Extrait de Beauregard, Aux rives du Bosphore, 1896.

CHAPITRE III - ANDRINOPLE

LES douze heures du trajet de Sofia à Andrinople [Edirne] pourraient être facilement réduites de moitié : il suffirait pour cela de diminuer l'interminable durée des haltes, aux stations, et d'accélérer un peu la vitesse du train. On marche, hélas! avec une lenteur désespérante, en Orient : outre que le tracé de la ligne semble avoir été fait pour piétiner sur place, il n'est pas possible d'imprimer à un train de voyageurs une allure plus « marchandise » , que celle qui est adoptée par la Compagnie d'exploitation de ce réseau. Peu de détails intéressants d'ailleurs viennent compenser, pour le touriste, les ennuis de la route : à part les gorges verdoyantes de la vallée qu'il traverse, avant d'arriver à Sestrimo ; puis, quelques hameaux, blottis dans la verdure, au pied de la montagne ; ou encore, des troupeaux qui, en longue file, s'entraînent aux champs, rien ne sollicite l'attention, ni ne la repose. Et, pendant ce temps, sous les rayons torrides du soleil, chaque vagon se transforme en étuve ; et, par le vasistas entr'ouvert, pénètrent, dans le compartiment, des nuages de poussière...

La gare de PHILIPPOPOLI (FIG. 18) est très coquette. Noyée dans les arbres, aux branches épaisses desquels habitent et gazouillent des centaines d'oiseaux rieurs, elle n'a rien d'oriental et rappelle, au contraire, étonnamment, [176] nos gares de Normandie et de Bourgogne : c'est frais, européen. Sur la chaussée, se promène une gracieux, et... très jolie société, et très élégante : dans presque tous les groupes, j'entends parler français. L'arrivée de l'unique train du jour étant un événement, on descend, en nombre, de la ville haute, pour le voir « passer ». La ville elle- même est bien pittoresquement piquée aux flancs des rochers de la colline : la campagne voisine est en beauté ; et je m'explique sans peine que le Prince Ferdinand ait établi, dans ce coin gracieux de son royaume, une de ses résidences favorites.

Vers neuf heures et demie du soir, à Harmanli, un inspecteur turc pénètre dans le compartiment et demande les passeports : visé à Pirot, le mien est en règle; je puis donc tranquillement poursuivre ma route. Mais d'autres, apparemment, l'étaient moins, car l'officier les emporte dans le cabinet de l'inspecteur-chef, et ces formalités imprévues prolongent d'autant notre halte. Il n'y a ici qu'une gare, perdue au milieu de la plaine morne : à peine l’oeil relève-t-il une demi-douzaine de chétives masures essaimées dans l'immensité. Mais l'éclairage de la gare est du moins caractéristique, et plein de couleur locale. Les quelques réverbères, au bout desquels tremblote la vague lumière d'une lampe à pétrole, sont de véritables réverbères de chemin de fer : tout d'une pièce, ils se composent simplement d'un rail de la voie, dressé verticalement, haut d'environ deux mètres cinquante, et enfoncé dans le sol ; cela manque bien un peu d'élégance; mais c'est ingénieux, et, comme diraient les philosophes, tout à fait dans le « medium ».

A Mustafa-Pacha, deux stations au delà de Harmanli, nouvelle invasion des autorités. Maintenant, c'est le tour de la douane; et la douane, ici, est imposante, au moins par le nombre. En voyant entrer trois Turcs, suivis d'un soldat, fusil au bras, je me demandai d'abord, à qui ils en voulaient. Ils surprirent mon expression d'étonnement et, d'un geste très doux, ils me rassurèrent. Ils m'indiquèrent [177] ma valise et, poliment, me prièrent de la leur montrer. .Je la leur ouvris sur-le-champ, et ma célérité à le faire parut leur prouver si bien que je n'avais rien à dissimuler, qu'ils se déclarèrent satisfaits et passèrent aussitôt, en me saluant, dans le compartiment voisin. Ces Turcs étaient vraiment de bien braves gens, en comparaison des douaniers inquisiteurs et maussades que j'avais rencontrés, en Bulgarie, à Tzaribrod! Deux heures plus tard, le train stoppait à l'entrée d'un ravin : couchés sur le sol, aux replis du terrain, une centaine de terrassiers dormaient profondément, encapuchonnés dans des peaux de bêtes.

