CHAPITRE XII Visite à Kadi-Keuï (Chalcédoine). - Les mendiants. - Le Pont de Stamboul. - La grande rue de Galata. - Les chaises à porteurs. - La fontaine de Top-Hané. - Les menus de la table d'hôte à l'Hôtel de Bysance. - Fayk-Bey.
Impossible de faire deux pas hors de l'hôtel, sans se heurter à des marchands ambulants, qui veulent absolument vous vendre, et vous vendre fort cher, des cravates soutachées, des vestes brodées dans le goût de celles que portent les femmes à l'intérieur des harems, des corsages en soie de Brousse, et des petits tapis avec le tourah du Sultan.
A propos de Brousse, je m'informe, avant déjeuner, de la route et des moyens de transport qu'il faut prendre pour aller voir cette ville. Mais on me détourne de ce petit voyage, qui est fort pénible et paraît-il, peu intéressant.
Le déjeuner de l'hôtel ne brille pas par la variété. de ses menus. Tous les matins, on nous sert le même potage, le même beefsteak et le même thé russe. Ce sont des domestiques mâles qui font le service, à table et dans les chambres. A Constantinople, il n'y a que le Sultan qui soit servi par les femmes de son harem.
Nous avons, parmi nos compagnons ordinaires de table, deux compatriotes marchands de vin, un Champenois et un Bordelais, qui passent leur temps à se renvoyer de grosses farces plus ou moins piquantes.
Le Champenois prétend qu'il est parvenu par son éloquence à faire prendre lui-même la marque de sa maison jusque dans la Mecque.
- Alors, répond l'autre bon apôtre, pourquoi ne mettez-vous pas sur vos étiquettes : fournisseur du tombeau de Mahomet?
Les autres convives d'importance se composent surtout d'un officier prussien, qui sable le champagne avec un calme et une dignité remarquables, et du ministre plénipotentiaire de je ne sais quelle république américaine, qui ne se refuse rien et jouit à l'hôtel d'une considération en rapport avec sa dépense.
Le café expédié, nous nous remettons derechef entre les mains d'Emmanuel, que nous avons repris à notre service. Il a réussi à se procurer, Dieu sait au prix de quelles démarches, dit-il, un firman pour visiter Sainte-Sophie. Décidément, malgré notre première rupture, Emmanuel est un homme précieux, mais quelque peu coûteux aussi, car le fameux firman nous coûte un joli bagchich de 35 francs !
[Visite à Kadi-Keuï (Chalcédoine)]
Cette après-midi, nous avons résolu d'aller à Kadi-Keuï, l'antique Chalcédoine, où nous avons un excellent ami, M. Oliva, un Arménien, rencontré sur le Vulcain, qui a promis à Mme Larrey et à ma femme de leur montrer l'installation de sa maison.
Nous nous embarquons dans deux caïques, qui filent de conserve à travers le Bosphore. Nous laissons en arrière la Pointe du Sérail, avec sa petite porte toute simple, que flanquent seulement deux colonnes doriques de chaque côté; et nous longeons Scutari, jusqu'à la caserne de Sélimiéh, qui s'élève à son extrémité.
Notre caïque a une physionomie toute particulière, avec son numéro turc à l'arrière, sa surface extérieure toute graisseuse et ses planches cannelées et vernissées à l'intérieur. Il va avec une rapidité merveilleuse, poussé par le courant qui vient de la Mer Noire. Seulement, il ne faut pas risquer le moindre mouvement pour regarder derrière soi s'éloigner le vieux Stamboul, sous peine de faire un saut de carpe, un saut de marsouin, veux-je dire, car il n'y a pas de carpes dans le Bosphore.
Quant à notre caïdji, il est superbe à voir, avec son teint hâlé par le soleil et la brise de mer, et ses grosses moustaches qui ressortent crument sur ses joues couleur de bistre. Sa poitrine vigoureuse, que l'on aperçoit à travers le devant de sa chemise, apparaît marquée d'un large triangle brun découpé par les rayons du soleil. Quant à la barbe, il paraît que cet ornement viril est incompatible avec la chaleur et la transpiration.
