III DE KAZALINSK A TURKESTAN. Kazalinsk. Le Syr-Daria - Ruines - Une kibitka - Intérieur kirghise - Mœurs - En route sur un fleuve glacé - Cimetières - Perofski - Tigres et faisans - Lait jaune - Inondations - Turkestan - La mosquée Hazret - Le bazar.
Un petit fortin, posté en éclaireur pour un corps d'armée, et d'énormes moulins à vent qui tournaient à cœur joie nous annoncèrent l'approche de Kazalinsk. Les premières maisons que nous apercevons sont gentilles et attestent un certain bien-être; elles sont ornées de petites terrasses travaillées à jour. Une maison nous fut offerte avec une bonne grâce charmante. Le major du district, d'origine française, mais qui ne parlait pas un mot de notre langue, mit (par l'entremise de son interprète) à notre disposition sa voiture et un soldat.
Nous en profitâmes pour parcourir la ville et admirer le Syr-Daria dont la glace brillait comme un miroir. La ville, quoique forteresse, ressemble un peu à un de nos grands villages; les maisons sont toutes en briques séchées au soleil; quelques-unes possèdent des jardins, si l'on peut appeler ainsi des groupes d'arbres ressemblant à des manches à balai; les rues sont malpropres, sans trottoirs, bien entendu et la voirie y est abandonnée aux caprices du temps. Il y a un seul joli monument, le Club, en style oriental. Après avoir,franchi le Syr-Daria sur la glace, nous arrivons en vue d'un vaste emplacement jonché de briques; ce sont les ruines de Djanekend, situées à trente-huit kilomètres de Kazalinsk.
A ce moment un kirghise à cheval vint à notre rencontre et nous pria de visiter sa kibitka. On sait que la kibitka est une tente de feutre qui a pour carcasse un treillage de bois cylindrique formant au sommet un dôme un peu aplati et percé d'un trou pour laisser passer la fumée. Le feutre qui enveloppe cette sorte de tonnelle préserve du froid, de la chaleur, de la pluie et de la neige.
La kibitka où nous entrâmes était très-propre et très-grande; de beaux tapis couvraient le sol; pour meubles il y avait des coffrets incrustés d'argent; de chaises, il n'en était pas question, puisque les musulmans s'asseyent à la façon des tailleurs. Nous n'y trouvâmes qu'une jeune femme avec sa mère, mais son seigneur et maître se proposait d'en prendre une autre. Mon mari lui ayant fait observer qu'il pouvait bien se contenter de celle qu'il avait, il répondit qu'il aurait une autre femme au printemps prochain, et une autre femme au printemps d'ensuite. Question de printemps, paraît-il. Pourtant la jeune femme du printemps dernier était charmante et surtout très propre ; elle nous montra son fils qu'elle nourrissait tout en se préoccupant de lui rabattre les oreilles pour le mettre à la mode du pays. Cette opération est justifiée par la croyance que l'ouïe en devient plus subtile.
Ce chef kirghise nous offrit le thé, qu'on nous servit dans deux bols accompagnés de deux cuillers présentées sur un coffret en métal avec une espèce de petite serviette; les autres personnes burent leur thé dans des bols et sans cuiller la femme seule ne prit rien.
Pendant que nous nous désaltérions, l'enfant vint à crier; la mère, le prenant d'une main par une jambe, le tint au-dessus d'un seau d'eau et, de l'autre main, versa sur le pauvre petit de l'eau toute froide; elle le remit ensuite dans le berceau, l'enfant avait cessé de pleurer.
Chez les Kirghises nomades, les femmes font tout, soignent même les chevaux; les hommes restent absolument oisifs. Véritable politique d'équilibre; de cette manière le ménage va toujours bien; une dispute est-elle possible quand l'un a tous les droits, l'autre tous les devoirs? Chez les Sartes (habitants des villes de l'Asie centrale) c'est tout le contraire, les femmes ne s'occupent que de leur toilette, ne s'abaissent pas aux soins du ménage, qu'elles abandonnent à leurs serviteurs; le mari n'est que le serviteur en chef, il tient le balai, brode et coud.
Les Kirghises riches se distinguent assez, au point de vue du costume du moins, des Kirghises pauvres. Ils sont aussi plus propres et plus soignés dans leur toilette.
