blanc. Tout cela forme un ensemble assez grotesque et donne à sa démarche une allure gauche et embarrassée.

La nièce et la bru sont habillées toutes deux d'amples robes en mousseline blanche également, et coiffées de petites toques blanches, par dessus leurs cheveux frisés et réunis en chignon ; la toque de la seconde, fixée par une broche en diamant, est ornée d'une branche d'acacia.

Quant aux esclaves, elles ne sont pas toutes vêtues de même; elles portent un pantalon de même couleur que leur robe, mais cette couleur varie, elle est tantôt jaune ou bleue, tantôt verte ou pompadour.

Il paraît que c'est en notre honneur que ces dames ont revêtu leur costume national. Ordinairement elles s'habillent à la française, et portent même des bottines qui viennent de chez un de nos meilleurs faiseurs de Paris.

Mais voici une esclave qui entre : elle tient à la main un plateau en argent chargé d'un pot de confitures de cerises, de verres d'eau et d'un petit panier en argent à compartiments pour les cuillers.

Après celle-ci, une autre nous présente un second plateau en argent ciselé, recouvert d'un petit tapis de velours brodé d'or, avec une cafetière en cuivre d'un modèle assez simple et des tasses de café dans des zarfs d'argent.

Confitures et café sont exquis. Nous en adressons tous nos compliments aux deux jeunes femmes, la nièce et la bru de la maison, qui nous font les honneurs de la petite collation avec beaucoup de grâce et d'amabilité.

La vieille dame se récrie que c'est par politesse que nous parlons ainsi. Et nous voilà forcées, en recommençant, de protester de la sincérité de nos appréciations.

Le café enlevé, une troisième esclave apporte des cigarettes et une quatrième un cendrier avec un charbon pour les allumer. Nous déclinons l'offre, au grand étonnement de la maitresse de la maison, qui ne jette une cigarette que pour en allumer une autre, tout en soutenant la conversation avec Mme Della Suda.

Puis, la cadine dit à ses femmes de chanter. La jeune nièce se met au piano sur lequel repose la méthode Carpentier et les esclaves attaquent avec assurance quelques airs turcs d'une voix abominablement nasillarde. Ajoutez à cela que le piano semble n'avoir pas été accordé depuis dix ans et plus. Vous pouvez juger de la belle cacophonie qui écorche nos oreilles. Naturellement, nous ne laissons rien paraître de l'agrément que nous procure cette musique un peu trop orientale; bien au contraire, nous ne tarissons pas en compliments.

Mais ce n'est pas fini; deux nouvelles esclaves entrent dans le salon et viennent s'accroupir sur le tapis; la première avec un canon, sorte d'instrument à cordes obliques dont elle joue en égratignant les cordes avec un ongle en écaille adapté à l'extrémité de son index; la seconde avec une mandoline italienne qu'elle gratte à l'aide d'un bec de plume.

Cette dernière se lève bientôt et se met à danser, pieds nus; elle tourne sur elle-même, presque aussi rapidement que les Derviches, en s'accompagnant " avec des castagnettes, et en baissant et relevant les bras en cadence. Tout d'abord, sa mimique a des allures presque timides; elle affecte à tout moment de ramener par pudeur ses mains sur son visage pour le cacher; puis, le mouvement s'accentue peu à peu, la danse prend une animation plus grande, et les attitudes deviennent passablement provocantes.

La danse terminée, on nous offre de nous faire visiter les appartements. Une seule chambre à coucher possède un lit français avec une moustiquaire, et une table toilette chargée de toutes les variétés de la parfumerie orientale. Les autres ont simplement des canapés, ou plutôt de larges divans recouverts en calicot blanc. Ces dames passent la nuit sans doute sur des matelas qu'on relève ensuite et qu'on cache dans les coins.

Un fort joli petit salon est meublé d'un immense divan avec des nattes et des tapis de Smyrne, et de quelques autres meubles d'une forme tout à fait nouvelle pour nous. Sur les murs, des miroirs encadrés d'argent ciselé ou de filigrane tressé à la main. Un petit escalier intérieur mène dans une jolie pièce décorée d'un tapis de peluche rouge à franges d'or, et, de là, dans une salle de bains qui renferme une piscine carrée en marbre blanc. Revenues dans le grand salon, nous faisons mine de vouloir nous retirer, mais la vieille dame ne l'entend pas ainsi. Il paraît que les visites durent la journée entière, ici. Elle voudrait d'ailleurs, nous dit-elle, montrer à des dames françaises comment on s'y prend pour manger sans autre fourchette que ses doigts. Elle refuse absolument de nous laisser partir, prétendant que si nous nous en allons, c'est pour aller rendre visite à un autre harem.

Nous sommes obligées de nous rasseoir et de reprendre la conversation. La bonne dame paraît s'étonner beaucoup qu'en France les enfants, une fois mariés, n'habitent pas toujours avec leurs parents ; elle échange à ce propos avec sa bru force coups d'oeil d'intelligence.

Puis nous parlons des deux jeunes esclaves qui continuent toujours à jouer du canon et de la mandoline et nous paraissent tout à fait gentilles et très bonnes musiciennes. Elles ont d'ailleurs un professeur chargé de les perfectionner dans l'art de charmer les oreilles de leurs maîtresses. Celles-ci se louent beaucoup d'elles; il paraît que, depuis quatre ans, elles n'ont donné lieu à aucune sorte de reproche. Aussi ne les céderait-on pas pour moins d'une dizaine de mille francs.

La vieille dame s'étonne encore très fort que nous ne connaissions pas la belle sœur de Mme Della Suda, qui habite je ne sais quelle ville du midi de la France. Elle se figurait que Paris et la France, c'était quelque chose comme Stamboul et Péra, c'est-à-dire les deux quartiers d'une même ville, et que par conséquent tout le monde se connaissait. Ses notions en matière de géographie ne sont rien moins que développées; elle n'apprécie Paris que pour ses modes qu'elle déclare admirables.

Pendant que nous causons ainsi, la jeune femme mariée ne se mêle guère à la conversation : de temps en temps, elle se lève, va rire avec ses esclaves, puis revient s'asseoir à côté de nous, avec un visage sérieux et froid.

Nous faisons compliment de sa jolie figure à sa belle-mère qui nous répond :

- Mon fils est bien mieux, c'est un homme tout à fait remarquable. Il a été à Paris, du reste.

- Est-ce que les dames de la maison dînent avec les messieurs ?

- Non. L'Effendi n'a guère faim le soir, car il boit du cognac toute la journée. »

M"° Della Suda, en nous traduisant cette réplique originale, nous explique que, le vin étant interdit, les croyants se rattrapent volontiers sur le cognac.

Avant notre départ la vieille dame nous force d'avaler encore une tasse de café (voilà ce que c'est que de nous être extasiées sur sa saveur exquise !), et nous ne savons quel sirop, qu'une jeune esclave est venue apporter dans des tasses en porcelaine dorée avec couvercles et soucoupes, une serviette à coins brodés d'or sur le bras.

Il paraît que ces dames ne sortent presque jamais. Elles ne peuvent même pas se mettre à un balcon de leur maison, de peur d'être aperçues par un domestique appartenant au sexe moustachu. Cependant la mère nous dit être allée aux Eaux-Douces d'Asie en compagnie de sa bru, qui ne fait jamais un pas sans elle, comme si la même chaîne les rivait l'une à l'autre.

Enfin, nous prenons congé. En regagnant l'escalier, nous apercevons, par une porte entr'ouverte, une veille femme assise à la turque dans un coin et fumant paisiblement son chibouque.

Sur le palier, nous échangeons force salamalecks, force poignées de main et force sourires puis une jeune esclave nous reconduit jusqu'au bas de l'escalier.

La porte, tirée par une main invisible, s'ouvre devant nous et se referme aussitôt.

Voilà ce que c'est qu'un harem !


CHAPITRE XVIII Au feu ! - En route pour les Iles des Princes. - Prinkipo. - Un mariage grec. - Nous nous mêlons à la foule des invités. - Le monastère de Saint-Georges. - La terrasse de l'hôtel de Giacopo. - Entre Italien et Allemand. - La vieille gaieté française.

[Au feu !]

Cette nuit, nous avons été réveillés en sursaut par un événement qui ne se reproduit que trop fréquemment à Constantinople, c'est-à-dire par un incendie. Les aboiements furieux des chiens se mêlaient au bruit des cannes des gardiens frappant le pavé, et au tumulte des passants qui se dirigeaient en courant dans la direction signalée. Sous toutes les latitudes ce mot sinistre : Au feu ! fait passer le même frisson jusque dans la moelle des os : des images poignantes se sont dressées devant notre esprit et il ne nous a plus été possible de fermer l'œil de toute la nuit.

Aussi ne nous faisons-nous pas prier pour sauter au bas du lit de bonne heure, d'autant plus que nous devons aller aujourd'hui aux Iles des Princes, ce qui est presque un voyage.

Avant de partir pour gagner le bateau, nous voulons déjeuner plus ou moins sommairement ; mais l'hôtel est si bien gouverné que nous avons toutes les peines du monde à nous faire servir un peu de jambon, du poulet froid et une tasse de café au lait.

[En route pour les Iles des Princes]

En route, nous rencontrons un autre de nos compagnons de bateau à vapeur, l'Anglais qui se rendait à Constantinople pour voir son frère gravement malade. Celui-ci est mourant, et notre infortuné compagnon, dont la mine pâle et défaite trahit les inquiétudes, s'éloigne en nous serrant silencieusement la main.

Sur le pont de la Validéh, un superbe break, attelé de quatre chevaux blancs, se dirige vers la Pointe du Sérail. Il appartient sans doute à quelque gros pacha de la Corne d'Or.

Mme Larrey se passe la fantaisie d'une ombrelle canne, qui ressemble à une houlette de berger avec ses flots de rubans de soie gris. Rien d'oriental ! Cette ombrelle vient directement de Paris; du reste, les modes parisiennes sont plus répandues à Constantinople qu'en Bretagne ou dans le Bourbonnais.

Enfin nous voici sur le quai. Des marchands ambulants circulent déjà, offrant au passant du nougat et des petites couronnes de ce pain saupoudré de grains de millet dont les Turcs sont si friands.

Il est neuf heures (c'est-à-dire deux heures, suivant la manière de compter ici) lorsque le bateau démarre. Au dernier moment, à l'instant même où on relève la planche qui sert à embarquer les passagers, quelques retardataires arrivent encore et se précipitent à bord.

Quand le vapeur a doublé la Pointe du Sérail et dépassé la Colonne de Théodose, le vent s'élève et fraîchit. Nous passons devant le kiosque d'Abdul Medjid où nous prîmes le café l'autre jour, et devant le commencement des vieux murs avec leurs créneaux qui attendent toujours des canons.

Peu à peu le vieux Kospoli s'efface à l'horizon. Une brume épaisse descend au loin sur les eaux. Des dauphins jouent et folâtrent dans le sillage du bateau. C'est un vrai plaisir de regarder paraître et disparaître leurs dos rugueux et huileux.

Puis ce sont les bateaux de pêche qui rentrent dans la Corne d'Or, avec leurs voiles triangulaires qui ne ressemblent en rien à la misaine de nos bateaux pêcheurs. Rien d'amusant et de curieux comme de voir ces caravelles et ces tartanes glisser sur l'eau bleue avec leurs larges antennes déployées.

La mer se calmant tout à fait, de nombreuses parties de tric-trac et de dominos s'organisent sur le pont.

A la hauteur de Kadi-Keui, nous apercevons un véritable campement dans une prairie, et, tout autour, une foule nombreuse vêtue de couleurs disparates. Est-ce une caravane ? Et d'où vient-elle ? Descend-elle de la montagne ? Où bien sont-ce des pèlerins qui arrivent de la Mecque ?

Peu après, le bateau accoste à Kadi-Keuï. Un grand nombre de passagers descendent et cèdent la place à un nombre à peu près égal d'autres amateurs. Une véritable nuée de feredjés de toutes nuances envahit le pont.

Nous entrons ensuite dans la mer de Marmara. L'air fraîchit tout à fait. Le steamer tangue et roule. Cependant nous ne quittons guère la côte. Mal Topé, où nous stoppons un instant, est une escale sans importance. Personne ne descend.

Les Iles des Princes défilent, les unes après les autres, devant nous : Proti, d'abord, terre assez basse pleine de pêcheries et de maisons de campagne ; Khalki, dont les lignes onduleuses fuient au contraire à l'horizon. Elle a un collège théologique, un collège de marine et un collège commercial. Outre ces établissements scientifiques, on nous montre de nombreux cafés bâtis sur pilotis et un vaisseau-école mouillé en rade.

[Prinkipo]

Enfin Prinkipo. C'est là que nous descendons en face de l'hôtel Giacopo, tout pavoisé de pavillons multicolores. Ce n'est pourtant pas la saison des bains de mer.

La ville est bâtie en amphithéâtre, et la population remplit les rues tout entière en habits de fête comme s'il s'agissait de célébrer quelque solennité. Les dames surtout sont couvertes de parures qui me rappellent les bijoux de la via Condotti à Rome. Elles ont le type italien, du reste, avec un gros nez et des yeux noirs pleins de feu. Autour de leur cou s'enroule un collier de velours noir.

Un pacha avec un turban de mousseline et un caftan vert, très petit de taille, se promène ou plutôt se traîne, paresseusement entouré de plusieurs domestiques.

Il s'agit maintenant de trouver à se procurer des ânes pour grimper au monastère de Saint-Georges. On nous demande un medjidié par âne. C'est assez cher, d'autant plus qu'il faut déjà un certain courage pour grimper deux heures, sous un soleil torride ! Tout cela pour voir un monastère !

Larrey, que nous n'appelerons plus qu'Achille-Bey, et Mme Larrey, se décident pourtant. Ils choisissent chacun leur âne, piquent des deux et disparaissent dans un chemin escarpé.

Quant à celui qui écrit ces lignes, il se résigne, sans le moindre regret, à passer ces deux heures à flâner tout simplement avec sa femme, sans songer à autre chose. Nous allons tout droit devant nous, à l'aventure, sur les falaises de la côte, et nous nous retrouvons bientôt en face du débarcadère, où descendent déjà les passagers du bateau qui est parti un peu après le nôtre.

De la terrasse de Giacopo, où nous allons savourer quelques rafraîchissements, la vue est splendide. On embrasse dans toute son étendue la mer de Marmara, dont les eaux sont d'une merveilleuse limpidité, et sur lesquelles les îles se détachent en sombre.

Autour de nous, beaucoup de consommateurs. Prinkipo est un lieu de plaisance, où l'on vient souvent faire des parties fines, comme partout aux environs des villes. Les déjeuners que l'on sert aux tables voisines nous paraissent copieux et appétissants. Je demande un beafsteack. On va me le faire, mais il paraît qu'il faudra que j'attende quelque temps.

Pendant que nous sommes assis tranquillement au frais, en face de ce merveilleux spectacle, notre pensée va charitablement vers nos pauvres amis qui rôtissent en ce moment sous les rayons d'un soleil tropical.

Le beafsteack expédié, tout d'un coup des pétards éclatent au milieu de la rue. Nous nous précipitons pour voir défiler un cortège, précédé par deux enfants portant à la main des cierges entourés de couronnes en mousseline blanche.

[Un mariage grec]

Deux chantres, coiffés du fez, viennent ensuite ; puis trois prêtres grecs à barbe longue et forte. Ils ont un haut bonnet sur la tête, et, sur le dos, les ornements sacerdotaux ordinaires. Enfin vient une mariée tout en blanc, avec une couronne de fleurs d'oranger derrière laquelle flotte un voile de tulle. Elle donne le bras au marié, qui est vêtu à l'Européenne; redingote noire, chapeau de feutre, gants blancs.

Les invités ferment la marche. Les dames sont en robe de mousseline blanche, ou bien en soie noire ou bleue : elles portent des gants blancs et, sur la tête, des coiffures pyramidales avec des fleurs dans les cheveux.

C'est un mariage grec, paraît-il.

[Nous nous mêlons à la foule des invités]

Nous nous mêlons à la foule en vrais badauds, et nous entrons à sa suite dans l'église, en nous faufilant même jusqu'aux stalles, où nous serons très bien placés pour ne rien perdre de la cérémonie.

L'Evangile est dressé au milieu, sur un haut pupitre. De chaque côté, deux prêtres. En face de l'Évangile, les deux mariés, sur la tête desquels le patriarche, revêtu des habits sacerdotaux, passe à plusieurs reprises, en chantant, le livre saint qu'il leur fait ensuite baiser, au centre d'abord, puis aux quatre angles.

