Extrait de Grenville-Murray (E. C.), Les Turcs chez les Turcs, 1878

CHAPITRE CINQUIEME

VIEUX TURCS

MŒURS GÉNÉRALES 

Les Turcs ont quatre jeûnes par an, et ils les observent scrupuleusement. Us prient cinq fois par jour, et commencent à l'aurore. Ils se lavent à tout instant, persuadés que ces ablutions purifient l'âme. Ils sont tenus de faire, au moins, un pèlerinage par an, à la Mecque ou à Médine ; mais ils accomplissent souvent ce pénible voyage par voie de délégation, et cette façon commode d'entendre la dévotion, est même devenue tout à fait à la mode parmi les gens de qualité. Ils ne boivent pas de vin, en public surtout et devant des bavards ; ils pratiquent la charité, notamment avec l'argent des autres.

C'est le cadi qui les marie (1). La cérémonie est courte et se réduit à quelques mots ; mais il est nécessaire que ces mots soient prononcés devant des témoins dignes de foi, ce qui n'est pas toujours facile, dans un pays où la vérité se viole aisément. De là une industrie qui fut longtemps prospère : quiconque pouvait prouver son honorabilité, comme le juge prouve sa sagesse, par l'air respectable de sa coiffure, s'établissait témoin et se faisait, ainsi, d'assez gros revenus. Malheureusement, il s'attesta tant de choses qui n'étaient jamais arrivés, que cette profession perdit bientôt tout son prestige. Elle n'est plus, maintenant, qu'un refuge pour les gentilshommes dégénérés ou ruinés, tout comme la diplomatie.

(1) Voir le chapitre consacré aux mariages.

Les Turcs peuvent avoir quatre femmes ; mais l'expérience leur ayant appris que ce personnel est cher à entretenir et difficile à gouverner, ils se contentent, le plus souvent, d'une seule compagne. Quant à celles de leurs femmes qui ne comparaissent pas devant le cadi, leur nombre dépend entièrement de la façon plus ou moins spacieuse dont ils sont installés. Les Turcs savent, de longue date, que le seul moyen de les empêcher de s'arracher les yeux, est de leur donner des appartements séparés ; et les admissions dans le harem se font, comme dans les maisons de santé, au fur et à mesure qu'un logement est vide.

La femme de harem est, du reste, souvent, une étrange créature (1) : grasse, peinte, tatouée, mal attifée. Elle passe son temps à manger des sucreries, à draper ses robes et à pincer ses esclaves ; parfois, à chanter ou à danser.

Les enfants de chaque lit sont élevés séparément : s'ils viennent à se rencontrer, ils ne manquent pas de se battre, à l'exemple de leurs mères ; aussi évite-t-on généralement de les présenter les uns aux autres. Un jeune homme qui quitte le harem, est donc parfois surpris du grand nombre de parents inconnus qu'il se découvre. Jadis, on était sûr de mériter ses bonnes grâces en le débarrassant, par n'importe quel moyen, de quelques-uns d'entre eux ; aujourd'hui, cet horrible usage a à peu près disparu.

(1) Cette règle n'est pas générale, ainsi qu'on l'aura vu dans le chapitre sur les mariages.

De belles esclaves sont en vente, tous les jours, plus ou moins ouvertement (1). La loi défend de vendre les femmes enceintes ; mais on peut trafiquer de toutes les autres, à des prix qui varient avec la saison et le nombre des demandes. Il y en a même de juives ou de chrétiennes, au service des gens de ces religions ; les musulmanes sont réservées aux mahométans. Un marchand d'esclaves est très-considéré en Turquie ; on peut l'assimiler à nos marchands de chevaux, ce qui n'est pas peu dire, aujourd'hui que cette profession est l'un des monopoles de l'aristocratie européenne.

(1) On les vendait, naguère encore, dans les bazars.

