Extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1876. A l'époque où Reclus écrit, les territoires sont turcs. Mais il n'en restera, en 1918, que la Thrace.

VIII. GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION 

L'Empire Ottoman occupe une surface immense, de peut-être six millions de kilomètres carrés, dont il est même impossible d'indiquer les limites, car, au sud et au sud-ouest, le domaine du sultan va se perdre dans les déserts inexplorés du haut Nil et du Soudan. Toutefois la plus grande partie de ces vastes territoires n'est point sous la dépendance directe du padichah [sultan] de Stamboul ; Tunis et l'Egypte avec tous les pays du Nil sont gouvernés par des vassaux à peu près indépendants. L'intérieur de l'Arabie appartient aux Ouahabites [wahabites] ; les côtes méridionales de l'Hadramaut sont habitées par des peuplades libres ou bien inféodées à l'Angleterre; enfin, même entre la Syrie et l'Euphrate, nombre de districts, nominalement administrés par des pachas turcs, sont pour les Bédouins un libre territoire de [242] courses et de pillage. L'Empire Ottoman proprement dit comprend, avec ses provinces d'Europe, l'Asie Mineure, la Syrie, la Palestine, le double bassin du Tigre et de l'Euphrate, le Hedjaz et le Yémen en Arabie, Tripoli en Afrique. Ce territoire, avec les îles qui en dépendent, s'étend sur un espace d'au moins 250 millions d'hectares, soit environ cinq fois la surface de la France; mais la population, beaucoup moins dense que celle de l'Europe occidentale, s'élève à peine à 25 millions d'habitants. Quelques statisticiens pensent même que ce nombre est trop élevé de deux ou trois millions. 

La Turquie d'Europe, sans y compter, comme on a souvent le tort de le faire par habitude, les pays autonomes, la Roumanie, la Serbie et le Monténégro, est un État de moyenne grandeur, dont la superficie est évaluée approximativement à un peu plus des trois cinquièmes du territoire de la France. En dehors de Constantinople et de sa banlieue, qui forme un district dépendant du ministère de la police, le pays est divisé en sept vilayets ou provinces; en outre, Lemnos, Imbros, Samothrace, Astypalœa constituent, avec Rhodes et les îles du littoral de l'Anatolie, un huitième vilayet. Du reste, les divisions conventionnelles de l'empire sont assez fréquemment modifiées. Les vilayets se divisent en moutesarifliks ou sandjaks; ceux-ci se partagent en kazas qui répondent aux cantons français, et les kazas en communes ou nahiés (1). 

(1) 

Vilayets …  Superficie approximative …  Population probable …  Capitales. 

1 . Edirneh ou Andrinople (Thrace) …  68,000  …  2,000,000 …  Andrinople 

2. Danube ou Touna  …  86,000  …  5,700,000  …  Rouschouk. 

3. Salonique ou Selanik (Macédoine) …  52,000  …  662,000  …  Salonique. 

4. Monastir et Prisrend (Haute Macédoine et Haute Albanie) …  53,000 …  1,500,000 …  Monastir. 

5. Bosna Serai ou Serajevo (Bosnie). . . . 61,000 …  1,150,000 …  Serajevo. 

6. Janina (Epire et Thessalie) …  56,000 …  718,000 …  Janina. 

7. Crète ou Candie …  7,800 …  210.000 …  La Canée. 

Iles européennes du vilayet de l’Archipel …  1,200 …  40,000 …  Dardanelles. 

Constantinople et sa banlieue sur la rive d'Europe  …  300 …  400,000 

Turquie d’Europe …  365,500 …  11,470,000 

Le sultan ou padichah, qui est en même temps Emir el moumenin, c'est-à-dire chef des croyants, concentre en sa personne tous les pouvoirs; il n'a d'autre règle de conduite que les prescriptions du Coran et les traditions de ses ancêtres. Après lui, les deux personnages les plus considérables de l'empire sont le Cheik el Islam (ancien de l'Islam) ou grand-mufti, qui préside aux cultes et à la justice, et le Sadrazam, appelé aussi grand-vizir, qui est placé à la tête de l'administration générale, et qu'assiste un conseil des ministres ou mouchirs composé de dix membres. Le Kislar-Agasi ou chef  [243] des eunuques noirs, auquel est confiée la direction du harem impérial, est aussi l'un des grands dignitaires de la Turquie et souvent celui qui jouit en réalité de la plus haute influence et qui distribue les faveurs à son gré. Les membres jurisconsultes des divers conseils des ministères sont désignés sous le nom de moufti. Les titres effendi, bey, aga, sont des noms honorifiques ou de politesse appliqués à divers employés ou à des personnages considérables. Il en est de même du titre de pacha, répondant à celui de « grand chef », et donné à tous ceux qui remplissent une haute fonction civile ou militaire. On sait que leur dignité est symbolisée, suivant le rang, par une, deux ou trois queues de cheval flottant au bout d'une lance : c'est un usage qui rappelle les temps, déjà légendaires, où les Turcs nomades parcouraient à cheval les steppes de l'Asie centrale. 

