VII. CONSTANTINOPLE. NOTRE ARRIVÉE. — UNE SŒUR DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL. — INSTANT BIEN CHOISI POUR VOIR CONSTANTINOPLE. — NOS PETITS SOLDATS. — LE VOILE VERT — NOTRE DÉFILÉ DANS GALATA ET PÉRA. 

Monsieur, 

Huit septembre 4 heures du soir, nous doublons la pointe du Sérail ; huit septembre fête de l’Angevine, c'est -à-dire de la Nativité de la Vierge, ainsi nommée de la révélation qu'en eut à celle date, au ve siècle, saint Maurille, évêque d'Angers ; huit septembre, jour de la prise de la tour Malakoff et cette fois de la prise certaine. 

Stop, crie le capitaine et nous jetons l'ancre dans la Corne d'Or, que j'oserais appeler le rendez-vous des plus beaux aspects de l'Europe et de l'Asie. La mer y forme entre Stamboul (1) A notre gauche, Scutari [üsküdar] à notre droite, Galata et Péra devant nous, une étoile à trois branches d'un bleu si pur et d'un si vif éclat que l'on peut à quatre mètres de 

(1) Stamboul, nom turc formé des trois mots grecs eis tin polin signifiant à la ville. 

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profondeur distinguer un objet. Le vaisseau de guerre de cent canons y flotte avec la même aisance que l'élégant kaïc, frêle gondole que l'on qualifie de volage, pointue comme une alêne, aiguisée comme un rasoir, mais qui chavire aussi lestement qu'elle coupe une vague. C'est merveille ! Le Bosphore en est couvert ; pareils à une nuée de mouettes, ces kaïcs légers viennent s'abattre autour du Simois et s'offrir aux passagers ; de vigoureux rameurs aux costumes variés, aux couleurs éclatantes comme leurs maisons, nous invitent à descendre. Mais nos regards sont bientôt distraits par la vue d'une religieuse de St.-Vincent-de-Paul qu'une négresse accompagne. Voilà le secourt de Dieu, fit Mme Godard, et avec ce cœur de femme qui sait deviner les délicates attentions elle nous dit : C'est une sœur que ton cousin nous envoie. Elle ne se trompait point. La bonne religieuse quitte sa barque, monte sur notre vaisseau et d'une voix aussi forte que douce, demande si MM. et Mme Godard sont à bord. — Oui, répondîmes-nous. — On ne sait pas ce qu'il y a de joie à s'entendre appeler par son nom en pays éloigné ! nous entourons l'excellente sœur qui l'était bien dans toute l'acception du terme, nous la saluons et l'eussions embrassée sans la crainte de manquer aux convenances, du moins nous lui serrons affectueusement la main. 

— M. Eugène Bore vous attend, nous dit-elle, il serait venu lui-même s'il n'en avait été empêché par son ministère que réclame en ce moment un de nos glorieux blessés ; mais il vous a fait préparer dans Péra, un logement où il doit vous visiter ce soir. Votre traversée a-t-elle été heureuse ? vous devez être fatigués. N'avez-vous point trop souffert ? comptez sur nos soins et sur les quelques instants de liberté que peu^ vent nous laisser nos petits Français. — C'était plus qu'une sœur, c'était une mère, dont les attentions nous firent comprendre tout ce que ces saintes femmes répandent de bonheur autour d'elles et de suaves consolations dans te cœur de nos soldats. 

La jeune négresse, arrachée de l'esclavage par de pieux sacrifices, ne témoignait pas moins d'empressement à nous être utile ; en retour Sara, c'était son nom, paraissait heureuse d'épier sur nos lèvres un sourire affectueux. Cependant nos bagages sortis de la cale sont lestement descendus dans le canot qui nous attend et nous conduit au port, 

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à travers une multitude de vaisseaux et de frégates, de briks et de vapeurs, Français, Turcs, Anglais, Autrichiens et Sardes. Nous débarquons à Galata. De tout côté flotte notre drapeau, à la vue duquel nous éprouvons la joie naïve du soldat chantant son air favori de la Colonne : Ah ! qu'on est fier d'être Français !... J'étais tenté d'en retrousser ma moustache, Hippolyte en marchait au pas et Mme Godard avec plus d'entrain. Impossible d'arriver à Constantinople à une heure plus propice, pour voir cette mozaïque vivante des hommes de l'Orient, Turcs, Grecs, Arméniens, Juifs, Persans, Albanais, Bulgares, Arabes se coudoyant avec les guerriers du monde occidental ; impossible d'arriver plus h propos pour voir briller de tout son éclat l'honneur de la France ; jamais peut-être il ne fut aussi grand et je doute qu'à l'époque des Croisades et de saint Louis, l'Orient ait été plus rempli de notre nom. 

On rapporte qu'à chaque messe, autrefois célébrée devant nos consuls en ces contrées, ceux-ci se levaient à l'Evangile, tiraient leur épée du fourreau et la tenaient droite durant la lecture ; on ajoute que cette coutume était un symbole de protection pour les chrétiens. A Constantinople aujourd'hui, la France pourrait, comme les chevaliers du moyen âge, tenir son glaive à deux mains : jamais elle n'eut moins lieu de craindre que ce geste symbolique ne fût pas compris et respecté. 