Beaucoup des usages ottomans diffèrent des nôtres. En Turquie, la place d'honneur est à gauche et non à droite. Les morts sont enterrés, sans démonstration d'aucune sorte, pendant que, chez les nations dites civilisées, c'est là l'heure choisie pour les grandes parades de famille. Les cadavres sont ensevelis, de façon à disparaître rapidement, tandis qu'ailleurs on les laisse tomber en putréfaction : ce qui est, soit dit incidemment, une étrange manière de sauvegarder la santé des vivants et de respecter les défunts. Les Turcs aiment à avoir de nombreux domestiques et quelquefois, de beaux chevaux ; mais ils sont à peu près indifférents aux vêtements et à la table. Jusqu'ici, la littérature et les beaux-arts ne leur ont pas causé de grands soucis. Ils semblent regarder la science comme inutile, et leur sagesse fait fi des motifs qui ont amené, dans d'autres pays, la création de journaux à un sou. Savoir écrire est une rareté, ou, si l'on aime mieux, une profession, pratiquée par très-peu de gens. On admet qu'il faut vingt ans de travail consciencieux pour mettre un étudiant en état de se servir du dictionnaire turc de M. Redhouse ; encore cet étudiant devrait-il être l'auteur lui-même. De fait, chaque Ottoman a un vocabulaire à lui ; durant les longues années que j'ai passées dans ce pays, je n'ai jamais rencontré deux personnes, dont l'une convînt que l'autre parlait correctement sa langue maternelle. L'imprimerie est prodigieusement en retard : à Constantinople, où  l'on compte de sept à huit cent mille habitants, en dehors des étrangers, il n'y a que deux journaux dont l'un est toujours en quête d'abonnés. Ce fait explique pourquoi les Turcs sont si mal renseignés sur les événements contemporains, et comment, parmi eux, bon nombre se figurent que l'Angleterre est une île de la mer Rouge gouvernée par un hospodar féminin, tributaire de l'empereur d'Autriche. On imaginerait difficilement une ignorance plus complète, et les faits, dont j'ai été le témoin, m'amènent à penser que la langue ottomane disparaîtra un jour. Les Grecs se refusent à l'apprendre, et l'abolition des incapacités aura bientôt placé tous les services publics entre leurs mains.

La plupart des artisans un peu marquants, en Turquie, sont des étrangers, y compris les ouvriers employés dans les docks et dans les arsenaux. Il serait difficile qu'il en fût autrement, puisque le Coran interdit la sculpture de toute image, et déclare abominables les plus belles œuvres sorties de la main de l'homme. Un gentleman turc, qui veut employer son argent d'une façon digne de lui, ne semble pas avoir d'autre ressource que de bâtir une mosquée ; néanmoins l'architecture ottomane moderne laisse beaucoup à désirer, et elle a toujours manqué de la distinction et de la grâce du style arabe.

L'histoire politique de la Turquie n'est pas précisément égayante pour un esprit sensible et humain ; ce n'est qu'une longue série d'assassinats, d'empoisonnements et de massacres, mêlés aux réflexions morales de quelque sultan sur chaque nouvelle monstruosité. Je ne regarde pourtant pas les Turcs comme un peuple cruel. Trop de pouvoir n'est bon pour personne ; les sultans ont eu trop d'autorité, et en ont abusé. Autrement, ils étaient généreux, simples, et sincères, quand leur intérêt n'était pas en jeu, ou quand leurs mauvais instincts n'étaient pas éveillés par les Grecs. Tels ils furent ; tels y sont. Je n'ai aucune raison de croire qu'ils se soient modifiés depuis que Bertezena châtia le khan de Geougen, ou que Disabul pilla les tranquilles sujets de Tibère le Byzantin. L'Europe, en revanche, s'est transformée. L'empereur d'Autriche n'est plus l'insignifiant souverain qu'il était, lorsque Jean Sobeiski délivra Vienne des hordes ottomanes, et la France a changé, depuis que Charles Martel sauva la chrétienté dans les plaines de Tours. La Russie, de son côté, n'est plus au temps où Achmet III dictait la paix à Pierre le Grand, sur les bords du Pruth. Quatre siècles d'oppression ont uni les Grecs et excité leurs nerfs. Bref, de quelque côté que se tournent les Turcs, il n'y a plus de place pour leurs conquêtes et pour leurs pillages d'autrefois, et plus d'un vieil Ottoman à barbe blanche en conclut que le monde touche à sa fin.