Il trace ensuite plusieurs signes de croix sur leur front, et leur pose à chacun une couronne sur la tête. Inutile d'ajouter que, sous cette virginale guirlande de fleurs d'oranger, le marié fait une figure assez singulière. Quant à la mariée, qui est fort jolie, elle baisse modestement les yeux.

Le prêtre prend ensuite les couronnes et les change de tête, faisant passer celle de la mariée sur la tête du marié et réciproquement. Pendant ce temps-là, les deux conjoints lui baisent respectueusement les mains. A ce moment, quelques jeunes gens, suivant la coutume, lancent à la volée des pois chiches sur les époux.

Toute l'assistance entonne alors en chœur des chants et des prières, pendant que les mariés font trois fois le tour du pupitre qui supporte l'Évangile.

Enfin la cérémonie se termine par une accolade générale. Prêtres, mariés, parents, tout le monde s'embrasse; puis on se rend en cortège à la sacristie, pour les compliments d'usage.

Le père de la mariée, un homme âgé, est tellement ému que ses yeux se remplissent de larmes. Cette très naturelle et très respectable émotion est touchante à voir.

Néanmoins la gaieté ne tarde pas à reprendre le dessus. Embrassades et joyeux propos recommencent de plus belle. Tous, jeunes gens et jeunes filles, viennent à la file embrasser les nouveaux époux. Des malins glissent, en passant, dans l'oreille du marié des propos plus ou moins lestes, qu'il accueille avec un sourire de complaisance.

C'est maintenant une affaire terminée; l'union est consacrée définitivement pour la vie. Le cortège se reforme pour sortir de l'église, musique en tête et précédé des prêtres en habits sacerdotaux qui continuent leurs chants. On fait ainsi le tour de la ville, au bruit des pétards que l'on allume sur le passage du cortège.

Bien entendu, le marie s'est débarrassé de sa couronne virginale. Il s'avance d'un air crâne, très fier et très heureux de sa nouvelle situation.

Toutes les fenêtres s'ouvrent et se remplissent de têtes curieuses.

Nous avons réussi à nous faufiler au beau milieu des invités; mais, une fois devant la maison de la mariée, les choristes, les prêtres, les mariés, les parents et la suite, tout le monde disparaît instantanément dans l'intérieur comme par un coup de baguette magique, et nous demeurons seuls, ma femme et moi, au milieu de la rue.

Nous prenons gaiement notre parti de la mésaventure et, toutes réflexions faites, nous allons prendre une tasse de moka sur la terrasse d'un café qui borde la route, juste en face de la station des ânes qu'on loue pour monter au monastère.

Nous assistons même à une scène assez grotesque entre un loueur d'âne et un énorme Turc au ventre ballonné, qui pèse au moins deux cents kilos et veut absolument hisser sa ventripotente personne sur le dos d'un de ces infortunés quadrupèdes.

[Le monastère de Saint-Georges]

Enfin voici Larrey et sa femme, qui reviennent de leur promenade au monastère de Saint-Georges. De là haut, nous disent-ils, on jouit d'une vue splendide, incomparable, sur les côtes d'Asie. La végétation est extraordinairement luxuriante; il y a surtout des forêts de pins parasols qui répandent dans l'air un parfum délicieux.

Il vient plus de trois mille personnes par an en pèlerinage à ce monastère, et d'Asie aussi bien que d'Europe : il y a un grand tableau de Saint-Georges devant lequel les pèlerins défilent à tour de rôle, et qu'ils baisent pieusement en passant. Nos amis ont vu là haut quelques femmes vêtues de costumes très pittoresques.

[La terrasse de l'hôtel de Giacopo]

Nous revenons tous les quatre nous asseoir chez Giacopo, et nous nous faisons apporter du pale ale. A côté de nous un vieux Turc à barbe blanche, à mine souffreteuse et malingre, fume sa pipe que vient de lui remettre un domestique. Il porte un caftan jaune bordé de fourrures, un turban de mousseline, de larges pantalons de soie brune et des bottes jaunes.

Mais, ce qui est bien plus intéressant, c'est le panorama vraiment féerique qui se déroule sous nos yeux et dont nous ne pouvons nous lasser. La mer est unie comme un miroir avec des reflets argentés. On dirait d'un lac suisse. Quelques navires à l'ancre se balancent doucement et, tout à fait au loin, dans la brume, se détachent les maisons blanches de la côte d'Asie.

 

Mais il est trois heures et demie. C'est l'instant de reprendre le bateau.

Sur la jetée, où nous attendons le moment d'embarquer, nous avons l'occasion d'examiner quelques types bien orientaux : une très belle Grecque, dont Praxitèle n'eût pas renié les formes sculpturales. Elle a le nez grec dans toute sa pureté et une véritable forêt de cheveux qui retombe en grappes sur ses épaules. Sa mise très simple consiste en une robe brune. Pour le quart d'heure, elle s'est assise à la turque sur la jetée, a ouvert une jolie ombrelle bleue pour se garantir du soleil et allumé une cigarette dont elle rejette la fumée par les narines.

A côté, une vieille Arménienne, qui a tout à fait l'aspect d'un homme avec son turban vert étroitement serré autour de sa tête, de manière à ne pas laisser dépasser le moindre cheveu. Elle est enveloppée, en outre, d'une pelisse marron, qui fait encore paraître plus masculine sa vieille figure toute moustachue.

Cependant notre vapeur arrive de la côte d'Asie. Il accoste à quai et, le pont à peine posé sur la jetée, tout le monde se précipite à la fois pour monter à bord. C'est une cohue indescriptible, et, pour se faire place, il faut terriblement jouer du coude. La vieille Arménienne de tout à l'heure veut absolument passer la première. On crie, on se dispute, on s'écrase. Les gens qui descendent bousculent ceux qui montent et réciproquement. Fez et turbans se croisent et se heurtent. Des femmes, obligées à des mouvements violents, laissent apercevoir le bas de leurs jambes. Hélas ! où êtes-vous, bas blancs si bien tirés des grisettes parisiennes ? Mais tout d'un coup la comédie menace de tourner au drame. Un Grec, furieux, tire son poignard ; on n'a que le temps de se précipiter sur lui et de le désarmer. Les maris se jettent devant leurs femmes, pour les protéger. Puis, c'est un Circassien un peu gris qui tombe à l'eau, au milieu de la bagarre. Heureusement qu'il réussit à s'agripper à un cordage.

Enfin, tout finit tant bien que mal par s'arranger. Trois cents personnes au moins ont réussi à s'embarquer, non sans quelques horions ; et nous filons sur Khalki, notre première escale. Là, même scène de désordre et de bousculade qu'à Prinkipo.

Au départ de Khalki, on nous salue de la rive par des fusées qui viennent tomber dans la mer à quelques mètres seulement du pont.

Le vapeur passe ensuite entre Antigone et Khalki et s'ouvre un chemin à travers un véritable archipel de rochers.

A Antigone, nouvelle escale. La plage est encombrée de baigneurs et de cabanes. S'il y avait quelques anfractuosités de rochers, ce serait tout à fait un tableau de Léopold Robert.

[Entre Italien et Allemand]

Il n'y a plus d'arrêt maintenant avant la Pointe du Sérail. Pour charmer les loisirs de la traversée, un Italien, quelque peu pris de vin, fait une scène abominable à un Allemand qui lui a enlevé sa chaise, paraît-il, pendant qu'il avait le dos tourné.

Rien d'amusant comme de voir le péninsulaire, un grand brun avec de fortes moustaches, son chapeau de travers sur la tête, invectivant avec la dernière violence le Germain qui demeure assis, le nez dans son Guide, sans plus souffler qu'un mort.

« Canaille ! Ladrone ! Voleur ! » hurle l'Italien.

Le capitaine intervient, mais le forcené ne veut rien entendre. Plus l'Allemand demeure impassible, plus ce calme l'exaspère. Il brandit sa canne comme pour la briser sur la tête de son adversaire. Enfin, à force de se démener, il fait tomber son chapeau à la mer. On comprend que cette dernière mésaventure achève de le mettre hors de lui. Ce n'est plus de la colère, c'est de la rage. Il écume littéralement. Comment tout cela finira-t-il, à l'arrivée du bateau ?

En attendant, l'Allemand immobile comme une statue, continue à lire son Bedecker [le guide Baedeker].

Il ne faut pas croire cependant que le fracas de cette querelle trouble beaucoup les autres passagers, habitués sans doute à des scènes de ce genre.

Le tableau, qu'offre en ce moment le pont du bateau, est réellement curieux. Tous les pays s'y trouvent plus ou moins représentés. On y boit du café, on y mange des châtaignes, des œufs, des gâteaux, etc. Le plancher est couvert de détritus de tous genres. Des enfants crient, d'autres pleurent; il y en a même qui têtent. Ce ne sont pas les motifs amusants ou curieux qui manqueraient à un peintre.

Enfin voici la Pointe du Sérail. Au moment où le vapeur accoste, la même bousculade qu'au départ de Prinkipo se reproduit. Tout le monde se précipite à la fois par dessus le tambour. On aperçoit, dans la bagarre, des bouts de mollet sous les jupons à demi relevés; — ils n'appartiennent pas, bien entendu, à des femmes turques.

En arrivant sur le quai, nous remarquons l'Italien aux moustaches qui attend son ennemi au passage. Mais celui-ci, plus malin, a réussi à se dérober, en filant discrètement dans la direction de Stamboul.

Quelques affiches attirent nos regards en regagnant l'hôtel :

« Ce soir à l'Alhambra Mlle Finette. Entrée libre. Loge pour famille. »

« Chanteurs béarnais en costume national de la vallée d'Andorre. »

Bien curieux aussi devant leur poste les factionnaires immobiles sur leur petite planchette, comme si leur unique consigne était de ne pas bouger d'une ligne.

[La vieille gaieté française.]

Dans Péra, les rues sont calmes et silencieuses. Rien d'extraordinaire du reste : c'est dimanche aujourd'hui, tous les magasins sont fermés. Le dîner se passe sans incident notable, et nous allons nous coucher, après une bonne causerie intime sur les manies des collectionneurs. A peine endormi, je suis réveillé en sursaut par un cri bien connu, qui me fait croire un instant que je n'ai jamais quitté le sol de ma chère patrie : « A deux sous tout le paquet ! »

Je me lève et regarde par le balcon. Ce sont des Français de joyeuse humeur qui se mettent ensuite à attaquer d'une voix martiale le refrain de la Marseillaise. Pauvre Marseillaise! nous ne pouvons plus l'entendre maintenant sans tristessse, et pourtant c'est à ses accents valeureux que les armées françaises ont fait jadis le tour du monde.

Comme ces mâles accents font tressaillir autrement la fibre patriotique que la voix fluette et nasillarde des Orientaux !

Allons ! entre la nostalgie des habitants de Constantinople et la gaieté française, c'est encore celle-ci que je préfère !

Et, sur cette belle réflexion, je me recouche et me rendors. Bonsoir !


CHAPITRE XIX 33 chevaux sur les bras, ou comment se traitent les affaires au Palais. - Une question bizarre. - Acquisitions diverses au Bazar. - Les libraires, et les livres de religion. - Une visite de digestion et d'adieu.

Nous n'avons plus que deux jours à passer à Constantinople. Aussi commençai-je aujourd'hui par aller acheter chez Seuba un choix de photographies ; vues de la ville et des environs, des palais, des places, des fontaines et des types de femmes turques, grecques, arméniennes.

[33 chevaux sur les bras, ou comment se traitent les affaires au Palais]

De retour à l'hôtel je reçois la visite de M. Lepetit, beau-père du peintre Berteaux, un ami du pays natal, qui me raconte les cruels embarras dans lesquels il se trouve par suite d'une petite révolution de Palais.

Grâce à l'entremise d'un pacha qu'il connaissait, il avait obtenu la commande de trente-trois chevaux pour le Sultan et son fils. Mais, lorsqu'il est revenu d'Europe avec ses chevaux, le pacha qui le protégeait était tombé en disgrâce et le sort de sa négociation s'était trouvé, par suite, fortement aventuré. Tout d'abord le Sultan avait déclaré les chevaux superbes et donné l'ordre de les loger dans ses écuries

Mais alors il s'était produit une méprise regrettable. Sa Hautesse, ayant choisi dix des plus beaux, et fait demander quel prix on en voulait, on comprit que c'était du prix des trente-trois chevaux qu'il s'agissait, et on donna un chiffre qui naturellement parut exorbitant. Le nouveau pacha, ayant vu le maître froncer le sourcil, crut bien faire en renvoyant tout simplement les trente-trois chevaux en bloc, sans se préoccuper des engagements pris antérieurement.

M. Lepetit eut recours au grand vizir, qui le renvoya à son secrétaire, lequel le renvoya au chambellan, lequel lui déclara que l'affaire ne le concernait pas.

Notre infortuné compatriote pensa bien à réclamer l'intervention de l'ambassadeur de France. Mais, outre que celui-ci ne voit le Sultan qu'une fois par an, il ne peut, dans la circonstance, absolument rien pour lui.

Pendant tout ce temps-là, les Percherons et les Normands mangent et coûtent fort cher d'entretien et de loyer, car leur malheureux propriétaire les a casés où il a pu, un peu partout. Quelques jours encore et il se verra acculé à la triste nécessité d'une liquidation désastreuse.

[Une question bizarre]

M. Lepetit connaît bien le monde officiel d'ici, et nous raconte sur son compte des histoires étonnantes.

Un jour au Séraskierat, un Uléma dit à un des employés du Palais : « J'ai lu dans un journal que dans un pays très lointain, qu'on appelle la Suisse, je crois, on avait découvert un trou, au fond duquel on apercevait tout un petit monde d'hommes minuscules. Demandez donc au Giaour si cela est vrai. »

Le Giaour, c'était M. Lepetit. L'employé lui transmit la question, non sans en rire dans sa barbe, mais en recommandant à notre compatriote de répondre très sérieusement, attendu que l'Uléma était assez puissant au Palais.

« Cela me paraît impossible, répondit M. Lepetit. Cependant, Dieu peut tout.

— Mais ce serait dans le Coran ! riposta le bonhomme de prêtre, après avoir réfléchi un instant. Or ce n'est point dans le Coran. Donc ce n'est pas vrai. »

Cette petite histoire suffit pour donner une idée de l'ignorance profonde des prêtres musulmans.

« La langue turque, nous dit encore M. Le petit, est un dérivé du persan et de l'arabe. Pour bien faire, il faudrait donc que les prêtres qui enseignent le Coran sussent ces trois langues, d'autant plus que ledit Coran est écrit en arabe.

« L'accident arrivé l'autre jour à l'Archiduc a été, continue-t-il, tout un événement à Dolma Bagtché. En apprenant que les journaux s'en étaient occupés, le Sultan a fait mettre à pied le régisseur de ses Écuries. Si on ne l'a pas renvoyé tout à fait, c'est qu'on ne pouvait le faire sans lui payer une pension. En attendant, le service est tout désorganisé.

— Les attelages à quatre chevaux n'en seront pas mieux soignés, et, par suite, les accidents n'en seront que plus fréquents. Mais c'est toujours ainsi qu'on procède au Palais. La disgrâce n'est jamais bien loin de la faveur. Aussi les gens en place se hâtent- ils de faire leur pelotte pendant qu'ils sont aux affaires. »

[Acquisitions diverses au Bazar]

Après déjeuner, je me dirige vers le Bazar, où je veux faire encore quelques acquisitions. Faïk-bey m'a donné un de ses employés pour m'accompagner et m'empêcher d'être trop rançonné.

En route, je rencontre notre ami Lysbeth et son oncle. Emmanuel, que je leur ai cédé, est avec eux. Ils viennent de faire le tour des Murs et paraissent ravis de leur matinée. Seulement, ils meurent de faim, car ils n'ont rien mangé depuis l'aube.

Un peu plus loin, je croise une femme à califourchon sur un cheval. Seules, les étrangères se servent ici de selles de femme.

Mais j'arrive au Bazar par le quartier des fabricants de braseros, supportés par des trépieds tout à fait gracieux de forme. On aime beaucoup le cuivre ici, et on le travaille fort bien.

Plus loin, se trouvent les fabricants d'embouts pour cigarettes, en ébène, en nacre, en métal ciselé, en ambre, etc.; il y en a qui ont un décimètre, même un demi-pied de long, de sorte que, quand on s'en sert, on a l'air de fumer une cigarette au bout d'une canne.