Nos réflexions nous font oublier que nous sommes à Galata aux prises avec les douaniers et les portefaix musulmans qui nous arrachât nos bagages et nous les enlèvent ; c'est une vraie culbute ! Nos bâtons n'y font rien, la bonne sœur y perd son turc, qu'elle parle cependant fort bien ; nous sommes les vaincus, mais les insolents comptent sans nos soldats qui volent à notre aide ; la victoire a ses caprices, cette fois elle nous devient favorable. Il faisait beau voir comment tous ces grands Turcs se laissaient secouer, battre et tourner par nos petits Français. En un tour de main, suivant leur expression familière, la place est nettoyée et le Turc est flambé. C'est étonnant, nous répétait un brave, de quelle façon le turban et le schako s'entr'aiment !... Le champ de bataille déblayé, nous mettons en ordre nos effets. La bonne religieuse, ange de paix, comme toutes ses pareilles, nous invite à la clémence. Allons, mes amis, dit-elle à nos soldats, un peu de générosité maintenant ; il faut bien que ces pauvres Turcs vivent de leur travail. Aussitôt 

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elle en tire deux par le gilet et leur fait signe de prendre chacun une malle. Ils obéissent sur-le-champ et nos soldats de même ; la paix est rétablie, la sœur ouvre la marche et sa cornette nous sert de drapeau ; deux soldats chargés d'effets la suivent, je vais après eux, viennent ensuite nos deux Turcs, puis Mme Godard avec la négresse, puis encore deux soldats et enfin Hippolyte. Celle procession de bagages traverse la porte de Galata où il est prudent d'avoir la main dans ses poches, elle monte, ou plutôt elle escalade ce qu'on appelle la rue qui mène à la ville de Péra, c'est-à-dire un étroit et sale boyau, bordé de plus sales boutiques, cafés et hôtelleries, véritables repaires adonner de l'effroi. Sortis de celle fange, nous atteignons le premier carrefour de Péra, en face duquel est un cimetière musulman avec ses tombes de marbre, coiffées de turbans sculptés et dorés. Des cyprès concourrent à embellir ce lieu ; le séjour des morts ici du moins n'est pas repoussant comme l'habitation des vivants d'en bas. Notre caravane exténuée fit halle en cet endroit, véritable oasis que nous quittons afin d'entrer dans la grande rue de Péra un peu mieux alignée et plus propre que la précédente. Cependant, nous sommes en plein quartier Européen, quartier où toutes les maisons ne sont pas de bois peint et où quelques-unes s'essayent avec tant de peine à se convertir en pierres ; plusieurs ont des prétentions de style à nous faire regretter les logis turcs dont les façades ornées d'encorbellements, de treillis el de couleurs claires, ont du moins un aspect original. Mais nous avançons dans Péra, laissant à gauche derrière nous, la belle tour du Christ ou de Galata. Quelques derviches coiffés de bonnets bruns et durcis, parfaitement semblables à nos pots de fleurs renversés, nous considèrent avec une étrange curiosité. Mme Godard était surtout leur point de mire, son voile vert semblait produire sur eux le même effet que le rouge sur les bœufs ; on eût dit qu'ils avaient envie de se mettre en fureur : c'est que le vert est une couleur réservée aux émirs, autrement à ceux que l'on considère comme les descendants directs d'Eminé, fille de Mahomet. 

Chemin faisant je faillis de mon côté me faire un mauvais parti en écartant du bout de ma canne deux chiens malencontreux ; vous avez à Constantinople parfaitement le droit de vous laisser mordre, mais non 

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pas celui de vous défendre. Les Turcs ne plaisantent point sur celle matière. 

Enfin, nous arrivons chez M. Koppé où nous trouvons d'aimables visages, table saine et bons lits. A peine étions-nous installés que M. Bore vint nous trouver. Une vieille affection, et quatorze ans d'absence vous diront assez quelle fut notre commune joie. 

Constantinople, septembre 1855. 

VIII. CONSTANTINOPLE. M. EUGÈNE BORE A L'AMBULANCE DE L'AMBASSADE DE RUSSIE. 

Monsieur, 

Lorsque vous arrivez d'Europe par la mer de Marmara, vous avez en face, étages sur les pentes d'une large et haute colline, Galata, le quartier marchand et Péra qui le domine. Sur le même élégant coteau paraissent à votre gauche la belle tour du Christ, à votre droite l'arsenal de Top-Hané et le nouveau sérail du sultan que l'on achève, puis au sommet de tout cela, un grand cimetière musulman dont les tombeaux ornés du feiz et du turban, se dérobent sous les ombres d'une forêt de gigantesques cyprès. Au centre de cet étonnant paysage qui se double en étendue et en magnificence par son reflet dans les eaux du Bosphore, se dresse un imposant édifice construit en pierres de taille et dont l'aspect au loin a je ne sais quelle vague ressemblance avec notre hôtel des Monnaies à Paris ; entouré de terrasses bien plantées, il règne sur tout ce qui l'environne, il a les grands airs d'un souverain et le nouveau sérail lui-même en parait gêné dans sa fierté. 