Les Ottomans ont un dégoût marqué pour les renégats, dégoût qui date, dans leurs légendes, du célèbre calife Omar. Un chef arabe vint un jour lui demander la permission d'abjurer la foi de l'Islam, parce qu'elle ne lui permettait pas d'épouser en même temps deux sœurs. Le calife administra, sur-le-champ, un violent coup de bâton sur la tête du solliciteur, puis le fit mettre à mort, comme apostat. Aussi les aventuriers qui cherchent en ce moment à pêcher dans les eaux troubles de la Turquie, ne gagneront-ils que le méprisa se faire turcs. J'ai vu nombre de gens de cette espèce errants dans Constantinople, hagards, râpés et méprisés. 

Un sentiment remarquable chez un peuple généralement très-brave, est son horreur du duel. Ils croient que cette façon de venger une injure est imposée aux Européens par leurs souverains, et qu'elle constitue, pour ceux-ci, un moyen de se débarrasser des personnalités gênantes. Eux, ils ont une manière commode de vider leurs querelles : à la fête du Bairam, chaque Turc est tenu de se réconcilier avec son ennemi, quitte à le détester, le lendemain, plus cordialement que jamais.

Cette haine du duel n'est pas, d'ailleurs, chez eux, affaire de timidité ou de peur ; le courage avec lequel ils affrontent la mort, ne laisse pas de doute à cet égard. Ils refusent de s'aligner en face d'un ami qui leur a marché sur le pied, simplement parce que cela est contre leurs principes ; et ils évitent, du reste, d'exposer leurs orteils à aucun choc malencontreux, en gardant la bonne habitude de croiser leurs jambes et de s'asseoir dessus, pendant que, d'autre part, l'onction qu'ils apportent dans leurs relations les préserve de se rendre coupables ou passibles d'aucune injure. On les accuse volontiers d'user du poison pour se débarrasser de leurs adversaires ; le reproche ne laisse pas que d'être fondé, mais il convient de dire qu'ils ont toujours été dépassés, dans l'art de la destruction silencieuse, par d'autres pour lesquels on est plus indulgent : les Russes et les Italiens par exemple.

Les sujets du Sultan sont fatalistes ; ils ne se contentent pas de dire que la nature relève des arrêts du] destin ; ils croient que la volonté humaine est enchaînée de la même façon, et que tous les événements qui se déroulent, étaient marqués et ordonnés à l'avance. Aussi jugent-ils superflu de s'employer à conjurer un désastre.

Les compagnies d'assurances sont inconnues chez eux ; elles y feraient l'effet d'un temple de Memnon. Le médecin est respecté ; on admet qu'il puisse calmer une souffrance, mais on ne reconnaît à personne le pouvoir d'empêcher ce qui est écrit ou mieux ce qui doit être : car, en ces temps d'auguste diplomatie, il y se une distinction à faire entre les deux. Pour ces raisons, les Turcs mettront peu d'empressement à courir au secours d'une maison en feu ; en revanche, ils échangeront des poignées de mains, le plus tranquillement du monde, avec des gens atteints de la petite vérole.

Je ne crois pas avoir rien de plus à dire des mœurs turques. Il y a, dans ce pays, d'étranges gens, Usés, cassés, malingres, rachitiques, fantasques, bizarres et le reste. On ne sait s'il faut s'irriter contre leurs gouvernants, ou se borner à en rire. Mais, ce qui est certain, c'est que l'Europe ne fait rien de ce qu'il faudrait pour les amender, et que cette attitude lui coûtera cher, un jour ou l'autre.

Il

UNE VISITE.

Je suis en visite chez un grand seigneur turc. Un appartement tout entier a été mis à ma disposition ; les domestiques de mon hôte sont à mes ordres ; d'un bout à l'autre de la maison, on s'incline devant mes moindres signes de tête. Si le lecteur s'engage à se bien conduire, je vais le faire dîner auprès de moi.