Le conseil d'Etat (chouraï devlet) et d'autres conseils, ceux des comptes, de la guerre, de la marine, de l'instruction publique, de la police, etc., fonctionnent pour chaque ministère, et, par l'ensemble de leurs bureaux, constituent la chancellerie d'Etat, connue sous le nom de divan. En outre, une cour suprême, divisée en deux sections, s'occupe des affaires civiles et des affaires criminelles. Les membres des corps officiels sont nommés directement par le pouvoir; la seule apparence de droit accordée aux diverses « nations » de l'empire est que deux représentants de chacune d'elles, d'ailleurs soigneusement choisis par le sadrazam, prennent place au conseil supérieur de l'administration ou conseil d'Etat. Il en est de même dans les provinces. Un vali gouverne le vilayet, un moutesarif sandjak, un caïmacan le kazas, un moudir la commune. Tous ces chefs sont assistés, mais pour la forme seulement, par un conseil composé des principaux fonctionnaires civils et religieux, et de quelques membres musulmans et non musulmans choisis sur une liste de notables éligibles. En réalité, c'est le vali qui nomme les membres des conseils. Aussi ces assemblées sont-elles désignées en langage populaire sous le nom de « conseils des Oui » ; elles n'ont d'autre fonction que d'approuver. Les conditions que le gouvernement suprême a daigné se faire à lui-même sont résumées dans le halti-chérif de Gulhané, promulgué en 1839, et dans le hatti-houmayoum de 1856. Depuis, ces promesses, qui garantissent à tous les habitants de l'empire une entière sécurité quant à leur vie, leur honneur et leur fortune, ont été converties en articles de loi et partiellement appliquées. 

L'organisation religieuse et judiciaire, jalousement surveillée par le Cheik-el-lslam et par les prêtres, ne p0uvait être l'objet d'aucun changement. Le corps spécialement religieux, celui des imans, comprend les cheiks, qui out pour devoir la prédication; les khatibs qui récitent les prières officielles, et [244] les imans proprement dits, qui célèbrent les mariages et les enterrements. Les juges, qui composent avec les imans le groupe des ulémas, ont pour supérieur immédiat un cazi-asker ou grand-juge, et se divisent, suivant la hiérarchie, en mollahs, cazis (cadis) et naïbs. Ils ne sont point rétribués par l'Etat et prélèvent eux-mêmes leurs émoluments sur la valeur des biens en litige et sur les héritages : c'est dire que la loi même les encourage à l'improbité. Des tribunaux mixtes offrent quelque garantie aux habitants de l'empire non mahométans. 

Le patriarche de Constantinople, comme chef de la religion grecque dans la Turquie d'Europe et comme directeur civil des communautés de sa nation, dispose d'une influence très-considérable. Il est désigné par un synode de dix-huit membres, qui administre le budget religieux et décide souverainement en matière de foi. Les trois personnages principaux du rit latin sont un patriarche siégeant dans la capitale et les deux archevêques d'Antivari et de Durazzo. Les deux cultes arméniens ont chacun leur patriarche résidant à Constantinople. 

Il serait trop dangereux pour la puissance des Ottomans en Europe que les sujets chrétiens pussent entrer en grand nombre dans l'armée. Jadis ils en étaient complètement exclus et devaient payer de lourds impôts de capitation en échange du service militaire. Actuellement, il est convenu officiellement que les « rayas » peuvent contribuer à la défense nationale et monter de grade en grade jusqu'à celui de férik (général) et de mouchir (maréchal); mais, en réalité, l'armée n'en continue pas moins d'être presque exclusivement composée d'Osmanlis et de mahométans de diverses races. C'est même afin de classer ses sujets en recrutables et en corvéables que le gouvernement turc fait procéder de temps en temps dans ses provinces à des recensements sommaires. L'armée active (nizam), organisée sur le modèle prussien, ne comprend guère plus de 100,000 soldats, quoique l'effectif officiel soit supérieur d'un tiers. Elle est divisée en sept corps, dont trois cantonnés en Europe; les deux réserves, l’idatyal et le rédif ne dépassent point non plus une centaine de mille hommes; mais, en cas de nécessité, l'armée se grossit d'un nombre indéfini de volontaires irréguliers, les bachi-bazouks, dont le nom rappelle tant de scènes de meurtres et d'horreurs. 

La flotte de guerre est très-considérable en comparaison de la marine commerciale : elle comptait en 1875 plus de vingt navires cuirassés. Si elle était complètement armée, elle devrait avoir plus de cinquante mille marins; mais à peine a-t-on réuni le tiers de cet effectif. 

 

 

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