Cet édifice, vous le devinez aisément, c'est le palais de l'ambassade de Russie. Nul doute qu'il n'ait été posé là comme une première prise 

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de possession du sol ottoman, ou du moins comme une menace. Il déploie trop bien ses ailes au-dessus du Bosphore, pour que l'on n'y aperçoive pas les puissantes serres de l'aigle moscovite. Mais fortune étrange ! l'aigle française s'est mise à sa place, notre drapeau flotte à son tour sur cet édifice devenu la première ambulance des officiers de l'armée. 

M. Eugène Bore est leur aumônier spécial, aumônier qu'ils aiment et recherchent. Il exerce sur eux l'empire de la douceur, en lui rehaussée par son mérite connu du monde savant et par une vie si parfaite d'abnégation et de sainteté que les Turcs l'appellent l'homme de la prière. Je l'ai trouvé quelque peu vieilli ; ses épaules se courbent sous le faix des consciences, du savoir et des affaires, ainsi qu'il arrive aux hommes de grand labeur. Néanmoins il semble que sa haute taille déjà si mince, si souple et distinguée, se soit accrue de tout ce qu'elle a perdu certainement en force. Ses traits amaigris ont encore gagné s'il est possible en délicatesse et discret enjouement. Sa mise est très propre, mais sa chevelure sans apprêt et son interminable soutane, où certaines coulures trahissent les saintes parcimonies de la charité, donnent à l'ensemble de sa personne une physionomie pastorale des plus heureuses. A le voir on se sent devenir meilleur, nous disait-on dans un cercle d'officiers, qu'il dominait de toute la hauteur de sa belle tête, car aucun ne l'égalait en taille. Quel beau colonel il eût fait, ajoutait un autre ? et ceci me remettait en mémoire l'époque où avant qu'il fût prêtre, je le vis à Paris chez H. de Lamennais dans le vêtement militaire, qu'il portait en parcourant la Perse et l'Arménie, yatagan au côté et poignard à la ceinture. Aujourd'hui le costume seul est changé. C'est bien le même homme pieux et plein de courage mais obéissant à d'autres destinées, affrontant fièvre et choléra pour sauver les âmes, allant toutes les semaines son chapelet dans une main, son bâton dans l'autre, de Constantinople à Bébek où se trouve son collège de garçons et visitant sur sa route ses écoles de jeunes filles et ses ambulances, car en sa qualité de supérieur des Lazaristes, il l'est en même temps des 350 sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, qui dirigent nos 14 hôpitaux français et qui instruisent dans l'amour de Dieu, du prochain et de notre pays, les enfants des familles franques de Galata et de Péra. 

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Il lui arrive souvent, au retour, de traverser le camp du Maslak, afin d'être à la disposition des soldats qui pourraient avoir besoin de son ministère. 

Puis quand vient le dimanche, il court à sa chapelle improvisée de l'ambassade de Russie et célèbre la messe pour les officiers. Le 9 septembre, nous eûmes le bonheur d'y assister. Comment oublier cette date ? Au fond d'une salle entre deux fenêtres un autel était dressé avec une simplicité primitive mais touchante. H. Bore y monte et commence la messe, un soldat la lui répond ; au son de la clochette, les assistants se mettent à genoux, quelques-uns seulement demeurent assis, à la prière des bonnes sœurs de cette ambulance ; toutes ne sont pas présentes, le plus grand nombre est au chevet des malades ; elles savent que le premier devoir est d'être à son poste, et que Dieu étant de part avec les mourants, le meilleur moyen de le glorifier est de ne les pas quitter. 

M. Bore, après l'évangile, se tourne vers l'assemblée et la pénètre de divines paroles ; chacun sent qu'elles jaillissent d'une source abondante et limpide ; sa belle âme y coule tout entière et avec elle un calme qui rafraîchit les consciences. Rien de forcé, rien de prétentieux, il parle pour autrui sans recherche de lui-même. Sa phrase est pure parce que son cœur l'est aussi ; elle est suave parce que la douceur est en lui naturelle ; elle est pleine de Dieu, parce qu'il le possède, et de charité parce que sa vie entière n'est que charité. Son éloquence est sobre de termes éclatants et riche par le fond des choses, elle tient à faire naître les fruits plutôt qu'à les colorer, à ce qu'ils soient sains plutôt qu'éblouissants ; elle n'entraîne pas, elle conduit. Quand il eut achevé son discours^ il fut aisé de lire dans les regards des assistants, la sympathie qu'il avait provoquée. Or ces assistants étaient des colonels, des capitaines et des lieutenants, blessés, pâles et souffrants, les uns ayant les bras placés dans des appareils semblables à des boites, les autres se traînant sur des béquilles, la plupart jeunes mais vieillis par la gloire et la douleur, tous néanmoins portant au front le calme de la résignation ; et, privilège insigne, il nous fut donné de coudoyer ces nobles débris et de confondre nos larmes avec leurs prières. Comment demeurer froids à la vue de ces mâles courages courbés avec une dignité 

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suprême, devant la sainte majesté de l’hostie que M. Bore élevait au-dessus de leurs tètes si pieusement pour leur salut ? Et pendant que les mystères s'accomplissaient, nous avions sous les yeux, à droite et à gauche de l’autel, les magnificences du Bosphore et, dans le lointain, la mosquée de Sainte--Sophie vers laquelle nous appelions de Unis nos vœux l’heure prophétique de M. de Maistre, l'heure solennelle où l’Europe doit assister un jour à la messe sous la gigantesque coupole. 