Le gouvernement a eu soin d'abolir les bamanta, (guerre qui éclatait à chaque moment entre les familles d'une même tribu), et d'imposer la vaccination pour mettre fin aux cruelles épidémies de petite vérole qui décimaient chaque année ces nomades. Depuis cette double mesure la population augmente, mais aussi la misère. L'élevage ne suffit plus à leur existence, et de nombreuses familles sont obligées de s'adonner à l'agriculture pour pouvoir subsister. Il se produit donc le curieux spectacle d'un peuple chez lequel l'état d'agriculteur est un signe de misère et de décadence. Le Kirghise est né nomade, il l'a été depuis les temps les plus reculés, quand Rubrequis et Plan Carpin ont visité ce pays; en se faisant agriculteur et sédentaire il se transforme, il est sarte. Au lieu de monter dans l'échelle de la civilisation humaine, il descend, il perd sa franchise et son honnêteté et il devient rapidement lâche, cruel et dissimulé, défauts qui caractérisent la population sédentaire et agricole de l'Asie centrale.
Il fallait prendre congé de nos hôtes, dont l'hospitalité toute kirghise nous enchanta; elle était faite avec tant de bonne grâce, malgré le calme et la froideur inséparables du caractère musulman, que nous aurions-été mal venus de nous en plaindre.
En sortant de Kazalinsk nous suivîmes le cours du Syr, ravissant d'un bout à l'autre avec ses nombreuses petites îles et ses pittoresques kibitkas. Nous fîmes toute une étape sur le fleuve gelé, où notre voiture roulait admirablement.
Le fleuve est quelquefois si large qu'on en discerne à peine à la fois les deux rives. Des troupeaux paissent çà et là, et mangent les racines qui sont restées dans la terre.
Les stations sont meilleures, et, quoique bâties en terre, elles ont au moins deux chambres pour recevoir les voyageurs; les portes et les fenêtres sont ornées de rideaux; des divans en terre sont appuyés au mur et offrent un lit supportable quand ils sont doublés de matelas; je me hâte d'ajouter qu'il ne faut pas être douillette. Nous avons quelquefois du lait et des œufs. De droite et de gauche nous apercevons des cimetières assez curieux. Ils ne sont pas fermés; les tombes des riches ont une espèce de portique carré avec une entrée au milieu; elles sont plus ou moins grandes, plus ou moins travaillées, mais toutes en terre séchée au soleil. Dans l'un de ces cimetières, les portiques supérieurs étaient travaillés à jour avec des colonnades, témoignage du goût architectural de ces peuples.
Avant d'arriver à Perofski, petite ville dans le genre de Kazalinsk, le paysage s'égaya de plus en plus. Nous rencontrâmes quantité de Kirghises nomades, les femmes avec leurs enfants et les hommes montés sur leurs chameaux attachés les uns aux autres par les naseaux, celui de derrière chargé de la kibitka, cette maison portative de la famille. Les femmes marchaient à pied et conduisaient les bètes, tandis que leurs maris se prélassaient à cheval.
Nous avons été obligés de quitter le Syr-Daria pour contourner un marécage qui va depuis le fort Karmaktchi jusqu'à Perofski et qu'on appelle Bakali-kapa. Au milieu de ces marécages nous rencontrâmes un homme qui travaillait la terre; c'était le premier depuis que nous étions sortis d'Orenbourg.
A notre départ de Perofski, on nous raconta qu'à trente verstes de la ville on avait tué trois tigres dans la semaine. Le gouvernement russe donne vingt roubles par corps d'animal, laissant aux chasseurs la peau, qu'ils vendent dix roubles. Ce n'est pas cher pour une peau de tigre, car ces dix roubles, au cours du jour, n'équivalent qu'à vingt-cinq ou trente francs. Nous n'aperçûmes aucun de ces félins. En compensation, nous admirâmes nombre de beaux faisans. A une station, je bus pour la première fois un lait jaune clair, nuance produite sans doute par les herbes que les bestiaux mangent dans ces contrées. Cependant nous avancions cahin-caha d'une station à l'autre, lorsqu'il nous fallut compter avec les inondations. Un starosta nous prévint qu'à vingt verstes environ il y avait tant d'eau qu'il faudrait envoyer un de nos yemchiks à la prochaine station pour y chercher du renfort.
