nazim-pacha-1912.jpgDans ce numéro, daté  du 10 novembre 1912, des Annales politiques et littéraires qui suit attentivement  la guerre des Balkans, deux articles évoquent, l'un, la stratégie turque vue par un officier français et l'autre, le soldat turc.

Dans cet article, le Lieutenant-colonel Rousset présente ce qui est, selon lui, à l'origine de la défaite des Turcs : erreurs tactiques, manque d'initiative et mauvaise formation par des officiers allemands. Deux ans plus tard, la soi-disante supériorité française ne sera plus aussi évidente...
Le second article décrit une cérémonie militaire vue par Georges Clarétie.

La guerre

Notre éminent collaborateur le lieutenant-colonel Rousset nous envoie ces réflexions d'un haut intérêt:

Critique des opérations

Cette fois, c'est la déroute - on pourrait dire la débâcle - pour les malheureux Turcs. Battus sur la ligne de l'Ergène, un affluent de la Maritza, où ils avaient cru pouvoir arrêter la ruée des. Bulgares, ils se replient en plein désordre. Réussiront-ils à arrêter là l'invasion ? C'est peu probable. Ils manquent pour cela de canons, de munitions et surtout de moral. D'ailleurs, les fortifications n'ont jamais sauvé un pays ni un empire. Sans remonter le cours de l'histoire, l'exemple d'Andrinople en fait foi.
Il y avait là un camp retranché de première importance, du moins on le disait. Il y avait là un ensemble de forts et d'ouvrages que l'on prétendait imprenables. Et la vérité est qu'ils n'ont pas été pris, - du moins, à l'heure actuelle ; mais qu'importe ! Ils le seront, parce qu'une place investie finit toujours par succomber. Et même s'ils résistaient longtemps encore, ils n'arrêteraient point une marche triomphale qui se poursuit sans se préoccuper d'eux.
Les généraux bulgares, qui possèdent assurément le sens de la guerre, ont compris qu'ils ne devaient point se laisser hypnotiser par des murailles. Ne pouvant les réduire par un coup de force, ils les ont masquées. Le général Ivanoff a filé avec ses quatre divisions et, laissant le soin de maintenir l'investissement de la place à des. troupes de réserve appelées de l'arrière, il est venu rejoindre son camarade Dimitrieff, pour livrer avec lui la bataille. C'est toujours en rase campagne que se décide le sort d'une guerre. Les forteresses ne sont que des accessoires, utiles souvent, mais nullement essentiels. Il faut se battre en plein air, dans les grands espaces, avec l'entière liberté des mouvements, et de la manoeuvre, avec toutes ses forces et tous ses moyens. Le mérite supérieur des Bulgares est non point d'avoir connu cette doctrine, mais de l'avoir appliquée sans hésitation ni défaillance. Ils en sont, aujourd'hui, légitimement récompensés.
La guerre est affaire de volonté et d'action. Agere bellum, disaient les Romains, en leur langue expressive et forte. Avant la stratégie et la tactique, avant la subtilité ou l'ingéniosité des combinaisons, et au-dessus d'elles, il y a l'énergie, la résolution, la fermeté. Toujours la force morale prime la force matérielle. Et même la dernière s'évanouit quand la première n'existe pas. Si cette vérité n'était point affirmée par tant d'exemples, la guerre actuelle suffirait à la démontrer d'éclatante façon.
Dès la déclaration des hostilités, les coalisés ont montré qu'ils voulaient agir. Ils ont pris tout de suite une offensive hardie, vigoureuse, sans se laisser influencer par aucune considération d'ordre étranger à la lutte elle-même, ni par quelque préoccupation que ce soit. Le tsar Ferdinand ne s'est point inquiété de sa capitale, qui pouvait cependant être menacée. Il savait que les Serbes seraient- là pour la protéger, le cas échéant. Et quant aux autres, ils n'ont eu qu'une pensée: se réunir, se concentrer, pour combattre par masses, puis marcher centre le principal rassemblement de l'ennemi. Etait-ce simplement de l'audace, ou un excès de hardiesse ? Nullement, mais bien l'adaptation aux circonstances et au temps du précepte napoléonien: être le plus fort sur un point donné à un moment donné. La suite a prouvé qu'on gagnait toujours à entendre, même de loin, les leçons du vainqueur d'Iéna.
Pendant ce temps, les Turcs, obéissant à des principes moins fermes, commettaient, sans avoir l'air de s'en douter, des fautes irréparables. Ils possédaient la supériorité du nombre, mais s'arrangeaient de telle façon qu'ils finissaient par être les plus faibles partout. Ils se disséminaient sur un front immense, et en un dispositif purement linéaire, ayant la ténuité d'un fil. Ils divisaient leur armée en petits paquets, pour faire tête à la fois aux Serbes, aux Grecs, aux Bulgares, aux Monténégrins. Et ceux-ci rompaient de tous les côtés leur toile d'araignée, dispersant les débris de son tissu si frêle comme sous un souffle d'aquilon.