Deux heures et demie, vêpres au couvent de Saint-Benoist, où les cloches, l’orgue et les cantiques retentirent sous la voûte byzantine de cette église comme en pleine France. 

De trois à six heures, visite faite avec M. Bore à la belle fontaine de Top-Hané ainsi qu'à l'arsenal du même nom, puis au cimetière turc de Péra, où il nous traduisit quelques épitaphes des tombeaux musulmans, fort touchantes, je vous l'assure. 

C’est là, comme vous le voyez, une journée parfaitement remplie. 

Constantinople, septembre 1855. 

IX. CONSTANTINOPLE. LA CORNE D'OR. — SOUVENIRS ANGEVINS. — LE BAZAR, LES PANTOUFLES. 

Monsieur, 

Le dixième jour de septembre, nous descendons de Péra, pour nous rendre à l'embarcadère de Galata, si l'on peut appeler ainsi quelques misérables planches mal ajustées et soutenues par de méchantes solives. Impossible de se foire à l’idée d'une telle incurie, lorsque l’on songe que ce plancher de quelques mètres sert de passe aux marchandises de l'Europe et de l'Asie. A chaque instant l'on y trébuche, c'est un pêlemêle effroyable ; les Turcs voient tout cela, mais que leur importe, ne sont-ils pas dans le meilleur des mondes ? Cassez-vous les jambes, cassez-vous les bras, (Jetait écrit ! perdez vos colis, c'était écrit ! Ils conviendront que des quais seraient utiles, mais l'habitude est là ! Ils promettront tout ce que vous voudrez, mais dans l'unique but d'éloigner les importuns, le kaef est si doux ! (sorte de for niente). Ces sublimes dormeurs ont vraiment bien le temps d'améliorer leur ville ! Leur plus grand ministre n'est-il pas, selon le proverbe, celui qui fume le plus grand tchibouck ? 

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Mossiou, mossiou, nous crient de nombreux rameurs du plus loin qu'ils nous aperçoivent ; Mossiou, mossiou, kaik ! kaik ! — Nous désignons du doigt une barque maltaise, vingt se présentent, c'est un combat ! Nous ne sommes plus à nous, le mieux est de se laisser faire, on risque trop de choisir ; nous entrons dans le canot le plus voisin et nous passons sous le premier grand pont de bateaux ; autre gène ! il faut céder le pas à un kaik de je ne sais combien de paires de rames, marques de la dignité d'un pacha ; enfin, nous sommes en pleine Corne d'Or. On appelle ainsi un petit golfe long de six kilomètres environ, qui sépare Stamboul de Galata ; ce golfe est bien en effet l'image d'une corne qui pénètre en Europe et forme l'une des trois branches de cette étoile merveilleuse, dont les deux autres sont Marmara et le Bosphore proprement dit. Nous franchissons le deuxième pont de bateaux en regardant sur notre droite deux immenses vaisseaux de guerre turcs, dont la coupe ressemble à une marmite ; leurs proues sont ornées chacune d'un superbe lion sculpté à crinière flottante et dorée ; pauvre crinière ! Ces lions de terrible apparence rappellent que c'est le propre des nations déchues d'affecter les allures de la force ; cependant ils font mine de surveiller environ douze cents prisonniers russes qui ont tout l'air de s'ennuyer des splendeurs de Constantinople. Nous atteignons le troisième pont, dont les arches, comme les précédentes, ne nous laissent qu'un étroit passage, et cette fois nos regards plongent jusqu'à l'extrémité de la Corne-d'Or, qui se termine en crocette. A droite et à gauche ce ne sont que minarets et mosquées ; que maisons en bois de toutes couleurs, que débris d'aqueducs et ruines d'églises byzantines, que murailles crénelées et cimetières parés de bosquets. Notre barque faisant retour, nous côtoyons les rives du Phanar, quartier des Grecs où l'on estime que se trouvent encore quelques-unes de ces antiques familles qui ne manqueraient pas à l'occasion de prétendre à l'Empire d'Orient. 

Parmi les Grecs, quelques-uns vêtus d'un large pantalon bleu flottant en manière de long jupon, sont loin d'avoir un costume d'une aussi grande élégance que celui des Athéniens aux superbes fustanelles. Leur influence est celle de la fortune qu'ils doivent à l'activité de leur commerce ; ils sont médiocrement aimés à Péra, pourquoi ? je l'ignore, 

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mais si quelques délits, quelques crimes se commettent, il est rare qu’on ne les leur attribue point. Leurs traits chagrins peuvent s'expliquer par quatre siècles d'oppression. On assure qu'ils ne nous aiment pas, il serait mieux de dire qu'ils n'aiment pas notre politique. 

