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Extrait de Grenville-Murray (E. C.), Les Turcs chez les Turcs, 1878

CHAPITRE SEPTIEME

SUPERSTITIONS

 I

UN SAINT TURC 

Je suis allé voir ce matin un saint, à la façon des Osmanlis. Il habite dans un lieu désert, sur le flanc d'une colline aride, une misérable hutte faite de pierres et de terre glaise, au sommet de laquelle flotte, attachée à un bâton, une loque d'un blanc douteux. Un je ne sais quoi de grotesque et de saisissant en même temps dominait cet étrange ensemble.

Le saint était affreusement sale, et son regard prit d'abord, à notre approche, une expression de défiance qui ne promettait rien de bon. Mais quand mon domestique Hamed se fut prosterné devant lui, en prononçant des mots cabalistiques, il sourit et s'agita d'un air enfantin, particulier aux gens de sa classe quand ils veulent se montrer civils. Il m'embrassa et me bénit ; puis il me fit asseoir auprès de lui et mit, affectueusement, une de mes mains dans les siennes. Il n'entrait pas dans son esprit que je pusse comprendre ce qu'il disait, et il insista pour que Hamed répétât et me traduisît chacune des phrases obligeantes que son vocabulaire s'épuisait à lui fournir en mon honneur. Je les vois encore tous les deux, s'escrimant à souffler, de toutes les forces de leurs poumons, un méchant feu destiné à faire chauffer un peu de café, et intercalant gravement, entre chaque bouffée, un compliment à mon adresse. Depuis, Hamed m'a assuré que je serais heureux tout le reste de l'année, vu l'accueil distingué que j'avais reçu du pieux homme! Si l'amitié d'un saint sert à quelque chose, je crois qu'Hamed aura raison : car celui-ci et moi, nous nous entendîmes le mieux du monde. Comme le temps était humide et froid, je transformai le café en gloria, avec de l'excellente eau-de-vie dont j'avais rempli ma gourde. Le saint but plusieurs tasses de ce mélange, avec une avidité marquée ; et le goût du cognac ne lui déplut pas, sans doute, car il me demanda, quand je le quittai, de lui laisser le flacon, en souvenir de moi.

Je me rappellerai longtemps cette matinée passée dans la cabane du solitaire : tous les trois accroupis autour du feu qui avait fini par s'allumer, et presque aveuglés par la fumée qui remplit, peu à peu, la hutte. Le chien du saint homme semblait avoir considéré mon arrivée comme un signal de repos ; laissant à Hamed le soin de veiller sur la demeure de son maître, il s'était allongé aux pieds de celui-ci. Les pipes fonctionnaient ; le gloria faisait toujours merveille ; je ne tardai pas à découvrir, non sans surprise, que les haillons de mon hôte cachaient une réelle expérience et une fine pénétration. Il avait passé, autrefois, par les cours et par les camps ; peut-être quelque histoire curieuse était-elle mêlée à sa vie. Après que nous eûmes parlé de maintes choses, la conversation tomba sur Sa Hautesse le Sultan.

« Les sultans furent pauvres jusqu'au règne de Mahmoud II, fit-il, répondant à ma dernière question. Ce fut lui qui institua le trésor privé, après avoir détruit le pouvoir des janissaires et réduit les prêtres au silence. Ses prédécesseurs étaient surveillés de si près par l'Oulemah (1), qu'ils ne pouvaient rien posséder. Ces magnifiques présents qu'ils prodiguaient, selon vous, aux gens qui leur plaisaient, n'ont jamais été donnés. L'Oulemah contrôlait jusqu'à l'emploi de la poudre ; on ne pouvait en brûler qu'à l'occasion de certaines fêtes, soigneusement énumérées et spécifiées. Un sultan ayant ordonné de tirer le canon pour célébrer la naissance de son fils, le clergé se souleva en corps contre cette innovation, et le Sheik-ul-Islam (primat turc) courut, en grande hâte, au palais, pour prévenir Sa Hautesse du danger qui la menaçait. « Nous passerons un mauvais quart d'heure, lui dit-il, en entendant du bruit aux portes ; mais je me sacrifierai pour vous sauver. » Et, s'avançant vers les prêtres insurgés, il offrit de céder ses fonctions au principal meneur, s'ils consentaient à se retirer. « Je ne refuse pas de prendre votre place, répliqua l'autre d'une voix sévère ; mais lui, le Sultan, n'en doit pas moins être détrôné. »

(1) Clergé.

