Paysans, agriculture, climat, productions et commerce.

La plus misérable des conditions est, sans contredit, celle des paysans grecs de l'île de Candie. Ne possédant, pour ainsi dire, rien en propre, soumis à tous les caprices de leurs agas ou seigneurs, à la brutalité de leurs soubachi i, et à des corvées pénibles et journalières, qui, jointes au nombre prodigieux de fêtes dont nous avons parlé, réduisent à peu de chose leurs moyens d'existence : tel est le sort de ces malheureux, qu'on peut, sous quelques rapports, comparer aux serfs de la Pologne et de la Russie. Au premier appel de \'aga, qui veut réparer sa maison ou en bâtir une nouvelle, ses vassaux doivent abandonner leur travail, pour fournir, transporter et mettre en œuvre, à leurs frais, tous les matériaux nécessaires. La récolte d'un autre est-elle terminée? les habitants de son village sont forcés de la lui acheter sans délai, au prix qu'il lui convient d'établir. 

1. Les sou-bachi sont, dans les villages de l'Ile de Candie, les intendants des seigneurs, qui viennent y passer la belle saison. Leur charge a quelque analogie avec celle des anciens baillis de nos campagnes; mais leur autorité est en même temps civile et militaire. Il ne faut pas les confondre avec les officiers du même nom, chargés du maintien de la police dans plusieurs villes de l'empire ottoman.

Le moindre murmure, [401] la moindre résistance à des ordres aussi arbitraires coûtent à ces infortunés d'horribles avanies, une cruelle bastonnade, et quelquefois même la vie, sans qu'il y ait pour eux aucun recours contre une aussi odieuse oppression. Un esclave arabe se querellait un jour avec un paysan grec ; ce dernier, dans sa colère, ayant traité le nègre d'esclave : « Je suis, répondit-il, l'esclave d'un seul maître; et toi, tu es celui de tous les musulmans. » Cette réponse suffirait seule pour donner la mesure de l'affreuse servitude où gémit cette partie de la population.

Malgré la terreur continuelle que lui inspire le barbare sou-bachi, toujours armé de pistolets et de poignards, le paysan candiote est l'homme du monde le plus insouciant et le plus gai. S'il peut, huit jours de suite, travailler librement pour son compte, il revient joyeusement à son village, boire et manger, dans un dimanche, le fruit d'une semaine entière de peines et de fatigues; il oublie pour un moment, au sein de sa famille et de ses amis, tout ce qu'il a souffert la veille; il cherche à s'étourdir sur ce qu'il doit souffrir le lendemain. Mais les vapeurs du vin sont-elles dissipées? il sent plus que jamais tout le poids de sa chaîne : son bonheur n'est plus qu'un songe, et son réveil est toujours celui du malheureux.

L'état languissant de l'agriculture dans l'île de Candie est la conséquence naturelle de l'oppression du cultivateur. Partout où, privé de sa liberté, et sous la dépendance d'un maître ardent à spéculer sur sa sueur et sur son existence, l'habitant de la campagne est incertain de recueillir le fruit de ses travaux, il est sans vigueur, et pressé de jouir, et plus porté à l'ivrognerie et à tous les vices qu'au travail et à l'industrie. Toujours en proie aux alarmes, le paysan candiote ne sème que la quantité d'orge nécessaire à sa consommation, et cueille ses fruits encore verts, dans la crainte qu'un moment plus tard, un autre ne vienne les lui arracher.

La population de l'île de Candie ne s'élève pas aujourd'hui à plus de trois cent mille âmes (1). Sa longueur est d'environ quatre-vingt-dix lieues, de l'est à l'ouest, et sa plus grande largeur, de quinze lieues, du nord au sud. A raison des sinuosités de la côte, on peut estimer son circuit à près de deux cent cinquante lieues.

Le climat est sain et agréable; jamais on n'y ressent les rigueurs de l'hiver, et les vents du nord y viennent régulièrement tempérer les chaleurs de l'été.

