Extrait de l'Abrégé de l'histoire générale des voyages faisant suite aux Voyages du Levant, 1800.

CHAPITRE II.

Arrivée à Constantinople; description ancienne & moderne de cette ville.

DANS une situation fortement marquée par la nature pour y marquer une métropole, Bysance sut fondée par un roi de Mégare appelé Byzas, qui lui donna son nom. Pausanias de Sparte, après la défaite de Xerxès, la rendit considérable; elle souffrit beaucoup de la seconde irruption des Perses, & sut prise parles Athéniens commandés par Alcibiade. L'empereur Vespasien lui ôta sa franchise, & l'attacha à une province; & Sévère, après un long siège, la rasa jusqu'aux fondemens, & en dispersa les habitans.

Pendant les dernières opérations de la guerre contre Licinius, Constantin avait eu souvent l'occasion d'admirer, comme capitaine & comme homme d'état, l'incomparable position de Bysance, & d'observer combien la nature, en la mettant à l'abri d'une attaque étrangère, lui avoit prodigué des moyens pour faciliter & encourager un commerce immense.

Si nous examinons Bysance d'après l'étendue qu'elle acquit avec le nom de ville impériale, nous pouvons nous la représenter comme un triangle inégal. L'angle obtus qui s'avance vers l'Orient & vers les rives de l'Asie, est battu par les vagues du Bosphore de Trace; le nord, de la ville est borné par le pont, & le sud est baigné par la Propontide ou la mer de Marmara; la base du triangle regarde l'Occident & termine le continent d'Europe.

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Le canal tortueux â travers lequel les eaux du Pont-Euxin s'écoulent avec une constante rapidité vers la mer Méditerranée, reçut le le nom de Bosphore, aussi célèbre dans l'histoire que dans les fables de l'antiquité. Une foule de temples & d'autels expiatoires profusément épars sur ses rochers & sur ses bords, attestent les terreurs, l'ignorance & la dévotion des navigateurs de la Grèce, qui, à l'exemple des Argonautes, déploraient les dangers de l'innavigable Euxin.

Le détroit du Bosphore est terminé par les rochers de Cyanée qui font â la pointe du pont de Bysance. La longueur sinueuse du Bosphore se prolonge l'espace d'environ six milles, & fa largeur) la plus ordinaire peut se calculer à peu près à  un mille & demi. Les nouveaux forts d'Europe & d'Asie font construits sur les deux continens & sur les fondemens des deux temples célèbres de Séraphis & de Jupiter-Urius ; les anciens châteaux, ouvrages des empereurs Grecs, défendaient la partie la plus étroite du canal, dans un endroit où les bancs de la rive opposée ne sont qu'à cinq cents pas de distance l'un de l'autre ; ces citadelles furent rétablies & fortifiées par Mahomet second quand il médita le siége de Constantinople. L'empereur ignorait que près de deux mille ans avant lui, Darius avait choisi la même position pour lier ensemble les deux continens par un pont de bateaux; à peu de distance des anciens châteaux on découvre la ville de Crysopolis ou Scutari, qu'on peut regarder comme le faubourg de Constantinople du côté de l'Asie.

Le port de Constantinople, qu'on peut regarder comme un bras du Bosphore, sut connu très-anciennement fous le nom de la Corne d'or. La courbe qu'il décrit a à peu-près la figure d'un bois de cerf ou de la corne d'un bœuf; l'épithète d'or fait allusion aux richesses que tous les vents amènent des pays les plus éloignés dans les ports vastes & sûrs de Constantinople. La petite rivière de Lycus verse constamment une quantité d'eau douce qui en nétoie le fond, & qui invite les différens poissons à s'y refugier dans le temps du frai. Comme le flux & le reflux font peu sensibles dans ces mers, la profondeur invariable des eaux permet dans tous les temps de décharger les marchandises sur le quai, sans le secours de bateaux; & on a vu en quelques endroits les plus gros vaisseaux rester à flot, tandis que leur proue était appuyée contre les maisons.