Ce caïdji est un homme terrible. Ne s'avise-t-il pas de vouloir forcer notre guide à croiser les jambes à la turque ? Or, celui-ci est arménien et ne veut pas entendre parler d'une pareille posture. D'où une dispute qui menace de s'éterniser. Un peu plus et nous restions en panne au beau milieu du Bosphore.
Le mont Olympe dresse, au loin, son noble front couvert de neige ; devant nous, les deux pics des Iles des Princes et, sur notre gauche, le cimetière des Anglais, avec son rideau de cyprès.
Le caïque croise un alamana turc, aux voiles triangulaires gonflées par le vent, à la proue élégamment relevée. Il court des bordées, pour entrer dans la Corne d'Or.
Avant d'arriver à Kadi-Keuï [Kadiköy], que l'on aperçoit de loin avec ses bastides, ses moucharabis, son minaret, on longe un rocher dont la pointe vient mourir à fleur d'eau. Un poteau indicateur ne serait peut-être pas de trop en cet endroit; mais, dans le pays du fatalisme, on ne s'arrête pas à ces bagatelles !
Kadi-Keuï ! Quel calme ! Quelle tranquillité ! L'Évian du Bosphore !
Maintenant, il s'agit de découvrir le domicile de notre ami, M. Oliva. Ce n'est pas une petite affaire : à toutes nos questions, les indigènes de l'endroit répondent par des gestes ahuris. Enfin, à force de chercher, près de la Poste, dont les boîtes portent les éternelles demi-lunes de l'Islam, nous arrivons à une maison, qui ressemble à toutes les maisons turques.
C'est bien là qu'habite M. Oliva. Seulement, il n'est pas chez lui, il est à la fête de Scutari. Il nous attendait hier, assure-t-on. Nous laissons des cartes et allons flâner à l'aventure dans le village. Que de mendiants, bone Deus ! Appuyée contre un mur, une femme soigneusement voilée psalmodie, je ne sais quel chant funèbre, qui rappelle vaguement le Kyrie eleison : quelques piastres tombent des mains de ces dames dans celles de la mendiante, et, en levant les yeux, nous apercevons des têtes curieuses derrière les moucharabis.
[Les mendiants]
A deux pas plus loin, une autre femme, très âgée celle-là, demande également la charité, en appelant les bénédictions du Seigneur sur les généreux passants.
Après celle-là, il en vient encore une autre, puis une quatrième. Des coffres immenses remplis de menue monnaie ne suffiraient pas à satisfaire toutes ces quémandeuses.
Le café Bellevue (décidément, il y a des Bellevue partout, à Kadi-Keuï comme en Suisse) où nous nous réfugions, est digne de son nom. Il possède une magnifique terrasse, ombragée de beaux arbres, d'acacias et de marronniers, qui donne directement sur le Bosphore, à cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. On jouit de là d'un panorama splendide sur Stamboul, les minarets de Sainte-Sophie et d'Achmet II, la Colonne brûlée, le Sérail, la colonne de Théodose, la tour de Galata, et sur la mer bleue que sillonnent des voiles blanches jusqu'à la Pointe du Sérail.
On nous sert, aux sons d'un orchestre spécialement destiné à charmer les oreilles des consommateurs, de l'excellent café à la turque, c'est-à-dire moitié solide et moitié liquide, et quelques verres de sirop de cerise.
Nous revenons par le bateau à vapeur qui fait le service entre Kadi-Keuï et l'échelle de Top-Hané. Sur le pont se presse une foule compacte coiffée de fez, au milieu desquels se perdent nos chapeaux de feutre. Des Grecs égrènent tranquillement leurs chapelets de perles noires et rouges, en os, en buis ou en cuivre; c'est chez eux, paraît-il, une habitude profondément enracinée d'occuper ainsi leurs doigts. Riches et pauvres ne l'oublient ni ne la négligent, en quelque circonstance que ce soit. Tout à côté, un derviche, coiffé d'un haut chapeau noir en forme de manchon et vêtu d'un caftan couleur café au lait; il a la barbe rasée et tient un parapluie entre ses jambes. Enfin, quelques touristes qui reviennent du Caire avec la coiffure traditionnelle, entourée d'une pièce de mousseline qui pend derrière pour protéger le cou. Voici encore deux prêtres catholiques dont le costume est très différent; l'un est Français et porte la soutane et le chapeau noir; l'autre, Égyptien, porte un manteau noir légèrement brodé d'or avec un bonnet de feutre gris, entouré d'un turban de mousseline.