L'armée ottomane n'ignorait point, cependant, ce qui se préparait contre elle. Ses chefs responsables devaient bien connaître les faiblesses de son organisation et les imperfections de sa moblisation. Mieux avisés et surtout mieux préparés aux charges de la guerre, ils auraient dû comprendre qu'une seule chance de salut leur restait : faire bloc de toutes leurs forces disponibles, les concentrer en avant d'Andrinople, en ne laissant devant leurs ennemis les plus faibles que des arrière-gardes faites pour les retarder en luttant pied à pied ; puis, profiter de leur situation centrale pour foncer d'abord sur l'adversaire le plus proche, la Bulgarie ; le mettre, si possible, hors de cause, et ce retourner ensuite contre les Serbes ou les Grecs, suivant le cas. Quel effet moral eût produit une première victoire ! Quelle répercussion elle aurait exercée sur la marche des petites armées coalisées, obligées encore d'agir chacune pour son compte ! Quel changement dans l'orientation générale des opérations !
Seulement, pour agir de la sorte, il fallait deux choses : le savoir et la volonté. Or, les généraux ottomans viennent de montrer, très malheureusement pour eux, qu'ils ne possédaient ni l'un ni l'autre. Ils ont subi l'attaque, au lieu de l'imposer. Ils ont laissé à leurs adversaires l'initiative des opérations, c'est-à-dire le plus précieux des avantages. Ils ont opposé la passivité à l'énergie, l'éparpillement à la masse, l'incertitude à la résolution. Et le résultat de tant d'erreurs accumulées ne s'est pas fait attendre. Il a été tel qu'on pouvait le deviner. La Macédoine est perdue. Salonique va succomber, si ce n'est déjà fait. Les tronçons de l'armée turque, coupés les uns les autres, ne se ressouderont jamais. Et devant Constantinople directement menacée grouillent les restes misérables qui ont échappé au désastre de Luleh-Burgas, mais en y laissant leur cohésion, leur force et leurs espoirs.
Allah ! qui me rendra ma redoutable armée ?
La voilà par les champs tout entière semée,
Comme l'or d'un prodigue épars sur le pavé.
Quoi ! chevaux, cavaliers, Arabes et Tartares,
Leurs turbans, leur galop, leurs drapeaux, leurs
C'est comme si j'avais rêvé ! [fanfares,
Ah ! pauvres Turcs ! comme ils sont punis de leur croyance aux panacées allemandes ! Comme ils doivent regretter, aujourd'hui, d'avoir montré une si aveugle confiance aux instructeurs envoyés de Berlin ! Ils s'étaient mis entre leurs mains. Ils leur avaient livré leurs destinées. Ils avaient consacré muchir et pacha le chef célèbre en outre-Rhin qui devait, avec l'aide de quelques officiers triés sur le volet, faire bénéficier leur armée de l'invincibilité germanique, l'organiser à l'allemande, la doter de canons Krupp, la styler suivant la formule des grands stratèges qui ne se trompent pas. Hélas ! le réveil a été bien cruel, et la désillusion amère. Car jamais l'on ne vit, après tant de promesses, si lamentable détresse morale, ni si complète pénurie de moyens. Une mobilisation désordonnée, une concentration nulle, et une absence totale de doctrine militaire, voilà le bilan. Il est douloureux, autant pour ceux qui l'ont dressé que pour ceux qui l'étaient aujourd'hui.
Devant cette grande catastrophe, à la vue d'un empire naguère encore puissant, redouté, et pour qui nous avons combattu autrefois, il convient d'avoir le triomphe modeste. Je ne peux m'empêcher de constater, cependant, que ceux qui viennent de lui porter de si rudes coups sont nos disciples, et qu'ils ne font qu'appliquer sur les champs. de bataille - avec une rare vigueur et une singulière habileté, il est vrai - les leçons que nous leur avons données.
Bulgares, Serbes et Grecs ont été tous formés à notre école. L'armée hellénique est notre oeuvre. Le matériel d'artillerie qui a triomphé des canons Krupp est français. Et ce qui surtout est nôtre, c'est la doctrine de l'offensive obstinée, de l'action par masses, de la concentration des efforts. Tout cela, les coalisés l'ont pratiqué avec maîtrise, et l'ont opposé à l'inertie, à la dispersion, à la tactique incohérente de leur adversaire, façonné par d'autres que nous. Peut-être les Turcs n'ont-ils pas su comprendre l'enseignement qui leur était donne ! Peut-être l'élève seul fait-il tort au maître ! Que l'on veuille ou non épiloguer sur les causes de la faillite, elle n'en est pas moins évidente. Gardons donc nos méthodes, et ayons confiance en elles. A l'épreuve de l'expérience, elles viennent d'apparaître comme ce que l'on connaît de mieux.
 
