X Excursion dans la haute vallée du Zérafchân. Villages tadjiks. Fendjekend. Mon mari mesure des crânes et me renvoie prendre des leçons d'équitation à Samarkand.

Il avait été décidé que nous resterions quelque temps à Samarkand et que, pendant ce séjour, nous irions dans les montagnes du Zérafchun, qui font partie du Thian-Chan. Donc, le jeudi 26 avril, nous partimes à trois heures de l'après-midi en compagnie de M. Mirzki, pour aller avec la tarantasse jusqu'à Pendjekend. Nous traversâmes toute la ville et nous entrâmes dans la campagne.

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Porte du Schah-Sindeh et la police indigène (voy. p. 38). Dessin de Barclay, d'après une photographie.

Ici on pourrait se croire en Europe, car les terrains sont admirablement cultivés; l'eau distribuée par les ariques forme mille petites rivières; les beaux arbres sont groupés avec art, mais le Thian-Chan, qu'un temps un peu couvert ne nous laisse apercevoir qu'imparfaitement, nous rappelle à la réalité.

Nous traversons des villages tout à fait tadjiks; toujours la même physionomie assez triste ; aucun visage de femme ne vient égayer un peu ce défilé mélancolique de figures orientales; à peine les enfants osent-ils se mettre derrière la porte pour regarder les étrangers. Où sont ces cris joyeux qui retentissent dans nos campagnes, ces petites figures gaies et curieuses qui viennent se mettre sous votre nez ?

Après la première station, d'assez pauvre apparence, nous trouvâmes quelques steppes, entrecoupées cependant de terres labourables. Les routes étaient bonnes; du reste, toutes les routes nous semblaient soignées en comparaison de celles que nous avions suivies auparavant. Avant d'entrer dans les montagnes on passa deux rivières qui se jettent dans le Zérafchân. Ces belles et hautes cimes que j'avais depuis si longtemps admirées de loin, je pouvais maintenant les contempler à mon aise; j'avais à droite la chaîne du Zérafchân que nous devions visiter le lendemain, à gauche celle du Turkestan.

Aphrosiab et le tombeau du saint Daniar-Palvân (voy. p. 38). Dessin de Riou, d'après une photographie.


Cependant je tremblais à l'idée des dangereux hasards de la route je savais que les précipices se creusaient sous nos pieds et qu'il fallait les côtoyer à cheval sur un sentier à peine large de soixante centimètres. Trois essais d'équitation ne font pas une écuyère, et vous comprendrez mon épouvante en apprenant que je suis sujette au vertige. Il ne fallait rien moins que le magnifique tableau qui se présentait à nos yeux et le panorama encore plus grandiose du lendemain pour calmer mes craintes. En ce moment nous étions arrivés sur le plateau d'une des nombreuses chaînes qui forment les premières assises des montagnes; au loin coulait la rivière; à nos pieds, un village avec ses prairies, ses arbres, ses bestiaux:; autour de nous, des corbeaux au dos bleu-turquoise et aux ailes jaunâtres voltigeaient de branche en branche; au-dessus de nos tètes planaient les aigles, qui avaient été nos compagnons de route. Notre voiture à travers montées et descentes, nous conduisit à la tombée de la nuit à Pendjekend.

M. Arrendarinko, le natchalnique (1) de l'endroit, était prévenu de notre arrivée; un bon dîner nous attendait. Nous fûmes étonnés de trouver dans ces lieux écartés une maison aussi jolie et dotée d'un confort européen.

1. Chef de district, espèce de préfet militaire.
 

Notre hôte nous invita à passer chez lui la journée du vendredi et à ne partir que le samedi; je profiterais de cette halte pour essayer mon cheval et me familiariser avec lui.


Toute la matinée du lendemain fut consacrée à mensurer des crânes galtchas; j'aidais mon mari, écrivant sous sa dictée afin d'aller plus vite en besogne. Rien n'était plus curieux que la surprise de ces gens, surtout quand M. de Ujfalvy glissait aux pauvres quelques kopecks dans la main; ils n'en croyaient pas leurs yeux; leur flegme musulman en était déconcerté. Habitués à tout faire par ordre, ils ne pouvaient comprendre qu'on récompensât leur obéissance.

