Lettre LIV.
Athènes, 21 Mai 1786.
L'eau qui coule constamment goutte à goutte, du haut de la grotte, se congèle, &, par degrés, la première goutte acquiert une consistance semblable à celle d'une écaille fragile & mince : la féconde s'étend autour de la première; de forte qu'en brisant ces stalactites, à l'extrémité desquelles est toujours une goutte d'eau claire; Se en les examinant, on croit voir une infinité de tuyaux de verre, faits pour être enchassés l'un dans l'autre, & dont le dernier a plus de circonférence que celui qui le précède. — Elles sont aussi belles que de l'albâtre. Les autels & les colonnes qui s'élèvent de terre, & dont quelques-uns sont plus hauts que l'homme le plus grand, sont d'une couleur différente de celle des stalactites. Leur couleur est d'un gris-brun, &: ils semblent plus dur que le plus dur caillou. — Mais ils ont évidemment la même cause. C'est aux Naturalistes à expliquer pourquoi la même matière, dans la même atmosphère, peut produire, par la congélation des pétrifications si différentes. Quant à moi, la cause m'en paraît très- naturel le : la première reste suspendue en l'air, & s'y congèle, tandis que l'autre attachée au rocher s'y change graduellement en pierre, comme le sable dans les entrailles de la terre.
Lorsque la flotte Russe étoit ici, quelques Officiers brisèrent plusieurs de ces superbes colonnes, qui, formées par une distillation lente, étoient descendues de la voûte de la grande salle, jusqu'en bas. — J'en avois vu les fragmens à Pétersbourg, bien dégradés ; & j'en vis dans la grotte les deux extrémités, car la matière est si fragile, que les Russes n'avoient pu briser ces colonnes dans toute leur longueur. Si l'Impératrice savoit qu'un curieux doit être bien peu flatté, en voyant dans son Muséum de pareils fragmens mutilés, qui, dans la grotte, produisoient un si bel effet, elle gémiroit avec moi, de ce que le désir de la servir a fait commettre à ses Officiers de vrais sacrilèges contre l'Antiquité.
Rien de plus beau que les formes des différentes crystallisations attachées à plusieurs parties du plafond, & je puis appeller ainsi la voûte de cette grotte. — Si, par quelqu'accident, une goutte d'eau, au moment de sa congélation, a été détournée de sa direction, elle en suit une autre. — Comme il en coule constamment des millions qui se congèlent sur le champ, & que des accidens en détournent une partie, les pétrifications représentent des plis de rideaux, & des festons suspendus, &c.
Quant aux autels ainsi appelés par les François, qui montent en spirales jusqu'au plafond, leur extrémité supérieure a été dégradée ; & dans ceux où la congelation a cessé, le haut ressemble à une tête de choux-fleur ; de sorte que l'on pourroit en prendre plusieurs pour des pyramides de chou-fleurs que l'on supposeroit bruns. Le contraste de cette formée, & la couleur de l'extrémité supérieure, ajoute infiniment à la beauté de cette grotte.
Lorsque les Artistes eurent achevé leurs dessins, & pris toutes les mesures, selon les ordres de M. de Choiseul, nous visitâmes tous les coins de la grotte ; nous trouvâmes une chambre plus basse que la première, & quelques lieux retirés que nous n'aurions pas soupçonné. Nous vîmes dans la grande salle des noms gravés, & après avoir gravé nous-mêmes les nôtres sur le rocher, afin qu'ils pussent être lus un jour par quelque voyageur hardi, nous remontâmes, mais avec plus de peine que nous n'étions descendus ; car une de nos échelles de corde étoit faite de manière que je ne pouvois avancer d'un pas, tandis que mon pied étoit sur l'autre. Je ne fais comment je parvins à grimper, mais je ne fus pas fâchée de revoir la lumière du soleil. —
En forçant je fus très-étonnée de me voir environnée de Paysannes Grecques, donc lune portoit la main à sa tête, l'autre à son estomac, une troisième à son bras, & toutes se plaignant de leur mauvaise santé, & touchant pieusement mes habits.