Lieutenant-Colonel Rousset 

Le soldat turc

Ajoutons, à l'article qu'on vient de lire, ce petit croquis tracé d'après nature, il y a quelques mois, par notre collaborateur Georges Clarétie, qui, se trouvant à Tripoli, avait eu bonne impression de l'allure martiale des soldats turcs :
 
Chaque soir, un peu avant le coucher du Soleil, les troupes défilent en parade sur la plage.
Je m'installe pour les voir, à la terrasse d'un petit café italien, tout à l'extrémité de la ville, près du marché maintenant désert.
Le régiment passe et s'arrête devant la mer; les soldats se massent, devant les flots, vêtus de leurs uniformes gris, coiffés d'un fez rouge. Ils marchent admirablement, corrects, à la prussienne ; pas une hésitation dans leurs mouvements, pas un flottement dans leurs rangs. Une musique de cuivre, sonore et farouche, une musique étrange, barbare, retentit, déchirant l'air de ses accords rauques. Entre les haies des soldats, à pas lents, les porte-fanions vont et viennent, avec leurs étendards rouges et verts ornés d'un croissant blanc ; ce sont eux, me dit-on, qui donnent le pain aux troupes.
Soudain, un commandement militaire énergique et bref : la musique se tait ; les hommes portent tous en même temps la main à leur fez avec une régularité parfaite ; un cri sauvage déchire l'air, poussé par sept ou huit cents poitrines en même temps, un cri bizarre rappelant la prière du muezzin.
- Shok ïascha ! (Qu'il vive longtemps !)
C'est une action de grâces qu'ils rendent au sultan, au sultan qui les fait vivre, qui leur donne du pain. C'est le cri qu'à la même heure, tournés vers Constantinople, poussent tous les soldats turcs, remerciant le sultan ; qui les nourrit.
C'est quelque chose de solennel et d'auguste, émouvant comme une prière, que ce cri poussé vers le ciel, devant la mer bleue, devant les cuirassés amarrés sur la rade; et l'on est saisi d'un respect profond pour cette armée mal vêtue, mal nourrie, mal payée, ayant à peine ce pain qu'ils remercient le sultan de vouloir bien donner dans sa toute bonté, armée de fidèles et de croyants.
 
Georges Clarétie
 
Le général Nazim pacha, ministre de la guerre turc.
Le maréchal allemand von der Goltz, réorganisateur de l'armée turque.
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