Peu de maladies affligent cette belle contrée ; la lèpre seule paraît s'être spécialement attachée à une classe indigente et peu nombreuse, chez laquelle l'insouciance du gouvernement la laisse se propager sur des générations entières. Un moyen bien siroble suffirait cependant pour en arrêter les progrès : en interdisant les mariages et toute communication entre les lépreux, on parviendrait peut-être à extirper le germe de cette affreuse maladie, qui de puis longtemps semble concentrée dans les mêmes familles.

1. Environ 150 030 Turcs, 150 000 Grecs, et 4 ou 500 Juifs.

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Quelquefois aussi la peste y vient exercer ses ravages. Celle de Constantinople s'y naturalise difficilement. La plus dangereuse est celle qu'on lui apporte de l'Égypte.

Productions. — Le sol de Candie est généralement aride et montagneux; mais dans les plaines et dans les vallées la terre est excellente, et prodiguerait toutes ses richesses aune nation plus industrieuse. Les myrtes, le laurier-rose, le thym et le serpolet croissent naturellement au milieu de ses rochers ; parmi les herbes aromatiques, on distingue le ladanum et le dictame.

Le premier est une gomme visqueuse, produite par la rosée, qui s'attache aux branches et à la tige d'un petit rosier sauvage ; on le recueille au printemps avec des fouets, dont Tournefort a donné la description.

Le dyctame ne se trouve que dans l'île de Candie. C'est une plante cotonneuse et blanchâtre, dont l'infusion est stomachique et agréable au goût. Elle est excellente dans les indigestions, et bien préférable au thé, en ce qu'elle n'irrite point les nerfs et ne fatigue point l'estomac. Le dyctame de Crète était un remède universel chez les anciens Grecs, qui le croyaient propre à toutes les maladies.

L'île de Candie réunit presque toutes les productions des pays froids et celles des pays chauds : les unes viennent dans les plaines, et les autres sur les montagnes. Les pommes, les châtaignes, les poires, les cerises et tous les fruits y sont, comme les végétaux, d'une qualité médiocre; mais on doit excepter de cette règle générale des melons délicieux, des oranges, des citrons et des cédrats, qui l'emportent sur ceux même de Scio. La chasse et la pêche y sont des plus abondantes. Ses marchés sont remplis de toutes sortes de gibiers, tels que lièvres, perdrix, bécasses, bec-figues et tourterelles sauvages, qui s'y vendent au plus bas prix ; le poisson y est seul fort cher, vu les taxes énormes dont il est imposé. 

Si elle recevait toute la culture dont elle est susceptible, cette île pourrait suffire elle-même à la subsistance de sa population actuelle. Elle y suffirait pendant plus de la moitié de l'année, si elle était aussi peuplée que le comporte l'étendue de son territoire : dans son état actuel, à peine peut-elle nourrir ses habitants pendant quatre mois. Le meilleur blé du pays, celui de Messara, plaine voisine de la ville de Candie, est toujours accaparé par des pachas avides qui le vendent aux Anglais, aux mépris des défenses réitérées de la Porte, et au détriment de leurs administrés, obligés d'acheter à grands frais, de l'étranger, cette denrée de première nécessité, que leur fournirait abondamment leur sol, s'il était en de meilleures mains.

La seule richesse de Candie consiste dans ses oliviers, qui, cultivés avec plus de soins, rapporteraient à leurs propriétaires un profit double de celui qu'ils en retirent: toute son industrie se réduit à la fabrication du savon.

La récolte des olives commence au mois de novembre, et ne finit qu'au [403] mois de mars. On emploie à ce pénible travail de pauvres paysans des deux sexes, dont le salaire est un mistache (1) d'huile sur cinquante.

Les olives sont ramassées au pied de l'arbre, à mesure que leur maturité les fait tomber d'elles-mêmes. Transportées au moulin, on les broie sous des meules de pierre ou de marbre : et lorsqu'elles ont subi cette première opération, on les réunit en gâteaux ronds et épais de trois ou quatre pouces, qu'on enveloppe d'un léger tissu de joncs ; c'est dans cet état qu'elles sont mises au pressoir. L'huile coule par une rigole dans plusieurs bassins, d'où elle est bientôt retirée pour passer dans des jarres de terre, ou dans des outres de peau de chèvre. Cette première huile s'appelle en grec agouro-lado, ou huile vierge : c'est la plus délicate et la plus chère.