Comment ne pas s'arrêter chez un parfumeur, pour y acheter ces pastilles de sérail dorées qui répandent en brûlant un parfum délicieux ! Il vend aussi, et même fort cher, du hatchich, des essences, des eaux de teinture et des parfums de toute espèce. On sait qu'en Orient, où l'on vit beaucoup par les sens, celui de l'odorat n'est pas moins flatté que les autres.

Je suis sur le point de me laisser séduire par de belles pipes albanaises; mais je ne veux pas mettre ma caisse à sec et je résiste bravement à la tentation.

Je monte vers le Bézestin et j'en fais deux ou trois fois le tour, sans parvenir à me débarrasser des courtiers qui veulent absolument m'imposer leurs bons offices. Défense de fumer dans le Bézestin, dont les vieilles planches pourries brûleraient comme de l'amadou.

En flânant, je vois mettre aux enchères une belle montre turque, qui monte rapidement à 2, 120 piastres.

J'achète pour 70 piastres une paire de ciseaux damasquinés d'or et ciselés à jour; puis une délicieuse poudrière; puis une bonbonnière ciselée en or et enrichie de pierreries, qu'on me fait d'abord 4oo piastres et qu'on me laisse finalement à 200.

J'assiste également à la vente à l'encan de quelques timbales en argent; puis je sors du Bézestin, afin d'aller du côté des étalages des libraires. Je voudrais faire l'acquisition d'un manuscrit en persan fleuri. C'est un rêve depuis longtemps caressé. Or, il règne dans ces boutiques un désordre indescriptible, qui me rappelle certaines bibliothèques de ma connaissance.

[Les libraires, et les livres de religion]

J'ouvre au hasard deux ou trois bouquins, reliés en maroquin rouge et imprimés sur papier de couleur, vert, rouge ou bleu, et je tombe sur un manuscrit d'une écriture splendide.

« Combien ce bouquin ? Dix francs. »

J'offre sept francs cinquante et je marchande quelque temps. Mais tout à coup voici le marchand qui se ravise.

« C'est un livre de religion, me dit-il. Je ne puis pas le vendre à un Giaour. »

Maintenant je lui en offrirais deux cents francs qu'il refuserait de s'en dessaisir. Bah ! J'en serai quitte pour user de ruse, comme j'ai fait avec le Coran, et pour prier Faïk-bey de me le faire acheter.

Je termine mes acquisitions en prenant encore des babouches jaunes, des tapis brodés d'or ou de soie, que je veux rapporter à des amis de France, des flacons d'essence de rose qui ont fait la réputation d'un parfumeur d'ici, et un porte-cigare que je laisserai en souvenir à l'aimable employé de Faïk-bey qui m'accompagne dans cette tournée.

Enfin, après avoir parcouru dans tous les sens les voûtes mal éclairées, les rues tortueuses et puantes du Bézestin, nous allons prendre une tasse de café que nous avons bien gagnée, puis je reviens à l'hôtel.

 

Le soir, à dîner, chacun énumère ses emplettes de la journée. En somme, presque tout le monde a acheté des pastilles du sérail, dont le nom turc est kourtz, et des morceaux de bois odoriférant qu'on appelle ici lude aghadji. On a beaucoup acheté, aussi, de boîtes en fer-blanc pour le tabac, de cannes, de babouches multicolores, de mouchoirs brodés et de vestes en soie de Brousse. En revanche, personne n'a pris de ce henné, qui teint si bien les ongles qu'on ne peut plus s'en débarrasser.

Tout en causant ainsi, nous dégustons un pilaf assez réussi, et Mme Larrey me gagne une bouteille de champagne en pariant avec moi que je ne saurai pas reconnaître quelle est la provenance du vin qu'on nous sert.

[Une visite de digestion et d'adieu]

Après dîner, nous allons faire à Faik-bey une visite de digestion et d'adieu. Précisément, nous trouvons toute la famille réunie à l'occasion du départ du jeune fils, qui se rend à Vienne dès le lendemain pour y poursuivre ses études. Ce jeune garçon paraît très bien doué, et sa mère est tout attristée par son départ.

Nous remercions affectueusement Faïk-bey, sa femme et son frère, de l'excellent accueil qu'ils nous ont fait, et nous leurs rappelons qu'ils nous ont promis de venir quelque jour en Bretagne. Nous pourrons alors leur faire, à notre tour, les honneurs de Loc Maria et leur chanter le fameux An na nigouz.

Après avoir humé l'inévitable tasse de café et fumé quelques cigarettes, nous prenons congé de toute la famille. La reverrons-nous jamais?

En rentrant à l'hôtel, je trouve les cartes du comte de Latour-Maubourg, premier secrétaire de l'Ambassade de France, chargé de nous rendre la visite que nous avons faite à M. Melchior de Vogué, et un mot du baron Lysbeth qui nous informe que son oncle pourra nous faire visiter demain les principales salles du nouveau palais du Sultan.

Allons ! voilà qui nous promet une agréable occupation pour les vingt-quatre heures qu'il nous reste à passer ici.


CHAPITRE XX Grande bataille avec Messieurs de la Douane. - La Sublime Porte. - Visite à l'Arsenal. - C'est aux gros turbans que l'on reconnaît les gros bonnets. - Les fabricants de pipes. - Voyageurs, ne descendez pas à l'Hôtel de Byzance.

Aujourd'hui mardi 7 mai, veille de notre départ de Constantinople, je me lève de bonne heure, car il s'agit de ne rien perdre de cette dernière journée. Au surplus, les chiens de la rue se sont chargés de me réveiller de grand matin, en faisant un tapage de tous les diables.

Je commence par me débarrasser de ma correspondance, qui est sensiblement en retard. A peine ai-je terminé que Lysbeth et Faïk-bey viennent tous deux me serrer la main.

Dans la conversation, ce dernier m'apprend que le sultan doit aller faire visite aujourd'hui à la Reine de Wurtemberg. Aussi règne-t-il une animation extraordinaire dans la Grande Rue de Péra. Des soldats, des gardes de police arrivent de tous côtés, on balaye, on arrose les rues par lesquelles doit passer la voiture du Sultan.

Ce que personne ne sait, c'est à quelle heure aura lieu la visite. D'ailleurs, il en est toujours ainsi. Ce n'est jamais qu'au dernier moment que l'on apprend ce que va faire le Sultan. Tout se règle uniquement sur son caprice et sa fantaisie.

Faik-bey m'a amené son commis de la Douane, pour m'aider à faire expédier directement pour la France la caisse où Emmanuel a emballé précieusement toutes nos acquisitions.

J'accepte avec reconnaissance cette offre aimable. Je prends congé de mes deux amis et me dirige vers le Port, précédé d'un hammal qui porte la dite caisse sur ses épaules.

En traversant Top-Hané, je fais l'observation que le marché est déjà tout recouvert de velums, tendus d'un bout de la rue à l'autre, pour abriter les marchands et leurs marchandises contre la grande chaleur du jour.

Je remarque également, dans un étalage en plein vent, des aiguières et des braseros en cuivre rouge d'un très joli modèle. Je me promets d'en faire fabriquer de semblables à mon retour par un habile chaudronnier.

[Grande bataille avec Messieurs de la Douane]

A peine avons-nous mis le pied sur le port que vingt matelots se jettent sur la caisse pour la porter à bord du bateau. Mais il s'agit bien de cela. Pauvre Faïk-bey Évidemment, il croyait bien faire en me donnant un jeune homme habitué à la Douane pour m'éviter quelques difficultés. Mais ici la Douane est plus ombrageuse et plus tracassière que partout ailleurs. Le commis se dispute avec les employés. On ouvre ma pauvre caisse et on la bouleverse de fond en comble. Croiriez-vous qu'on fouille jusqu'aux moindres coins, et qu'on va jusqu'à retourner mes chaussettes et les poches de mes paletots ? Je tremblais pour mon Coran ! par une chance inexplicable, il échappe à toute espèce d'investigations.

Ce n'est qu'au bout de trois heures d'ennuis et de discussion de toutes sortes que ma caisse peut enfin être transportée à bord du bateau et qu'on m'en délivre le reçu. Car, ici, les Messageries exigent que le gabarrage des colis soit fait par les destinataires eux-mêmes; exigence inique et inutile ! Partout ailleurs, les colis sont reçus dans les bureaux des Messageries, sur le quai.

Toute ma matinée s'est passée à me débattre ainsi au milieu des détails et des lenteurs de cette ennuyeuse corvée et je rentre à l'hôtel, courbaturé comme après une course de plusieurs lieues. Après déjeuner, visite au Musée d'artillerie. Devant la Poste, qui se trouve près du pont de la Sultane Validé, une kyrielle d'écrivains publics rangés en bataille attend les clients, les jambes croisées, et la petite boîte en cuivre qui renferme leur écritoire devant eux.

La Préfecture (Eutisap, en turc) est un monument assez étrange, et sans aucun caractère. On y entre par une porte d'aspect misérable, comme l'ancienne porte de la Préfecture de police de Paris, du côté de la rue de Jérusalem. Ici, seulement, ce n'est pas de la police qu'on s'occupe, mais de la perception de l'impôt, et pas d'autre chose.

[La Sublime Porte]

La Sublime Porte, devant laquelle nous passons ensuite, n'est pas très haute : elle a un large toit et un pignon pointu, et sa façade est décorée de versets du Coran écrits en lettres dorées sur fond vert. C'est là que demeure le Grand Vizir.

Dans un jardin de Byzance, à l'ombre des grands arbres, les soldats d'une caserne voisine font l'exercice, comme nos petits troupiers. Une, deusse ! Une, deusse ! Attention! il paraît que les dames n'ont pas le droit d'approcher. Le gardien se précipite vers nous et interpelle vertement Emmanuel. Voilà une consigne assez bizarre : cependant, bizarre ou non, elle est formelle, et nous nous en allons.

Auprès de Sainte-Sophie et de son vieux cimetière tout ruiné, rempli de pierres éparses, nous remarquons une petite colonnade corinthienne, appuyée contre la Mosquée. Les murs de Sainte-Sophie sont bâtis d'un rang de briques et d'un rang de pierres alternant l'un avec l'autre. La gracieuse fontaine de la Mosquée nous paraît tout à fait charmante.

Ce quartier est le cœur même de l'ancienne Byzance, comme le Forum dans la Ville Eternelle. C'est ici qu'au temps de sa splendeur la Capitale des Sultans brillait dans toute sa gloire.

Au milieu de la cour du Sérail, le fameux platane des Janissaires. Ici, des ruines, rien que des ruines : une tête de sphinx, un gros bloc de porphyre lilas, des sarcophages en porphyre également avec des croix; deux lions plus grands, mais aussi laids, que ceux de Grenade.

[Visite à l'Arsenal]

Enfin nous arrivons à l'Arsenal, qu'on a installé dans l'ancienne église Sainte-Irénée, fameuse par le souvenir de saint Jean Chrysostôme.

Sur le dôme principal subsiste encore une croix peinte en noir. Les mosaïques religieuses des autres dômes sont recouvertes par un badigeonnage comme à Sainte-Sophie.

Parmi les curiosités les plus intéressantes que renferme cet arsenal, il faut citer en narrateur consciencieux :

Le tombeau en marbre de l'impératrice Hélène, des costumes de janissaires, avec leurs turbans blancs et leurs robes rouge carmin, et une série curieuse de mannequins représentant des janissaires boxant, les bras relevés, la tête coiffée d'un bonnet pointu ; une femme du Kurdistan qui commanda six mille femmes pendant la guerre de Crimée ; deux nains, (l'un des originaux, d'après lesquels ces mannequins ont été fabriqués, vit encore, il est âgé aujourd'hui de 83 ans et se montre aux Eaux-Douces d'Asie, où nous l'avons vu); des servantes du Palais au temps de Mahmoud, avec une coiffure ronde et dorée; un médecin, avec un bonnet rouge aux larges oreilles d'âne; un amiral, avec le turban orné du grand ruban d'or, insigne de son commandement; des prêtres, avec le kalpak; des chasseurs du Sultan Mahmoud, revêtus d'un long caftan et traînant après eux tout un attirail de ferblanterie ; des hammals, coiffés de bonnets en feutre pointus comme des pains de sucre.

C'est une véritable collection de costumes, tels qu'on peut en voir dans les œuvres de Gavarni lorsqu'il peint le Mardi Gras de son époque.

Autrefois cette galerie était sur l'At-Meïdan, et l'on payait deux piastres d'entrée pour la visiter. Le gouvernement l'a achetée, pour en rendre l'entrée libre. Elle rappelle quelque peu le musée de Mme Tussaud à Londres, avec cette différence que les mannequins de Mme Tussaud ont des visages en cire qui représentent des personnages célèbres, tandis qu'ici les figures en bois des mannequins ne reproduisent les traits de personne.

[C'est aux gros turbans que l'on reconnaît les gros bonnets]

Ce que l'on peut y constater, c'est que, en Turquie, c'est à la coiffure, au turban que se reconnaissent la richesse, le rang, la puissance. Plus le serpent de mousseline est volumineux, plus le personnage qu'il coiffe est d'un rang élevé. On voit de ces turbans qui sont aussi gros que les citrouilles primées de nos expositions agricoles.

Cette armeria renferme encore des collections d'armes de toutes espèces. Des chevalets, alignés en bon ordre, supportent quantité d'épées, de lances, de mousquets, de pistolets, d'armures, de boucliers, et autres engins de guerre d'une antiquité vénérable, détrônés aujourd'hui, grâce au progrès, par d'autres engins infiniment plus meurtriers.

Accrochées à la muraille, comme un collier au cou d'une femme, se voient aussi les chaînes qui barraient la Corne d'Or en 1453, lors de la prise de Constantinople par Mahomet II; et, au milieu d'une petite cour, des pierres et des sculptures provenant de fouilles exécutées à Ephèse et à Babylone et classées par un Anglais.

Dans une autre salle, une vitrine renferme la moitié de la tête du serpent, qui complètait autrefois la Colonne Serpentine; elle est d'une belle patine ancienne. A côté, un Hercule en bronze assez bien conservé et des lampes étrusques.

Dans des caisses, des fragments de statue en bronze vert-de-grisé par le temps, et, un peu partout, des statues égyptiennes brisées, un bas-relief représentant Apollon, une momie dans un sarcophage, une amphore venant de Babylone et entourée encore de scories provenant de l'incendie de la grande cité.

Des vitrines entières sont consacrées à des spécimens très intéressants de la céramique tripolitaine, de la céramique phénicienne et surtout des verres antiques trouvés dans l'île de Chypre et qui sont d'une couleur charmante, le temps leur ayant donné des teintes irisées superbes.

Dans une troisième salle, sont rangés les uns sur les autres des tambours de janissaires, dont la peau résonne avec un bruit de tonnerre, et des canons génois datant de 1586, couverts comme ornement de figures de guerriers finement ciselées. Voici un autre canon, dont la gueule s'épanouit en forme d'éventail : c'est une sorte de mitrailleuse. Nil sub sole novum ! Voici encore des fusils rayés de rempart, et, à côté, les mauvaises carabines avec lesquelles les insurgés de Candie ont si bravement lutté en 1866. Voici enfin toute une série de canons longs, étroits. avec deux ailes, à pompe et à pierre à fusil.

Une quatrième salle renferme les marmites des janissaires, cerclées comme des chaudières. Les murs sont tapissés de panoplies formées par des pistolets et des casques pointus comme ceux des Circassiens.

En somme, c'est un musée très intéressant, et qui mérite certainement une ou plusieurs visites.

 

En sortant, nous longeons les contreforts de Sainte-Sophie, puis le Ministère des travaux publics, édifice sans aucun caractère architectural, et nous allons nous reposer au café de l'At-Meïdan, élégante construction en forme de kiosque, avec des galeries circulaires. De là, nous avons, en face de nous, la vue de vieilles maisons turques, qui s'appuient les unes contre les autres, blanches, grises, à raies jaunes, avec des toits de briques devenus grisâtres avec le temps. Ces petites maisons sont plus hautes que larges et n'ont que trois ou quatre fenêtres de façade. Elles me rappellent assez les maisons des vieilles rues de Rouen, avec le cachet oriental en plus.

A quelques pas de nous, un Turc à moustache noire, les bras croisés, les yeux dans le vide, semble absorbé par je ne sais quelle contemplation muette.