« Le Sultan n'était qu'un instrument à la discrétion des janissaires ; et lui et eux n'étaient que les jouets de l'Oulémah.

« Personne n'a jamais pu découvrir ce qu'est devenue l'immense fortune qu'a dû laisser Mahmoud II (1). Le chiffre en devait être prodigieux, car il s'était institué, lui-même, l'héritier de tous les fonctionnaires, et il avait saisi leurs biens sans en rien excepter. Un pacha, de mes amis, fut autorisé, par grande faveur, à hériter de son père, à la condition de payer un million et demi de francs. Epouvanté de ce chiffre, il courut à Constantinople, dans l'espoir de le faire réduire ; mais on lui répondit qu'il fallait payer ou abandonner tout l'héritage à Sa Hautesse, héritage dont, fut-il ajouté, on connaissait la valeur exacte. Comment ce renseignement avait-il été obtenu? Le pacha n'en sut rien ; mais il vit que les meubles eux-mêmes figuraient dans l'inventaire. Il paya, devint pauvre, et l'est toujours resté. Le refus de déclarer le montant d'un héritage était punissable de mort.

(1) Grand-père du sultan actuel.

Il y avait, du reste, un certain fond de justice dans cette manière de faire ; beaucoup de fonctionnaires s'étaient rendus coupables d'exactions, et souvent le Sultan ne fit que mettre la main sur des sommes qu'il eût dû recevoir depuis longtemps. D'autre part, il est arrivé qu'on ait forcé des gens riches à accepter des postes, pour avoir l'occasion de les dépouiller. Les employés du gouvernement avaient le choix entre deux maux : s'ils étaient honnêtes, ils se voyaient contraints de payer à la Porte beaucoup plus qu'ils ne recevaient ; s'ils étaient malhonnêtes, ils s'exposaient à être punis pour extorsions, quand il prenait fantaisie au gouvernement de surveiller leur gestion.

« Les singulières réformes du sultan Mahmoud II (1) furent reçues avec une extrême défaveur, et une satire violente fut dirigée contre elles. On l'attribua à un poëte, attaché au département des finances — étrange emploi pour un homme inspiré — et le Sultan le fit appeler. Sa présence d'esprit le sauva.

(1) Ce fut ce Sultan qui obligea ses sujets à se faire suivre de leurs chibouques partout où ils allaient, de façon à couper court à l'usage ruineux d'avoir, dans chaque maison, un approvisionnement de pipes suffisant pour qu'on pût en offrir à tous les visiteurs. Ces pipes, ornées de pierreries, absorbaient, en effet, des sommes considérables.

« Seigneur, fit-il en entendant la redoutable accusation sortir des lèvres de Sa Hautesse, je n'eusse jamais écrit une satire aussi plate, si je m'en étais mêlé. Que votre Sublime Majesté veuille bien faire apporter le papier et les pinceaux, et je la convaincrai immédiatement de ce que j'avance. »

« Le Sultan sourit et voulut bien juger l'argument suffisant. »

J'ai conscience de n'avoir pas laissé à la conversation du saint toute sa couleur locale : mais j'en ai rapporté fidèlement la substance. Quand nous nous séparâmes, il me donna une amulette (un morceau de plomb et de cuir), et j'ai tout lieu de croire qu'Hamed me le vola dévotement ; car, au bout de peu de jours, l'objet disparut mystérieusement.

II

UN SAINT GREC

Saint Théodore est un des derniers martyrs de l'Eglise grecque. Né près de Constantinople, de parents pauvres, il y a une soixantaine d'années, il apprit le métier de peintre en bâtiment, — ce qui est presque un art en Turquie, — et devint bientôt si habile, qu'il fut employé au palais du Sultan. La splendeur de l'endroit, la richesse des costumes des suivants de Sa Hautesse, enflammèrent son imagination. Il demanda à rester parmi les serviteurs de Sa Majesté, se fit mahométan, et obtint, aussitôt, un poste dans la maison impériale.

Trois ans après son apostasie, le choléra sévit à Constantinople et enleva, par centaines, les sujets du Sultan. Le futur Saint eut peur ; une sorte de folie religieuse s'empara de lui. A la suite de diverses tentatives infructueuses pour quitter le palais, il s'échappa, déguisé en porteur d'eau, et se réfugia dans l'île de Scio.