Ces mêmes gâteaux, et les noyaux eux-mêmes, sont une seconde fois broyés sous la meule; on remet enfin le tout au pressoir, jusqu'à ce qu'il n'en sorte plus aucune liqueur. L'huile qu'on obtient dans cette dernière opération est de beaucoup inférieure à la première : les pauvres sont les seuls qui en fassent usage pour assaisonner leurs aliments. On la réserve en général pour les lampes et pour les fabriques de savon.

L'huile d'olive est ici un article de première nécessité. Elle remplace le beurre, dans la cuisine des Turcs et des Grecs ; elle tient lieu de chandelle et de bougie pour l'éclairage de leurs maisons. Le renchérissement de cette denrée occasionne souvent des émeutes populaires : le peuple se presse alors autour du palais du pacha, et ne désempare que lorsque ce gouverneur en a fait diminuer le prix. Il existe aujourd'hui une nouvelle taxe en faveur des pauvres, à laquelle sont sujets tous les navires étrangers qui chargent de l'huile d'olive dans le port de la Canée.

On peut attribuer la hausse des huiles à trois causes : aux mauvaises récoltes, aux trop fortes exportations, et aux accaparements des fabricants de savon.

On compte au moins quarante-cinq savonneries dans l'île de Candie. Les Turcs doivent, dit-on, la connaissance de cette précieuse branche d'industrie à un Marseillais que des malheurs forcèrent, il y a près d'un siècle, a s'établir dans cette contrée.

Les savons de Candie sont généralement préférés à ceux de la Canée. Les fabricants dela première de ces deux villes ne permettent point l'exportation de leurs huiles, et n'emploient que X agouro-lado (l'huile vierge), que les Provençaux désignent sous le nom de lampante. Ceux de la Canée, au contraire, plus avides et plus empressés de vendre leurs produits, y mélangent toujours la liqueur grossière qui provient du noyau de l'olive; du choix et de la bonne qualité de la soude, dépend aussi celle du savon. Les soudes d'Espagne et de la Sicile sont réputées les meilleures; celles de la Barbarie sont d'une mauvaise qualité.

1. Le mistache, est la mesure des liquides, eu usage à la Canée.

Plusieurs vins de l'île de Crète ne seraient pas indignes de figurer dans les  [404] caves de dos gourmets. Les meilleurs sont celui du mout Ida, dont le goût approche du Madère, et une Malvoisie du môme territoire, dont la saveur se rait comparable à celle du Malaga, sans les ingrédients que les vignerons grecs ont l'habitude d'y faire entrer. Il ne manquerait à ces vins, pour les rendre égaux et peut-être supérieurs à ceux de l'Europe, que de meilleurs procédés dans la fabrication, et moins de friponnerie de la part des fabricants. On trouve des vins exquis dans plusieurs monastères; mais les religieux assurent qu'ils ne sont pas de nature à se conserver, ni à supporter le trajet de la mer.

La province de Sélino et le village de Galata produisent également avec abondance plusieurs vins de table, qui ne le cèdent en rien à ceux des Dardanelles et de Rhodosio, exclusivement estimés à Constantinople; mais rien n'est plus détestable que la boisson qui se débite dans les tavernes ou cabarets. C'est pourtant la seule de la plupart des Grecs, qui, pour répéter ce que j'ai dit à l'article de leur carnaval, savent sur ce point se dédommager de la qualité par la quantité.

Commerce. — En temps de paix, la Fiance retire de l'île de Candie, en échange des draps du Languedoc, des quincailleries, merceries, et autres denrées de son sol et de ses manufactures, une quantité- considérable d'huile d'olive, qui sert à alimenter les savonneries de Marseille; mais, dans ce dernier port, l'importation des savons fabriqués est souvent défendue, ou du moins soumise au droit excessif de vingt pour cent. Dans le court espace de temps qu'elle y fut librement permise, on assure qu'on trouvait en France un bénéfice de cinquante pour cent en remettant à la chaudière les savons de Candie, dont le défaut principal est d'être trop gras et trop huileux.