Autre contraste, d'ordre naturaliste : au beau milieu du Bosphore, un lourd bateau vide dans les eaux limpides et brillantes les immondices de la ville.
Le cimetière anglais de Scutari passe à l'horizon, avec son obélisque. Il date de la guerre de Crimée. Avant d'aller mettre le siège devant Sébastopol, les Français séjournèrent quelque temps à Gallipoli, et les Anglais à Scutari. Le choléra s'étant mis de la partie, bon nombre des alliés laissèrent leurs os sur la rive inhospitalière.
[Le Pont de Stamboul]
Nous filons en droite ligne sur le pont de Stamboul, où nous abordons bientôt au milieu d'une populace des plus disparates. Quelques marchands d'eau appellent les clients en choquant deux verres l'un contre l'autre, tandis qu'une barrique entourée de branchages gît à leurs pieds. Près d'eux,se tiennent des Circassiens aux regards hautains, à la contenance dédaigneuse, comme si la traite des blanches était l'un des plus nobles métiers du monde.
[La grande rue de Galata - Les chaises à porteurs]
Voici, dans la grande rue de Galata, des chaises à porteurs qui se croisent en grand nombre. Constantinople est le dernier refuge de la chaise à porteurs. Les dames turques, habituées aux moëlleux tapis des harems, affectionnent cet agréable mode de locomotion, qui leur évite l'excessive fatigue de la marche sur les cailloux pointus, dont les rues sont immanquablement pavées. Aussi engagerai-je vivement ceux qui auraient de jolies chaises à porteurs à vendre, fussent-elles du temps de Louis XIV, à les envoyer ici; elles ne manqueront certainement pas d'acquéreurs.
Ah! par exemple, ceci est curieux. Le Saint Sacrement qui passe avec la croix, les livres saints, les encensoirs, et l'eau bénite, dont tous les passants reçoivent à la volée quelques gouttes; puis, par derrière, des enfants qui demandent l'aumône, un plateau ou une sacoche à la main !
- Je suis Grec aussi, Monsieur, me dit Emmanuel, mais ces gens-là me font rougir ! C'est soi-disant au bénéfice des églises qu'ils quêtent ainsi par les rues, revêtus d'habits sacerdotaux empruntés pour la circonstance ; mais, en réalité, ce sont les cafés, et non les pauvres, qui profitent de la majeure partie de la recette.
Il y a de tout dans cette rue de Galata; des orgues de Barbarie et des pianos mécaniques, des Croates en culotte collante et veste de flanelle blanche soutachée de noir, voire même des Turcs en costume tout chamarré, avec un turban au centre duquel se trouve une sorte de cadran doré. Sont-ce des lettres ? Sont-ce des heures? ou bien est-ce une réclame ambulante, comme les Sandwichs des boulevards de Paris ?
Les magasins, qui bordent la chaussée de chaque côté, ne sont pas moins curieux, depuis les boucheries, enguirlandées de fleurs en l'honneur de la fête du jour, jusqu'aux herboristeries, dont les étalages sont remplis de bocaux étincelants.
Chez un marchand de chaussures, Larrey fait l'acquisition d'une paire de babouches rouges, afin de pouvoir entrer dans les mosquées sans transgresser la loi de Mahomet.
Arrive une victoria, au grand trot de deux chevaux gris pommelé, avec des harnais rouge et or. C'est la voiture des fils du Sultan. Elle est escortée par deux capitaines, quelques soldats, et une interminable file de domestiques à cheval, échelonnés de dix en dix pas, sur une longueur de plus d'un kilomètre.