Ces véritables propriétaires dépossédés de l'ancien sol, demeurent là sur ces rivages comme les derniers débris de ce pouvoir byzantin qui eut l'insigne honneur de gouverner le monde civilisé durant soixante- dix années, principalement sous Constantin et Théodose ; alors notre cher Anjou, ce petit coin de la Gaule, à onze cents lieues de distance, relevait civilement des maîtres de Constantinople, de cette ville aujourd'hui si magnifique au dehors et, comme les illusions de la vie, si décevante au dedans. Il n'y a pas seulement amour et caprice de notre part à rappeler l'Anjou. Personne n'ignore que cette province a donné son nom à des princesses qui, par leurs alliances, ont porté le titre plus pompeux que réel, j'en conviens, d'Impératrices de Constantinople : de ce nombre furent Béatrix fille de Charles 1" d'Anjou, femme de Philippe de Courtenay ; — Marie de France, petite-fille de Robert d'Anjou, roi de Naples, épouse de Philippe II, prince de Tarente, qualifié du titre d'empereur de Constantinople ; — et Agnès de France, fille de la précédente, femme de Jacques del Balzo prince de Tarente, également qualifié d'empereur, ces deux dernières inhumées à Naples où se voient leurs tombeaux dans l'église de Sainte-Claire. Au surplus tout le monde connaît les efforts que Charles Ier d'Anjou fit au xiiie siècle, pour retarder la chute de l'empire Latin qui, malheureusement, ne dura que cinquante-sept années. 

Cependant nous débarquons dans Stamboul, afin de monter au bazar. 

On appelle ainsi je ne sais quel labyrinthe immense à voûtes en ogives, où les marchandises de l'Orient s'étalent, je ne dirai pas au grand jour, mais dans une sorte de pénombre, car ces galeries sont obscures et humides. Il s'y fait un grand commerce de parfums, d'armes et de pantoufles. Les pantoufles ! elles sont charmantes à voir ; la collection en est infiniment variée. La fantaisie y brille sous mille nœuds élégants de soie et d'or. Rien n'est plus joli, plus coquet, plus capricieux de forme ; quand on ne les porte pas, on les met sous verre ; 

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mais elles ont bien un autre avantage, elles confèrent un droit immense, incontesté. Pour les Musulmanes, une babouche c'est la liberté, c'est le droit d'asile. 

Les femmes en Turquie sont à l’état de choses, et leurs âmes d'une nature inférieure ne peuvent prétendre au paradis des croyants. Abaissement en ce monde, abaissement en l'autre, partout au second plan de la race humaine ; tel est leur sort ! Des grilles dorées, ces prisons de leur personne, des yasmaks ou longs voiles, ces prisons de leur visage, n'apaisent pas les inquiétudes jalouses de leurs maîtres qui les font garder à vue par d'odieux bostandjis. Cette existence serait intolérable, n'était le privilège de la pantoufle : une femme turque veut visiter une amie, elle entre et laisse à la porte sa babouche ; personne n'aura l'audace d'y toucher, l'audace de franchir le seuil, le maître lui-même ne l'oserait ! C'est du moins une légère compensation à l'esclavage de ces pauvres femmes. 

Parlerai-je maintenant de cette partie du bazar où des armes nombreuses brillent d'un vif éclat ? oui, pour dire en passant que les seules choses vraiment élégantes et nationales sont à Constantinople, le yatagan (sabre), le khandjar (poignard), et, dans un autre genre d'industrie, les minarets et les kaiks. 

A part ces quelques productions originales, le reste n'est que de pure imitation. Les magnifiques mosquées par exemple, que sont-elles ? sinon de superbes mais serviles copies des anciennes églises byzantines ; voyez plutôt cette belle mosquée qui touche au bazar, n'est-elle pas formée d'une coupole sur pendentifs distincts, sur plan carré avec andron et gynécée, n'est-elle pas située dans une vaste area entourée de cloîtres et de medressés (écoles ecclésiastiques) ? Or tous ces éléments d'architecture sont des emprunts faits à l'art grec du moyen âge, comme nous aurons peut-être occasion de l'établir en parlant de Sainte-Sophie. 

Constantinople, septembre 1855. 

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X. CONSTANTINOPLE. SAINTE -SOPHIE. 

Monsieur, 

Sainte-Sophie est assurément de tous les édifices de Constantinople celui qui donne à cette ville le plus de physionomie ; sa construction, bien qu'elle appartienne aux temps chrétiens, n'a pas cessé depuis la conquête, de servir de type à toutes les mosquées ; il ne faut point un grand effort d'observation pour voir qu'elles n'ont pas d'autre origine ; il semble que ce soit le propre des peuples vaincus et leur consolation, de subjuguer les vainqueurs par le côté des arts. 

Le grec Christo-Doulos fut l'un des architectes les plus célèbres des mosquées du xve siècle, et il est juste de reconnaître que Mahomet II, le conquérant de Constantinople, récompensa généreusement cet artiste chrétien, en lui cédant à perpétuité une rue entière de Stamboul ; trois siècles après, Ahmed III renouvela cette cession en faveur des descendants de Christo-Doulos. 