Avant la dernière guerre maritime, cette île faisait avec les Français tout son commerce d'importations et d'exportations. A peine y voyait-on, dans le cours de l'année, une vingtaine de navires de Trieste ou de Venise, tandis que, dans le même espace de temps, plus de cinquante ou soixante bâtiments sortis de nos ports ne cessaient d'aborder dans celui de la Canée. Le pavillon anglais y était à peine connu, et la place de Marseille avait pour ce riche commerce jusqu'à six établissements dans cette ville, sans compter des facteurs à Candie et à Rétimo.

Pendant plus de vingt ans qu'a duré cette guerre, et surtout depuis qu'ils sont maîtres de Malte, les Anglais se sont exclusivement emparés de ce Commerce, les établissements français ont disparu, et Candie a cessé d'avoir des relations avec la France. Mais quelques années de paix suffiront peut- être pour rétablir les choses dans leur état primitif; et les Anglais cesseront tôt ou tard d'être pour nous des concurrents dangereux, malgré l'engouement général des Levantins pour leurs produits. Cet engouement a déjà considérablement diminué, et se détruira bientôt de lui-même, s'ils continuent à n'ap porter en Turquie que des rebuts de manufactures, qui s'y vendent à des prix [405] excessifs, comparativement aux produits de l'industrie française, qu'on y trouvait de meilleure qualité et à meilleur marché.

Dans les cinq années qui viennent de s'écouler, Malte retirait de l'île de Candie une prodigieuse quantité de savons fabriqués, dont elle trouvait difficilement à se défaire : la cessation des hostilités a depuis ralenti ce genre de spéculation, qui doit désormais se diriger vers la France, et tourner au profit des manufactures de Marseille. La Sicile, de son côté, n'exporte annuelle ment de la Canée que deux ou trois chargements de savons, qu'elle échange, par le moyen des navires ottomans, contre ses soudes, qui y sont fort recherchées. Le surplus se consomme dans l'île même, ou se transporte à Constantinople, à Smyrne, à Salonique, en Egypte, et dans toutes les échelles du Levant. Je n'ai vu pendant mon séjour en Candie que trois navires anglais y charger directement pour l'Angleterre : tous les autres bâtiments, quoique sous le pavillon de cette puissance, n'étaient que des maltais, des esclavons et des ragusais, destinés pour Malte et pour des ports de la Méditerranée.

Colonie européenne de la Canée. — Hadji-Turk-Osman-Pacha, gouverneur de cette ville, et sérasker de toute l'île de Candie.

La France entretient un consul à la Canée et un vice-consul a Candie. L'Angleterre et l'Autriche se font représenter dans la première ville par des vice-consuls ; et la Russie, quoiqu'elle ait fait depuis longtemps sa paix avec la Porte Ottomane, n'y avait pas encore d'agent commercial à la fin de 1814.

Le consul de France jouit seul de la prérogative d'arborer sur sa maison le drapeau de sa nation. Tous les efforts des autres consuls pour obtenir le même avantage ont été, jusqu'à ce jour, inutiles et sans effet.

La colonie européenne de la Canée se réduisait, à l'époque citée plus haut, à trois facteurs de différentes maisons de commerce de Marseille. Un religieux romain dessert leur petite chapelle, qui est sous la protection de la France.

Le voyageur, conduit à la Canée par ses affaires ou par la curiosité de voir un beau pays, y trouvera peu de ressources et d'agréments, sous le rapport de la société; mais il y jouira du moins de la tranquillité la plus parfaite, et de la sûreté de sa personne et de ses biens : c'est à Osman-Pacha qu'il sera redevable de ce dernier avantage.

Hadji-Turk-Osman-Pacha, tombé depuis quelques années dans la dis grâce du Grand Seigneur, avait servi dans la dernière guerre contre les Rus ses, et siégé à Constantinople dans le divan. Dépouillé de tous ses biens, et relégué dans un village du golfe de Salonique, il y paraissait condamné à un éternel oubli, lorsque le sultan, alarmé des progrès de l'insurrection qui se manifestait de toutes parts dans l'île de Candie, fit choix de ce gouverneur, pour ramener à la soumission une province qui déjà marchait à grands pas vers l'indépendance. Hadji-Turk-Osman-Pacha reçut dans sa retraite la nouvelle que le souverain lui rendait ses bonnes grâces, et le nommait au pachalik de la Canée : il arriva à la Sude au mois de septembre 1812, sur une corvette de guerre du Grand Seigneur.