Ici les prêtres portent tous la barbe longue. Ce n'est pas qu'il soit interdit aux Turcs de se raser. Seulement, lorsqu'ils ont laissé croître leur barbe, ils ne peuvent plus la couper. C'est le Coran qui le veut ainsi.

Nous apercevons encore, le long de la Mosquée du Sultan Achmet, les harems des prêtres musulmans, dont les portes sont abritées par de petits dômes surplombant le toit en bois à demi démoli.

Quant aux cafés, ils ressemblent assez, en général, aux boutiques de décrotteurs de nos Passages.

En passant près de la mosquée du Grand Vizir, une mosquée dont le minaret est ornée d'un balcon avec une colonnade supportant une petite toiture, nous sommes assaillis par une nuée de mendiants, enfants dressés de bonne heure à ce métier dégradant, vieillards en haillons qui se livrent à mille contorsions et poussent le cri des Derviches tourneurs pour exciter notre pitié. Un de ces vieux mendiants, drapé dans un vieux manteau, troué comme celui d'un Castillan, aussi sec et aussi jaune que de l'amadou, s'incline et salue incessamment en chantant le : Allah il Allah. Le malheureux ! il a la folie du fanatisme !

Nous retraversons le pont de la Sultane Validé, à qui ses deux arches donnent la forme d'un arc, et nous prenons la rue basse de Galata qui passe devant la Bourse ; la Bourse où, suivant l'expression pittoresque d'Emmanuel, « on joue des Consolidés. »

Nous longeons les boutiques des rôtisseurs, peu appétissantes avec leurs têtes sanglantes d'agneau symétriquement rangées à l'étalage et les bocaux remplis de grenouilles pour les gourmets de Galata.

[Les fabricants de pipes]

Top-Hané nous mène, ensuite, au quartier des fabricants de pipes. C'est dans ces rues étroites qu'il est facile au passant de se rendre compte de la division du travail; car tout se passe en plein air, sous les yeux du public. Ici, l'on fabrique le fourneau en terre et on le prépare pour la cuisson. Là, on perce les tuyaux en bois de jasmin ou de cerisier, en leur imprimant un mouvement de rotation rapide à l'aide du fouet. Le tour semble inconnu ici ; la besogne ne s'en fait pas moins avec une précision merveilleuse. A côté, on fabrique les bouquins d'ambre de toute dimension. Plus loin, enfin, on se contente de vendre des pipes en terre rouge simples ou dorées.

Très près de là, se tiennent aussi les fabriques de fez, ou, plus exactement, les boutiques où l'on met les fez sous la forme pour leur donner l'allure à la mode, car c'est à Vienne et à Tours que la calotte rouge nationale des Turcs est réellement fabriquée.

[Voyageurs, ne descendez pas à l'Hôtel de Byzance]

Enfin, nous regagnons l'hôtel, où nous mettons la dernière main à nos préparatifs de départ. Si nous regrettons quelque chose en quittant Constantinople, ce ne sera certainement pas cette demeure.

Prétentions exorbitantes, service mal fait par des domestiques grecs, au ton rogue et cassant, qui ne connaissent aucune prévenance, aucun soin intelligent, l'hôtel de Byzance réunit tous les désavantages. Notre logement nous est loué à l'heure comme un fiacre ; nous payons notre dîner, que nous le prenions ou que nous ne le prenions pas ; et, par-dessus le marché, nous sentons qu'à la première réclamation on disposerait de nos chambres et qu'on nous mettrait, nous et nos malles, sur le pavé de la rue. C'est absolument charmant !

Ce soir, à dîner, M. Aubertin, le négociant en vins de Champagne, veut nous faire goûter ses produits. Le maître d'hôtel s'y oppose. A Paris et en France, on a partout, avec une faible indemnité, le droit de bouchon. Ici c'est encore mieux, on n'a même pas la faculté de boire son propre vin. Si nous voulons du vin de Champagne, il faut prendre celui de l'hôtel ou nous en passer. Il était temps que cela finît : nous serions devenus enragés. Aussi je me promets de ne pas donner un bachchich de plus que ce que je dois.

Pour nous remettre, la conversation roule à table sur les tracasseries de la Douane, sous toutes les latitudes. « En Italie, raconte l'un, on m'a forcé à me mettre tout nu. » Un autre assure qu'en passant je ne sais quelle frontière on lui a fait payer deux cents francs pour dix cigares passés en contrebande. Quand supprimera-t-on aux frontières la Douane, cette plaie des voyageurs ? En admettant même que l'on fraude, est-ce que les frais de personnel, nécessités par cette insupportable institution, ne dépassent pas la valeur des droits perçus ?

Après dîner, visite du neveu de Faïk-bey, un charmant jeune homme, qui vient causer quelques instants avec nous Et puis, au lit ! Il s'agit de bien dormir cette nuit. Demain matin à huit heures, nous aurons quitté Constantinople sur un vapeur russe .


CHAPITRE XXI De Constantinople à Smyrne. - Les Turcs en voyage. - Un harem improvisé. — Un déjeuner à la Russe. - L'île de Marmara. - Ce qu'on peut appeler un estomac bien équilibré. - Une mauvaise nuit. - La Turquie et les Turcs jugés par un Grec. - Chio. - L'arrivée à Smyrne.

« Je donnerai votre adresse pour qu'on ne descende pas chez vous ! » dit Larrey au maître de l'hôtel, de Byzance en réglant notre addition, une véritable note d'apothicaire, sur laquelle (détail qui fera juger du reste) le blanchissage de quelques mouchoirs et de quelques chemises est porté pour trente francs. Il faut croire qu'à Constantinople le savon de Marseille n'est pas bon marché !

Je suis, par nature, un voyageur docile et accommodant, le plus accommodant et le plus docile des voyageurs ; mais encore faut-il qu'on ne pousse pas, jusqu'à l'extravagance, l'exploitation de l'individu. Alors je deviens féroce, et moi, qui à l'ordinaire ai la main large et la générosité facile, je me ferais piler plutôt que de donner le moindre bachchich à ces misérables garçons d'hôtels, aussi désagréables et aussi mal complaisants qu'ils sont serviles et quémandeurs.

Si encore on s'était contenté de nous plumer indignement ! Mais jamais infortunés voyageurs ne furent plus mal servis. Ce qu'il m'a fallu de réclamations pour obtenir un simple verre d'eau, un jour que Faïk-bey était venu me voir, est inimaginable ! Une autre fois, un ami arrive pour causer d'affaires avec moi; je le reçois dans le salon de l'hôtel, et, tout naturellement, je ferme la porte derrière nous. Un domestique ne s'avise-t-il pas aussitôt de rouvrir cette porte, pour me faire sentir que je n'avais pas, à moi seul, la libre disposition du salon ?

Bien certainement, ce qui diminuera dans une notable proportion nos regrets de quitter cette merveilleuse ville de Constantinople, où nous sommes depuis quatorze jours, c'est la satisfaction de ne plus avoir affaire à ces hôteliers de Péra et à leurs abominables serviteurs.

Nos adieux au personnel de l'hôtel de Byzance n'eurent donc rien de particulièrement cordial, et ce fut avec une joie mal déguisée que nous secouâmes sur ce seuil inhospitalier la poussière de nos semelles.

Nous partîmes à pied, le long des ruelles en pente rapide de Top-Hané, le fidèle Emmanuel ouvrant la marche, et deux hammals vigoureux venant derrière, avec nos malles et nos sacs sur leurs robustes épaules.

Nous redoutions, non sans quelque apparence de raison, un nouveau conflit avec messieurs de la Douane; mais, contre notre attente, tout se passa le mieux du monde, et il ne nous en coûta guère qu'un medjidié pour voir les portes s'ouvrir sans difficulté devant nos innombrables colis.

Quelques minutes après, une barque nous conduisait, nous et les colis susdits, à bord du Potomac, grand steamer russe qui fait le service d'Odessa à Alexandrie, avec escales à Constantinople et à Smyrne.

[De Constantinople à Smyrne]

La première impression qui nous saisit, en mettant le pied sur ce bateau, c'est une odeur de pétrole qui le remplit tout entier. Voilà qui n'est pas pour nous faire augurer favorablement du confortable de son installation.

Il paraît qu'en revanche, s'il pèche de ce côté, il est très supérieur aux vapeurs français, sous le rapport de la vitesse.

Toujours est-il que l'étroite et obscure cabine à quatre couchettes qui nous est dévolue, à Larrey et à moi, n'a rien d'engageant.

Autre désagrément : à bord, tout le monde à peu près parle russe et italien au choix, seulement personne ne parle français.

Enfin, de tout cela, puisque nous n'y pouvons rien en somme, le mieux est de point nous soucier.

Regardons plutôt le curieux spectacle qu'offre le pont, sur lequel le capitaine, coiffé d'une casquette blanche galonnée, se promène de long en large, les mains derrière le dos.

La dunette regorge de passagers. J'aperçois un officier en uniforme noir tout brodé, avec d'énormes moustaches, et, adossées contre la claire-voie, trois cadines de tournure fort gracieuse; l'une a le visage couvert d'un voile noir, et les deux autres d'un foulard.

Deux timonniers en chemise blanche, une cravate roulée comme une corde autour du cou, se tiennent à la barre.

Pendant que les passagers de deuxième classe s'entassent le moins mal qu'ils peuvent au milieu de leurs bagages, une scène touchante se passe à l'autre extrémité du bateau, à quelques pas de nous. Une pauvre petite cadine fait ses adieux à deux femmes qui l'ont accompagnée jusqu'ici, et les embrasse en pleurant; elle tient, sur ses genoux, enveloppé d'un couvre-pied doublé de soie blanche, un petit enfant qui geint et se lamente comme un enfant nouveau-né.

Son mari, un gros pacha, de courte taille, au large front luisant, aux lunettes d'or, vêtu d'un paletot bleu, la gronde et la rabroue avec brutalité. Il a l'air de très méchante humeur, parce qu'il n'y a point de harem de préparé pour les dames; aussi il arpente le pont, suivi d'un horrible nègre qui ne le quitte pas d'une semelle, criant, gesticulant, se démenant comme un beau diable et s'en prenant à tout le monde.

Enfin, à force d'importunités, il obtient qu'on organise sur le panneau de l'avant, à l'aide de matelas empilés les uns sur les autres et de planches de sapin, une sorte de petite retraite, où sa cadine n'aura pas à redouter les regards des mécréants. Elle n'en sera pas mieux pour cela, du reste.

Il est vrai que, de leur côté, ma femme et Mme Larrey se plaignent amèrement de l'affreuse cabine qu'on leur a donnée, une cabine qui n'a que deux couchettes et deux lavabos qu'elles doivent partager avec six autres voyageuses.

— Jamais, disent-elles, nous ne pourrons passer la nuit dans cet étroit compartiment.

— Bah! répondons-nous pour leur remonter le moral, une mauvaise nuit est bientôt passée. »

Cependant le bateau lève l'ancre et fend les eaux du Bosphore, laissant derrière lui une flottille de caïques et d'embarcations de tout genre : sur le quai, des gens agitent des mouchoirs en signe d'adieu.

Péra, Galata, la Corne d'Or, et Constantinople tout entier, avec ses mosquées, ses tours, et son Sérail imposant, commencent à s'éloigner.

Mais quelle singulière direction prend le steamer ? Est-ce qu'il retournerait à Odessa ? Non, il cingle simplement vers le yacht de la princesse Olga, tante d'Alexandre III et reine de Wurtemberg, pour la saluer au passage. Les matelots montent dans les vergues et poussent trois hurrahs retentissants, au moment où nous arrivons à la hauteur du yacht, auprès duquel un caïque blanc du Sultan est en observation.

Puis, le bateau évite, décrit une courbe et reprend la direction de la mer de Marmara.

Nous croisons des navires aux voiles gonflées, qui gouvernent droit sur l'entrée du Bosphore. Déjà celui-ci se voit moins distinctement dans le lointain, avec Dolma Baghtché, la Pointe du Sérail, la Tour de Léandre, le Kiosque du Sultan, où nous fîmes il y a quelques jours cette visite que j'ai racontée; Sainte-Sophie et ses quatre minarets; puis les Iles des Princes, la côte d'Asie et la grande caserne de Chalcédoine.

Le gros Turc aux lunettes d'or continue à se promener sur le pont, pestant, tempêtant, sacrant comme un païen. Les barricades de bagages, qu'il avait dressées contre les bastingages, se sont écroulées, entraînant dans leur chute trois ou quatre ballots de tapis de Smyrne, une provision de pain, d'oignons, des cafetières et des bassins en cuivre, avec lesquels il voyage.

On rétablit à grand'peine l'échafaudage; il n'était pas remis en place qu'une manœuvre le renverse de nouveau. N'y a-t-il pas là de quoi rendre fou le pauvre pacha? Il ôte son paletot bleu, il ôte son gilet. Si son nègre n'était pas si noir, sans nul doute il le dévorerait; histoire de passer sa colère furibonde sur quelqu'un !

Cet épisode tragi-comique nous distrait, et nous empêche de donner un dernier regard à Constantinople, qui s'éloigne de plus en plus. Les fortifications, qui partent de la Pointe du Sérail et vont aboutir au Château des Sept Tours, n'apparaissent plus déjà que comme une ligne brune de moins en moins distincte. Sainte-Sophie, avec sa masse imposante, teintée de jaune, s'aperçoit encore, et, à côté d'elle, sa voisine, Sultan Achmet, toute blanche avec ses six minarets.

Enfin, vers dix heures et demie, les minarets ont disparu dans la brume. Adieu, Constantinople ! Adieu !

[Les Turcs en voyage]

Nous revenons à notre enragé pacha, qui, sans se décourager, recommence l'édifice de son installation. Ce petit homme au front bombé, aux lunettes d'or est étonnant; il a retroussé les manches de sa chemise jusqu'au coude, et se démène comme un beau diable, occupant et amusant, à lui seul, tout le bateau avec son agitation et sa mauvaise humeur.

Il continue par organiser une sorte de cabine, au moyen de ses malles et de ses paquets, contre le bord du navire ; puis il déroule ses matelas, étend ses tapis, dispose ici et là toute une provision d'édredons et d'oreillers, attache des cordes d'un bout à l'autre de son installation, et, sur ces haubans improvisés, étend des feredgés et un supplément de tapis qui achèvent de constituer un véritable petit ajoupa, où la cadine pourra défier tous les regards et s'étendre isolée et abritée, au milieu de la foule des passagers.

Ceci achevé, notre brave Turc s'installe lui-même sur un matelas, les jambes croisées, avec toute une collection de paniers, d'où il tire successivement quatre pains, deux gigots, des brochettes de viande entourées de feuilles de vigne, un saladier plein d'artichauts, des verres, des assiettes, et je ne sais quoi encore.

Il pense tout d'abord à sa cadine et lui envoie, par le nègre, un plateau chargé d'artichauts et d'un gros morceau de mouton rôti. Après quoi, il attaque lui-même des oignons, qu'il fait disparaître avec dextérité dans sa bouche sans se servir du reste d'autre fourchette que celle de ses dix doigts. Derrière lui, en revanche, j'aperçois le col de deux flacons de vin de Bordeaux.

Décidément, voilà un bon père de famille qui n'oublie rien, et qui se fait suivre, en voyage, de tous ses tenants et aboutissants. C'est un véritable déménagement qui l'accompagne, et ses malles, dont quelques-unes sont des armoires, m'ont tout l'air de recéler un mobilier entier.

Allons, bon ! il était écrit que l'infortuné ne serait jamais tranquille ! Le capitaine vient de donner l'ordre de faire descendre tous les bagages à fond de cale.

En quelques minutes, l'échafaudage, si péniblement relevé, est démoli; malles, matelas, coffres et le reste, tout disparaît dans les profondeurs du bateau.

[Un harem improvisé]

Le pauvre Turc reprend, avec une rage concentrée, son repas interrompu; et, pour mieux défendre contre les regards indiscrets sa cadine qui a dû enlever son yachmak pour manger, il n'a d'autre ressource que de faire tenir, par la négresse qui la sert, une ombrelle ouverte devant elle.

Pour comble de malheur, quelques-unes des malles se sont ouvertes, pendant qu'on les transportait à fond de cale, et il s'en est échappé des cafetières, des casseroles, des aiguières et autres objets de ménage.