Deux crétins furent amenés pauvres êtres, à peine vêtus, on les traînait comme des animaux; l'un d'eux se laissa mensurer en grognant et sourit cependant à la vue de l'argent, action tout instinctive, car, semblable à l'animal dont l'intelligence s'éveille à la vue de la pâtée, il reconnaissait sans doute le métal qui satisfait ses premiers besoins. L'autre, plus grand, à l'air moins hébété, ne put cependant rester tranquille; il fut impossible de le faire asseoir et l'on dut renoncer à le mensurer; il ne sourit même pas à la vue de l'argent.

Cette opération terminée, nous sortîmes pour visiter la localité.

Pendjekend est une petite forteresse située à soixante-deux kilomètres de Samarkand, sur la rive gauche du Zérafchân. La ville est arrosée par une rivière qui descend des monts Altab et se trouve entourée de hautes montagnes. Il y régnait autrefois un beg presque indépendant de l'émir de Bokhara; le parc de son ancienne résidence est fort beau. Les habitants sont d'excellents tireurs; le pays est du reste très-giboyeux. Ils se l'allièrent aux Russes non sans résistance la Russie y est représentée par trois fonctionnaires et une petite garnison.

Pendant que je contemplais avec épouvante les flancs arides et nus de la montagne voisine, on nous amena nos chevaux; vérification faite de mes talents d'écuyère, je me vis formellement exclue de l'expédition. La pluie menaçait pour le lendemain, le chemin était périlleux, ces messieurs eux-mêmes n'auraient pas trop de tout leur sang-froid pour le parcourir. Ce fut M. de Ujfalvy qui, usant ou abusant dc son autorité, formula la sentence et décida que je retournerais à Samarkand le soir même en compagnie de M. X. Il me fallut obéir à contre-coeur. Combien je regrettai de ne pas m'être exercée à Tachkend! Je me promis de réparer ma faute. 

XI Une fête sarte à Samarkand. Les danseurs Batchas.

Le général Ivanoff m'invita à une fête indigène donnée en adieu aa général Abramoff. Je résolus de m'y rendre en compagnie de la baronne A... Le soir donc, la voiture s'engagea dans une allée
splendide toute couverte d'arbres; le karagatche (1) entre autres, au feuillage si épais et si fourni que le soleil ne peut le traverser, dessinait dans l'ombre sa forme ronde et gracieuse. Des lampions garnissaient toute l'avenue, et les femmes indigènes, afin de voir sans être vues, s'étaient hissées sur le toit de leurs maisons et nous regardaient passer.

Au bout de l'allée apparut à nos yeux une ancienne mosquée, privée, il est vrai, de ses belles faïences, mais éclairée en ce moment par une illumination qui lui faisait une ceinture éblouissante dont le reflet était tamisé par les grands arbres qui l'entouraient; ces arbres étaient à leur tour mis en relief par des torches que lis indigènes tenaient en main. L'effet était étrange.

Une galerie, éclairée de bougies et de lanternes, nous conduisit à, une vaste rotonde dont les murs étaient garnis de feuillage et tout illuminés. Au centre était dressée une table garnie de fruits et de confitures du pays, autour de laquelle étaient assises les dames russes.
La rotonde où nous étions constituait la mosquée principale; des deux côtés, trois autres rotondes de moins en moins élevées formaient comme deux longues galeries au fond desquelles et dans la pénombre se détachaient une foule d'hommes au visage bronzé, à la barbe noire, que la blancheur de leur turban faisait encore ressortir; leurs khalats de toutes couleurs paraissaient encore plus beaux la lumière et par la diversité de leurs nuances sur lesquelles se détachait crûment le costume blanc à boutons d'or des officiers russes.
Tout le monde causait, se promenait pèle-mêle. Un habitant de Fân (vallée supérieure du Zérafchân), qui savait que mon mari était allé dans les montagnes, demanda à m'être présenté.
On me conduisit voir la danse des indigènes. Autour d'un immense tapis (luxe du pays), dix indigènes, assis à la turque, tenaient entre leurs mains des instruments de musique, six tambourins, deux sortes de flûtes, deux autres espèces de tambourins. Au signal donné, ils partirent tous ensemble et, pendant une demi-heure, exécutèrent à peu près la même note; impossible de démêler une mélodie quelconque. Pendant ce bruit musical, deux hommes se placèrent sur le tapis en face l'un de l'autre et commencèrent à faire. quelques pas modulés avec des castagnettes; un troisième se mêla bientôt à eux.

