La première écoles normale pour jeunes filles, Darülmuallimât, fut créée, à l'époque des Tanzimat, en 1870 sous le règne du sultan Abdülaziz. En 1915, le programme des Darülmuallimât fut modernisé et bien que peu nombreuses, elles contribuèrent à l'émancipation des femmes qui devint bien réelle après l'avènement de la république turque en 1923.
Cet article parut dans le numéro du 25 mai 1919 du "Miroir", un magazine hebdomadaire français créé en 1910. "Les Désenchantées" est le titre d'un célèbre roman de Pierre Loti paru en 1906 qui était censé être le témoignage de la vie de femmes turques. L'article met d'emblée en scène le contraste entre la femme cachée par le çarşaf (voile) et celle qui montre son visage.
Cette série de photographies véritablement unique a été prise à l'école normale d'Ak-Séraï. C’est la première fois que des jeunes filles turques se laissent photographier le visage découvert.
Les très curieux documents que nous reproduisons ici constituent une série tout à fait exceptionnelle. On n'ignore pas combien il fut, de tout temps, difficile pour un chrétien, à plus forte raison, pour un occidental, de pénétrer dans un harem et d'étudier de près la vie des femmes turques.
L'un de nos collaborateurs a pu triompher de la consigne rigoureuse qui interdit à un « Roumi » de contempler, même un instant, à découvert, le visage d’une musulmane. Au cours d'une visite à l'école normale d'Ak-Seraï, à Constantinople, il a réussi, non seulement à amener les élèves à enlever leur charchaf, ce voile dissimulateur que les femmes portent dans la rue, mais encore, et ceci est véritablement unique, à se laisser photographier.
L'Ecole normale supérieure d’Ak-Seraï, située face à la mer de Marmara, prépare à l'enseignement les jeunes filles désireuses de devenir professeurs dans les écoles d'Asie Mineure. Elle comprend des internes et des externes. Les cours y sont faits par des dames, Arméniennes pour la plupart. L'enseignement, est sensiblement le même que celui donné dans les lycées de jeunes filles d'Occident et beaucoup de nos lectrices seront certainement étonnées d'apprendre que, depuis quelques années, les femmes turques de la bourgeoisie possèdent un bagage littéraire et scientifique très développé. Mieux encore, elles jouent agréablement du piano où du violon. De tout temps, l'Orient fut le pays des broderies et des tapisseries. Les élèves d'Ak-Seraï sont toutes des brodeuses remarquables.
le plus curieux peut-être est qu’on leur apprend à tailler et confectionner elles-mêmes leurs toilettes. Or, sous leurs voiles orientaux, les Turques portent de plus en plus des robes européennes. Bien des années avant la guerre, les femmes de la haute société, surtout à Constantinople, suivaient les dernières modes de Paris. L'une de nos photographies représente plusieurs élèves de l'Ecole normale supérieure taillant une robe sur un mannequin. Nous voilà bien loin du pays des Mille et Une Nuits. Quand les cours sont terminés, un très important examen de fin d'année est passé en présence de la directrice de l'école et de plusieurs hauts fonctionnaires du ministère de l'Instruction publique. Cet examen porte sur toutes les matières enseignées à l’école, depuis l'étude du Coran, jusqu'au dessin. Les lauréates sont nommées titulaires d'une chaire de professeur quelques mois après.
Il est incontestable qu'une grande évolution relative aux conditions dans lesquelles vit la femme turque, est en marche depuis plusieurs années. La haute culture intellectuelle répandue dans les harems a provoqué une véritable révolution morale féminine. Les Turques ne peuvent plus se soumettre à la vie étroite, à la vie bornée qui fut la leur pendant des siècles.
Elles souffrent de l'existence de recluses qui leur est imposée. C'est cette souffrance qui a inspiré à Pierre Loti l'un de ses plus beaux livres : Les Désenchantées. De nos jours, beaucoup de Turcs, renonçant à la polygamie autorisée par le Prophète, se contentent d'une seule épouse, accordant à celle-ci une liberté plus grande. Cette évolution ne peut manquer de se développer. Elle aura une répercussion très grande sur l’avenir du monde musulman tout entier. Incontestablement, le féminisme fait des progrès dans tous les pays. Nulle part mieux qu'en Turquie il ne peut accomplir une œuvre de libération qui est inévitable parce qu'elle est juste.
Avant l'avènement au pouvoir du comité Union et Progrès, on appelait le sultan Abdul-Hamid l'Homme malade, sobriquet qui symbolisait en même temps l’état de l'empire ottoman. Jamais la Turquie n’a été plus malade qu'aujourd'hui. Enver Pacha, Talaat Pacha et leurs complices sont responsables de l'avoir conduite à l’abîme en la jetant dans les bras de l'Allemagne. Ce pays se relèvera peut-être. L'évolution des femmes y contribuera. Les femmes turques ne circulent dans les rues que le visage recouvert d'un voile. Les jeunes filles que l’on voit ici, à gauche, sortant de l’école et s’apprêtant à rentrer chez elles, se présentent dans leur aspect habituel. Celles de droite ont consenti tout à fait exceptionnellement à montrer leur visage au photographe. Les femmes turques ont d’ailleurs le désir d'abandonner le voile.
LA CLASSE DE COUTURE
Les élèves apprennent à confectionner elles-mêmes leurs robes en s'inspirant toujours des modes françaises les plus récentes.
L'EXPOSITION DES BRODERIES
À la fin des cours, les travaux des élèves sont réunis en une exposition qui comprend la couture, la broderie et le dessin.
LE COURS DE GÉOMÉTRIE
L'enseignement, très complet, comprend, entre autres matières, un programme de sciences particulièrement développé.
LES « DESENCHANTÉES » APPRENNENT A JOUER DU PIANO
On se croirait vraiment dans un pensionnat d'Occident à voir les élèves exécuter des gammes sous la direction de leur professeur de piano. Elles apprennent aussi à jouer de la guitare et du violon.
PENDANT LA LEÇON DE CHIMIE AU COURS SUPERIEUR
Les jeunes Turques sortent de l’école d'Ak-Seraï possèdent des connaissances en physique et chimie qui leur permettraient de passer leur brevet supérieur en France et en Angleterre.
LA CLASSE DE BRODERIE A LA VEILLE DES EXAMENS
La broderie est un art très cultivé en Orient. Les jeunes filles s’y adonnent avec une grande patience, beaucoup d'adresse et un goût très sûr. Les travaux qu’elles exécutent sont des plus remarquables.
LES ELÈVES PASSENT LEUR EXAMEN DE FIN D'ANNÉE
Cet examen a lieu devant la directrice de l’école et de hauts fonctionnaires du ministère de l’Instruction publique. Au fond à gauche, on aperçoit un eunuque noir préposé à la surveillance de l’école.
Sur ce sujet
Yakup Aksoy, Osmanli devletinde kiz öğretmen okullari (darülmuallimat) ve kadinin meslek hayatina katilmasi (1870-1920) (Écoles normales pour filles (darülmuallimat) dans l'Empire ottoman et participation des femmes à la vie professionnelle, 1870-1920), Pamukkale Üniversitesi, Sosyal Bilimler Enstitüsü, Yüksek Lisans Tezi, Tarih Anabilim Dalı , Yakınçağ Tarihi Programı, Denizli, 2017 : thèse en Turc (https://gcris.pau.edu.tr/bitstream/11499/2270/1/Yakup%20Aksoy.pdf)
"Les Désenchantées" de Pierre Loti, histoire d’une supercherie littéraire, 8 juin 2023, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/les-desenchantees-de-pierre-loti-histoire-d-une-supercherie-litteraire-6570110