Enfin, l'ordre se rétablit peu à peu : le pacha, son repas achevé tant bien que mal, se fait apporter un plateau, dans lequel il fait ses ablutions à grand renfort d'eau de savon; puis il allume un narghilé au tuyau long de dix pieds, s'étend sur des matelas, renverse la tête en arrière et aspire à longs traits la fumée bleuâtre de son latakié.

Le nègre songe, à son tour, à se restaurer. Il avale d'abord, coup sur coup, plusieurs oranges, et continue en s'ingurgitant d'énormes oignons verts avec du pain. Un menu bizarre, comme vous voyez.

Cependant ce spectacle original ne laisse pas de nous mettre nous-mêmes en appétit. Heureusement, la cloche du déjeuner a sonné et nous descendons à la salle à manger.

Nous nous trouvons une dizaine autour de la table, dont quelques dames et un Grec qui se rend à Samos. De capitaine, point. Nous sommes sans doute de trop petits personnages pour qu'il daigne venir présider notre table.

[ Un déjeuner à la Russe]

Le déjeuner est servi à la Russe, et se compose de caviar (un condiment auquel je commence à m'habituer), d'oignons cuits, de langue farcie, de poisson bouilli, de côtelettes rôties, d'oranges exquises, et d'excellent café; pour vin, un vin blanc d'Odessa, d'un goût fort agréable.

Après le déjeuner, nous remontons sur le pont et j'allume mon chibouque; car en bas, dans le salon, il est interdit de fumer.

Les autres passagers se promènent de long en large, ou font le kief. D'autres encore jouent au trictrac, ou aux cartes. Ceux qui sont de nationalité turque demeurent immobiles, accroupis comme des singes et les jambes croisées, une posture que nous trouverons toujours fort incommode, nous autres Occidentaux blasés par l'usage des sièges capitonnés.

Des enfants jouent en se poursuivant sur le pont. Ils portent des amulettes suspendues autour de leur cou, et, dans les cheveux, des médailles et des gousses d'ail pour se préserver du mauvais œil.

La chaleur commence à devenir insupportable vers une heure et je descends prendre un repos, fortement interrompu par les secousses formidables de l'hélice et le ronronnement infernal de la machine.

 

A trois heures, je reparais sur le pont, dont l'aspect n'a guère changé. A l'avant, seulement, des Grecs psalmodient des airs nationaux.

Le steamer ne semble pas marcher avec une vitesse exagérée. Il file huit nœuds à l'heure, me dit-on. En revanche, sa dunette est armée de deux petits canons à la gueule menaçante, comme deux roquets toujours prêts à aboyer.

[L'île de Marmara]

Nous passons devant l'île de Marmara, puis devant trois autres îles, dont l'une nous cache la célèbre Cyzique, qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir. Ces îles renferment des carrières de marbre, dit de Marmara, très riches et très productives. où Constantinople tout entier vient s'approvisionner.

Vers les quatre heures, le pacha que l'on sait procède de nouveau à son occupation favorite, qui est de manger. Il coupe cette fois ses oignons crus en tranches et déchiquète avec ses doigts son agneau rôti, sans plus de gène que s'il était dans la salle à manger de sa propre maison; puis, il fait passer un plateau chargé de ces étranges victuailles à sa cadine, et à la négresse aux mamelles pendantes, qui sert de suivante à celle-ci.

Le dîner qu'on sert aux passagers, à cinq heures et demie, n'offre rien de particulièrement intéressant, sauf ce détail que les hors-d'œuvre sont offerts dès le début, avant même le potage, comme c'est l'usage en Russie. Je me souviens aussi de certaine gelée aromatisée au kirch, qui n'était pas à dédaigner.

Cependant, le soleil commence à se coucher; son disque rouge disparaît peu à peu derrière les montagnes de la rive d'Europe : car nous filons maintenant entre deux lignes de côtes qui se dessinent capricieusement. Pour m'orienter, j'ouvre mon Guide, et j'y lis quantité de noms de localités, de montagnes, et de cours d'eau; malheureusement, on ne voit plus rien du tout et je suis forcé de suppléer par l'imagination à cette navrante obscurité.

En descendant dîner, nous avions laissé un groupe de Grecs fort occupés d'une partie de cartes qu'ils avaient commencée dès le milieu de la journée. En remontant sur le pont, nous retrouvons ces joueurs forcenés exactement dans la même position.

Ainsi pour notre gros pacha. Bien qu'il ait commencé longtemps avant nous son dîner, il ne l'a pas encore terminé quand nous le revoyons. Il en est pour le quart d'heure à la salade, qu'il arrose largement de raki.

Quant à son harem, il ne donne pas signe de vie. Sans doute, il se prépare au sommeil. Elle n'aura pas trop chaud, cette nuit, la cadine : car elle couche, à peu près, à la belle étoile. Tout le monde autour de nous, d'ailleurs, prend ses dispositions pour la nuit. Un vieux musulman étale devant lui un petit tapis, en l'orientant dans la direction de La Mecque, le baise à trois reprises différentes, puis le relève et commence enfin sa prière.

Un autre vieux Turc, à barbe grise peu fournie, à figure parcheminée, se fait débarrasser par son domestique de son paletot de dessus, car il est vêtu à l'européenne. Puis il endosse une longue robe de chambre blanche, et, par-dessus celle-ci, une seconde robe de cachemire. Vous croyez que c'est fini ? Pas du tout. Par-dessus ces deux robes il passe une grande pelisse, après quoi il se roule dans sa couverture. Je commence à croire qu'on peut dormir ainsi en plein air sans craindre d'avoir froid.

[Ce qu'on peut appeler un estomac bien équilibré]

Je me retourne ensuite et qu'est-ce que je vois ? Notre gargantua qui, son repas à peine terminé, a accepté l'invitation de coreligionnaires à lui et recommence à dîner avec une vigueur qui me donne une haute idée de la capacité de son estomac. Ce second dîner absorbé, il se couche nonchalamment sur ses tapis et absorbe coup sur coup, pour faciliter la digestion, des gorgées de mastic et d'eau. Il me semble d'ailleurs qu'à la faveur de l'ombre ces braves musulmans escamotent volontiers en voyage, les prescriptions du Coran et font sauter, sans trop de scrupule, les bouchons de nombreuses bouteilles de vin.

Pendant que notre homme digère laborieusement l'effroyable quantité de victuailles qu'il a ingurgitée, j'aperçois de loin son nègre qui allume un fanal à deux bougies et l'accroche à des haubans disposés au-dessus du petit harem.

Le pont commence d'ailleurs à ressembler de plus en plus à un campement. Les Turcs règlent leurs énormes montres sur le coucher du soleil et s'enroulent dans leurs couvertures pour dormir, au milieu de paquets de toute sorte et de grandes malles en cuivre qui ressemblent à des tambours de janissaires et s'ouvrent comme des œufs de Pâques.

Un Moscovite, à longue redingote plissée à la taille, se roule en rond comme un chien de Stamboul et s'endort, le nez contre la machine.

Nous tenons bon plus longtemps, nous autres Français, et nous nous promenons en causant, jusqu'à ce que l'heure du thé nous appelle en bas de nouveau.

On nous sert, dans le carré, le thé à la Russe ; c'est-à-dire qu'on nous verse d'abord de l'extrait de thé, que l'on additionne ensuite d'eau bouillante, de tranches de citron et de lait parfumé.

Tout à coup, un bruit épouvantable éclate contre la porte.

C'est encore le gros pacha turc, auquel il est dit que nous n'échapperons jamais. Il gesticule avec une vivacité, à laquelle le vin de Bordeaux n'est peut-être pas étranger, et vocifère je ne sais quelles objurgations, parmi lesquelles le mot billette revient à chaque instant. Pour comble de complication, le garçon n'entend que le russe.

Heureusement, un de nos compagnons de table parle le turc et s'offre à servir de truchement. Voici ce qui ressort des explications qu'il parvient à se faire donner :

Après avoir pris la moitié du pont pour installer son harem, ce voyageur grincheux n'en veut plus, sa cadine est malade, son enfant, un pauvre bébé de deux mois, tousse à rendre l'âme. Bref, il réclame maintenant une cabine entière, à laquelle il prétend avoir droit.

« J'ai payé à Constantinople, dit-il en hurlant de plus belle, pour ma cadine et pour Selim Effendi, mon domestique. Voici mes billets. Je veux une cabine ; ou alors, qu'on me rende mon argent ! Du reste, je me plaindrai en arrivant à Smyrne ! »

De guerre lasse, le capitaine lui fait dire qu'on l'autorise, par faveur spéciale, à s'installer pour la nuit sur le canapé du salon .

Cette offre ne le satisfait guère. Ses billets lui donnent droit à une cabine entière; il veut une cabine entière. Il finit pourtant par se calmer, et va prendre possession du canapé, où s'achèvera dans le silence de la nuit sa laborieuse digestion.

C'est, nous dit-on, un haut fonctionnaire de Tripoli qui va rejoindre son poste. Il est tellement furieux qu'il quittera le steamer à Smyrne et continuera son voyage sur un vapeur français.

Après cette scène de haute comédie, nous allons faire encore les cent pas sur le pont avant de nous coucher. La nuit est très obscure, et c'est à peine si nous apercevons les lignes noires des deux rives entre lesquelles nous naviguons, et que les phares éclairent de distance en distance. Nous croisons à plusieurs reprises des vapeurs qui portent un feu rouge à gauche et un feu vert à droite.

Le steamer continue à marcher avec une vitesse très modérée; aussi n'arriverons-nous à Gallipoli qu'à minuit. On nous avait dit que la traversée de Constantinople à Smyrne ne durerait que vingt-six heures; elle en durera trente-six.

Dix heures sonnent. Nous regagnons, Larrey et moi, notre cabine occupée par quatre couchettes et un lavabo microscopique. Espérons que le tic tac de la machine et le bruit de l'hélice ne nous empêcheront pas de dormir. En tout cas, dans le voisinage de ce terrible ronronnement, on peut ronfler soi-même impunément, sans que personne songe à s'en plaindre.

[Une mauvaise nuit]

Hélas ! notre espoir a été trompé. Nous avons eu une nuit horrible, infernale. Des légions d'insectes sont venues nous dévorer et les secousses de l'hélice ne nous ont pas laissé un instant de repos. A peine avons-nous pu accrocher quelques heures d'un mauvais sommeil, troublé par d'affreux cauchemars.

Aussi saluons-nous le retour de l'aurore avec un véritable soulagement. Nous sommes à ce moment en face de l'île de Mételin, l'antique Lesbos, Mytilène, la ville de la poésie, la patrie de Sapho qui fonda une école de courtisanes. Pendant la nuit nous avons passé devant les côtes de la Troade : Campos ubi Troja fuit.

Après avoir avalé une tasse de thé à la hâte, nous montons sur le pont. Il est livré pour le moment aux hommes de service qui le lavent à grande eau. Il a même fallu, pour leur laisser le champ libre, que notre fameux pacha défît de nouveau toute son installation; ce n'est pas sans peine qu'il s'y est décidé, naturellement, et avant de s'y résoudre, il a attendu que ses malles et ses matelas fussent déjà baignés par l'eau.

Il paraît que cette nuit, comme sa cadine avait fini par se réfugier dans une des cabines réservées aux dames, il a placé par prudence son nègre, en faction, à la porte de cette cabine.

Mme Larrey et ma femme viennent nous demander l'hospitalité, pour pouvoir faire à leur aise leur toilette; elles n'ont, en effet, chez elles qu'un petit lavabo pour huit personnes, ce qui ne laisse pas d'être excessivement incommode, on en conviendra. Nous cédons la place à ces dames.

La mer est d'un beau bleu indigo, mais elle commence à danser légèrement. Gare au mal de mer, tout à l'heure ! Déjà une jeune Grecque, qui s'est hasardée sur le pont, en redescend précipitamment avec une pâleur caractéristique.

On jette le loch. Le steamer file ses huit nœuds, soit deux lieues trois quarts environ à l'heure.

Le second, coiffé d'une casquette blanche, se promène sur l'étroite passerelle du commandant comme un écureuil dans sa cage.

[La Turquie et les Turcs jugés par un Grec]

Un Grec d'humeur bavarde nous aborde et engage la conversation avec nous. Comme de juste, il daube d'importance sur les Turcs et la Turquie.

A propos des femmes turques, dont nous lui parlons avec sympathie, il se révolte contre l'usage barbare qui permet aux Musulmans de prendre douze femmes à la fois, et un nombre illimité d'esclaves, qu'ils peuvent ensuite vendre en les séparant de leurs enfants, si bon leur semble. Il tient aussi à ce que nous ne gardions aucune illusion : selon lui, il n'y aurait pas à Constantinople dix femmes turques qui comprennent le français : lorsqu'on attend dans un harem la visite de dames françaises, dit-il, on a soin de ſaire venir des femmes grecques parlant également bien le turc et le français, jouant du piano, au courant de notre littérature — et le tour est joué.

Quant au Gouvernement, ajoute-t-il, il n'y en a pas de plus arriéré. La Turquie n'a pas d'avenir. C'est un pays très malade. La Russie le guette, et tôt ou tard essaiera de s'en emparer. Cela ne se fera pas toutefois sans qu'on en ressente le contre-coup en Europe. Cependant il n'est guère probable que la France et l'Angleterre prendraient les armes de nouveau. La meilleure solution serait peut-être d'enlever le Gouvernement des mains des Osmanlis, pour le donner aux Grecs du pays (voilà le bout de l'oreille !). Déjà, du reste, beaucoup de pachas sont grecs ou arméniens, et c'est par ce côté-là que la civilisation s'infiltrera rapidement en Turquie.

Pour nous donner une idée de l'ignorance des Turcs en général, et des marins turcs en particulier, notre Grec, intarissable dans ses récriminations, raconte que dernièrement le capitaine d'un vapeur en rade, voulant montrer, à un prince étranger de passage, un système de pompe qui permettait de prendre l'eau des chaudières dans la mer, fit tourner le robinet qui ouvrait la communication. Le mécanicien, un Anglais, se trouvait justement à terre. Quand on voulut ensuite fermer la communication, personne ne sut comment tourner la vis en sens contraire. L'eau, débordant des réservoirs, envahit le navire qui s'enfonçait peu à peu; il allait couler bas lorsque, par grand bonheur, le mécanicien revint à bord, juste à temps pour le sauver d'une perte certaine.

Ce Grec, si peu entiché de la Turquie, comme tous ses compatriotes, du reste, se rend à Samos, sur la côte d'Asie, une île qui paie une redevance à la Sublime Porte, mais s'administre elle-même. C'est un homme lettré, d'ailleurs, et qui connaît notre littérature; il me parle de George Sand, qu'il compare à la Sapho grecque.

 

Vers neuf heures et demie, nous passons devant le port de Mytilène, tapi au fond d'une baie encadrée de bouquets de cyprès. L'île elle-même a un ton blanchâtre et des lignes qui se découpent sur l'horizon, tantôt arrondies comme des coupoles tantôt pointues comme des minarets. Dans la montagne, on aperçoit de petites maisons éparses qui ressemblent aux pierres druidiques dispersées sur le flanc des collines.

La mer est d'un beau bleu, telle que je me souviens de l'avoir vue dans la baie de Naples, en allant à Capri.

[Chio]

Perdue dans les brumes lointaines, Chio, l'île des vins célèbres, a l'air « d'un sombre écueil, » comme dit Victor Hugo dans ses Orientales.

Au moment où ces beaux noms légendaires nous emmènent dans le pays des rêves, un détail tout à fait prosaïque nous ramène brusquement sur la terre, ou plutôt sur les planches de notre bateau. C'est le stewart, qui vient réclamer les billets; ce qui entraîne des discussions de toute espèce sur le prix et sur le change des monnaies. Les tarifs sont bien là, mais on s'embrouille dans le compte des roubles et des kopecks. Crainte d'erreur, personne ne veut payer.

Il y a surtout un Grec à la figure en lame de couteau qui braille comme un sourd; il faut que tout l'état-major vienne à la rescousse pour qu'il s'exécute.

Onze heures viennent de sonner. Nous entrons dans le golfe, au fond duquel se trouve Smyrne. Mais on n'aperçoit rien encore.

Nous descendons déjeuner. Le capitaine continue à ne pas honorer notre table de sa présence. C'est moi qui occupe, à son défaut, le fauteuil de la présidence. Je n'en mange pas mieux, ni de meilleur appétit.

Toutefois, le chibouque, que je vais fumer sur le pont, a pour effet d'égarer mon imagination dans une série de considérations plus ou moins fantastiques sur le côté matériel de la vie des Turcs. L'existence se présente à mes yeux comme un charbon qui s'allume d'abord lentement, brûle en se couvrant d'une cendre légère et se consume peu à peu, pour ne laisser après lui qu'une pincée de poussière !