Le plan carré de Sainte-Sophie allait bien aux croyances musulmanes pour qui le nombre quatre est sacré ; sacré parce que Mahomet eut quatre disciples premiers kalifes, et parce que quatre anges supportent le trône de Dieu. Les ailes séraphiques que l’on distingue aux pendentifs de Sainte-Sophie, et qui conviendraient aux cultes chrétien et juif mieux encore qu'à celui du Coran, sont peut-être les emblèmes des quatre anges dont nous venons de parler. Quoi qu'il en soit, les Turcs 

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héritèrent de l’architecture bysantine, ce qui disposa les Grecs à un retour vers le style latin, c'est-à-dire vers les nefs allongées. On conçoit en effet leur scrupule à ne pas garder le plan carré surmonté de l’immense coupole, type désormais affecté aux mosquées. Ici nous avons plaisir à ne point oublier l'émotion que nous éprouvâmes la première fois que nous vîmes Sainte-Sophie à travers une légion de minarets. En apercevant du bateau cette montagne de pierres (1), en partie de forme cubique et d'où s'échappe la demi-sphère qui compose le dôme, il vint à ridée de plusieurs que les Byzantins, connus par leurs exagérations, avaient voulu, suivant le terme d'un officier de Crimée, reproduire au dehors l’image d'un lever de soleil alors qu'une moitié de son disque apparaît seulement à l’horizon (9). Les façades de ce vaste cube, parfaitement orientées, pouvaient aussi, dans la pensée des architectes Isidore de Milet et Anthémius de Tralles, répondre aux quatre vents de l'espace. Et si nous disons de suite que l'intérieur carré de l'édifice est divisé en croix grecque, on aura par le rapprochement de toutes ces données, l'idée que ces artistes ont tenté de réunir certains effets de la nature au symbolisme chrétien (3). 

Pénétrons dans ce temple déjà vieux de treize siècles et qui résume sous ses voûtes l'histoire byzantine ; dans ce temple autrefois catholique, plus tard schismatique et enfin mosquée, dont le sort n'a pas cessé d'être intimement uni à celui de Constantinople ; dans ce temple qui vit passer Justinien, la dynastie Isaurienne, les Comnène, puis les empereurs latins, Baudoin, Courtenay, Brienne ; ensuite les Cantacusène, les Paléologue et de nos jours les sultans. 

Il y a quelques mois à peine on ne pouvait le visiter librement ; aujourd'hui moyennant un faible bacsis rien n'est plus aisé ; l'habit militaire n'a pas même besoin de payer ce léger tribut, il a ses coudées franches,

(1) Cet aspect avait frappé Procope dans le même sens lorsqu’il écrivait : « .... Assimilare eos poteris scopulis montium prœruptis. » De Sacra Sophia, lib. i. 

(2) Procope est plus modeste, il se borne à comparer l’extérieur de la coupole à la lune : « Et desuper alia quaedam structura, . . . lunae figuram tenens » . De Sacra Sophia, lib. i. 

(3) Quelques archéologues veulent voir dans le plan carré de Sainte-Sophie, l’image de la terre et dans la croix qui s’y trouve inscrite, la prise de possession du sol par le Christianisme ; l’intérieur de la coupole leur représente le ciel. 

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au grand déplaisir de certains imans très avides d'argent et qui vous vendent à tout prix de petits cubes mosaïques détachés des arcades ; inutile de dire que nous refusâmes de prendre part à ce trafic. Nous avions également envie de ne point céder à leurs exigences relativement aux chaussures qu'il faut quitter à Feutrée des mosquées, comme aussi de ne point tenir compte de la défense qu'ils nous firent de dessiner, mais c'eût été imprudent ! M. Thouvenel, ambassadeur, avait chargé H. Outrey, son secrétaire, de nous en avertir. Depuis si nous sûmes de la bouche même de M. Fossati, l'habile réparateur de Sainte-Sophie, qu'il y aurait eu quelque danger ; peut-être aussi se l'exagère-t-on un peu trop ; toujours est-il qu'il nous conta comment lui architecte, lors de la restauration de ce monument, commencée en 1847 et achevée en 1849, s'était cru obligé d'avoir à ses côtés une paire de pistolets ; et pourtant le culte était provisoirement suspendu et M. Fossati avait l'autorisation expresse du sultan ! Aussi le rare et magnifique recueil de lithographies, que cet artiste a publié vers 1859, sous le titre d'Aya Sofia, et qui donne de l'intérieur de Sainte-Sophie le plus beau comme le plus complet aperçu, a-t-il doublé de mérite par suite des difficultés vaincues. Les musulmans répugnent même à voir dessiner l'extérieur des mosquées ; mon fils essuya le feu de leurs regards, un jour qu'il s'appliquait à esquisser au vol une des portes de Sainte-Sophie, assez voisine du palais de l'Université qui présentement sert d'ambulance française, mais nous tînmes bon et le croquis fut achevé. Abordons maintenant l'ensemble de cette mosquée, mère de toutes les autres. Elle est entourée de cours et de jardins d'inégale étendue. Au nord règne une enceinte dite de l'Imaret ; au sud sont deux jardins et la cour des turbés, c'est-à-dire des chapelles sépulcrales renfermant les cercueils des sultans Mourad III, Selim I, Mahomet III, Mustapha I et de leurs familles, cercueils à dos prismatique, revêtus de riches tapis de Perse ; vers sud-est s'étend la cour du chadirvan ou de la fontaine des ablutions ; à l'ouest se trouve celle du medressé ou collège des sotfas, étudiants du Koran ; interdite aux giaours, cette enceinte était l'ancienne area réservée du temps des Grecs aux ablutions. On voyait autrefois de ce côté, sur quatre contre-forts soutenant l'église, les quatre fameux chevaux de bronze qui, partis de Corinthe, sont successivement 