Un homme armé a tiré le rideau de ma chambre, et salue, profondément. Il vient annoncer que son maître m'attend ; et je le suis, à travers les .salles et les couloirs, le long des jardins et des terrasses, jusqu'au kiosque où le riche effendi doit recevoir ses invités. Le kiosque resplendit de l'éclat de mille lumières ; il est pavé de marbre poli, et est orné, au centre, d'une fontaine. Une petite table placée devant l’effendi porte des fruits de diverses sortes, des petits morceaux de mouton frit, très salé, du rakee et d'autres liqueurs. Ce sont là des accessoires, simplement destinés à ouvrir l'appétit, et rayés du menu, les jours où un musulman, de caractère sacré, tel que le cadij figure parmi les convives. Le dîner de ce soir ne comprendra donc que des profanes.

Mon hôte se lève en me voyant, et m'offre du rakee, préparé, ajoute-t-il d'après une recette à lui. Les autres convives arrivent peu à peu ; la réunion devient passablement bruyante. J'ai souvent remarqué qu'en Turquie, la demi-heure qui précède le dîner, est la plus animée de la journée.

Bientôt nous avons bu suffisamment ; trop même, pour quelques-uns. \J effendi fait Un geste : les hors-d'œuvre et le rakee disparaissent. Une soupe excellente ouvre le repas. On place du vin sur la table à mon intention ; mais je sais qu'il serait de mauvais goût d'y toucher, et on l'emporte. De fait, après la grande quantité de liqueurs fortes que nous avons tous absorbée, le vin paraîtrait fade. Au potage succèdent une trentaine de plats. De petites cuillers en écaille de tortue, finement travaillées, tiennent lieu de verres ; les .plats sont attaqués avec les doigts. Bien qu'on ait placé à côté de moi un couteau et une fourchette, je m'abstiens de m'en servir, par égard pour les usages du pays. L'habitude est de couvrir l'index et le médium de la main droite avec un petit morceau de pain, et de les porter à la partie du plat qu'on a choisie, sans toucher d'ailleurs, la part du voisin. Chaque mets reste sur la table, environ deux minutes, et le « booyourum » [buyrun] (1) de l'hôte, invite les convives à l'entamer. Tout est coupé en petits morceaux et excessivement cuit. Les plats, quoique nombreux, sont peu variés, et l’effendi raconte, à ce propos, l'histoire d'un Persan qui dînait un jour avec lui. Le Persan trouvant des courges dans tout ce qu'il mangeait (les courges sont très-goûtées en Turquie) —s'écria à la fin, pris de désespoir : « Qu'on me donne, au moins, un verre d'eau, qui ne contienne pas de ce maudit légume!» Au dessert, on apporte des sorbets délicieux et des melons succulents. Puis, vient le tour des pipes. Chacun s'assied alors, les jambes croisées, les pieds déchaussés, sur le sofa, et la conversation s'engage.

(1) « Avec votre permission. »

« Oui, fait un jeune bey, — répondant sans doute à une question de son voisin, — on nous permet d'épouser quatre femmes et d'avoir quarante esclaves. Nous pouvons même divorcer avec les premières, et changer les autres aussi souvent que nous voulons ; mais tout cela est dispendieux. Vous autres chrétiens, vous semblez croire que nous avons une demi-douzaine de femmes légitimes, assises ensemble à notre table ; laissez-moi vous dire une histoire. Il y avait une fois deux amis qui fréquentaient assidûment le même café, et dont l'un reprochait à l'autre d'être toujours en retard.'

« Je ne trouve jamais mes vêtements, au moment de sortir, dit le coupable.

« — Pourquoi ne prenez-vous pas une femme? demanda son compagnon.

« — J'en ai une.

« — Alors, ayez-en deux. »

Il en prit deux et quand, le lendemain, son ami le vit arriver à l'heure dite :

« Eh bien! fit-il, j'avais donc raison.