En effet, au bout d'un ravin qu'on avait pavé de bois et de paille, nous nous trouvâmes en face d'un lac improvisé. Après avoir tenté de le traverser, il nous fallut nous arrêter, et attendre jusqu'à une heure avancée du soir que l'on vint de notre dernière station avec des chevaux pour nous tirer de ce mauvais pas. Ce jour-là et le lendemain, nous passâmes devant plusieurs forteresses anciennes en terre, Séna-Kourgane, Yani-Kourgane, Saourane. Près de ces dernières ruines nous eûmes la malchance d'avoir à traverser une rivière à onze heures du soir, au mois de mars, à vingt kilomètres de la station. Enfin nous approchions de Turkestan. Le temps était superbe, nous pouvions admirer la belle montagne du Kara-taou avec ses pics couverts de neige. L'effet était vraiment merveilleux et nous dédommageait un peu de l'aspect monotone de ces éternelles steppes que nous avions retrouvées depuis Yani-Kourgane. Mais l'aspect de celles-ci était bien différent, on commençait à les voir verdir, et cette première végétation fut saluée par nous avec bonheur. Il y avait encore une rivière à traverser avant d'atteindre Turkestan. Nous y trouvâmes une foule de chameaux qui faisaient partie d'une immense caravane; des hommes nus jusqu'à la ceinture étaient dans l'eau, les excitant par leurs cris à traverser. Malgré leur haute taille, ces animaux en avaient jusqu'au poitrail. D'autres hommes nous firent monter sur une de ces énormes charrettes qu'on appelle arba; nos bagages y prirent ensuite place, et nous descendîmes la berge où un cavalier nous précéda dans la rivière pour nous secourir au besoin.
La merveille de Turkestan est la mosquée appelée Hazret : c'est une colossale basilique voûtée que flanquent deux superbes tours carrées. Quel effet cela devait produire quand tout était couvert de briques émaillées aux mille couleurs scintillant au soleil et dont les reflets entouraient cet ensemble d'une auréole brillante
Aujourd'hui, hélas! ces briques ont disparu en grande partie; il n'en reste que ce qu'il faut pour témoigner de la splendeur d'autrefois.
Nous entrâmes par une porte relativement petite si on la compare à l'immensité de l'édifice. Des mollahs de tout âge et des enfants étaient rangés des deux côtés de l'entrée. L'intérieur est, dans son genre, aussi beau que l'extérieur; c'est une grande salle carrée, surmontée d'une voûte sublime, découpée en cellules ornementées. L'architecture de la voûte, laissant filtrer de minces filets de lumière, est d'une harmonie de lignes remarquable. L'architecte de ce monument était à la fois un homme de génie et un homme de goût. Les grandes lignes sont d'une hardiesse inouïe, et les détails aussi sont traités avec une scrupuleuse attention. Au milieu de cette salle se dresse un énorme chaudron, destiné jadis par quelque fondation pieuse à préparer le repas des pèlerins. Devant cet appareil culinaire, du côté de la porte d'entrée, nous remarquons deux grands chandeliers de bronze. Le métal est ouvragé avec beaucoup d'art; on voit encore les traces d'une couche d'émail qui a dû certainement rehausser l'éclat de ces objets. C'est devant eux aujourd'hui que les Kirghises privés d'enfants sacrifient des moutons pour obtenir la perpétuation de leur famille.
Au fond de la salle nous apercevons une porte en bois sculpté; la sculpture est un vrai chef-d'œuvre, ainsi que la fermeture en métal ouvragé et émaillé. Cette porte conduit à une espèce de nef où repose le saint de l'endroit, Hazret ou Djassavi, au-dessus des cendres duquel Tamerlan avait fait élever en 1404, par un nommé Khodja-Houssein, natif de Chiraz en Perse, cette grande mosquée. Dans plusieurs petites pièces se dressent des pierres tombales recouvertes d'inscriptions; beaucoup sont sculptées avec un certain goût; la plus belle recouvre les restes d'un sultan kirghise. A côté s'élèvent des tumuli plus simples, et plus loin de petits amas de sable plantés de plumes. Aujourd'hui il faudrait des millions pour restaurer ce beau monüment; le moment n'est pas éloigné où il ne se survivra plus que dans un amas de ruines informes.
Tout près de la grande mosquée s'élève une mosquée plus petite consacrée à une des filles de Tamerlan c'est encore un élégant édifice recouvert aussi de belles briques en couleur.
1. Au moment où l'on commence à imprimer ces pages, nous recevons deux photographies qui représentent la mosquée Hazret nous en publierons les gravures dans une de nos prochaines livraisons.
Le bazar de Turkestan est bien fourni en objets du pays; nous achetâmes quelques curiosités, entre autres une couverture de cheval brodée au point de chaînette; les couleurs, quoique vives, sont harmonisées avec infiniment de goût.
Cet ornement recouvre le cheval de la fiancée kirghise lorsqu'elle se rend à la kibitka de son mari.