De la bouche du Lycus à l'entrée du port ce bras du Bosphore a plus de sept milles de longueur; l'entrée a environ cinq cents toises de largeur; on y tendait dans le besoin une forte chaîne de fer qui en défendait l'entrée aux flottes ennemies ; entre le Bosphore & l'Hellespont, les côtes de l'Europe & de l'Asie entourent en se retirant la mer de Marmara. La navigation, depuis la sortie du Bosphore jusqu'à l'entrée de la Propontide, est d'environ cent vingt milles; ceux qui dirigent leurs courses à l'Occident, en traversant la merde Marmara, peuvent suivre les côtes escarpées de la Thrace & de la Bythinie, sans jamais perdre de vue la cîme orgueilleuse de l'Olympe toujours couverte de neige; ils laissent à leur gauche un golfe au fond duquel était située la ville de Nicomédie où Dioclétien avait fixé fa résidence impériale, &ils dépassent les petits îles de Lyzique & de Proconèse, où la mer qui sépare l'Europe de l'Asie, se retrécit de nouveau & forme un canal étroit. 

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Les navigateurs qui ont examiné avec le plus d'intelligence & de foin la forme & l'étendue de l'Hellespont, lui donnent environ soixante mille de tours sinueux, & ils concluent à peu près à trois milles la largeur de ce célèbre détroit. La partie la plus étroite du canal se trouve au nord des anciens forts ottomans, entre les villes de Sestos & d'Abydos; ce sut là que l'aventurier Léandre brava le danger, & passa la mer à la nage pour voler dans les bras de la tendre Héros; ce sut dans ce même endroit où les bancs des deux rives font au plus à cinq cents pas l'une de l'autre, que Xercès plaça cet incroyable pont de bateaux pour faire passer en Europe tant de milliers de barbares.

Ce tableau succinct doit avoir mis le lecteur en état d'apprécier la position avantageuse de Constantinople. La nature semble l'avoir formée pour être la capitale & le centre d'un grand empire ; située au quarante-unième degré de latitude, la ville impériale dominait du haut de ses sept collines sur les rives de l'Europe & de l'Asie; le climat était sain & tempéré; le sol fertile; le port vaste & sûr ; le seul endroit susceptible d'être attaqué du côté du continent, était d'une petite étendue & d'une défense facile. Le Bosphore & l'Hellespont sont les deux portes de Constantinople & le prince qui était le maître de ces deux passages, pouvait toujours les fermer aux flottes des ennemis, & les ouvrir à celles du commerce,

La politique de Constantin sauva les provinces de l'Orient; les barbares de l'Euxin furent arrêtés par cette barrière insurmontable, & renoncèrent bientôt à leur brigandage. Quand le passage des détroits était ouvert au commerce, toutes les richesses de la nature & de l'art s'y rendaient du nord au sud par l'Euxin & la Méditerranée; tout ce que les forêts de la Germanie & de la Scythie pouvaient rassembler d'industrie jusqu'aux sources du Tanaïs & du Borysthène; tout ce que l'art de l'Europe & de F Asie produisait, les blés de l'Egypte, les pierres précieuses, & les épices des parties les plus reculées de l'Inde, étaient amenés par les vents jusques dans les ports de Constantinople, qui attira pendant plusieurs siècles le commerce du monde entier.

Le spectacle de la beauté, de la sûreté & de la richesse réunies dans cecoin.de la terre, suffirait pour justifier le choix de Constantin; mais comme on avait imaginé dans tous les temps d'attribuer l'origine des grandes ville? à quelque prodige fabuleux, pour la rendre plus respectable, l'empereur voulut persuader que sa résolution lui avait été dictée moins par les conseils incertains de la politique humaine que par les infaillibles décrets de la divine sagesse. Dans une de ses lois, il a pris foin d'instruire la postérité, que c'était par l'ordre exprès de Dieu qu'il avait posé les inébranlables fondemens de Constantinople; &, quoiqu'il n'ait pas jugé à propos de raconter de quelle manière la céleste inspiration s'était communiquée à son esprit, l'ingénuité de plusieurs écrivains a suppléé à son modeste silence. Ils ont donné un détail intéressant de la vision que Constantin eut pendant son sommeil dan» l'enceinte de Byzance. Le génie tutélaire de la ville, sous la figure d'une vieille matrone affaissée par le poids de l'âge & des infirmités, fut tout-à-coup changée en une jeune fille fraîche & brillante, que l'empereur revêtît lui-même des ornemens de la dignité impériale. Le monarque s'éveilla, interprêta le songe mystérieux, & obéit sans hésiter à la volonté du ciel.