1. Espèce d'orme, Ulmus pumila, campestris?

  Au bout de cinq minutes, six beaux jeunes gens, des batchas, exercés au métier de danseur, se levèrent et se mirent à danser; les plus petits faisaient des cabrioles sans rompre la mesure, les autres tournaient et retournaient en se prenant de temps en temps une de leurs tresses de cheveux qui pendaient très-long derrière. Enfin, deux hommes avec des assiettes en métal au bout d'un bâton jonglèrent avec l'adresse merveilleuse des acrobates de nos foires et de nos cirques. Cette danse, je dois le dire, n'a rien de particulier, ni surtout de gracieux, mais les indigènes paraissent s'en délecter. Les musiciens s'échauffaient tellement que les joues des flûtistes semblaient prêtes à éclater et que les autres exécutants animaient les danseurs autant de leurs gestes que de leur musique. En levant la tête, je vis le toit de la mosquée garni de curieux.

J'aperçus aussi quelques femmes turcomanes (me dit-on) qui, visage découvert, assistaient à ce spectacle. Je me promenai ensuite dans les jardins, dont les allées étaient couvertes de tapis et éclairées par des lanternes vénitiennes. Quelques indigènes indolents étaient couchés ou assis sous les ombrages; pour eux, la terre est un sommier moelleux qui leur sert à la fois de siège et de lit; un tapis dessus, et tout est dit. On servit une collation. On offrait comme rafraîchissement aux indigènes des glaces faites avec de la neige et du miel; la même cuiller leur servait à puiser dans les soucoupes.

Quelques instants après on apporta le souper, qui se résumait dans un pilao (riz et mouton), plat sacramentel des Orientaux. Avec cette insouciance et ce laisser-aller des moeurs primitives, quoique assis sur des chaises et autour d'une table européenne, ils mangèrent tous dans le même plat avec leurs doigts pour tout ustensile.

Après avoir regardé les convives sans velléité de partager leur repas et admiré deux anciens begs, je me retirai sur les deux heures du matin.

XII Retour d'excursion. Pont bâti par une femme sur le Zérafchân. Ouroumitane. Le kâzi. Wachân. Le pied d'un saint. Montagnards.

A trois heures, mon mari rentrait, après avoir passé dix jours dans les montagnes, ravi du spectacle qui s'était déroulé à ses yeux. Ces messieurs étaient partis à cheval, comme il avait été convenu le samedi, avec M. Mirzki, quatre cosaques, cinq ou six indigènes, un interprète et des guides. Jusqu'à Ichist, le chemin est assez praticable pour des cavaliers. Ils avaient franchi le Zérafchân au moyen d'un pont double, le premier en bois, le second en pierre. Ce dernier a été construit par une femme, et on a placé dessus, dans un roc taillé à cet effet, une plaque commémorative avec cette inscription

« Ce pont a été bâti en 1233 de l'hégire par la femme Charifa Avoushaïef. Il s'est trouvé une femme qui était meilleure que les hommes et fit construire ce pont pour faciliter les communications. Les hommes n'y auraient pas pensé, etc., etc. »

Ces messieurs passèrent la nuit à Ichist; ils y trouvèrent les maisons construites en pierres selon le type usité en plaine. Le lendemain, ils partirent pour Ouroumitane, le pays des Falgars.

La route est très-difficile; ces messieurs furent obligés de faire l'ascension d'une montagne, entre autres si raide, que les indigènes disent qu'on doit avoir la conscience nette pour s'y engager. Il fallait encore passer sur des chemins qu'on appelle corniches, ayant à peine une archine de large (71 centimètres) et qui sont bordés par d'effroyables précipices. Il y a aussi des passages appelés balcons; ce sont des chemins que les indigènes ont construits à l'aide de terre et de branchages pour élargir le sentier de la montagne dans des passages si étroits qu'il devenait impossible d'y mettre le pied.