« — Pas autant que vous le croyez, répliqua l'autre. Je suis, il est vrai, plus exact aujourd'hui que de coutume ; mais cela tient seulement à ce que mes deux femmes ont fait tant de bruit toute la nuit, en se querellant l'une l'autre, qu'il ne m'est plus resté qu'à m'enfuir. »

Les divorces sont coûteux, continua le bey, et les femmes divorcées sont vues d'un mauvais œil. Nous n'avons pas de préjugés contre les veuves ; mais on leur reproche d'aimer les parallèles entre les vertus de leur ancien mari et les défauts du nouveau. Une fois même, raconte-t-on, un homme exaspéré de se voir l'objet constant de comparaisons de cette nature, se laissa aller à battre sa femme. Celle-ci fut se plaindre au cadi, qui fit comparaître les deux époux.

« En vérité, dit l'homme, je m'étonne que ma femme m'accuse ; car, s'il est vrai qu'elle ait été battue, rien ne prouve que ce soit par moi, puisque nous vivons, trois, dans la même chambre : elle, moi et son premier mari. C'est peut-être lui qui l'a frappée ; pour ma part, je n'ai rien à me reprocher.»

Le cadi, qui était un sage, comme tous les cadis des histoires turques, se tourna vers la femme et dit : « S'il en est ainsi, congédiez votre premier mari, et vous dormirez tranquille. »

« Mais comment vos jeunes gens mènent-ils leurs amourettes ? demandai-je, encouragé par le ton de la conversation.

« — De la même façon qu'ailleurs , dit mon hôte ; seulement, elles finissent parfois plus tragiquement. Un Turc qui surprend un étranger dans son harem peut en faire ce qu'il veut : la loi ne lui demandera aucun compte.

« — Et la femme?

« — Divorcée. 

« — Et cousue dans un sac?

« — Oh non!

«Quant aux autres femmes non légitimes, reprit le bey, nous en avons très-peu ; les premières nous suffisent, si elles sont riches et bien élevées, et leur rôle, dans la communauté, se rapproche beaucoup de celui des vôtres. Les Turcs seuls peuvent acheter des esclaves turques : leur prix varie de 250 à 28,000 francs : il y en a dont l'éducation est très-soignée, surtout parmi les Georgiennes.»

Des femmes, on passa aux chevaux, et l’effendi m'apprit qu'une housse en peau de léopard était regardée comme fatale aux gens en place. Si l'un d'eux a l'imprudence de se servir d'une pareille peau, il manque rarement de trouver sa démission sur sa table, en rentrant chez lui.

Le rang d'un cavalier turc se reconnaît à sa peau, à tel point que chaque grade, dans l'une ou l'autre des branches du service public, a une selle qui lui correspond. Les chevaux noirs passent pour ardents ; les chevaux blancs, pour pareseux ; les bais sont, ou très-bons ou très-mauvais. Les chevaux qui ont des poils blancs dans leurs queues, apportent avec eux le mauvais sort ; une tache blanche sur le front est un heureux présage. Le brun et le gris-fer sont les nuances recherchées, pour les bêtes d'un usage quotidien. Il n'est pas de qualité dans un cheval qui détermine un Turc à l'acheter, s'il est d'une couleur tenue pour suspecte. Comment s'étonner qu'avec de tels préjugés, la race chevaline ait dégénéré en Orient?

« Nos pachas sont déchus de leur ancienne splendeur, non-seulement au point de vue de leurs écuries, mais sous bien d'autres rapports, dit l’effendi après un silence. Je me souviens d'un certain Halil-Pacha qui vint, une fois, voir mon père. Ses malles remplissaient une pièce entière, et je ne payai pas moins de 1200 piastres aux gens qui les avaient portées à notre konack. A cette époque, pourtant, Halil était en disgrâce et passait pour pauvre. Quelque nombre d'invités qu'il eût chez lui, il ne souffrait jamais qu'on leur servît deux fois la même pipe. Nous n'avons plus maintenant de pacha comme celui-là. »

« Votre ami le calife Haroun al Raschid est célèbre dans nos légendes, dit notre amphitryon à propos d'une autre digression dont le début échappe à mes souvenirs. I « Durant une grande sécheresse, le peuple lui demanda d'intercéder auprès du Ciel, pour obtenir qu'il plût. Il promit de le faire ; puis, ayant pris un déguisement, selon son habitude, il sortit et rencontra un jardinier qui travaillait sur sa terrasse.