Le maître du monde romain, qui aspirait à élever un monument éternel à la gloire & à la prospérité de son règne, pouvait y employer les richesses, les travaux, & tout ce qu'il restait encore de génie, à ses nombreux & fidèles sujets. On peut se faire une idée de la depense qu'a entraînée la construction de Constantinople, par celle des murs, des portiques & des aqueducs, dont les frais se montèrent à soixante millions de notre monnaie. Les forêts qui couvraient les rives de l'Euxin, & les fameuses carrières de marbre blanc qui se trouvaient dans la petite île de Proconèse, fournirent une quantité inépuisable de matériaux qu'un court trajet de mer transportait sans peine dans le port de Byzance. Une multitude de manœuvres& d'ouvriers hâtaient, par leurs travaux, la fin de cette entreprise ; mais l'impatience de Constantin 1'éclaira bientôt sur l'insuffisance du nombre & du génie de ses architectes pour l’exécution de ses desseins. II ordonna aux magistrats des provinces les plus éloignées de former des écoles, de payer des professeurs, & d'engager par l'espoir des récompenses & des priviléges, les jeunes gens qui avaient reçu une éducation distinguée, à se livrer à l'étude & à la pratique de l'architecture. Les constructions de la nouvelle ville furent exécutées par des ouvriers tels que le règne de Constantin pouvait les fournir; mais elles furent décorées par les mains des artistes, les plus célèbres du siècle de Périclès & d'Alexandre. Le pouvoir d'un empereur romain n'allait pas jusqu'à ranimer le génie de Phidias & de Lysippe; mais les immortelles productions qu'ils avaient léguées â la postérité, furent livrées sans défense à l'orgueilleuse avidité du despote. Par ses ordres, les villes de la Grèce & de l’Asie furent dépouillées de leurs plus riches ornemens; les trophées des guerres mémorables, les objets de la vénération religieuse, les statues les plus précieuses des dieux & des héros, des sages & des poëtes de l'antiquité, contribuèrent à l'embélissement de la superbe Constantinople, & donnèrent lieu à la réflexion d'un historien. II observe, avec une espèce d'enthousiasme, qu'il ne manquait plus que l'ame & le génie de ces hommes illustres que ces admirables monumens le présentaient; mais ce n'est ni dans la ville de Constantin, ni dans un empire sur le déclin, qu'il faut chercher le génie d'Homère & de Démosthène. Une description, qui sut faite cent ans après la fondation de Constantinople, en donne le détail suivant : le capitole, une école pour les sciences, un cirque, deux théâtres, huit bains publics & cent cinquante trois bains particuliers, cinquante-deux portiques, cinq greniers publics, huit aqueducs ou réservoirs d'eau, quatre grandes salles on cours de justice où le sénat s'assemblait, quatorze églises, quatorze palais, & quatre mille trois cent quatre-vingt-huit maisons que leur grandeur & leur magnificence distinguaient des habitations du peuple.

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La population de cette ville chérie sut, après sa fondation, l'objet de la plus sérieuse attention du fondateur. Dans l'obscurité des temps postérieurs à la translation de l'empire, on assura & on crut que toutes les familles nobles de Rome, le sénat & l'ordre équestre avec le nombre prodigieux de gens qui leur appartenaient, avaient suivi leur empereur sur les bords de la Propontide; qu'il n'était resté à Rome qu'une race ignoble d'étrangers & de plébéiens; & que les terres d'Italie, dont on a fait long-temps après des jardins, restèrent sans cultivateurs & sans habitans. De pareilles exagérations doivent être réduites à leur juste valeur. Cependant, comme l'on ne peut attribuer l'accroissement de Constantinople á l'augmentation générale du genre humain ou de l'industrie, il saut bien que cette colonie se soit élevée & enrichie aux dépens des autres villes de l'empire : il est probable que l'empereur invita les riches senateurs de Rome & des provinces orientales à venir habiter l'endroit fortuné qu'il avait choisi pour en faire sa propre résidence. Les invitations d'un maître sont difficiles à distinguer de ses ordres, 5=8 & l'empereur y ajoutait des libéralités qui obtenaient une obéissance prompte & volontaire. II fit présent à ses favoris des palais qu'il avait fait bâtir dans les différens quartiers de la ville: il leur donna des terres & des pensions pour soutenir leur rang, & il aliéna les domaines du pont & de l'Asie pour leur assurer des fortunes héréditaires, sous la légère redevance d'avoir leur principal domicile dans la capitale.