Là, il fit la connaissance d'un prêtre auquel il confessa le crime dont il s'était rendu coupable, et exprima le désir de l'expier par le martyre. Le martyrologe grec ayant cessé de s'enrichir depuis un certain temps, le prêtre encouragea, dit-on, son pénitent. Dans tous les cas, au lieu de le conduire dans une maison de fous, il l'emmena à Mitylène, craignant sans doute d'être blâmé par ses amis s'il s'associait, devant eux, à l'horrible drame qui allait se jouer.

La tragédie commença par une scène devant le cadi. Surexcité par les conseils du prêtre qui s'était attaché à ses pas pour le pousser à la mort, le malheureux jeune homme se présenta devant le juge turc, jeta son turban à ses pieds, maudit la foi mahométane, et, tirant de son sein un mouchoir vert dont on l'avait muni, il le piétina en ricanant. Le vert est, comme on sait, la couleur sainte des Ottomans.

 Le cadi, le jugeant fou, chercha simplement à reconduire. Toutefois, il continua à proférer de telles injures contre les Turcs, qu'une foule de fanatiques s'assembla peu à peu, et le traîna chez le pacha. Celui-ci, homme de sens et de cœur, s'efforça, à son tour, d'étouffer l'incident ; mais le jeune monomane persista dans ses divagations, et les témoins de cette scène, scandalisés et irrités par son langage, se mirent à le frapper.

Ce fut le commencement du martyre ! Des plaques de fer rougi, disent les pieuses chroniques auxquelles est emprunté ce récit, furent appliquées sur ses tempes ; son cou fut serré de telle façon que les yeux sortirent de leurs orbites. A cet instant, il déclara qu'il était retourné à la religion grecque sur les conseils d'un Anglais ; les Turcs, subitement calmés par cette excuse, lui offrirent une pipe et voulurent le relâcher. Mais ses outrages au Prophète s'étant renouvelés aussitôt, les assistants proposèrent de lui arracher un lambeau de chair à chaque injure qu'il proférerait, et il fallut que le cadi rappelât que cette mutilation était contraire à la loi, pour empêcher l'exécution de cet affreux dessein. Alors, on alla chercher une corde et on pendit le malheureux. Son corps resta exposé durant trois jours, et les chrétiens des environs coupèrent des morceaux de ses vêtements pour en faire des reliques. On l'enterra, ensuite, en grande pompe, les Ottomans méprisant trop les Grecs pour s'opposer à ces manifestations ; puis le patriarche de Constantinople l'ayant canonisé peu après, on le retira de son cercueil, on mit ses restes dans du coton, sa tête dans un coffret d'argent, et on expose aujourd'hui le tout à la dévotion des fidèles, aux anniversaires du martyre. Il paraît que le coton se vend bien et qu'il a fait de nombreux miracles, surtout dans les cas... de monomanie.

Cette fête de saint Théodore est, du reste, intéressante. Le reliquaire, couvert d'un dôme de verdure, est placé au centre de l'église. Les pèlerins, vêtus de leurs plus riches costumes, se prosternent autour, et recueillent respectueusement les morceaux d'ouate offerts à leur piété pour une somme minime, après qu'ils ont touché le corps du saint. D'innombrables lampes, suspendues à la voûte, projettent sur la nef des feux de toutes couleurs. Dans une des ailes, se tient un prêtre qui recueille les aumônes et inscrit sur un registre les noms des gens qui réclament une messe pour un parent mort ou malade.

Tout cela n'est pas exempt d'une certaine apparence de grandeur, et j'eusse peut-être passé la nuit sous le charme de ce silence, interrompu seulement par le pas léger d'une pèlerine attardée, qui s'approche mystérieuse, enveloppée dans un châle, du sanctuaire où repose le martyr. Mais le prêtre a fermé son registre, et noué les cordons de son sac. C'est un signe certain qu'il n'y aura pas de nouveaux fidèles, et que la fête du saint maniaque peut être regardée comme terminée. Livrons-la, sans commentaires, aux réflexions du lecteur.

