Le point de vue des Turcs sur la "chute" de Constantinople, catastrophe pour les uns, aboutissement pour les autres... par le chroniqueur Hoca Saadeddin [Sadeddin].

Extrait de la Grammaire turque de Davids, 1836. Nous avons ajouté des intertitres entre crochets.

Se'adu-d-din [Hoca Saadeddin, Mohammed Saad-uddin [Sadeddin] ben-Hassan effendi, aussi nommé Khogia effendi  ou  Sa'd al-Dîn ibn Hasanjân Khoja Efendi], précepteur et historiographe de Murat III est regardé comme le prince des historiens ottomans. Son Tâdju-t-Tavârikh, le "Diadème des Histoires" [Taj Uttevarikh [Tâcü't-tevârih] (également traduit Couronne des chroniques)] est une histoire élégante et fidèle des Turcs, depuis leurs époques les plus reculées jusque 1526, à la fin du règne de Selim II. Son style se range parmi les plus beaux morceaux de la prose turque ; et ses narrations des évènements et les observations de l'auteur, sont écrites avec une fidélité et une justesse étonnantes dans un pays où l'on supposerait que la liberté d'écrire ne fût point tolérée.

Ceci cependant est un trait commun à beaucoup d'annalistes ottomans : et les commentaires de quelques-uns sur les actes du gouvernement paraissent à peine être sortis des plumes des sujets du despotisme.
Le Tâdju-t-Tavârikh est le commencement des annales nationales des Osmanlis ; et il est surprenant qu'il n'ait pas été le premier de cette série d'historiens publics qui sont sortis de la presse impériale de Constantinople. Il est à espérer que ce manuscrit sera bientôt imprimé.
Quelques personnes ont confondu Se'adu-d-din avec Sa'dî Efendi, qui, vers l'an 1700, compila un abrégé de l'histoire ottomane ; mais les ouvrages de ce dernier sont écrits d'une manière très différente.
Je ne puis pas me refuser le plaisir de donner un extrait du Tâdju-t-Tavârikh, quoique, en me le permettant, je fasse à l'auteur un acte de grande injustice. Il sera impossible de faire paraître ses beautés dans une autre langue : ses fleurs ne peuvent pousser sur un terrain étranger.
Ce qui suit est une relation de cet évènement intéressant, la prise de Constantinople. Après avoir rapporté la négociation entre Paléologue et le Sultan, il continue ainsi :

"Les assiégeants et les assiégés poursuivirent leurs travaux : ils étaient sous les armes depuis l'aurore jusqu'à ce que le soleil, oiseau aux ailes dorées, cessât de se montrer à la terrasse de l'horizon. A la fin, les musulmans placèrent convenablement les canons dont nous avons parlé, et construisirent leurs retranchements. Ce furent les Azebs et les Janissaires à qui le Sultan [Mehmet II] confia cet emploi. Bientôt les portes et les remparts de Constantinople, semblablement au cœur d'un amant malheureux furent percés en mille endroits.
La flamme qui sortait de l'embouchure de ces instruments de combats, au corps d'airain, à la bouche de feu, jetaient la douleur et le trouble parmi les mécréants. La fumée qui se répandait dans les airs et qui montait jusqu'aux astres, rendait le jour lumineux, semblable à la nuit sombre ; et bientôt la face du monde devint aussi obscure que la fortune noire des malheureux infidèles. En s'échappant de l'arc les flèches, comme des ambassadeurs, faisaient entendre aux oreilles des ennemis privés d'anges gardiens la nouvelle exprimée par cette sentence du Coran : "Partout où vous serez, la mort vous y atteindra." Les balistes lançant sans cesse des pierres aux téméraires qui défendaient les tours et les remparts, ceux-ci éprouvaient à l'instant même l'effet des menaces du livre saint. : "Tu les frapperas avec des pierres qui contiennent la sentence de ceux qu'elles atteignent", et allaient au fond de l'enfer ratifier l'arrêt du juge du tribunal de la prédestination.
Toutefois les boulets de pierre, des bombardes et des mousquets que lançaient les infidèles, renversèrent "le boulevard de l'existence d'un certain nombre de musulmans, et l'hippodrome du combat fut rempli de martyrs."
Cependant deux grands vaisseaux, dont les mâts élevés montaient jusqu'aux cieux, vinrent de la part des Francs, pleins d'artifice et dignes du feu de l'enfer, porter secours aux Grecs. Les mécréants qui montaient ces navires, se précipitèrent dans la place, et ils se mirent de suite à boucher les crevasses et les trouées dont les fortifications étaient couvertes et à repousser les guerriers de la foi.