Ces encouragemens & ces récompenses devinrent bientôt superflus, & ils furent supprimés peu-à-peu. Une grande partie du revenu public est toujours dépensée dans la résidence du gouvernement, par les chefs de la nation, par les ministres, par les officiers de justice, &par les administrateurs des revenus de l'état. Les plus riches habitans des provinces y font attirés par les motifs puissans de l'intérêt & du devoir, de la curiosité & des plaisirs. Une troisième classe encore plus nombreuse s'y forme insensiblement, celle des domestiques, des ouvriers & des marchands qui tirent leur subsistance de leurs propres travaux & des besoins ou de la fantaisie de leurs supérieurs. En moins d'un siècle, Constantinople le disputait à Rome même, pour les richesses & la population : de nouveaux rangs de maisons entassées les unes sur les autres, fans égard pour la santé ou pour la commodité des habitans ne formaient plus que des rues trop étroites pour la foule d'hommes, de chevaux de voitures; l'enceinte devint insuffisante pour contenir l'accroissement du peuple, & les bâtimens qu'on pouffa des deux côtés jusqu'à la mer, auraient seuls composé une grande ville.

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Dans l'état où la ville est aujourd'hui, elle forme une espèce de triangle assez semblable à une harpe; sa circonférence peut être de douze à quatorze milles. Selon les registres du Stamboul Effendessy, ou maire de Constantinople, il y a maintenant quatre-vingt-huit mille cent quatre-vingt-cinq maisons & cent trente bains publics : on n'y compte pas moins de quatre cent mille habitans, mais dans ce calcul il faut compter les faubourgs de Galata, de Pera, de Tophana & de Scutari : ce nombre est formé de deux cent mille Turcs, de cent mille Grecs, le reste l'est de Juifs, d'Arméniens & de Francs, de toutes les nations de l'Europe.

Si l'ambition de dominer l’univers, étudiait sur la carte le site le plus favorable pour y établir la capitale du monde, la situation de Constantinople serait sans doute préférée. Placée fur les confins des deux plus belles parties du monde, elle unit encore le nord au midi, & commande également à la mer noire & â la méditerranée. Toutes les productions des pays septentrionaux, à l'aide des grands fleuves qui les parcourent, peuvent descendre sur la mer noire & aborder facilement à Constantinople  tandis que vers le sud,  cette ville communique par l'Hellespont avec toute la Grèce, l'Asie mineure, l'Egypte & l'Inde même; située au 41 degré de latitude & 47 de longitude, elle jouit du plus beau des climats; la richesse des provinces qui l'entourent, accroîtrait encore son, opulence, sans la calamite d'un gouvernement destructeur qui tarit les sources de leur prospérité ; mais le malheur même de ces provinces est une source de population pour la capitale, dont le peuple nombreux est toujours ménagé par un souverain qu'il fait trembler & par des ministres dont il peut demander la tête.

Toutes les nations éparses sur le globe se trouvent réunies sur le port de Constantinople, on y parle toutes les langues connues; un mouvement, une activité générale ajoutent au tableau magnifique qu'offre une ville immense, dont les quartiers s'élèvent en amphithéâtre, & dont toutes les maisons peintes de diverses couleurs, font souvent séparées par de haut cyprès & par des touffes d'arbres toujours verts.

C'est de la pointe du sérail ou d'un des minarets de Ste. Sophie qu'il faut jouir de ce spectacle : l'imagination la plus vive ne se peindra jamais qu'imparfaitement la réunion & la variété de tous les aspects différens qui, frappant & satisfaisant par leur ensemble le voyageur surpris, appèlent encore sur tous les détails, son intérêt & fa curiosité : à fa gauche, est le port couvert de vaisseaux & de plusieurs milliers de gondoles toujours en mouvement : au-delà s'élèvent les faubourgs dé Galata & de Pera, couverts par des collines couvertes de bois & de vignobles : en face est le Bosphore dont les rives parées de villages superbes, de kioskes, de maisons de plaisance, ne semblent être que le prolongement de la ville même, & dont les eaux amènent fans cesse la foule des bâtimens partis de toutes les contrées voisines de la mer noire.