A la porte du Ministère de l'Artillerie, deux factionnaires montent la garde, immobiles comme des soldats de plomb sur les plates-formes où ils se tiennent juchés.
[La fontaine de Top-Hané]
Sur la place de Top-Hané, les trottoirs des cafés sont envahis par des tabourets tressés de paille. Les consommateurs, hommes et femmes, fument tous un grand narghilé, dont le fourneau est coiffé de son couvercle de cuivre, afin que le vent ne prenne pas sa part du latakié. Il y en a plus de trois cents assis côte à côte en rangs d'oignons, encombrant le passage, et gravement occupés à lancer des bouffées de fumée en regardant les passants d'un air hébété. Est-ce amour du tabac, ou pur fatalisme turc ? L'un et l'autre probablement. En dehors du glouglou des narghilés, le seul bruit que l'on entende sur cette place est le cri des marchands de châtaignes :
« On para eli drachma ' !» (Un para, les cinquante drachmes!)
C'est sur cette place, en face de la mosquée de Mahmoud-Djamissi, que se trouve la jolie fontaine de Top-Hané. Elle est du style arabe le plus pur, et décorée, sur ses quatre faces, de motifs d'ornements d'une délicatesse inouie, qui s'entrelacent avec des sentences du Coran. Ces décorations étaient encadrées naguère de filets d'or, suivant l'usage de l'époque, comme on peut s'en convaincre aujourd'hui encore à Brousse et à Damas.
Dans la rue de Ieni Tcharchi, passe une bande de Grecs légèrement gris - rien du miel de l'Hymette ! - Précédés par des violons, ils descendent en chantant et embrassent sur la bouche tous ceux de leurs coreligionnaires qu'ils rencontrent en chemin.
Dans les ruisseaux, au milieu même de la chaussée, des chiens dorment repliés sur eux-mêmes, la tête posée sur la queue. Il paraît que, certain jour, on eut l'idée de ramasser tous les chiens que l'on trouva dans les rues, et de les expédier aux Iles des Princes. La nuit suivante, les lamentations des exilés arrivèrent jusqu'à Stamboul, jetant le remords et la désolation dans l'âme des braves Turcs ; aussi se hâta-t-on de rapatrier les pauvres bêtes, d'autant que les immondices commençaient à s'accumuler à chaque carrefour dans des proportions fantastiques.
[Les menus de la table d'hôte à l'Hôtel de Bysance]
Nous rentrons à l'hôtel pour l'heure du dîner. Un triste repas, d'ailleurs, l'éternel dîner de table d'hôte, sans variété, sans surprise! Par extraordinaire, ce soir, le menu porte un plat nouveau, des Dolmas à la feuille de vigne, assez médiocrement préparés : c'est tout bonnement de la viande hachée et roulée dans une feuille de vigne. Un moyen, plus ou moins déguisé, d'écouler les vieux restes !
[Fayk-Bey]
En sortant de table, je suis averti que Fayk-Bey della Sudra nous attend de nouveau au salon. Je l'ai déjà dépeint avec ses grosses moustaches, sa figure ouverte et son œil intelligent. Le Sultan lui a donné toute sa confiance, chose d'autant plus extraordinaire qu'il est catholique. Son père était pacha; lui- même le sera quelque jour. C'est une aimable et loyale nature, un de ces amis improvisés qu'on se félicite de rencontrer sur la terre étrangère, où l'on n'a personne à qui serrer la main. Il ne sait que dire ni que faire pour nous être agréable.
« Il faut que vous veniez dîner demain à la maison, nous dit-il, je vous présenterai à ma femme et vous montrerai mes trois enfants. »
Nous acceptons à l'unanimité cette aimable proposition. Mais j'ai bien peur qu'elle ne cache une réception en règle. J'y ai été déjà pris une fois à Bordeaux, où l'on me fit rester cinq heures à table, sous couleur de me faire manger un potage aux bisques d'écrevisses.
Encore, si j'avais les capacités digestives de ce brave épicier de Nantes qui, invité à déjeuner certain jour, répondit : « A dix heures, impossible ! je déjeune chez X. .. ; mais à onze heures, si vous voulez, parfaitement! »