FIG. 19. ANDRINOPLE. Pont sur la Maritza.

Sur des poutres branlantes, très lentement, le train traversa la rivière où l'on était occupé à jeter un pont long comme celui qui sépare Semlin de Belgrade, et, quelques minutes après, à minuit et demi, j'arrivais à ANDRINOPLE.

Je me trouvais bien, en effet, en gare d'Andrinople, ou, comme portait l'enseigne, à « Andrinopli » : mais où pouvait être la ville ? En vain je la cherchais des yeux : rien, dans le voisinage de la gare, hormis deux ou trois maisons; rien au delà, sinon là-bas; au bout de l'horizon, sur la colline, quelques rares lumières ; et, pour s'y diriger, pas de rue, du moins éclairée; aucune indication. Par bonheur, l'une des maisons voisines était un hôtel, le Grand hôtel Djarnik une vulgaire auberge des Hautes-Alpes, ou du Jura ! et, faute de mieux, je m'en [178] accommodai, pendant que la plupart des voyageurs s'engageaient, au galop des chevaux qui remorquaient les voiturins, sur la route poudreuse et obscure, dont la vue seule m'avait quelque peu mal impressionné. Dans une chambre très primitive, je couchai, cette nuit-là, à peu près sur la dure, au cc grand » hôtel. Mais en voyage, et en Orient, l'on n'a pas le droit d'être difficile : il me suffisait, pour le moment, d'être arrivé à Andrinople, sans encombre ; j'aviserais, le jour venu.

Le lendemain matin, d'assez bonne heure, après avoir solidement déjeuné, je partis à la découverte d'Andrinople. C'était bien la ville qui était perchée, là-haut, sur le flanc de la colline, et dont les lumières de la veille m'avaient fait pressentir la présence. Mais quatre kilomètres, au bas mot, m'en séparaient, et, y aller, c'était un voyage. Curieux cependant d'explorer le pays, je refusai les offres des cochers qui stationnaient, et pour cause, à la porte de l'hôtel Djarnik; et, à pied, sans hâte, je m'acheminai vers la capitale. Le moyen de se hâter, du reste, sur une route qui équivaut à une fondrière; où pas un arbre secourable ne vous prête, contre les ardeurs du soleil, le bienfait de son ombre ; où, à chaque pas, le pied enfonce, à cinq ou dix centimètres de profondeur, dans un lit de poudre blanche ; et où, au moindre souffle du vent, on a les yeux remplis de gravier ! Avec cela, un vrai désert : pas corps d'âme, sinon, à mi-chemin, des escouades de terrassiers en train, me sembla-t-il, de travailler à établir la route, une vraie route, là où n'existait encore, pour relier la ville à la gare, qu'une trouée problématique. En vérité, il ne ferait pas bon s'aventurer là, à la nuit close : en cas de mauvaise rencontre, on y serait sans aucun secours; et les malandrins, qui s'y seraient postés, auraient leurs coudées franches pour détrousser l'imprudent promeneur. Je n'étais déjà point très rassuré en frôlant, en plein jour, les robustes gaillards qui traînaient les brouettes et m'enveloppaient, à tour de rôle, de leurs regards curieux. Je hâtai le pas ; et bientôt j'arrivai à quelques masures en planches, [179] ou de paisibles campagnards se livraient à d'inoffensifs travaux. Puis, sur un vieux pont de douze arches, je traversai un bras de la rivière : au delà, je rencontrai de nouvelles masures; enfin, un nouveau pont, de dix arches, sur la Maritza [Meriç] (FIG. 19), avec, au centre, une poterne. En le franchissant, j'eus, un moment, l’illusion de revoir le célèbre pont de S. Jean de Népomuck, à Prag; et lorsque je l'eus « passé », je débouchais dans la grande artère d'Andrinople.