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Sa tâche était difficile à remplir: son prédécesseur y avait échoué. Il fallait lutter contre l'esprit d'insubordination qui avait gagné et gagnait journellement toutes les classes. Il commença cependant son ouvrage sous les plus heureux auspices. Sa conduite, d'abord juste et pleine de fermeté, lui attira bientôt l'estime générale : les méchants tremblèrent, et les gens de bien conçurent l'espoir d'un plus heureux avenir.

Osman fit à son arrivée rechercher tous les assassins qui depuis quelques années infestaient la ville et son territoire. Plus de soixante tombèrent sous son glaive exterminateur; un plus grand nombre parvint à se soustraire par la fuite à son inexorable justice. Dans l'espace de trois mois, il rétablit enfin la tranquillité et le pouvoir des lois dans un pays qui semblait ne plus en reconnaître d'autres que celui des chefs de parti qui le déchiraient.

Pendant l'hiver de la même année, un des riches feudataires de l'île, vieillard plus qu'octogénaire, nommé Jénitchéraki, ayant fait évader son fils, accusé d'assassinat et de rébellion, le pacha ordonne qu'on s'assure de la personne du père. Ce malheureux, n'écoutant que son désespoir, se renferme dans son château avec tous ceux de ses paysans qu'il peut rassembler, parvient à se procurer des armes et des munitions, et se déclare en révolte ouverte contre le gouverneur.

Osman-Pacha, éprouvant pour la première fois de la résistance, sort sans délai de la Canée avec deux pièces d'artillerie et quelques centaines de soldats, et vient en personne attaquer Jénitchéraki jusque dans sa retraite. Pressé de tous côtés, le vieillard ne tarde pas à tomber entre les mains de son ennemi : son château est rasé, et lui-même, ignominieusement conduit à la ville, est étranglé dans le Sou-Koulé, sans la moindre forme de procès.

La terreur et l'épouvante se répandaient de toutes parts. Les crimes les pJus anciens, ceux qu'on croyait oubliés, étaient recherchés et punis immédiatement avec la même sévérité que les plus récents; et les coffres du pacha se remplissaient des dépouilles de toutes ses victimes.

Cependant Osman faisait bâtir à ses frais un nouveau bain dans la ville, et faisait réparer le fanal et la muraille de clôture du port.

Une conduite aussi énergique que soutenue, dans une île que le sultan regardait déjà comme perdue pour sa couronne, lui valut bientôt une nouvelle marque de la bieuveillance de ce monarque, qui joignit à son gouvernement celui de Rétimo, dont le pacha fut envoyé dans une autre province.

A dater de cette époque, il fut permis de pénétrer les vues secrètes d'Osman-Pacha. L'avidité et l'envie de s'enrichir promptement remplacèrent tout à coup chez lui la justice et la droiture, et il oublia bientôt les intérêts de son maître, pour ne plus penser qu'aux siens propres.

Jusqu'alors il avait négligé de punir les grands criminels. Les plus riches propriétaires de la Canée, presque tous compromis par d'anciens délits, et plus coupables encore que ceux dont le pacha venait de faire des exemples [407] si éclatants, parvinrent à racheter leur vie et leurs fortunes par des sacrifices d'argent considérables. Les moins opulents tombèrent sous ses coups. Lors qu'il n'eut plus rien à prendre aux grands, il commença a ruiner, par des avanies, la classe indigente et tranquille.

Le plus léger prétexte suffisait pour être dépouillé et mis à mort. Deux malheureux Grecs s'étant enivrés un jour de fête, et l'un d'eux ayant tiré, dans l'intérieur de sa maison, un coup de pistolet chargé à poudre, il eut la barbarie de les faire pendre le lendemain à la porte de la ville, le premier avec sa lyre, et le second avec un pistolet attaché à son cou.