Mais assez de poésie ! Aussi bien il y a longtemps, ce me semble, que je n'ai parlé de notre gai pacha.

Pour le moment, il se promène sur le pont, les deux mains dans les poches, le fez renversé en arrière et laissant à découvert son front poli comme l'ivoire. Une lourde chaîne de montre, qui semble venir directement du Palais-Royal, s'étale sur son gros ventre. Impossible d'avoir à la fois l'air plus sot, plus Vulgaire et plus content de soi.

Pendant ce temps, la pauvre cadine est toujours dans la cabine des dames, où elle souffre horriblement d'une piqûre de moustique. Elle a la main tout enflée et plusieurs personnes sont auprès d'elle, occupées à la frictionner avec de l'ammoniaque. La pauvre femme semble fort étonnée de l'empressement compatissant, avec lequel des femmes européennes, dont elle n'est pas connue, s'efforcent de calmer ses souffrances, et ses beaux yeux expressifs les regardent avec une surprise attendrie.

La négresse, qui est avec elle et qui ne la quitte guère, est une pauvre fille qui, bien qu'âgée de seize ans seulement, a déjà été mère. Elle porte sur ses joues les tatouages indélébiles de la Nubie, son pays.

Ma femme et Mme Larrey offrent à sa maîtresse des gâteaux et des bonbons; mais celle-ci ose à peine tendre la main pour les prendre. Elle a peur, sans doute, que son mari ne l'apprenne et ne se fâche. Justement le voilà ! Du haut de l'escalier, il appelle la jeune négresse pour qu'elle vienne chercher son enfant qui pleure sur le pont.

« Va faire taire ce petit ivrogne avec ton lait ! » lui crie-t-il en turc; et celle-ci, tout effrayée, de grimper les marches de l'escalier quatre à quatre.

La cadine se familiarise insensiblement avec les dames européennes; les chignons élégants de celles-ci semblent la plonger dans une véritable stupéfaction.

Maintenant elle va mieux, on finit par la décider à monter un peu sur le pont, en se cachant, bien entendu, derrière son yackmak qu'elle recouvre en outre d'un voile noir, indice caractéristique qui prouve qu'elle a fait le voyage de la Mecque. Elle berce dans ses bras son petit enfant, tout enveloppé de soie de Brousse, qui pousse des vagissements lamentables. Puis elle va retrouver son seigneur et maître trônant sur son tapis de Smyrne, le corps entouré des anneaux de son narghilé comme le Laocoon enlacé par les serpents, et lui tend les bonbons qu'on lui a donnés. Notre Turc les trouve à son goût, les croque, et d'un geste lui fait entendre qu'elle peut manger ce qu'il en reste.

[L'arrivée à Smyrne]

Cependant nous approchons de Smyrne ; les flancs des montagnes s'estompent de plus en plus. La ville commence à montrer sa silhouette noire au fond de la baie.

On discute à bord, au milieu des parties de tric-trac, sur la façon dont s'opère en général le débarquement en rade, sur les habitudes tracassières de la douane et principalement sur les hôtels.

A propos des hôtels, un passager nous apprend qu'il n'y en a guère de bons à Smyrne. On écorche cependant les voyageurs un peu moins à l'hôtel de l'Europe qu'ailleurs; mais, en revanche, la nourriture y est exécrable. Il faut un estomac d'une solidité toute particulière pour y résister.

Il nous engage aussi à prendre nos précautions au moment du débarquement. Si nous demandons simplement ce que cela nous coûtera, on répondra : Ce que vous voudrez ! Mais il ne faut pas s'y fier. Le mieux est de faire son prix à l'avance; sans cela, on exigera 40 piastres, tandis qu'avec 4 piastres on peut s'en tirer, en ayant soin de bien débattre les conditions de batelage avant de quitter le bateau.

Pour la Douane, c'est comme partout ailleurs dans l'empire turc. Avec des bachchichs, on n'a point d'inquiétudes à avoir, ni de retards à craindre. Cependant, pour plus de sûreté, il est bon de cacher dans le recoin le plus mystérieux de ses malles le tabac, les cigares que l'on peut posséder.

Depuis que nous avons quitté la pleine mer, l'eau est devenue vert clair, de bleu d'outremer qu'elle était. C'est l'indice d'une faible profondeur à la sonde. Le soleil est au-dessus de nos têtes et nous brûle de ses rayons. Les côtes se rapprochent de plus en plus.

De l'avant, où je vais me poster, il semble maintenant que nous piquons droit sur une montagne sans issue, masquant la vue de Smyrne.

Déjà se voient sur la rive des soldats turcs, se promenant avec des parasols ouverts pour se garantir de l'excessive ardeur du soleil.

Je retourne ensuite à l'arrière du bateau, où je tombe sur le pacha ventripotent en train de faire ses ablutions. Son nègre tient devant lui une bassine de cuivre, dans laquelle il se lave la barbe et le crâne avec la même aisance que s'il n'y avait personne pour le regarder faire.

Cependant, pour achever sa toilette et changer de linge à l'abri des regards indiscrets, il consent à se retirer dans son harem, derrière un tapis tendu qui le masque à peu près complètement.

Tout à côté, son domestique berce en riant sur ses genoux l'enfant de la négresse, qui est empaqueté comme une momie et dont on n'aperçoit que le bout du nez.

Grand branlebas sur la passerelle. L'officier à la casquette de toile blanche se tient à son poste. A côté de lui, un autre officier en casquette de flanelle parle à un troisième en casquette de drap bleu. C'est par la casquette, sans doute, que se distinguent ici les divers échelons de la hiérarchie.

Malgré la lenteur désespérante avec laquelle marche le steamer, nous finissons cependant par distinguer à l'horizon la première ligne blanche des maisons de Smyrne qui tranche sur la ligne verte de la mer. Nous passons devant une forteresse de construction nouvelle, bâtie en pierres blanches.

« Deux coups de canon la jetteraient par terre ! » nous dit le Grec grincheux, en haussant les épaules.

Voici maintenant de grands cyprès. Ils forment comme un rideau en avant du nouveau cimetière de la ville.

A mesure que nous approchons, l'agitation augmente sur le pont. Les grues se mettent en mouvement et montent déjà les bagages des profondeurs de la cale.

La dunette se garnit en même temps de passagers, voire même de femmes turques qui viennent s'asseoir contre les bastingages avec leurs enfants, en retenant leur yachmack avec les dents afin de mieux cacher leur visage. L'une d'elles porte le mot Allah! gravé sur le bras. Une autre a non seulement les ongles mais encore les doigts teints avec du henné, ce qui ne laisse pas de m'étonner, car je croyais que l'on ne se teignait que les ongles au henné ; mais il paraît que les élégantes vont beaucoup plus loin.

Une troisième tient sur ses genoux un petit garçon rose, joufflu, vêtu d'une robe à carreaux rouges et blancs et coiffé d'un bonnet chargé de pièces de monnaies, de verroteries et de gousses d'ail pour détourner le mauvais œil. La gousse d'ail est à deux fins; car, le bambin s'étant mis à crier, pour le faire taire, sa mère détache la susdite amulette et la lui donne à croquer.

Nous distinguons très bien Smyrne maintenant. Les maisons s'étagent du haut en bas de la montagne. Les toits rouges égaient le paysage, dominés de distance en distance par les minarets. Tout en haut, les ruines de l'ancienne forteresse dont Th. Gautier a donné la description. Au bord de la mer, une grande caserne jaune.

Le bateau se dirige vers l'extrémité de la rade, en longeant la ville qui défile devant nous comme un panorama. Il stoppe enfin à quelques centaines de mètres du quai.


CHAPITRE XXII Smyrne. - Premier aspect de la ville. - M. Cramer. - Le café du Captain Picolo. - Nous partons pour Ephèse. - Le Dr Bennet. - Souvenirs de l'antiquité et coups de soleil. - Un dîner smyrniote. - Au feu !

A peine les canots sont-ils mis à la mer, à peine l'échelle de bâbord est-elle abaissée qu'une nuée de petits bateaux verts, blancs, bleus, de toutes les couleurs, accostent le steamer. On dirait des sauvages de la Nouvelle-Guinée abordant un navire marchand dans les Détroits.

Avant de débarquer, nous attendons qu'on nous apporte la libre pratique. Enfin le drapeau jaune est amené. Nous faisons prix avec un batelier qui nous débarque, ainsi que nos bagages, pour six piastres. Son embarcation n'est plus une coque de noix comme les caïques du Bosphore, mais un large bateau aux flancs arrondis.

[Smyrne]

Toutefois nous sommes arrêtés en route par la barque de la Douane maritime qui veut nous emmener à ses bureaux, où il faudrait se morfondre pendant longtemps. Mais nous sommes prévenus, et un bon bachchich nous évite cette corvée.

A terre, c'est la Douane terrestre cette fois qui se met en travers. Nouveau bachchich, et l'on nous laisse encore aller. On retient seulement nos passeports qu'on nous rendra à notre départ.

Nous nous engageons dans une série de rues tortueuses et mal pavées, précédés des mammals qui portent nos bagages en soufflant comme des soufflets de forge.

L'hôtel de l'Europe est plein pour le moment et ne peut recevoir personne. Heureusement, des Italiens qui habitent à côté offrent de nous loger; ce que nous acceptons immédiatement.

Notre installation rappelle beaucoup celles des bains de mer, où le propriétaire abandonne à ses hôtes de passage, non seulement ses chambres, mais ses meubles, ses draps, son linge, et, pour un peu plus, sa brosse à dents.

Un escalier en bois mène à l'appartement, dont les fenêtres donnent sur une rue si étroite qu'on peut se toucher la main d'une maison à l'autre ; ce qui est aussi commode pour les amoureux que dangereux pour les maris. Ajoutez à cela que, pour se défendre du soleil, on tend des velum d'un bout à l'autre de ces rues.

Les trois chambres mises à notre disposition sont meublées très sommairement. La première a pour principal ornement une panoplie de sabres et de fusils, avec le portrait de Maximilien et une série de mauvaises lithographies représentant l'histoire de Roméo et Juliette.

La seconde chambre est occupée par deux canapés servant de couchettes, et la troisième par un lit à baldaquin, une commode en noyer, un pistolet accroché à la muraille et une madone byzantine peinte, avec des plaques en argent repoussé tout autour .

Le désordre de notre toilette réparé à la hâte, nous allons faire un tour dans la ville. Elle n'a rien de turc, à première vue : sa physionomie est plutôt celle d'une ville occidentale. Les rues sont pleines de beaux cafés qui s'avancent en terrasse sur les trottoirs : ceux-ci sont d'ailleurs peu encombrés de flâneurs.

En passant devant les Messageries, Larrey entre prendre des renseignements sur le retour par Messine et par Naples.

[M. Cramer]

Puis nous allons faire visite à un certain M. Cramer, à qui nous sommes adressés. C'est un petit homme aux favoris grisonnants, à la figure ouverte et souriante. Il nous accueille très cordialement, et nous présente à Mme Cramer, une grand'mère fort bien conservée, à la physionomie très sympathique. La glace est tout de suite rompue avec ces excellentes gens, et nous causons de ce qu'il y a de curieux dans le pays. Les deux excursions les plus intéressantes sont, paraît-il, le voyage d'Ephèse et une promenade au mont Pagus. Mais il faudra faute de temps nous décider pour l'une ou pour l'autre.

Nous prenons congé et nous continuons notre flânerie à travers les rues de la ville, qui presque toutes sont parallèles et descendent comme des passages vers la mer.

[Premier aspect de la ville]

Smyrne a un air de fête; les femmes sont parées de tous leurs atours et prennent le frais sur le pas de leurs portes en bavardant. C'est sans doute à cause de l'Ascension.

A la gare, où nous arrivons, on nous apprend qu'il n'y aura pas de train express pour Éphèse le lendemain; le surlendemain, à l'arrivée du paquebot de Syrie, il en sera peut-être organisé un. Quant au prix du voyage, il est de vingt-cinq francs par personne.

Nous revenons dans un caïque, en longeant le nouveau quai, récemment construit sur des terrains pris à la mer. L'entrepreneur, un nommé Dussaut, a reçu, comme rémunération de ses travaux, certains droits particuliers et la propriété des terrains conquis.

[Le café du Captain Picolo]

Beaucoup de cafés ont des terrasses bâties sur pilotis qui s'avancent au bord de l'eau. Le plus célèbre est celui du Captain Picolo, où l'on joue la comédie. La meilleure société du pays vient y respirer le bon air et jouir de la fraîcheur et du calme.

Les abords de la ville sont sillonnés de nombreuses embarcations qui rappellent assez le mouvement de Venise et de ses gondoles. Sur le quai, les consulats avec leurs gigantesques mâts. Les consuls jouent tous ici un rôle important, paraît-il.

Nous débarquons et rentrons dîner à l'hôtel; un dîner smyrniote anglicisé, accompagné d'oranges de Chio et des figues exquises du pays. Les carafes sont remplacées par des brocs au large bec.

Mon voisin de table, un Anglo-Français, a fait ses études au lycée Saint-Louis et me donne des renseignements fort précieux sur Athènes, la prochaine étape du voyage.

Nous apprenons en même temps que des Anglais ont organisé pour eux un train spécial, afin d'aller à Éphèse le lendemain matin et en revenir avant la nuit. Cela se fait souvent, le chemin de fer ordinaire d'Aïdin [Aydın] ne permettant pas d'aller et de revenir dans la même journée, et les nuits étant fort dangereuses dans l'intérieur du pays, à cause des fièvres pestilentielles contre lesquelles il est à peu près impossible de se défendre. Quant au tarif, il est de dix livres sterling pour cinq personnes; de quinze livres pour dix; de dix-huit livres pour quinze; et, pour chaque personne en plus, d'une livre.

Nous nous empressons d'inscrire nos noms à la suite de ceux de la caravane anglaise et, sur cette bonne nouvelle, nous rentrons chez nos Italiens « pour nous mettre dans le portefeuille », comme dit Larrey.

 

[Nous partons pour Ephèse]

Le lendemain matin à six heures, nous sommes tous debout. Mais il s'agit de s'habiller, ce qui n'est pas chose facile dans les petites pièces étouffantes comme des salles d'étuve où nous sommes parqués.

Enfin on s'en tire tout de même. Nous y mettons même tant de précipitation que nous arrivons à la gare une bonne heure à l'avance. D'après le programme, le train devait partir à huit heures, tandis qu'il ne partira qu'à neuf. Nous profitons de ce répit pour garnir nos sacs de voyage de provisions de bouche, car le déjeuner doit avoir lieu en route.

La gare est une jolie petite construction, toute neuve, où les hirondelles ont déjà installé leurs nids. Les omnibus du chemin de fer sont remplacés par de grands chars à bancs. Sur le quai se promène un Albanais armé jusqu'aux dents, la ceinture garnie de poignards et de pistolets. Très curieux le fez ! ici il prend la forme et les allures gigantesques du bonnet napolitain.

[Le Dr Bennet]

Le Dr Henry Bennet, le célèbre praticien anglais, qui est des nôtres, m'apprend qu'il a recruté un nouveau compagnon de voyage. C'est un officier arrivé de Bombay par le bateau de huit heures. A peine débarqué, il s'est fait conduire directement à la gare. Voilà un Anglais qui connait son adage : time is money.

Enfin, à neuf heures, arrivent en voitures les deux lords anglais qui ont pris l'initiative du train ; ils sont accompagnés par deux charmantes misses, leurs . filles et par un jeune garçon.

Le Dr Bennet se charge des présentations et, la glace une fois rompue, la conversation s'engage.

Le train spécial se compose d'une locomotive et de deux wagons fort confortables, ma foi; les banquettes sont recouvertes en soie de Brousse rayée jaune et rouge, d'un joli dessin. Ce train, chauffé exprès pour nous, a coûté 450 francs. Avant de partir, nous passons au guichet et nous réglons notre quote-part au marc le franc.

A neuf heures et demie, la locomotive glisse sur les rails et presque aussitôt se met à filer à toute vitesse. La voie contourne d'abord la montagne, passe près de la forteresse crénelée qui domine la ville; puis, après avoir gravi une côte, s'enfonce peu à peu entre deux lignes de montagnes schisteuses.