[Certains conseillers de Mehmet II veulent abandonner le siège]
Les assiégés, fiers de ce succès passager, semblables à la tortue qui sort de ses écailles, montrant la tête au dehors des remparts, se mirent à vociférer des injures aux musulmans. Cela fut cause que ceux d'entre les principaux de l'empire, qui étaient d'accord avec Khalil Pacha, cherchaient à persuader au victorieux monarque l'impossibilité de prendre Constantinople, la nécessité de faire la paix et de s'en retourner.
Mais ce héros, qui avait naturellement de l'aversion pour les conseils timides et mal digérés (crus), dédaigna les discours perfides de ces gens qui enseignaient le mal. Cependant le pied ferme dans le lieu du combat, les musulmans, d'après les conseils des ulémas et des scheikhs aux vues droites, continuèrent à précipiter dans le fossé de la mort un grand nombre des ingrats à la divinité qui défendaient la place. Le docteur Ahmed Kourani, le scheikh Ac-Schems-eddin, et le vizir Zagtous-pacha qui partageaient les sentiments du Sultan, s'opposèrent à la paix et aux mesures de conciliation, en disant que, "retire la main du pan de la robe de la victoire, ne serait point répondre à la résolution généreuse que l'on avait formée ; et faisant connaître aux troupes la promesse du prophète, renfermée dans ces mots : "La Grèce sera votre conquête", ils leur démontrèrent combien il était nécessaire qu'ils fissent tous leurs efforts pour vérifier cette autre sentence de Mahomet. "Le plus grand combat est celui qui aura lieu à la prise de Constantinople;" aussi les musulmans, préparés à abandonner leur vie dans la voie de la religion, éclairaient jour et nuit le champ de bataille des flammes de leurs épées. Cependant la beauté enchanteresse de la victoire ne laissant point voir son visage radieux, le prudent monarque rassembla les chefs éclairés de l'armée, et leur tint ce discours :"Ce côté de la place est garant par un fossé profond, et préservé par tous les moyens possibles de défense. Nous ne pourrions sans beaucoup de peine traverser le fossé, et le courrier des pensées ne saurait trouver un passage au travers de ces solides remparts. Les murs entourent la ville de trois côtés ; si nous ne la battons que par un seul point, nous aurons bien de la peine à en triompher ; d'ailleurs, cette victoire causerait la perte d'une grande partie de nos gens : il faut donc aussi trouver le moyen d'attaquer la place par mer."

[Contournement de la chaîne qui ferme la Corne d'Or]
Mais une chaîne était tendue sur le canal qui sépare Constantinople du Faubourg de Galata ; ce qui rendait impossible le passage des vaisseaux par cet endroit. Pour trouver un expédient, les grands de l'empire firent en vain parcourir le désert de la réflexion au coursier de leurs pensées.
Enfin le Schah, conquérant du monde, conçut le dessein de faire traîner les vaisseaux musulmans du fort qu'il avait faire construire, et de les faire parvenir jusqu'au port par derrière Galata. Quoique l'exécution de ce projet pût être mise au nombre des choses auxquelles il faut renoncer, toutefois, avec l'assistance de Dieu, on l'exécuta facilement.
Par des dispositions surprenantes que firent d'habiles mécaniciens, les musulmans tirèrent, de la mer sur le sol, leurs vaisseaux aussi grands que des montagnes, et les ayant frottés de graisse et pavoisée, ils les firent glisser sur la terre, dans les descentes et les montées, et les lancèrent sur les flots qui baignaient les remparts de la ville.
Ils dressèrent aussitôt après un pont sur ces navires, et y placèrent des retranchements. Les moines fortifiaient sans cesse le courage des assiégés, en même temps qu'ils les consolaient. "La prise de Constantinople est impossible", disaient-ils, "parce que les présages astrologiques de nos livres indiquent que notre ville ne sera conquise que lorsqu'un souverain fera glisser sur la terre des vaisseaux, les voiles déployées." Mais lorsqu'ils eurent vu de leurs yeux cette merveille, ils comprirent que leur ruine allait s'accomplir ; aussi la parole s'éteignit-elle dans leurs bouches, et le feu du désespoir s'alluma dans leurs cœurs.