FIG. 20 . - ANDRINOPLE. La Mosquée du Sultan Sélim.

Chemin faisant, j'avais eu le loisir d'admirer la riante position de la ville, dont les maisons s'étagent sur la colline et dominent la vaste plaine. Elle se développe, pour l'œil, de l'est à l'ouest : tout au haut, au centre, se dressent, comme des obélisques, les minarets de la grande Mosquée du Sultan Sélim (FIG. 20), avec, à l'arrière, les constructions massives d'une caserne ; à droite et à gauche, s'épanouissent, dans le calme et le silence, les habitations bourgeoises ; au milieu, dans le bruit et l'agitation, foisonnent [180] les boutiques ; et de l'ensemble, partent, tous les cinquante mètres, ainsi que des fusées aériennes dans un feu d'artifice, les aiguilles sveltes, blanches ou peinturlurées, des mosquées locales, qui semblent vouloir se piquer dans le ciel bleu. On ne saurait le ,nier : le panorama d'Andrinople est absolument enchanteur. Mais qui dit cc panorama » dit implicitement « vue » prise à distance : l'édifice allait-il tenir réellement les promesses de l'enseigne ? Je n'eus pas besoin d'un long examen pour me convaincre du contraire. Andrinople , comme Constantinople, demande à être vu de loin . les contempler ment une féerie. Mais, dès que vous y pénétrez et que vous vous y heurtez aux vulgarités de la

 

FIG. 21. - ANDRINOPLE. Intérieur de la Mosquée du Sultan Sélim.

rue, le charme cesse ; et, du brillant décor de tout à l’heure, vous n'apercevez plus que les empâtements et les couleurs brutales jetés par le pinceau. Cela ne laisse pas sans doute d'être extrêmement curieux et original ; mais en général, adieu la note d'art. C'était un vendredi, c'est-à-dire, le jour où, chaque semaine, les soldats de l'armée turque ont quelques heures de congé pour vaquer à leurs dévotions, dans les mosquées.

[181] Ils avaient envahi les rues basses d'Andrinople, le quartier des boutiques et du bazar. A grand peine, je parvins à me frayer un passage. Je traversai, dans sa longueur, le bazar, aux échoppes multicolores, et, entre mille têtes panachées du fez classique, je gagnai la grande Mosquée. L'aspect extérieur en est très imposant. La Mosquée du Sultan Sélim, passe pour l'une des plus vastes et des plus belles de la Turquie tout entière. Mais l'intérieur est peut-être encore plus remarquable : arceaux, voûtes et colonnes rivalisent de magnificence (FIG. 21). D'innombrables lampes descendent des voûtes. Sur le sol, des nattes glissantes assourdissent les pas, et empêchent les visiteurs de troubler les « croyants dans leurs prières. Ceux-ci sont rares d'ailleurs, à l'heure où je visite la mosquée : une vingtaine au plus, disséminés dans l'espace. Mais, pourquoi ne le dirai-je pas ? Tous prient, ou méditent, avec un recueillement dont on ne peut s'empêcher d'être frappé : à voir les prostrations multiples auxquelles ils se livrent, et la sincérité de leurs démonstrations religieuses, on h se demande si le bon Dieu ne tiendra pas compte, dans une large mesure, de l'ignorance de ces pauvres gens, de leur bonne foi, et leurs prières, malgré qu'elles se trompent d'adresse. Adjacente à la Mosquée, s'élève, au milieu d'une cour, la Fontaine (FIG. 22), où les musulmans viennent faire leurs ablutions. Consciencieusement, ils se lavent les mains et le visage, dans l'eau fraîche qui jaillit du bassin ; et on les envie, ces privilégiés, tant la chaleur est accablante, et tant on a, sur la route, amassé de poussière et répandu de sueur !