— Je compris enfin que ces Paysannes, ayant entendu dire qu'une femme étoit descendue dans la grotte, avoient cru que ce devoit être un être surnaturel, assez puissant pour guérir leurs maladies. Je ne pus me tirer d'affaires qu'en leur distribuant du vinaigre des quatre voleurs que j'avois dans ma poche.
Lorsque je fus descendue dans la grotte, j'eus un spectacle fort singulier. J’y vis descendre environ vingt-cinq personnes, presque toutes avec des torches. Comme il n'y avoit qu'une seule corde pour se tenir, lorsque nous fumes obligés de nous en servir, j'insistai, pour que cinq personnes seulement descendissent en même-tems que moi, & que le reste attendît dehors, jusqu'à ce que nous fussions arrivés en sureté, de peur que la corde ne vînt à se casser. — Comme le chemin qui conduis à la grande salle n'est pas toujours droit, nous perdions de vue de tems en tems ceux qui descendoient, & leurs torches.
L’éclat des pétrifications, les formes découpées des rochers, qui nous laissoient appercevoir les hommes, l'obscurité d'une partie de la grotte, la lumière des torches réfléchie à chaque moment dans des places différentes, tout déployoit à nos yeux la scène la plus étrange & la plus magnifique.
Mon ignorance m'a sans douce empêchée de faire des observations peut-être très-simples, mais la description que M. de Choiseul donnera de cette grotte, vous satisfera entièrement.
Il m'a promis deux exemplaires de son Ouvrage ; & son pinceau vous donnera, de cette singulière curiosité, une idée plus vraie que ma plume ne pourroit le faire. Je puis vous avouer à présent, que si mon orgueil n’avoit pas été supérieur à mes craintes, je n'y ferois jamais descendue. Lorsque je parlois à M. de C. du plan de mon Voyage en Grèce, il me dit : Jamais femme n'a descendu dans la grotte d'Antiparos, peu d'hommes veulent y descendre ; mais vous, Milady, vous, il faut absolument que vous y entriez. —
Lorsque je fus dans la caverne, environ à deux ou trois verges de profondeur ; la fumée qui n'avoit d'autre issue, que le passage étroit par Iequel je descendois, me fit presque évanouir; je fus obligée de m'asseoir, ou plutôt de me coucher sur le rocher où je tombai suffoquée. J'aurois retourné sur mes pas, & je n'eusse pas rougi de reparoître devant mon brave Ambassadeur qui s'étoit exposé à tant de périls pour découvrir les vrais monumens de l'Antiquité sans avoir vu la grotte d'Antiparos ; je pris courage, & je descendis.
Nous soupâmes très-agréablement à bord du Tartelon, & nous nous amusâmes à examiner les morceaux que nous avions apportés de la grotte : mais ils étoient si fragiles, qu'ils se cassoient presque en les touchant. — J'en mis quelques-uns dans une boîte avec du coton.
Nous remîmes à la voile pour Athènes & nous passâmes devant les isles de Siphanto, de Milo ou Mélos, d'Argentière & de Saint-Georges d' Arbora. Nous arrivâmes enfin heureusement au Port du Pirée, où je vis les deux bases qui supportoient les lions qui sont maintenant à la porte de l'arsenal de Venise.
Ces isles ne renferment rien qui mérite l'attention des Voyageurs : vues de la mer, elles ressemblent à des rochers incultes, d’une nature volcanique. — Quelques isles de cet Archipel ont disparu, d'autres ont éprouvé de si violentes secousses de tremblemens de terre qu'elles sont inhabitées. — J'en ai dessiné une pour vous donner une idée de toutes.
Du Pirée à Athènes, le terrein s'élève par gradations. Le seul objet curieux que j'apperçus à gauche, près de la mer, étoit un grand bois d'oliviers.
Je vis aussi au-dessous de la Ville, dans un endroit bien découvert, le superbe Temple de Thésée. L'Architecture en est simple & grande, les proportions majestueuses & pleines de grâces. C'est encore aujourd'hui un monument éternel du bon goût des anciens. — Mais je finis cette lettre, car je sens que rien ne peut m'arracher de cet édifice précieux : j'ai autant de plaisir à en parler qu'à le voir, aussi je remettrai à vous entretenir de ces beautés dans une autre lettre.
Adieu, mon cher Frère,
Votre affectionnée, &c.