En face du sérail est Scutari, anciennement Chrysopolis, & qui renferme cent mille habitans: là, se découvre une nouvelle mer, les îles des Princes, les montagnes de Bythinie & l'Olympe qui les Couronne, toute la Propontide, passage nécessaire de tous les navires, arrivés par la méditerranée.

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[Palais de Topkapi]

 Le sérail occupe une partie du terrein de l'ancienne Bysance ; il est séparé de la ville par une haute muraille de tours ; la plus belle des situations est son unique avantage ; ce n'est qu'un amas assez bisarre de bâtimens, de pavillons, de kioskes, ajoutés les uns aux autres, suivant les caprices des grands seigneurs qui s'y ennuyent depuis tant d'années. Les jardins qui pourraient être délicieux, font fort mal tenus, mais ce désordre même est d'un effet assez piquant.

Quand Mahomet [Mehmet II] se fût emparé de la ville, il choisit très-judicieusement ce terrein pour y élever son palais. En 1478, il acheva de l'enclorre de hautes murailles de quatre milles de circuit, avec huit portes : dans l'anceinte font deux grandes cours au-delà desquelles aucun étranger ne peut être admis sous aucun prétexte.

Nous passâmes par la porte appelée Baba-hoomazim [Babı Hümayun], ou sublime porte, qui dans fa construction n'a aucune beauté ; c'est une masse lourde, semblable à un bastion; c'est-là que sont exposées, pendant trois jours, sur un plat ou grande soucoupe, les têtes des criminels d'Etat avec un écriteau énonçant leur crime. Après avoir passé la porte, on trouve une place où font la monnaie & le divan du visir; derrière ces édifices est l'église de Ste.-Irène, qu'on dit bâtie par Constantin : elle ressemble  à Ste-Sophie ; l'intérieur est incrusté de marbre & de mosaïques ; les Turcs en ont fait leur grand arsenal; on y voit des machines de guerre des Romains, des armes des Croisés & un grand nombre de trophées des victoires des Ottomans. La liberté de voir à son aise ces monumens, donnerait sans doute beaucoup de lumières sur cette branche des antiquités. .

La porte qui est au-delà de la sublime porte, est appelée Baba-Selam, et la troisième après, la seconde cour, Baba-Saadi, porte de la santé & du bonheur. On voit, près de cette dernière, une colonne composée d'un fût léger, & d'un chapiteau corinthien, avec une inscription sur sa base : elle sut élevée en l'honneur de Théodose, quand un chef des Goths vint à Constantinople lui demander la paix & la permission, pour ces peuples, de s'établir dans la Mysie & dans la Thrace. Un grand nombre de bâtimens semés çà & là, avec une magnificence confuse, ne peuvent être décrits avec détail, quand on pourroit même les examiner à loisir. Des bains de marbre ou de porcelaine, de riches kioskes, un manège pour le Sultan, les appartemens des femmes du grand Seigneur, celui des eunuques & des officiers du palais, les jardins occupent le reste de l'espace enfermé dans ces murs. A la pointe du sérail, est un palais où la cour va souvent passer quelques jours dans la belle saison, & où le grand seigneur donne quelquefois à ses femmes des fêtes qui paraîtraient bien tristes aux nôtres.

Ce qui distingue le palais du sultan est la richesse plutôt que la variété des ameubleumens ; la soie & le drap d'or en ont banni tout ce qui est coton & laine; les meubles font enrichis de franges où font entremêlés des rangs de perles §c de pierres fines; les murs font incrustés de jaspe, de nacre & d'ivoire; des ornemens de ce genre excitent plutôt la surprise que l'admiration: les Turcs amassent des choses précieuses, mais ils ignorent jusqu'à l'existence de ce goût si répandu en Europe, qui sait placer, & assortir les objets.