Pour éviter la cohue, qui continue à s'accentuer aux flancs des échoppes, je me jette loin du quartier commerçant, dans les artères paisibles où les transactions cessent et où habite la population bourgeoise d'Andrinople. Là, une ville nouvelle s'offre à mes regards, juxtaposée à la ville bruyante. Les rues sont à peu près désertes : étroites, tortueuses, s'enchevêtrant à plaisir, elles se présentent presque toutes d'une façon uniforme. Sur un rez-de-chaussée [182] bâti en moellons solides, grimpent généralement deux étages en bois, le second enjambant sur le premier et surplomblant dans la rue, comme aux vieux quartiers de Nürnberg. Là-dedans, s'ouvrent, à travers l'enfilade, des échappées d'un pittoresque incomparable. Les aquafortistes feraient, là, des trouvailles de premier ordre. Mais, pas plus que les Anglais, les artistes, peintres ou dessinateurs, ne viennent guère à Andrinople : peut-être ignorent-ils ses trésors de pittoresque, et ne soupçonnent-ils pas l'existence de ces fenêtres grillées, de ces balcons fermés,

FIG. 22. - ANDRINOPLE. Fontaine de la Mosquée du Sultan Sélim.

et de ces mille détails de constructions fantaisistes ; en tout cas, ils s'attardent aux sentiers battus de Venezia et de Rotterdam. Quant aux Anglais, s'ils sont rarissimes, à Andrinople, cela tient à des raisons d'une autre sorte : gens pratiques et amis de leurs aises, ils veulent, partout où ils s'aventurent, trouver le luxe et le confort ; et, ils savent bien qu'à l'ombre de la mosquée du Sultan Sélim, ces choses-là font complètement défaut. Et on ne les y voit pas, mais pas du tout.

Longtemps j'errai, au hasard, en flânant, le long de ces rues solitaires et à moitié mystérieuses : il me semblait que, à force de profiler indéfiniment leurs façades, elles devaient aboutir à quelque dégagement vers la pleine campagne. Je ne m'étais point trompé dans mes prévisions. Après une demi-heure de marche, l'étroit couloir s'élargit soudain, et je débouchai, près d'une rivière; dans un site merveilleux, qu'on appelle, là-bas, Malquepru [Malköprü] [183] (FIG. 23), et qui est renommé en Turquie, comme, en Prusse, Sans-Souci, et le Prater, en Autriche. Là, au bord de l'eau tranquille, sur une immense pelouse, s'ébattaient, joyeux, les élèves de l’Ecole militaire, des enfants de douze à dix-huit ans, sanglés dans leur redingote d'uniforme, coiffés du fez, et dont la belle carnation de la figure annonçait la bonne santé. Je traversai leurs groupes, prenant plaisir à leurs jeux : là, du moins, il y avait quelques arbres et, en cheminant à leur ombre, le long de la rivière, on pouvait se défendre des ardeurs du soleil. Je continuai ma route jusqu'à la Mosquée de Kasim Pacha (FIG. 25), dont j'avais aperçu la pointe du minaret, à l'horizon. En ce coin perdu, la solitude était complète : mais le site aussi est enchanteur. J'eus tout loisir de l'admirer à mon aise et de voir, près des vieux murs en ruine, l'humble mosquée.

Cependant, les heures s'écoulaient rapides, et j'avais un long chemin à faire pour rentrer dans la ville. Je m'y glissai par les rues paisibles, où continuait à régner un silence de mort. Chaque année, au printemps, lorsque arrive la fonte des neiges, toutes celles de ces rues qui se trouvent au bas de la colline sont envahies, pendant quelques jours, par les eaux de la Maritza, qu'ont grossie les torrents et qui déborde. L'inondation des rues (FIG. 24) est alors un événement, à Andrinople : mais l'accident est chronique et, par conséquent, prévu ; les habitants des rues basses prennent les mesures utiles pour ne pas avoir à souffrir de leur séquestration temporaire ; les eaux d'ailleurs ne montent jamais à la hauteur des étages, et le rez-de-chaussée, construit en moellons solides, se défend tout seul contre le passage du torrent.