Mais voici l'affaire qui lui fit le plus de tort dans l'esprit des musulmans :

Hadji-Emin-Effendi, ouléma ou homme de loi d'un âge très avancé, aussi riche qu'avare et opiniâtre, refusait constamment d'offrir au pacha le présent que lui font, au sujet de sa bienvenue, les principaux habitants de la ville qui ne veulent pas être inquiétés : sa famille l'avait plus d'une fois conjuré de prévenir, par un don quelconque, le fâcheux éclat que produirait tôt ou tard une plus longue résistance.

Hadji-Emin-Effendi se refusa aux plus pressantes sollicitations ; il disait ouvertement qu'en sa qualité d'ouléma, il n'avait rien à redouter du pacha, qui se garderait bien d'attenter à sa vie ou de toucher à ses biens (1). La suite ne tarda pas à lui prouver toute la fausseté de son calcul, et combien il était dangereux de heurter de front un homme aussi vindicatif qu'Osman.

Le pacha le dénonça bientôt au Grand Seigneur, comme un des principaux instigateurs des troubles qui avaient existé à la Canée, et comme ayant na guère recélé dans sa maison un des assassins qui désolaient la ville. Ce vieil lard fut, un matin, enlevé au milieu de sa famille, et embarqué sur un na vire qui le transporta à Constantinople ; les scellés furent mis sur ses biens ; et, à son arrivée dans la capitale, il fut jeté dans les prisons du bostandji-bachi, sans que depuis on ait eu de ses nouvelles.

Le Grand Seigneur nomma peu de temps après Osman sérasker ou gouverneur général de tout le royaume de Candie ; et ce pacha se mit immédiate ment en marche pour aller établir sa résidence dans le chef-lieu de File.

Arrivé à Rétimo, il apprit que les habitants de Candie, informés des vexations qu'il ne cessait d'exercer dans ses deux pachaliks, refusaient ouverte ment de le recevoir. Grande fureur de la part d'Osman-Pacha; sommations sur sommations à cette ville de se ranger à l'obéissance, si elle ne veut éprouver tout le poids de sa colère. Pour toute réponse, ses envoyés sont honteusement chassés; et on leur fait même des menaces de leur ôter la vie, s'ils osent reparaître.

1. Les oulémas, ou hommes de loi, ne peuvent être ni mis à mort, ni dépouillés judiciairement de leurs biens : on voit cependant, par l'exemple de Hadji-Emin-Effendi, qu'ils ne sont pas plus que les autres musulmans à l'abri des vengeances particulières.

C'est de la classe des oulémas qu'on tire les imams, ou prédicateurs des mosquées ; les muphtis, les cadis, etc., etc.

Osman prend alors le parti d'expédier un de ses officiers à [408] Constantinople, et d'attendre à Rétimo de nouveaux ordres du Grand Seigneur, et un renfort de soldats.

Ce retard devint une véritable calamité pour les habitants de cette dernière ville, aux frais de laquelle il se fit bâtir un palais, et qui furent bientôt, comme ceux de la Canée, réduits à la dernière extrémité par ses nombreuses exactions.

Plusieurs firmans du Grand Seigneur arrivèrent coup sur coup à Candie. Le sultan menaçait chaque fois les Candiotes de toute sa vengeance, s'ils refusaient plus longtemps de recevoir au milieu d'eux le chef de son choix. L'exaspération était alors à son comble dans cette ville contre le pacha ; on y recevait journellement la nouvelle des tyrannies qu'il exerçait à Rétimo, et l'on y craignait d'autant plus pour soi-même. Les habitants de Candie protestèrent contre tous ces firmans, et déclarèrent qu'ils s'enseveliraient plutôt sous leurs ruines que d'obéir ; et le Grand Seigneur, soit crainte de compromettre plus longtemps son autorité, soit que les plaintes qui lui parvenaient de toutes les parties de l'île contre Osman lui eussent enfin ouvert les yeux, se vit dans la nécessité de céder, et de nommer un autre pacha à Candie.

Hadji-Turk-Osman-Pacha fut de nouveau réduit à ses deux gouvernements de la Canée et de Rétimo, qu'il possédait encore à la fin du mois de décembre 1814.

La Canée jouissait toujours à cette époque de la plus parfaite tranquillité. Puisse le repos de ce malheureux pays être de longue durée, et puisse le successeur d' Osman-Pacha lui ressembler par sa fermeté et son énergie, sans avoir son insatiable avidité !

 

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