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allés à Rome, à Constantinople, à Venise, à Paris pour retourner ensuite à Venise. Enfin, vers l’est, se développe la place d'Aya Sofia avec sa fontaine. Quatre minarets se dressent aux angles de la mosquée et en dominent la coupole ; on nous fit entrer dans la cour du Chadirvan, de là dans un petit vestibule, puis dans Veto-narthex ou porche intérieur long de 60 mètres et large de 10, aux murailles plaquées de marbres précieux et aux voûtes lumineuses (1) par le jeu des mosaïques sur fond d'or. De l'eso-narthex on pénètre à gauche dans l'exo-narthex (3), et à droite dans la grande nef par l’une des neuf portes à chambranles droits. De ce point vous jouissez du plus étonnant spectacle ; malheureusement ici nous sommes impuissant à le rendre autrement que par voie d'analyse, tandis qu'il faudrait pouvoir l'exprimer tout d'un trait, comme on le saisit d'un coup-d'œil 

Dégagé de l’area, de l’eso-narthex, de l’exo-narthex vers l'ouest, de l'abside à l’est, et de quelques appendices vers nord et sud ; dégagé, dis-je, de ces diverses parties, le plan intérieur de Sainte-Sophie présente un carré parfait de 72 mètres sur chaque côté, carré divisé à la fois par trois nefs allant de l'ouest à l'est, et par une croix grecque à branches égales dont le milieu est surmonté de la coupole centrale et surbaissée, haute de 55 mètres, d'une circonférence de 100 mètres 64 centimètres, et percée de 40 fenêtres. 

Les nefs collatérales forment un rez-de-chaussée et un étage, un rez-de-chaussée dit andron, qui servait à l'assemblée des hommes, et un étage appelé gynécée, autrefois réservé aux femmes (3). 

Vandron borde à droite et à gauche la grande nef et l'isole : 1° au moyen de colonnes placées en lignes droites entre cette même grande nef et les ailes nord et sud de la croix ; 2°  au moyen de colonnes posées eu demi-cercle au fond de quatre exèdres dont deux s'ouvrent à 

(1) Cet éclat dans toutes les parties de l’édifice, quelle qu’en soit la cause, avait frappé Procope dès le vie siècle. Il en parle ainsi : « Lumine et solis splendoribus mirifice abundat. Diceres locum illum non externo sole illuminari sed fulgorem in ipso templo enasci tanta copia luminis Umplo affunditur » . De Sacra Sophia. 

(2) Exo-narthex ou porche extérieur. 

3) Procope parle de l’andron et du gynécée en ces termes : « Sunt autem duae utrinque porticus quas fastigiata testudo et aurum venustant, Horum una viros orantes, altera mulieres admittit, alias nulla re differentes. » De Sacra Sophia

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droite et à gauche du chœur et deux à droite et à gauche de l'entrée principale (1). 

Le gynécée offre la même disposition par rapport à la grande nef et la domine en manière de balcon. Vers l’ouest il a aussi son eso-narthex précisément au-dessus de celui de l’andron. Du gynécée la vue plonge avec admiration dans les magnificences de la grande nef que l'on peut diviser en trois parties principales, savoir : la partie du sanctuaire vers l’est, la partie sous coupole au centre, et la partie voisine du portail ; cette grande nef présente une sorte de plan rectangulaire terminé en forme de trèfle à chacune de ses extrémités. 

Les colonnes, dont il vient d'être question, se trouvent au nombre de 107, huit de porphyre égyptien, et les autres en vert antique, la plupart provenant d'anciens monuments de Rome, d'Ephèse, de Cyzique, de Troie, d'Athènes et des lies de l’Archipel ; toutes sont ornées de chapiteaux feuillet d'un corynthien et d'un composite bâtards, d'un galbe tenant de la pyramide tronquée et renversée, façon propre au style byzantin. Les détails sculptés superficiellement sont loin d'être heureux, el cependant un assez grand effet est obtenu ; quelques chapiteaux ont encore des croix latines sculptées et des monogrammes. Parlerai-je maintenant de la coupole et des demi-coupoles ? leurs mouvements réunis ont un aspect particulier qui ne se rencontre nulle part ailleurs sur d'aussi vastes proportions. La coupole centrale portée sur deux puissants arcs-doubleaux et sur deux arcs formerets et appuyée sur quatre pendentifs, le tout soutenu par quatre énormes piliers sur plan carré, la coupole centrale, dis-je, engendre deux autres grandes demi-coupoles qui elles-mêmes donnent, l'une naissance au sanctuaire et à ses deux exèdres vers l'est, l'autre à la voûte de la grande porte accotée de ses deux exèdres vers l'ouest. Le plein cintre se montre partout dans ces voûtes majestueuses comme aussi dans les arcs el les fenêtres généralement distribuées par trois (celle du milieu plus élevée), en souvenir de l'ange qui apparut aux architectes Anthémius el Isidore, et qui déclara, selon la légende, qu'il devait en être ainsi, en mémoire 

 (1) Nous croyons reconnaître le signalement de ces quatre exèdres dans ce passage du même auteur : « Quatuor fornices a quatuor lateribus assurgunt quorum duo advenui novum aera exiructi sunt ad solem scilicet orientem et occidentem. » 

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de la sainte Trinité. Les voûtes de l'eso-narthex au rez-de-chaussée sont gondolées en arêtes et celles de l'eso-narthex au premier étage se roulent en berceau ; point d'ogives, point de cintres en fer à cheval. 