Quand j'arrivai au quartier des affaires, les soldats .avaient regagné leurs casernes, et la circulation était à peu près rétablie : seuls, de temps à autre, de longues files de charrettes de paysans, et des attelages d'ânes et de mulets, l'échine flanquée d'énormes paniers retombant sur les côtés, venaient encore barrer la route. Les rues n'étant [184] point pavées, tout cela piétinait, pêle-mêle, dans la bouillie blanchâtre du sol, détrempé par l'arrosage : c'était, maintenant, le fléau de la boue, après le fléau de la poussière, et je devais me résigner à rentrer à l'hôtel Djarnik avec des chaussures inavouables (1). Les boutiques sont échelonnées de chaque côté de la rue : en général, elles sont en planches et se composent d'un rez-de-chaussée, sans étage. Mais, assez ordinairement, le rez-de-chaussée est surélevé, de cinquante centimètres à un mètre, au-dessus du niveau du terrain, et domine ainsi une sorte de sous-sol qui prend jour sur la rue et sert pareillement d'échoppe. Au surplus, aucune espèce, sauf pour les

FIG. 23. - ANDRINOPLE. Malqueprü.

pharmacies et deux ou trois autres corps d'état privilégiés : cela est tout ouvert, et les artisans travaillent au grand air et en plein jour. Là, sur un plancher mal joint et extrêmement primitif, chaque industrie manufacture ses articles ou expose ses produits : les tailleurs et les cordonniers, accroupis, les jambes repliées, tirent l'aiguille et battent le cuir ; les corroyeurs préparent les peaux ;

(1) La flanelle blanche est l'étoffe par excellence pour voyager en Orient. Porter un costume noir ou sombre serait un non-sens, particulièrement à Andrinople.

[185] les ferblantiers fabriquent les ustensiles de ménage ; les galochers préparent la forte chaussure des paysans ; les menuisiers rabotent ; les cordiers étirent le chanvre ; les charrons façonnent les roues et redressent les essieux, etc. Puis, voici les merciers, les bonnetiers, les marchands de fruits et d'épices, les grainetiers, les changeurs, les maréchaux ferrants. Très nombreux aussi sont les coiffeurs et

FIG. 24. - ANDRINOPLE. Une rue, pendant l'inondation.

leur instrument à la main, ceux-ci rasent les barbiers : non seulement la barbe, mais le crâne, et rien n'est comique comme d'assister à l'opération, et de voir la tête du patient qui s'échappe de leurs mains. Quant aux hôtels, s'ils ont une porte et des fenêtres, ils ignorent l'usage des volets. Au fond d'une salle généralement spacieuse et piquée de quelques tables, se dresse le fourneau sur lequel, à petit feu, mijotent les mets du menu de l'établissement : à l'arrière du fourneau, se tient, impassible, [186] le cuisinier. Dès que le client arrive, il s'approche du fourneau : aussitôt, tous les couvercles se lèvent, et il choisit, il indique, les plats à sa convenance. Cet usage, on le sait peut-être, n'est pas exclusif à Andrinople : les choses se pratiquent de la même manière en Russie, à l'hôtel de Berlin, par exemple, à Moscou. C'est ainsi que je composai, ce jour-là, le menu dev mon dîner. Mais l'expérience me prouva que les hôtels de la ville sont loin eux-mêmes de l'emporter sur le très modeste hôtel de la banlieue, et que, tout compte fait, l'hôtel Djarnik reste encore, là-bas, le grand hôtel. Les Anglais ont raison : il n'y a rien à faire, pour eux, à Andrinople !