III 

UN ENTERREMENT 

C'était le frère d'un saint et ses amis sont riches ; aussi l'ont-ils vêtu de ses plus beaux habits pour le porter au cimetière, sans cercueil, sur un brancard, selon la coutume de l'Orient. J'ai rejoint le cortége, comme il remontait, en psalmodiant, l'étroite rue, et nous sommes entrés, tous ensemble, dans l'église, qui resplendissait de lumières.

Solennel, précédé par un prêtre qui agite devant lui l'encensoir, entouré comme d'un parfum de sainteté qui se dégage de ses riches vêtements, l'archevêque s'est dirigé lentement vers le haut de la nef. Il s'est assis sur son trône ; les amis, les parents du défunt se sont frayé un chemin dans la foule pour se grouper auprès de lui ; à ses pieds est le cadavre, froid et raide. Alors le même personnage onctueux, prêtre ou diacre, que j'ai retrouvé partout dans les cérémonies de ce genre, s'est approché du corps, d'un pas pressé, et l'a parsemé d'herbes odorantes, tout en chantant, pour épargner du temps.

L'archevêque prend deux cierges dans chaque main ; des petits cierges marqués d'une croix, tenus dans des bougeoirs d'argent. Il les tend vers l’assistance, qu'il semble bénir silencieusement ; puis, il entonne un psaume sur un rhythme triste et lent, qui arrache un sanglot au fils du mort. Les robustes poumons des gros prêtres qui entourent Sa Grâce répliquent au chant épiscopal. Les voix claires des enfants de chœur leur succèdent. L'hymne cesse.

Alors un des officiants s'avance, couvert d'un manteau noir ; et, se prosternant devant le trône de l'archevêque, fait le geste de porter à son front la poussière des pieds du prélat. Il se relève ensuite, baise la main de Sa Grâce et prononce une oraison funèbre. C'est évidemment un débutant ; sans l'archevêque qui le souffle quand il s'arrête ou que son regard troublé erre sur l'auditoire, je doute qu'il eût pu achever son homélie.

De nouveau, les prêtres balancent leurs encensoirs et mêlent leurs sons graves aux notes vibrantes des enfants ; de nouveau, le prélat bénit la foule. Les parents du défunt avancent un à un, en se signant ; ils prennent le bouquet d'herbes aromatiques déposé sur le corps, et le portent à leurs lèvres ; ils embrassent le front du mort. Pendant ce temps, les chants continuent de remplir la nef, et la lumière du jour luttant avec le reflet des lampes, au-dessus du cadavre, se résout, sur cette face pâle, en une teinte rosée qui lui rend comme une vie factice. Deux fois, j'ai cru qu'elle frémissait à ce contact.

Mais l'archevêque s'est retiré et les parents du mort l'emportent à sa dernière demeure. C'est un étroit caveau, situé près de l'église ; la fosse n'a pas plus de trois pieds de profondeur. Un homme saute dedans, y place un oreiller où reposera la tête, puis remonte, en riant de son agilité. La foule sourit à son tour. Quand la joie et le chagrin se coudoient partout en ce monde, pourquoi ne se retrouveraient-ils pas aux bords de la tombe?

Quatre bras vigoureux saisissent le cadavre, l'enlèvent du brancard et le descendent, sans cercueil, dans le caveau. Un prêtre sort de l'église avec son bréviaire et un encensoir, et récite des prières. Il laisse tomber sur le corps quelques gouttes d'huile sainte, il en verse également sur une poignée de terre qu'on lui présente et qu'on jette dans la fosse. Un parent du défunt prend un caillou qu'il lance doucement au mort. C'est la fin de la cérémonie.

La tombe n'est pas remplie ; une pierre, à peine scellée, en ferme simplement l'ouverture et, le soir, on posera, dessus, une lampe qui sera allumée chaque jour, pendant un an. A cette époque, on déterrera le corps. Si les os ne sont pas complétement décharnés, l'archevêque reviendra prier sur le cadavre ; car les Grecs ont cette superstition que celui dont la chair ne se dissout pas en un an, est maudit. Si les ossements sont séparés de leur enveloppe, ils seront réunis dans un sac de toile et resteront accrochés au mur extérieur de l'église, ballottés par le vent, fouettés par la pluie, jusqu'au jour où la toile qui les renferme, usée et moisie, les laissera échapper sur le sol où le pied du passant frissonnera d'horreur en les heurtant. Alors, quelqu'un peut-être songera à les relever, pour les jeter dans le charnier.