L'empereur immonde ayant appris que les fortifications qui étaient du côté de la mer étaient aussi entamées, en pensa perdre la raison ; néanmoins, il renforça la troupe qui gardait cet endroit, et s'appliqua à faire réparer les murailles, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; mais les soldats grecs ne pouvant y suffire, il chargea l'armée des francs de remettre en état la partie des remparts, située au midi d'Andrinople. Les principaux d'entre les Grecs furent indignés de ce qu'on ne leur avait pas confié la garde d'un lieu, qu'ils auraient défendu mieux que personne, et qu'on l'eût laissé à des étrangers ; aussi la division se mit-elle parmi les assiégés ; ce qui occasionna des fautes dans les ordres donnés pour faire agir ces troupes de l'erreur. Les Ottomans ne tardèrent pas à s'en apercevoir, et, regardant leur vie comme une marchandise de vil prix, ils montèrent à l'assaut avec intrépidité, par les brèches qui étaient au midi de la porte d'Andrinople. Ils allaient franchir les remparts, lorsque l'avant-garde des ténèbres parut du haut de l'horizon occidental, et bientôt les astres de la nuit furent témoins de la supériorité des braves musulmans. Alors le monarque juste et valeureux donna à l'armée victorieuse l'ordre de mettre des lanternes ou des bougies allumées au haut des piques et des lances et, jusqu'à ce que l'astre du quatrième ciel jetât ses rayons sur le monde, de continuer à combattre, afin de ne pas laisser de repos aux méprisables infidèles, ni leur donner le temps de réparer les brèches. D'après l'ordre impérial, la lumière des flambeaux et des lampes éclaira le devant de la place et les alentours, qui devinrent semblable à un champ couvert de roses et de tulipes. Les musulmans réunirent dans cette nuit le double mérite de combattre et de prier ; avec le sang du martyre, ils purifièrent des souillures de leurs péchés le pan de leurs robes.