« Voyez, fit le calife, vos plantes se meurent, faute d'eau. Pourquoi ne les arrosez-vous pas?

« — Ignorez-vous donc, indiscret étranger, répondit l'homme, qu'avec un pareil soleil, l'eau ne servirait qu'à tuer ces fleurs?

« Alors, le calife, rentrant dans son palais, fit assembler son peuple et dit d'une voix sévère : « Si ce pauvre homme sait quand il doit arroser, comment Dieu l'ignorerait-il?

« On raconte encore que, dans sa jeunesse, il fut, une fois, chez un grand personnage pour solliciter une faveur. Le personnage était étendu sur un sofa, et des esclaves, armés d'éventails, écartaient de lui les mouches : « Si ce grand homme avec tout son pouvoir, ne peut pas se protéger tout seul contre un insecte, s'écria Haroun, comment me gardera-t-il du danger qui me menace?»

La conversation commençait à languir ; le jeune bey donna le signal du départ. Il salua rapide-. ment et s'enfuit plutôt qu'il ne sortit du kiosque, comme font tous les Turcs pour empêcher que leur hôte se tienne debout, à cause d'eux. Les autres convives se retirèrent de la même façon, un à un, et, quand je me levai à mon tour, l’effendi me reconduisit courtoisement jusqu'à ma chambre à coucher.

« Ma maison est à vous, dit-il avec son air de grand seigneur, et je vous demande comme une faveur de ne vous laisser manquer de rien. »

III 

UN VIEUX TURC 

Hadji Hassan est un vieux Turc, la joie de son voisinage. Il tient un petit café, non loin du kiosque du pacha, sur le versant d'une colline d'où l'on aperçoit la mer ; tous les grands des environs s'honorent de son amitié. Son sourire est recherché ; ses critiques font plus de tort que le déshonneur. Il patronne le monde, et le monde, ne voyant rien à lui envier, subit cette dictature avec une soumission qui, pour être atténuée par un certain dédain, n'en est pas moins respectueuse.

Hadji Hassan est de ces gens qui font les grands seigneurs avec leurs hôtes, et qui réprimeraient toute tentative de rébellion avec une implacable sévérité. Il accorde sa protection au pacha et au consul anglais ; il daigne les gratifier de petits signes de tête, mais il ne les admet pas dans son intimité : car il se souvient d'un pacha qui était plus puissant que celui-ci, et d'un consul anglais qui fut l'ami de sa jeunesse. D'ailleurs, il est pacha, consul et le reste dans son café ; et il n'aime pas la société de ceux auxquels il juge suffisant de faire des gestes d'amitié. Il est heureux de les voir assis devant son kiosque, parce que ce sont, après tout, des personnes respectables qui paient régulièrement leur écot ; mais il agite la tête quand il parle d'eux à ses voisins, en homme désenchanté de tout.

Le turban est la coiffure d'Hadji Hassan ; car il est trop indépendant pour s'être jamais plié à l'usage moderne du fez. Son grand-père, qui fut son guide, son philosophe et son ami, portait le turban.

Si la mode a changé depuis, tant pis pour la mode. Il ne s'abaisserait pas à discuter ce point avec personne ; mais il a, depuis longtemps, son opinion sur ce sujet, comme sur bien d'autres. L'esprit d'Hadji Hassan est un esprit particulier, dur, noueux, touffu, qui a mis trop de temps à se former pour qu'il soit possible de le défaire. De ci de là, ses opinions sur les événements officiels peuvent être modifiées par une remarque, indirecte, de son protégé le pacha ; mais, dans toutes les affaires privées, il se regarde comme infaillible.