Dans la salle où le sultan en personne reçoit les ambassadeurs, est un trône resplendissant de tout l'éclat que peuvent lui donner les richesses de l'Orient. Placé fous un dais de velours enrichi de franges en or & en perles & pierres précieuses, d'un côté du trône est une niche dans laquelle font placés, sur des supports, des riches turbans dont il ne se couvre point, & dont les aigrettes sont garnies des plus beaux diamans que l'on connaisse.

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Le nombre des habitans du sérail passe six milles, parmi lesquels on compte environ cinq cents femmes. Quand le sultan parvient au trône, les grands de l'empire lui font présent de jeunes filles esclaves, dans lesquelles ils espèrent trouver des protectrices. Parmi celles qu'on lui presente on en choisit six qui sont appelées Ka4dins; la première d'entr'elles qui donne un héritier à l'empire devient la sultane favorite, & a le titre d’Hasseki-sultan. II y a beaucoup d'autres femmes dans le harem, mais il arrive rarement qu'on leur laisse violer le privilège exclusif des Kaddins de donner des héritiers â l'empire; ce que l'on empêche par les moyens les plus violens & les plus infâmes: si l’enfant de l'Hasseki-sultan meurt, elle perd son rang. Le vieux conte des femmes du sultan rangées en file, & du mouchoir jeté à celle qu'il préfère, n'est pas vrai; fa préférence est toujours officiellement annoncée parle Kislar-Aga.

Les opinions sont tellement dépendantes de l’éducation & des premières habitudes, que l'état des femmes du sérail leur paraît à elles-mêmes celui de la plus parfaite félicité. Mahomet ordonna que les femmes ne feraient pas traitées [32]  comme des êtres raisonnables, de peur aspirassent à se prétendre les égales des hommes; il trouva cette manière de penser établie dans l'Orient, & elle sut admise par ses prosélites ; car on ne peut pas lui reprocher d'avoir le premier rendu les femmes esclaves, & de les avoir dérobées à la société. Dans toute la Turquie & dans toutes les classes, les femmes font à la lettre de grands enfans, aussi frivoles que les enfans dans leurs amusemens, & aussi entièrement à la disposition des hommes, qui les regardent uniquement comme crées pour servir leurs plaisirs & á la propagation de l'espèce humaine.

Les femmes du sérail sont principalement des Géorgiennes & des Circassiennes choisies sur toutes celles qui font exposées en vente dans l’Aoret-Bazar; ce marché des femmes est une cour fermée d'un cloître, avec de petits appartemens tout autour. II est fourni de femmes esclaves amenées d'Egypte, de l'Abyssinie, de la Géorgie & de la Circasie, qu'on expose en vente tous les mardi matin; les plus belles passent au sérail, où elles éprouvent souvent la triste destinée d'être empoisonnées par leurs rivales, ou noyées si elles sont grosses. L'éducation des jeunes personnes qui entrent dans le sérail y est très-soignée ; cette éducation est conduite uniquement par les vieilles femmes. Parmi les cinq cents femmes dont, j'ai parlé ci-dessus, c'est le kislars-aga qui règle les rangs ; quelques-unes, á raison de leur âge, ne sont jamais connues du sultan ; il ne peut en avoir plus de sept en qualité d'épouses; il peut avoir des concubines tant qu'il veut les premières d'entre ces femmes passent leur temps dans une suite non interrompue d'amusemens compatibles avec une vie sédentaire. Elles changent fréquemment d'habillemens plus riches les uns que les autres; elles se visitent en cérémonie; elles reçoivent les hommages de leurs compagnes d'un rang inférieur; elles rassasient leurs ames d'une sorte de félicité passive & sans action, qui est le but unique auquel la plupart des femmes turques aspirent, & le seul qu'elles soient capables de goûter. Quelquefois & c'est une faveur, on leur permet d'aller dans les kiosks voisins de la mer; & alors les officiers de police font chargés d'empêcher toute espèce de bâtiment d'approcher de la pointe du sérail.  Dans le cours de chaque été, le sultan. visite ses palais les plus éloignés avec son harem ; alors tous les passages & toutes les avenues, à quatre ou cinq milles de distance, font occupés par de farouches bostangis, qui font les gardes-du-corps du sultan, pour empêcher qu'aucun homme ne souille ces lieux de sa présence & de ses regards.