A la sortie de ces montagnes, nous traversons une plaine où nous apercevons, à notre grande surprise, une tribune de courses. Il est vrai qu'il y a une colonie anglaise à Smyrne, et que, partout où il y a une colonie anglaise, on organise des courses.

A la station de Seydi Kemy nous rattrapons le train poste de neuf heures, qui s'est arrêté pour prendre des voyageurs.

La campagne est splendide; les prairies émaillées de coquelicots, de marguerites, de boutons d'or. Les champs d'avoine succèdent aux bouquets de mûriers et de peupliers blancs. Des troupeaux de vaches paissent dans de gras pâturages, et, tout en haut, dans les cieux, des éperviers et des aigles planent majestueusement. Au fond du tableau, une chaîne de montagnes se découpe sur l'horizon.

Toujours aimable, le Dr Bennet avec qui je cause, m'explique qu'il est assez dans les habitudes anglaises de se lier très vite en voyage. Cependant la morgue de l'aristocratie n'y perd rien. C'est celui qui a le rang le plus élevé qui fait les premières avances aux autres. Cette règle générale a pour effet de supprimer la gêne dans ces relations fugitives.

Au moment où nous allons nous engager sur une pente, la locomotive se décroche et part toute seule en éclaireur, pendant que les wagons, entraînés par leur propre poids, descendent d'eux-mêmes pendant deux ou trois kilomètres : après quoi, la locomotive revient sur ses pas et nous reprend.

Les prairies que traverse notre caravane en chemin de fer sont remplies de moutons et de chameaux qui paissent en liberté. Plus loin ces derniers se reposent accroupis au bord d'un étang et gardés par des chameliers étendus sur l'herbe. D'autres s'avancent en longue file derrière leur conducteur et se reposent de temps à autres sous les chênes et les saules de la prairie. Des pélicans au plumage éblouissant s'enfuient effrayés par le passage du train. Des bécassines lèvent des marais et s'envolent à tire-d'aile.

[Souvenirs de l'antiquité et coups de soleil]

Après un instant d'arrêt dans la petite gare de Gelat nous repartons avec une vitesse foudroyante à travers une chaîne de montagnes calcaires couvertes de rosiers sauvages et de figuiers, de ces figuiers qui produisent les figues que Smyrne expédie dans le monde entier. Sur un mamelon se dresse un vieux château tout démantelé. Dans une échancrure, au loin, la mer bleue comme le ciel.

Ayasoulouk [Ayasuluk] ! crie un employé. Nous sommes arrivés !

A la surprise générale, il n'y a que huit chevaux seulement, au lieu des quinze que nous avons demandés par télégraphe; en outre, ces chevaux sont sellés à l'arabe et il n'y a pas une seule selle de femme commodément installée. La plupart des dames hésitent à se risquer. Quelques-unes, plus braves, passent outre.

Quant à votre serviteur, il fait partie de ceux qui se sacrifient et il se met à suivre, lui septième, de son pied léger, la caravane qui s'échelonne sur une longue file, conduite par le drogman de rigueur.

Après avoir dépassé les ruines d'un aqueduc arabe, nous pénétrons dans un fourré inextricable, où des chardons hauts de dix pieds masquent complètement la vue. Puis, nous traversons une large plaine, encadrée par des montagnes.

Des excavations, au fond desquelles, paraît-il, s'ouvrent des portes de tombeaux, se montrent sur le chemin. J'ai la curiosité de descendre dans une de ces cavernes et la satisfaction de voir un tombeau dans une crypte décorée de peintures murales.

Au pied du mont Kerassan, le guide s'arrête pour montrer les ruines qui couronnent son sommet et le tombeau d'Andrack qui se trouve à sa base. Une ouverture, encombrée de ronces et d'épines, laisse apercevoir l'entrée de la sépulture.

Tout à côté, un arc de triomphe gigantesque qui rappelle quelque peu celui d'Adrien à Rome. Les pierres sont disjointes et tiennent par leur propre poids, jusqu'au jour où le souffle du temps les jettera par terre.

Plus loin, au milieu des figuiers et de quantité d'autres arbres, arbustes et plantes qui constituent la magnifique flore de ce pays, quelques portiques en ruines, derniers vestiges d'antiques monuments disparus depuis de longues années, décorent le paysage.

Le soleil darde maintenant ses plus chauds rayons à pic sur nos têtes. Gare les insolations !

Nous arrivons à l'amphithéâtre, auquel se rattache le souvenir des prédications de saint Paul. Les gradins, la piste, les portants sont encore dans un état de conservation relativement surprenant. On se rend parfaitement compte des diverses lignes de ce théâtre, telles qu'elles existaient jadis. L'entrée, en face de la scène, existe encore très nettement. Quantité de chapiteaux, de fûts, de bas-reliefs, de tronçons de statues se trouvent dispersés un peu partout. Le marbre blanc domine. Il y a aussi cependant quelques colonnes de porphyre. Je découvre le baptistère dit de saint Jean-Baptiste; grande vasque en marbre blanc, malheureusement brisée en partie.

Viennent ensuite les murailles, dont il reste encore un pan assez large pour qu'on puisse y dresser à l'intérieur des tables, sur lesquelles des rafraîchissements sont offerts aux voyageurs dans des amphores très couleur locale. Je manque de trébucher sur un homme profondément endormi dans un coin. Il est enveloppé dans un manteau de bédouin en poil de chameau et ne se réveille pas pour si peu.

Malgré la soif qui me dévore, je n'ai pas le courage de goûter l'eau, qui me paraît très bourbeuse. Le pays est plein de miasmes pestilentiels, et l'on ne saurait prendre ici trop de précautions.

Un peu plus loin, voici quatre colonnes de porphyre, isolées et brisées à demi, comme celles que l'on met quelquefois sur les tombes dans nos cimetières. Que pouvaient-elles bien supporter ? Mystère !

Ici, un curieux aperçu de la façon dont on entend l'apiculture dans ce pays. Ce sont des petits barils couverts de nattes, autour desquels des quantités d'abeilles voltigent en bourdonnant. Encore plus pittoresques que les nôtres, les ruches d'Éphèse !

Voici maintenant l'antique prison aux murailles épaisses où fut enfermé saint Paul; et, tout à côté, des fourrés impénétrables de ciguë, de quoi empoisonner tous les Socrates de la terre.

Et enfin, le célèbre Temple de Diane, tout récemment découvert. Hélas ! le Musée Britannique en a obtenu la concession, aussi n'a-t-il plus que l'aspect d'une carrière en pleine exploitation. A peine y reste-t-il encore quelques fûts de colonne cannelée, quelques chapiteaux, de gros blocs de marbre et des pieds de statues.

La ville elle-même était bâtie, sans doute, sur le sommet de la colline autour de laquelle les ruines sont aujourd'hui dispersées.

La ville arabe, qui s'était élevée à côté, a été détruite également par le temps. De la splendide mosquée aux portes en ogive, aux minarets ornés de balcons à stalactites comme ceux de Grenade, qu'on avait construite avec les débris de l'antique Ephèse, il ne reste plus debout que les murs. Les touristes y entrent à cheval, comme jadis Mahomet II dans Sainte-Sophie.

Est-ce vrai ? Le drogman raconte que le prince Frédéric-Charles de Prusse est passé récemment par ici, qu'il a fait faire des fouilles importantes et emporté en Allemagne tout ce qu'il a trouvé d'antiquités.

Cette vaste étendue de vestiges d'une civilisation disparue cause une impression saisissante, et il faut être dénué de tout sens artistique pour trouver qu'il n'y a rien à voir ici, comme ne manquent pas de le dire certaines gens dont l'idéal est sans doute | les larges voies bordées de maisons à six étages et plantées d'arbres rachitiques du boulevard Voltaire ou du boulevard Magenta.

Un autre sujet de réflexions philosophiques, c'est le contraste de la végétation extraordinaire qui pousse au milieu de ces ruines. Des cornouillers, des figuiers gigantesques s'élèvent de tous côtés, grimpant avec une vitalité intense et s'accrochant vigoureusement aux pans de mur encore debout.

Nous garderons de cette visite à Éphèse un souvenir ineffaçable; nous en emportons également, en revanche, un rude coup de soleil.

Toute la caravane se retrouve à la petite gare d'Ayasoulouk, harassée, fourbue, et mourant de soif. Nous envahissons le buffet, ou les rafraîchissements les plus variés, soda, bière anglaise et limonade, disparaissent en un clin d'œil.

Ma femme, accrochée comme Absalon sous d'épais branchages, a failli tomber en descendant des murailles; elle se contente d'une citronade, la plus saine et la plus rafraîchissante boisson en pareilles circonstances. Une autre personne mal avisée s'est foulé le pied en se heurtant contre un fragment de marbre. Elle se remonte le moral par un grog américain.

Quelques-unes de ces dames habitent Paris ; notamment une des Anglaises, normande de naissance d'ailleurs, accompagnée par ses deux filles qui sont charmantes. Deux jeunes misses ont des tailles qui n'en finissent pas et manquent absolument de grâce. Quant à leurs cavaliers, ils ont la raideur et l'allure un peu guindée des insulaires de la Grande-Bretagne; mais, en gens pratiques, ils ont eu la précaution de se coiffer de ces casques en aloès inventés à Calcutta et qui protègent admirablement la nuque contre les insolations.

Pendant que les voyageurs se remettent de leurs fatigues au buffet, un autre train spécial entre en gare. Une nouvelle fournée de touristes se précipite bruyamment en bas des wagons, s'empare des montures disponibles et part pour Éphèse avec les mêmes guides qui ont conduit leurs prédécesseurs.

En attendant le train de retour, nos compagnons anglais font installer une table sur le quai de la gare et se mettent à dîner tant bien que mal.

Enfin, le sifflet retentit et les excursionnistes se mettent de nouveau en wagon. Rien de particulier sur notre voyage vers Smyrne, qui s'exécute avec la même rapidité que l'aller. La malle de l'Inde ne va pas plus vite.

Cependant tout le long de la route le Dr Bennet, dont le masque original me rappelle celui de Jules Favre, s'inonde le cou, les manches et le dos de la poudre insecticide de Vicat, dont il a toujours une ample provision dans ses poches. Il se gare ainsi des piqûres des moustiques.

[Un dîner smyrniote]

En arrivant à Smyrne, nous avons à peine le temps de nous changer qu'on vient nous chercher pour aller dîner chez les Cramer.

Ce sont d'aimables gens, décidément. Ils nous font avec beaucoup de cordialité les honneurs d'un excellent repas admirablement servi : le menu, aussi copieux que choisi comporte, après les hors-d'œuvre ordinaires, un poisson magnifique en mayonnaise, un filet, des artichauts à l'huile, un gâteau à la crème, des raisins sans pépins de Smyrne, de délicieuses oranges également du pays, des figues cuites au four, le tout accompagné d'un pain excellent fait à la maison même et arrosé d'un vin de Chypre de la Commanderie, qui vous a un petit goût de goudron tout à fait agréable.

Après dîner, Mº Cramer allume une cigarette et invite ces dames à en faire autant. On passe sur la terrasse, où la causerie continue en face de la mer, dont l'immensité sombre s'étend devant nous. Les feux des vapeurs,mouillés au milieu de la rade, brillent dans l'obscurité, et les contours effacés des montagnes se dessinent vaguement dans le loin- tain. Des musiciens viennent donner une aubade sous les fenêtres du Consulat d'Autriche, qui est tout à côté, et nous voilà rêvant encore de Venise la belle et de ses gondoliers à la voix harmonieuse.

Savez-vous à quoi l'on reconnaît ici les étrangers ? C'est surtout à la façon incertaine et hésitante dont ils marchent dans les rues, qui sont horriblement pavées.

Il paraît que les Dussaut, les entrepreneurs qui ont fait les ports de Trieste, d'Alexandrie et de Smyrne, ont offert de paver la ville tout entière moyennant une prolongation de bail de 25 ans, et, moyennant une autre prolongation de même durée, d'y établir des égouts.

La ville aurait , bien dû accepter la première au moins de ces propositions, longtemps avant notre · arrivée dans ses murs. Mais nous n'avions pas besoin de ce surcroît de fatigue pour désirer le repos d'une longue nuit de calme et de sommeil. L'excursion à Ephèse nous avait suffisamment éreintés sans cela.

[Au feu!]

Hélas! je commençais à peine à m'endormir lorsque je suis tout à coup réveillé en sursaut par Larrey qui frappe à ma porte à coups redoublés, en criant :

« Au feu ! Au feu ! Comment ? Vous dormez ? Vous n'entendez donc pas le tocsin qui sonne depuis deux heures ? Et les coups de pistolet, les coups de fusil qui éclatent de tous côtés ? Vous ne voyez pas que les rues sont éclairées comme en plein jour ? Smyrne est en train de devenir la proie des flammes, tout simplement. »

Je ne me le fais pas dire deux fois, je saute en bas du lit et m'habille à la hâte. Nous ne savons que penser. Ne serait-ce pas une nouvelle insurrection dirigée contre les Israélites ? Déjà M" Larrey parle d'aller chercher un refuge sur les steamers mouillés en rade :

J'ouvre les fenêtres. Des nuages épais de fumée mêlés d'étincelles passent rapidement au-dessus de la maison. Des flammèches tombent même sur le pâté de constructions au milieu desquelles nous nous trouvons, et qui sont tellement serrées les unes contre les autres, qu'elles se communiqueraient l'incendie comme un paquet d'allumettes.

Nous nous souvenons des incendies de Péra et nous voyons déjà le quartier tout entier perdu. Nous ne pensons plus qu'à ouvrir nos malles, et à entasser pêle-mêle tout ce qui nous tombe sous la main pour déménager au plus vite.

Il serait bon pourtant de ſavoir à quoi s'en tenir au juste. Je cours aux informations.

Dans les rues, sur le pas des portes, les femmes à demi vêtues rajustent précipitamment leurs robes. Mais la situation est si grave que personne ne fait attention aux formes sculpturales que de belles Grecques ne songent même pas à cacher.

De tous les côtés, des gens déménagent à la hâte ; des armoires, des paquets, des malles sont emportés au pas de course par des pauvres diables affolés de terreur et galopant comme si la lave du Vésuve en éruption coulait sur leurs talons.

J'enfile la rue de l'Hôtel de l'Europe, je traverse un large couloir encombré d'objets de toutes sortes qui aboutit à la rue Franque, et j'arrive sur le théâtre du drame, en plein cœur de l'incendie.

Je veux m'approcher plus près encore, mais un des soldats turcs qui sont postés là pour maintenir l'ordre me repousse brutalement. Cela vaut mieux ainsi, d'ailleurs , si on m'avait laissé passer, on m'aurait gardé pour prêter aide et secours et j'aurais laissé mes compagnons de voyage dans une mortelle inquiétude. — Je me borne donc à regarder.

Les pompes vomissent des torrents d'eau sur les maisons qui s'effondrent en crépitant. Lé ciel se teint de lueurs sinistres; des ombres passent et repassent au sommet des toits et s'étendent lugubrement en prenant des proportions gigantesques. Des fusées d'étincelles montent et se poursuivent dans l'épaisse nuit qui plane au-dessus de ce foyer intense de lumière. De rouge sombre, les flammes deviennent pourpres, blanches; puis disparaissent brusquement par instant sous des nuages de fumée, chaque fois qu'un pan de maçonnerie s'écroule avec fracas dans la fournaise.

Je m'arrache à ce terrifiant spectacle, pour venir rassurer mes amis. En effet, à la distance où ils se trouvent de l'incendie, ils n'ont absolument rien à craindre. C'est par une illusion d'optique que le feu semblait beaucoup plus proche.

Nous attendons cependant encore une heure, avant de nous recoucher. Peu à peu la fumée diminue, la pluie de paillettes enflammées cesse tout à fait et nous finissons, vers les quatre heures du matin, par reprendre notre sommeil interrompu. Cette fois rien ne vient plus nous déranger et la nuit s'achève dans un calme et un repos parfaits. Il n'y a qu'un épisode de plus dans notre voyage.


CHAPITRE XXIII Le Bazar de Smyrne — Le quartier juif; types et intérieurs. — Départ de Smyrne. — Le Miramar. — Le docteur Pelletan. — Récits et aventures de voyage. — Le manuel du parfait voyageur. - Une mauvaise nuit. — Chio, Cio, ou Khio ? — Le pays de la mythologie. — Syra. — Transbordement. — Le Schild.

A neuf heures, M. Cramer vient nous prendre pour nous faire visiter le Bazar et le quartier juif.