Je revins au bazar qui n'a de commun que le nom avec le célèbre caravansérail de Constantinople. Mais, quoique infiniment moins vaste, il a bien l'aspect d'un bazar oriental. Parallèle à la grande artère d'Andrinople, il se développe, en boyau allongé, sur un espace d'environ trois cents mètres ; aux parois latérales des murs s'accrochent les étalages des marchands ; un passage longitudinal permet de circuler entre les boutiques juxtaposées ; et il y a de tout, dans cet amoncellement de marchandises nationales et de produits exotiques, de tout, sauf peut-être de la propreté et de l'hygiène. Je m'ingéniai ensuite à trouver le Consulat français, ce qui ne fut pas une petite affaire. En descendant du train, j'avais dû remettre mon passeport à la police, et celle-ci m'avait prévenu que j'aurais à l'aller retirer chez le Consul de France. Mais la police turque n'est rien moins qu'expéditive ; et, assez souvent, il arrive que les passeports font une quarantaine de... trois ou quatre jours, avant d'être distribués aux consuls respectifs des étrangers de passage. J'eus la bonne fortune, après bien des tâtonnements pour découvrir sa modeste habitation, de voir mes papiers aux mains de notre Consul : j'étais donc en règle avec les autorités, et je pouvais poursuivre légalement ma route vers Constantinople.

Tout heureux, je redescendis à l'hôtel Djarnik, évitant, [187] sur la chaussée, les chiens nonchalants, groupés en meutes, et que rien ne dérange de leur somnolente impassibilité. Entre les deux cimetières dont les pierres tombales, dressées verticalement en aiguilles, au milieu des herbes folles, bordent la route, à l'entrée d'Andrinople, je sortis de la ville. Je traversai, sur les ponts en dos d'âne, la Maritza, alors presque à sec, mais large

FIG. 25. - ANDRINOPLE. Mosquée de Kasim Pacha.

comme un bras de mer, et furieuse, lorsque arrivent, au printemps, la débâcle des glaces et la fonte des neiges accumulées (FIG. 19) ; et, de nouveau, je piétinai dans la poussière, hâtant le pas pour atteindre mon but, avant la nuit. A l'extrémité du pont, je rencontrai deux ou trois misérables charrettes de paysans, dont les roues, dépourvues d'un cercle de fer, se tordaient grimaçantes sous le fardeau, et grinçaient au contact des pierres du chemin. Puis, un peu plus loin, émergeant de tourbillons de poussière, je vis venir, précédé et suivi de quatre officiers [188] à cheval, le fusil à la main, un élégant coupé, dans le fond duquel se trouvait le Gouverneur d'Andrinople : respectueusement, je m'effaçai, en saluant le noble personnage. Certes, on ne plaisante pas en Turquie ; et cet appareil guerrier n'a rien de bien rassurant pour qui en approche. Au delà, je retrouvai les équipes de terrassiers du matin : c'était l'heure de la fin du travail ; et, sur un coup de sifflet du contremaître, tous avaient abandonné pelles, pioches et brouettes, et remontaient maintenant, dans une pittoresque envolée de costumes, vers Andrinople.

A l'hôtel Djarnik, je réparai de mon mieux le désordre de ma toilette, avant de descendre souper, à la fraîcheur, sous les arbres chétifs du jardin. La lune allongeait son croissant, à l'horizon, et annonçait une de ces belles nuits, sereines, si fréquentes en Orient. Lorsque, vers minuit, je repris le train pour Constantinople, à sa douce clarté, je revis, dans le lointain, , fuir la blanche silhouette d'Andrinople et se dresser les vingt ou trente pointes de ses minarets. e Nous passâmes à quelques pas d'une caserne récemment construite, aux fenêtres de laquelle brillaient encore quelques lumières. Puis, dans la plaine sans fin et déserte, le train partit, sans perdre haleine, tandis que, dans le compartiment où j'avais, comme la veille, la chance d'être seul, je m'organisais pour dormir.

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