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Les habillemens des femmes du sérail sont très-multipliés & très-chers; leurs modes ne s'exercent que sur la coëffure, & les changemens n'y font guères moins fréquens qu'en Europe. Les idées que se forment les femmes turques de la beauté & des moyens d'en accroître les effets par la parure, font également singuliers; dans le petit nombre de celles que j'ai vues avec des voiles clairs & fans voiles, j'ai remarqué une grande régularité de traits & un teint éclatant, le nez mince & petit, des yeux noirs ou bleuâtres, les sourcils très-garnis & se joignant au - dessus du nez, soit naturellement, soit à l'aide de l'art; elles ont l'usage,de tracer avec un mélange de poudre d'antimoine & d'huile, appelé surmeh, une ligne noire sur le bord intérieur des paupières supérieures & inférieures pour donner à l'œil plus de feu. Toutes les femmes dans le levant, par l'habitude d'être sur un sopha & leur manière de s'y tenir, font voûtées & marchent mal; l'usage des bains chauds employés fans modération & une oisiveté constante amenant un relâchement complet des solides, altèrent les formes que la nature avait assorties â toute l'élégance de leurs traits; elles teignent de couleur de rose les ongles de leurs mains & de leurs pieds. Le caractère qui distingue la beauté Thrace des Circassiennes de celle des Grecques, est l’air majestueux & la taille élevée des premières, tandis que celles-ci, en général plus petites, ont le teint plus beau & plus de délicatesse & de régularité dans les traits.

Dans les rues de Constantinople aucune femme ne se montre sans son feredjé & son mahramah. Le premier de ces vêtemens ressemble à une redingote large avec un capuchon fait d'un piqué de foie & pendant par derrière aflez bas ; il est généralement parmi les Turques d'un drap vert, & parmi les Grecques & les Arméniennes d'une couleur brune ou de quelqu'autre couleur sérieuse. Le mahramah est fait de deux parties de mousseline, l'une desquelles enveloppe la tête & se lie sous le cou, l'autre enveloppe la bouche & la moitié du nez, laissant à peine l'espace nécessaire pour respirer; avec ce vêtement & des bottines jaunes, une femme peut se montrer en public sans scandale, 

Dans tous les pays civilisés c'est dans les états moyens de la société qu'on jouit des véritables agrémens de la vie; tandis que les femmes, enfermées dans les harems des riches Turcs, n'ont, pour se consoler de leur esclavage & de leur ennui, qu'un luxe inconnu aux femmes d'un état médiocre; celles-ci jouissent d'un commerce libre entre elles. Les hommes, occupés de leurs travaux & de leur industrie, leur laissent la liberté d'employer á leur gré toute la journée; elles se promènent dans les rues & dans les bazars en grouppes & enveloppées du vêtement qui les déguise; elles se rendent aux cimetières, où, à certains jours, sous prétexte de réciter des prières sur le tombeau de leurs parens, assises à l'ombre des cyprès, elles s’amusent entre elles plusieurs heures de suite, 8ç se montrent heureuses par la rapidité & l'interet avec lequel elles parient ; elles vont aussi souvent dans des charriots peints & couvert d'un drap rouge, traînés par des buffles richement enharnachés, à la campagne, mais, toujours sans hommes.

La passion commune dans tout l'orient pour les beaux habillemens, est celle des femmes de tous les rangs;, la femme du plus petit ouvrier perte des robes de brocards, de riches fourures, & des broderies en or & en argent. ? On a beaucoup parlé des galanteries des femmes des harems des riches & des grands; mais tout homme qui a passé quelque temps dans ce pays, fait que les tentatives en ce genre peuvent difficilement réussir.

L'infidélité & la débauche dans les femmes font aux yeux des Turcs des crimes horribles, & les peines dont on les punis sont cruelles;, cette branche de la police est confiée au bostanci-bachi ou capitaine de la garde. Lorsqu'on saisit quelqu'une de ces malheureuses filles publiques, elle est enfermée & condamnée à un travail pénible; si, après le temps de cette punition expiré, elle est reprise, on la met dans un sac & on la jette dans la mer à la pointe du sérail.

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