[Le Bazar de Smyrne]

Le bazar de Smyrne est plus large que celui de Constantinople, mais il n'a pas son aspect oriental. On y rencontre beaucoup plus d'objets d'importation anglaise, quincaillerie, verroterie, en même temps que de nombreux antiques provenant d'Ephèse.

Dans une cour intérieure, des chameaux accroupis et les jambes repliées sous eux crient, suivant leur habitude, pendant qu'on charge des caisses sur leur dos. On sait le rôle important que ce merveilleux animal joue dans les caravanes de l'Orient. La vigueur extraordinaire de sa constitution lui permet de supporter plusieurs jours sans inconvénients la faim et la soif, en outre ses larges pieds sont construits de façon à ne pouvoir s'enfoncer profondément dans le sable. En ce moment, c'est-à-dire, à cette époque de l'année, le chameau perd son poil, ce qui ne le montre pas sous un jour avantageux. Il est pelé comme l'âne de la fable.

En fait de types curieux, je n'aperçois guère qu'un homme qui jongle avec une lance de dix pieds de long et deux Seabecks, pasteurs de la montagne coiffés d'un fez très haut de forme et turbanné. Ces gens-là n'ont pas le masque rassurant et l'on nous dit que leur mine n'est point trompeuse.

Rien de séduisant à acheter. Pour ne pas sortir les mains vides, je prends une paire de babouches jaunes, comme en portent les cadines. A la sortie du Bazar, un courtier juif, ami de Cramer, vêtu à l'européenne avec le fez, offre de nous montrer le quartier juif, le plus curieux peut-être de la ville.

Le costume des femmes surtout est pittoresque : le corsage est largement entrouvert et ne laisse rien à désirer aux amateurs des formes opulentes. Les jeunes filles et les femmes veuves portent les cheveux nattés sur les épaules ; les femmes en puissance de maris ont seules une petite calotte sur la tête.

Quant aux maisons, elles se ressemblent presque toutes, intérieurement du moins. La première pièce est une sorte de galerie vitrée, fort large, et garnie sur tout son pourtour de dirans et de tapis du pays.

Comme étrangers, nous sommes accueillis très cordialement dans l'un de ces intérieurs, où nous introduit notre guide. On nous offre des rafraîchissements sur un plateau en or, des confitures dans un compotier en or ciselé, du café noir dans des tasses de Chine et des morceaux de gâteau de Savoie.

Des jeunes filles du voisinage, avec la curiosité naturelle à leur âge et à leur sexe, sont accourues pour voir de près les français. Le type féminin de ce quartier est d'une beauté correcte et régulière.

[Le quartier juif; types et intérieurs]

Un juif, vêtu d'un caftan, engage avec nous la conversation, et nous parle de la dernière insurrection qui ensanglanta la ville. D'après lui, c'est uniquement par jalousie, par envie, et pour s'approprier les bénéfices de leur activité commerciale que les musulmans molestent et persécutent les Juifs.

[Départ de Smyrne]

Mais il faut songer au départ. Nous allons présenter nos adieux et nos remerciements aux Cramer, qui nous promettent de venir nous rendre notre visite en France : nous réglons avec les Italiens qui nous ont donné l'hospitalité; et, cela fait, nous nous embarquons avec armes et bagages dans un caïque, pour gagner le Miramar, qui chauffe en rade et partira pour Syra à quatre heures.

Cette fois, la Douane terrestre, dont nousconnaissons les procédés hospitaliers, ne nous arrête que juste le temps de glisser le bachchich réglementaire dans ses larges mains.

Une chose qui m'inquiète bien davantage, c'est ma malle. Elle ne se maintient sur la proue du caïque que par des prodiges d'équilibre. Je tremble qu'un choc ne la fasse cisparaître au fond de la baie de Smyrne et avec elles mes souvenirs de voyage, mes spécimens artistiques achetés un peu partout et mes notes prises depuis notre départ.

Justement la mer est mauvaise, il y a de l'orage dans l'air. Le caique, assailli par les vagues, dansent comme une escarpolette. Des sueurs froides me passent dans le dos, en voyant les menaçantes secousses qu'essuie ma pauvre valise, au moment où nous accostons l'échelle du bateau.

Heureusement, tout finit bien. Nos bagages arrivent sur le pont, trempés mais sauvés.

[Le Miramar]

L'orage monte de plus en plus et la traversée s'annonce sous de fâcheuses auspices. Cette fois, nous n'échapperons pas au mal de mer; d'autant plus que le Miramar est le plus petit vapeur de la ligne du Lloyd autrichien et paraît assez mal aménagé.

Nous n'étions pas encore embarqués que, du haut du pont, une voix bien connue nous crie : « Deux cabines seulement pour les dames et pas avant minuit. » C'est le baron Lysbeth ! Il vient d'arriver de Constantinople et n'a eu que le temps de se transborder sur le vapeur en partance pour le Pirée.

Allons ! Il nous faudra coucher sur le pont, Larrey et moi. Enfin, à la guerre comme à la guerre, ou plutôt en voyage comme en voyage !

Les cabines sont en si petit nombre qu'elles ont chacune six titulaires, qui devront se relayer pour dormir à tour de rôle.

Mais ce n'est pas tout. On nous avertit qu'à Syra il y aura un nouveau transbordement. Voilà une promesse pleine d'agrément !

A quatre heures sonnant, la cloche du départ, qui tintait depuis quelque temps, s'arrête et nous sortons de la baie de Smyrne.

Nous achevons de nous installer tant bien que mal, puis nous descendons dîner dans le carré.

Pas fameuse, la cuisine du Miramar ! En outre, il y a tellement de passagers que nous sommes les · uns sur les autres.

Entre deux bouchées, un voisin de table me parle des acquisitions qu'il a faites à Smyrne, et la conversation tombe sur Ali, le premier marchand de tapis de Smyrne, un fabricant quatre ou cinq fois millionnaire, dont le nom est connu dans le monde entier. La supériorité incontestable de ses tapis tient surtout, me dit mon voisin, à la hauteur de la laine et à la qualité des couleurs végétales avec lesquelles celle-ci est teinte.

[Le docteur Pelletan]

Il me raconte ensuite que dernièrement le prince Frédéric-Charles, de passage à Smyrne, acheta un certain nombre de tapis à Ali, non sans les avoir longuement marchandés. Ses acquisitions transportées à bord de son bateau, le prince les fait mesurer et trouve une différence avec le métrage indiqué sur la facture. Il envoie aussitôt réclamer auprès d'Ali, qui reprend tranquillement les tapis livrés, en disant qu'il ne se soucie plus de faire affaire avec un pareil marchandeur.

Notre nouveau compagnon s'appelle le docteur Pelletan. C'est le frère d'Eugène Pelletan, le vaillant publiciste. Il a beaucoup voyagé d'ailleurs; il me parle du Cimborazo, de la chute du Niagara « le plus beau spectacle qui se puisse voir », assure-t-il, et du Nil qu'il a descendu en compagnie de M. de Vaulabelle, l'historien des Deux Restaurations, un vieillard de 73 ans, à moitié sourd, à qui l'âge et les infirmités n'enlèvent rien de son énergie. Marcheur infatigable, le docteur Pelletan a entrepris nombre d'excursions dans toute sorte de pays, et seul, autant que possible, sans le moindre drogman. Jamais il ne boit d'eau, il la remplace par un verre de raki. Partout où il est passé, il a attrapé la maladie du pays. Le choléra, la dysenterie, les fièvres, sont pour lui d'anciennes connaissances. Il a entendu plus d'une fois des gens qui disaient à son chevet :

« Il ne bouge plus! Il ne passera pas la nuit ! Il est mort ! » A trois reprises différentes, il a fait faire ses malles pour les expédier en Europe à ses héritiers, aussitôt après sa mort, ce qui ne l'empêche pas d'être encore debout.

Son système pour éviter les insolations est assez original. Il ne s'occupe pas de préserver son cou, comme font la plupart des voyageurs, mais seulement son crâne; encore se contente-t-il de plier un journal en quatre et de le glisser au fond de son chapeau. Avec cela, rien à craindre du soleil le plus ardent.

[Récits et aventures de voyage]

D'après ce qu'il nous raconte, les hauteurs qui dominent Smyrne ne sont rien moins que sûres. Il y fut abordé un jour par des pasteurs de mine farouche, que l'énergie de son attitude parvint seule à éloigner. Si la plupart du temps on n'y monte qu'en carrosse et bien accompagné, c'est parce qu'il est arrivé à des voyageurs d'être surpris et dépouillés complètement par des brigands.

Une autre aventure de l'intarissable docteur : un jour qu'il voyageait avec un ami, celui-ci disparut inopinément, emportant la lettre de crédit qui constituait leurs ressources communes pour le voyage. Depuis ce jour-là, il ne veut plus de compagnon.

Le dîner terminé, promenade sur le pont. Des Grecs chantent à l'arrière avec des voix nasillardes, auxquelles les tambours de la machine font un accompagnement de basse.

Puis nous rêvons aux moyens de nous procurer, par force ou par ruse, les couchettes qui nous font défaut. Si nous faisions entre nous un vacarme assourdissant ? Peut-être les mortels privilégiés en possession d'une cabine se décideraient-ils à céder leur place, dans l'espoir de faire cesser notre tapage ?

Nous avons encore la ressource de les dégoûter de leurs confortables retraites, en inondant celles-ci d'un infectant quelconque, ou en y lâchant toutes les puces syriennes que nous pourrions recueillir sur les passagers du pont. Tout cela n'est pas très pratique, et nous essayons de nous résigner philosophiquement aux inconvénients de notre situation. Pour nous consoler, l'anecdotier Lysbeth, sans cesse en verve, raconte l'histoire de deux couples anglais qui occupaient une cabine à quatre couchettes. Un soir les deux maris, ayant abusé quelque peu du gin, gagnèrent leur lit en trébuchant. Que se passa-t-il ensuite ?Toujours est-il que, neuf mois après, les deux ménages, qui jusqu'alors avaient été stériles, eurent chacun un héritier. Il s'ensuivit un procès, lequel se termina il ne sait comment. Heureuse nouvelle ! On vient nous apprendre à ce moment qu'un voyageur descendra à Chio à minuit : et que par suite une cabine à quatre couchettes se trouvera libre.

[Le manuel du parfait voyageur]

Nous voulons faire connaître cette bonne découverte à Mme Larrey et à ma femme; mais une soubrette munichoise à minois fripon monte la garde auprès du compartiment des dames et nous barre le chemin; elle se montre moins cruelle, à ce qu'il nous semble, pour ceux qui savent persuader à l'aide des arguments appelés irrésistibles.

Le baron Lysbeth me récite, à ce propos, deux jolis vers d'un poète persan :

« Ezus didari tou dared djan ber leb amédé

Baz guerded y a ber ayed tchist ferinani chama ».

Ce qui veut dire : « Mon âme, désirant te voir, est montée sur mes lèvres. Veux-tu qu'elle rentre ou qu'elle s'exhale ? Quel est ton ordre, ô la plus belle parmi les reines ? »

Après le thé, nous montons un instant sur le pont. Les étoiles brillent au ciel et la lune anime de ses reflets argentés la majestueuse immensité des eaux.

Notre nouvelle connaissance, le docteur Pelletan, reprend l'amusant et inépuisable récit de ses aventures de voyage.

« Un jour, me dit-il, je faisais une excursion en Suisse avec deux Anglaises. Elles avaient imaginé un jeu de poulies très ingénieux pour relever leurs robes dans les passages difficiles. Mais, rassurez-vous, le cant britannique n'y perdait rien. Figurez- vous que sous leurs robes ces dames portaient des pantalons et, sous leurs pantalons, des guêtres fort hautes. Je me souviens aussi que le plus clair de leur bagage consistait en cols, tn fleurs et en une agrafe de diamants dont elles separaient pour assister aux dîners de table d'hôte !

Tout naturellement, la conversation glisse sur la pudeur. C'est affaire de convention, d'après M. Pelletan ; et, à l'appui de sa thèse, il nous cite l'exemple des négresses de la Nubie dont l'unique vêtement consiste en une étroite pièce d'étoffe qu'elles font passer devant ou derrière elles, suivant qu'elles vous parlent ou qu'elles vous tournent le.... dos. Les dames européennes se recouvrent, dit-il, avec des mines de biches effarouchées quand on les surprend dans le demi-déshabillé d'une toilette de matin ; mais se font-elles scrupule d'aller le soir au bal avec des robes outrageusement décolletées qui les montrent à peu près dévêtues jusqu'à la ceinture ? En Amérique, les femmes ne s'habituent-elles pas à voir les Indiens absolument nus sans en être le moindrement choquées ?

« Au Guatemala, nous raconte encore M. Pelletan, la dame chez qui je logeais entre dans ma chambre, au moment où je sortais du bain en caleçon rouge. Elle s'enfuit épouvantée, et, comme je courais après elle en lui disant : « mais ne suis-je pas plus vêtu que ces hommes que vous voyez tous les jours sans vous en offusquer ? » — « Ce n'est pas la même chose, me répondit-elle ; le noir habille, tandis que le rose déshabille. »

Lysbeth, qui semble fort apprécier les grâces piquantes de la petite femme de chambre la quitte, s'approche de nous et se mêle à la conversation pour nous poser une question.

[Chio, Cio, ou Khio ?]

Faut-il dire Chio, Cio ou Khio ? c'est ce que personne ne peut assurer positivement. Nous autres Français, nous prononçons généralement Chio ; les Italiens disent Cio et les cartes allemandes portent Khio. Nous appelons un indigène de l'île pour lui demander la prononciation exacte. Mais il prononce le ch d'une façon qui le rapproche à la fois du / grec et du c italien, et qui n'a d'analogue exact dans aucune langue. Voilà qui explique pourquoi chaque pays écrit ce nom à sa guise, suivant ses habitudes d'expression phonique.

Nous parlons ensuite des objets indispensables, dont un voyageur expérimenté ne doit jamais oublier de se munir.

M. Pelletan nous montre sa malle, qui n'a que 66 centimètres et qui renferme une canne tout à la fois parapluie, poignard et tuyau de pipe, des cols en papier, des chemises de flanelle, un lit à ressort avec un matelas de voyage, une tente de campement, le tout pouvant se monter et se démonter avec la plus grande facilité.

Lysbeth vante les articles perfectionnés qu'il a achetés au Bazar du Voyage à Paris.

« Paris! ville de diamants et de boue ! » interrompt M. Pelletan avec un soupir. Aurait-il laissé là-bas quelque fâcheux souvenir ? Grâce à cette causerie, l'heure de songer à dormir est arrivée. Je ne trouve pas, quant à moi, de meilleur expédient que d'aller chercher sur le pont un grand fauteuil à dos renversé et de m'y installer tant bien que mal, en allongeant les jambes sur un pliant.Voilà une nuit qui me rappellera mes veillées de corps de garde. | De tous côtés de sonores rqnflements se répondent dans le carré. Larrey a suivi mon exemple.

Quant à Lysbeth, il possède, en homme bien avisé un matelas de voyage, sur lequel il s'endort, mais pour se réveiller en sursaut bientôt après, en sou tenant que quelqu'un l'a tiré par les pieds.

Je dors assez mal sur un fauteuil à charnières, et je me réveille brisé, moulu, après deux heures seulement d'un pénible sommeil. Pour me remettre, j'allume un cigare et je me promène sur le pont, où je retrouve le noctambule M. Pelletan.

Nous regardons de compagnie les feux rouges des pêcheurs qui défilent le long de la côte et se reflètent dans le sillage du navire.

Peu de temps après, nous arrivons à Chio. Bien qu'il soit minuit passé, une foule de barques accoste le Miramar. Le pont est bientôt envahi par des marchands qui viennent étaler devant nous des confitures, du mastic, des citrons, des oranges et des flacons d'huile d'oranges. Le baron Lysbeth à peine réveillé achète un pot de confitures qu'il dévore aussitôt, et le capitaine fait descendre chez lui une quantité invraisemblable de bouteilles de raki.

En même temps quelques passagers débarquent tant bien que mal et quittent le bateau avec leurs bagages, mais non sans un échange de cris et de jurements terribles; car, faute de fanaux, ils ne sont éclairés que par un brasier placé dans une corbeille de fer à l'avant d'une barque. Ce système · d'éclairage leur semble à juste titre tout à fait insuffisant.

Puis le bateau ce la poste arrive, la machine se remet en mouvement. Cinq minutes après, Chio disparaît dans la nuit.