Les ornements tous marbres précieux et mosaïques à petits cubes d'émail, sont empruntés au système végétal et au caprice, à l'exclusion de toutes figures chimériques (1). Des rinceaux, des losanges, des entrelacs, des palmettes, des disques sur fond d'or, ornent le dessous des arcs. Des figures des prophètes, des docteurs et d'autres images propres aux cultes latin et grec ont disparu sous des étoiles d'argent, afin de répondre aux exigences musulmanes. Maintenant à la place de l'autel chrétien se trouve le mihrab ; à la place de la chaire, le mimber ; à la place de l'estrade des chantres, les mafils des imans. De grandes inscriptions turques de forme ovale et suspendues aux murailles, portent les noms des premiers kalifes. Durant les nuits du ramazan (carême), six mille lampes illuminent cette mosquée et font resplendir la tribune du sultan, surmontée d'un soleil d'or. L'orientation du mobilier diffère quelque peu de celle du monument même ; elle dévie légèrement vers la droite, c'est-à-dire vers la Mecque. Nous avons vu les graves musulmans prier sous ces voûtes avec une suprême dignité. — Leur religion vaut la nôtre, nous dit un Français. — Non mon ami, répondis-je, c'est leur zèle qui vaut mieux ; sans doute elle renferme des vérités, étant composée de judaïsme et de christianisme ; mais elle ne les a pas toutes : ainsi, par le fatalisme, elle engourdit les facultés morales de l'homme et tue sa liberté d'action en même temps qu'elle énerve ses facultés physiques par l'empire qu'elle donne aux sens ; ainsi encore, elle rabaisse la dignité de la femme qu'elle met au-dessous de l'homme, etc. 

Mais quittons l'intérieur de ce temple pour l'étudier au dehors. Son appareil semble être généralement un composé, d'assises de briques et de moellons. Point de charpente dans son architecture, et sa coupole, faite de briques légères fabriquées à Rhodes, est couverte en plomb, métal réservé aux mosquées et aux édifices impériaux. 

Quelques lignes historiques sur Sainte-Sophie compléteront cette lettre. 

(1) Cependant à la porte, du côté du palais de l’Université, existe un chapiteau dont les angles sont décorés de reliefs représentant des oiseaux d’une nature difficile à déterminer. 

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Cet édifice, élevé par les ordres de Constantin-le-grand, vers le milieu du ive siècle, et primitivement construit en bois, de forme allongée, à la manière latine, fut consacré à la sagesse divine. Brûlé sous Arcadius (fin du ive siècle). Théodose II son fils en ordonna la réédification ; brûlé de nouveau sous Justinien (vie siècle), cet empereur le fit reconstruire sur le plan actuel par ses deux architectes Anthémius de Traites et Isidore de Milet, Anthémius particulièrement surveilla la façon de la coupole qu'un tremblement de terre renversa peu après, mais on la releva immédiatement sous la direction d'un Isidore, neveu d’lsidore de Milet ; c'est celle que l'on voit aujourd'hui. Quelques autres remaniements eurent lieu dans le cours des siècles ; les lourds contreforts extérieurs furent ajoutés du temps de Sélim II et d'Amurat III, au xvie siècle. Enfin au xixe, par l'ordre d'Abdoul-Medjid et sous la direction de M. Fossati, suisse je crois d'origine, on a fait d'heureuses et urgentes réparations. Cet architecte a trouvé la mystérieuse porte par laquelle disparut le prêtre qui célébrait les saints mystères quand les Turcs vainqueurs entrèrent dans Sainte-Sophie ; cette porte n'a laissé voir qu'une étroite chapelle et un escalier encombré de débris, ce qui n'empêche pas la grande prophétie de foire plus que jamais son chemin, savoir que le prêtre continue de dire la messe et continuera jusqu'à ce qu'il l'achève sur l'autel même de Sainte-Sophie, lorsque les Turcs auront quitté l'Europe ; c'est la consolante prévision de M. de Maistre à l'état de légende ! 

En contemplant cette mosquée bâtie par deux célèbres architectes et notamment par Anthémius, nous ne pouvons oublier que cet illustre mathématicien connut la puissance de la vapeur, mais il ne se doutait guère qu'un jour appliquée aux locomotives et à la navigation, elle multiplierait, treize siècles après lui, les admirateurs de son chef-d'œuvre d'architecture ; en effet, un voyage à Constantinople n'est plus qu'une promenade, grâce à celte merveilleuse invention. 

Constantinople, septembre 1855. 

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