[Prise de la muraille]
Bientôt le soleil étant sorti des ténèbres de l'Occident, et ayant mis en fuite, avec les flèches et les dards de ses rayons, les légions des astres, le général des Francs artificieux monta sur les remparts afin de repousser les cohortes de la foi. Au moment où un jeune musulman, se tenant à la corde de la ferme résolution, s'élança comme une araignée sur les murs de la place, et ayant allongé de bas en haut son épée, semblable au croissant de la lune, d'un seul coup, il fit envoler le hibou de l'âme de cet infidèle du nid impur de son corps. A cette vue, les Francs se précipitèrent dans le chemin de la fuite et, semblables à un torrent impétueux, ils allèrent vers la mer regagner leurs vaisseaux. En même temps les musulmans ceignirent la ceinture de l'ardeur, et, semblables au lion qui est à la poursuite de sa proie, sans faire attention à la pluie continuelles des flèches, des pierres, des boulets de canon et de fusil, ils coururent aux brèches, persuadés qu'elles étaient la porte de la victoire. La poussière du combat s'élevait jusqu'aux cieux, et, comme un voile, couvrait la voûte azurée. Les épées ne se reposaient pas un seul instant ; les dards et les flèches perçaient sans cesse les cœurs de cette troupe rebelle.
Bientôt les Ottomans élevèrent sur les murs de Constantinople l'étendard de la victoire, et proclamèrent, avec la langue libre de leur épée, les surates du triomphe, et des Remparts. La défense de la place se ralentissait et la bonne nouvelle, exprimée par ces mots du Coran : "Certes, notre armée remportera la victoire", fondait la confiance de l'armée musulmane et la remplissait d'un saint enthousiasme. Cependant l'empereur grec, entouré de ses soldats les plus braves, était dans son palais, situé au nord de la porte d'Andrinople : il cherchait à en défendre les avenues contre les guerriers musulmans, lorsque, tout-à-coup, il apprit que ceux qui arborent l'étendard élevé de la parole de Dieu s'étaient introduits dans l'intérieur de la place. Il connaît alors que le drapeau de son bonheur est abattu ; son esprit se trouble ; il se hâte de fuir loin de sa demeure. Pendant que, se querellant lui-même sur la mauvaise fortune, cet homme, dont l'habitation devait être l'enfer, se disait : "Où est le lieu pour fuir ?" Il rencontre une poignée de Fidèles qui, en pleine assurance, s'occupaient à recueillir du butin. A cette vue, le feu de la haine embrase son cœur ténébreux, et la faux de son épée coupe de suite la moisson de la vie de ces paisibles musulmans.
Un pauvre soldat de cette troupe avait été seulement blessé : noyé dans le sang qui coulait de ses blessures, et en proie aux douleurs les plus vives, il attendait la mort. Le monarque grec, ayant aperçu ce malheureux, leva son épée pour lui ôter le dernier souffle de la vie. Dans ce moment de désespoir, l'infortuné, aidé du secours de Dieu, précipite cet ennemi de la religion de dessus sa selle ornée d'or, le renverse sur la terre noire, et fait pleuvoir sur sa tête 'les fourmis de son cimeterre guerrier'. Cet exploit, qui apporta du soulagement aux souffrances du bon musulman, mit en déroute ceux qui suivaient l'empereur. N'ayant que la mort devant les yeux, ils s'enfuirent loin du lieu des regards ; aucun d'eux ne resta dans le lieu du combat, et n'osa mettre la main à l'épée. Sur ces entrefaites, les musulmans ouvrirent les portes de la ville, et les troupes, asiles de la victoire, qui étaient hors de la place, commencèrent à y entrer au-devant du roi puissant. Avec la permission du Sultan, les troupes fortunées pillèrent la ville durant trois jours et trois nuits, et firent jouir l'œil de leur espoir 'de la vue des beautés grecques, au ris doux comme le sucre'. Ce métal, et qui, pour l'insensé, est une source de malheurs, et qui donne la réputation et la prééminence aux gens inconnus du monde, fut le partage de ceux qui échangent la denrée de l'existence corporelle contre le capital de la vie éternelle.

[Le sultan ordonne la fin du pillage]
Le troisième jour, les hérauts de la cour sublime firent connaître la volonté de Mahomet, aussi absolue que le destin. C'était, que les soldats cessassent le pillage, ne fissent du mal à personne et demeurassent tranquilles. Cet ordre auguste ayant été exécuté, les glaives rentrèrent dans le fourreau, et les arcs dans l'angle du repos. Par les soins du monarque fortuné, la poussière du combat fut abattue, l'épée de la guerre suspendue ; on jeta les flèches et l'on brisa les arcs.
Par ses efforts généreux, on entendit, au lieu du bruit détestable des cloches, la profession de foi musulmane et le cri, cinq fois répété par jour, de la religion du prophète. Les églises de Constantinople furent dépouillées des viles idoles qui les souillaient ; elles furent purifiées des impuretés abominables des cérémonies chrétiennes. Les usages antiques furent entièrement changés ; plusieurs temples et chapelles des Nazaréens, par le placement du mirhab et de la chaire des fidèles rivalisèrent avec le paradis élevé. Les rayons lumineux de l'islamisme dissipèrent les sombres ténèbres de la méchanceté."

 

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