Au fond, le Zérafchàn roule ses eaux avec un bruit affreux qui ajoute encore à l'horreur du spectacle. Cependant l'œil est en extase le versant scptentrional de ces immenses montagnes est planté de genévriers qui atteignent parfois la grosseur d'un chêne; le versant sud, au contraire, est d'une aridité et d'une nudité à faire frémir. Si le cheval fait un faux pas, rien ne peut le retenir; l'oeil mesure à une profondeur indéfinie ce fleuve qui pourrait être un tombeau. Les ponts sur lesquels on passe, longs d'à peu près six à dix mètres et larges de quatre-vingts centimètres, sans garde-fous, sont faits pour vous donner le vertige; ajoutez qu'ils balancent sous les pas du cavalier , et que les poutres sont assez distantes pour que le pied d'un cheval y puisse trouver le vide. Ces nobles bêtes ont tellement le sentiment de leur danger qu'on est stupéfait de la précaution avec laquelle elles marchent sur ces routes, pourtant assez bien entretenues, dit-on! Ce n'était pas le cas de s'écrier comme Philinte a La chute en est jolie, amoureuse, adorable! » Toute la journée ils marchèrent ainsi et arrivèrent le soir à Ouroumitane, petit village dont la situation est très-pittoresque, ce dont je ne doute nullement avec un pareil cadre. Ouroumitane est situé à quatre mille trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer. On y voit les restes d'anciennes fortifications devenues aujourd'hui l'habitation du kâzi (juge indigène) du district. Le kâzi décide les procès des particuliers, il juge des délits et des crimes d'après la loi islamique. Cette loi est écrite en arabe, et le juge en est à la fois le traducteur et l'interprète. Les kâzis sont ordinairement élus par le suffrage. Le lendemain, ces messieurs se rendirent, par un chemin encore plus difficile, à Wachân, village au pied de la montagne du même nom, dont les cimes neigeuses s'élèvent jusqu'à une hauteur de onze mille pieds anglais. Mon mari fut le premier Européen qui visita ce village. Ces messieurs passèrent devant une mosquée cachée par un bouquet de verdure et érigée en l'honneur du saint Khodja-Moullah ; M. de Ujfalvy put emporter une pierre très-curieuse où, selon la légende, s'est appuyé le pied du saint; cette pierre porte, en effet, l'empreinte d'un pied.

Les habitants de ces montagnes sont généralement honnêtes et bons cultivateurs; la moindre petite partie de terre labourable est ensemencée par eux, et cela à de telles hauteurs qu'on se demande comment l'homme peut y atteindre. Ce sont d'ordinaire de grands et beaux hommes, aux traits fins et réguliers, à la barbe abondante; ils. parlent un dialecte persan qu'ils comprennent tous, à l'exception des montagnards de la vallée du Iagnaube; ils se marient entre eux, car leurs vallées inaccessibles ne sont pas faites pour y conduire les autres femmes; par cela même leur race s'est conservée beaucoup plus pure que celle des Tadjiks de la plaine. Ils n'ont généralement qu'une femme ils peuvent pourtant en avoir plusieurs, selon la loi de Mahomet. Leurs villages sont entourés de vergers dont ils sèchent les fruits; ils en mangent énormément et en font aussi le commerce; ils boivent du lait caillé mélangé d'eau et qu'ils appellent aïran [ayran]. Leur industrie est très-restreinte; ils fabriquent de la toile et une espèce de drap où ils taillent des chemises et des khalats d'hiver. Leur khalat d'été est fait d'une toile rayée. Ils possèdent à Soudjana, près de Pend je ken d, quelques filatures qui occupent beaucoup d'ouvriers. Comme arme ils ont un fusil qui ressemble à celui des Kirghises que nous avons vus dans les steppes. Lorsque mon mari voulut les mensurer, on fut obligé de les pourchasser, car ils croyaient à un recrutement forcé. Le kâzi parvint à faire entendre raison aux vieillards; mais, pour les jeunes, il dut les poursuivre à quatre pattes et les amener de force; cette sorte de chasse à l'homme ne manquait pas d'originalité.

Batchas (danseurs). Dessin de E. Ronjat, d'après une photographie. 
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