Le turban du vieil Ottoman n'est pas la seule partie de sa toilette qui date des temps passés. Son aspect général est celui d'un pirate algérien du dix-huitième siècle. Il a les mêmes vêtements courts, les mêmes jambières brodées et étroites ; la même jaquette étriquée, le même couteau menaçant et dégainé à la ceinture ; le cou nu. Grand, solidement bâti, c'est un beau specimen du Turc de la basse classe. Sa fierté, sa raideur, sa résolution, sa solennité, ses prétentions à la sagesse, sont les traits caractéristiques et inséparables de sa race. Il peut être ignorant, mais il n'est jamais vulgaire ; prompt à l'action s'il est surexcité, il ne sera, jamais, ni bruyant ni bravache. Un Grec qui s'aviserait de contredire Hadji Hassan recevrait, probablement, un coup de bâton, pour apprendre à être plus respectueux envers ses supérieurs ; mais il n'y aurait, auparavant, ni querelle ni gros mot. Le vieux Turc le frapperait avec le premier objet venu, en grommelant dédaigneusement un Kalk giaoar — « Va-t'en, chien ! » [« Kalk, gavur » qui signifie en fait « va-t-en, mécréant »]— puis il reprendrait son narghileh, aussi tranquillement que s'il venait de chasser un chat dont les miaulements l'agaçaient.

Hadji Hassan n'ignore pas qu'il est un personnage privilégié, et il en profite. Il est douteux qu'il sache, même partiellement, la table de multiplication, attendu que cette étude n'était pas à la mode, de son- temps, et que ses deux immenses mains ont trop souvent tenu le mousquet, pour avoir eu le loisir de manier le crayon d'ardoise ou le pinceau du hoja (1). Mais il a l'oeil ouvert à ses moindres intérêts, et, sous peine d'encourir son déplaisir, on lui paie son café un prix exorbitant.

(1) Scribe.

« Eh bien ! » me dit Hadji Hassan, le lendemain de ma première apparition sur son domaine, « bachsheesh (1)?»

(1) Cadeau?

Je risquai une timide observation.

« Ah! » fit-il, en secouant sa vénérable barbe, pendant qu'une expression de dédain et de dégoût envahissait toute sa personne, « je crois qu'il n'y a rien à espérer de vous. »

Humilié, j'essayai de faire la paix, avec l'aide d'un cadeau et de quelques hommages ; mais il se passa du temps avant que le potentat du café voulût m'adresser la parole, et il fallut que ma soumission à ses conseils fût devenue proverbiale pour qu'il m'admît dans le petit cercle de ses courtisans. Aujourd'hui encore, je juge prudent de lui payer, de temps à autre, un tribut : il le reçoit sans jamais remercier, comme une sorte de dîme qu'il a acquis, le sabre à la main, le droit de prélever sur le genre humain.

De simples présents, toutefois, ne suffisent pas à Hadji Hassan. Il lui faut aussi des hommages et il s'indigne contre ceux qui négligent de lui en rendre : à l'exemple de Mahomet II, qui s'étonnait que Gatelusio, prince de Mitylène, ne lui eût pas baisé la main, après la prise de Constantinople. Une fois que le mauvais temps m'avait retenu chez moi toute une journée, je crus que mon vieux Turc allait me barrer le chemin, lorsqu'il m'aperçut, le lendemain, marchant, d'un pas contrit, vers son kiosque.

«A-t-il été malade? » dit-il à mon domestique, en me désignant dédaigneusement du doigt.

Hamed fit signe que non, d'un air triste : il croit à Hadji Hassan, et redoutait les conséquences de son aveu.

«Alors, pourquoi n'est-il pas venu hier? » demanda Hadji. Et il disparut dans son kiosque, pour ne plus me revoir de la journée. Vainement Hamed essaya-t-il de l'amadouer ; il se refusait à lui répondre, et quand ce hardi serviteur voulut pénétrer dans son sanctuaire pour y prendre une chaise à mon intention, Hadji lui ferma la porte au nez et préféra rester dans l'obscurité, au milieu de ses pipes et de ses tasses, que de me laisser m'asseoir en sa présence. Ma disgrâce dura trois jours ; en vain le pacha ouvrit-il des négociations en ma faveur ; en vain offris-je moi-même de me rendre à discrétion : Hadji demeurait inflexible et, sans un ami commun qui me suggéra l'idée de faire ma cour à un affreux petit roquet qui vivait dans l'intimité du despote, je doute que j'eusse jamais été admis à m'asseoir de nouveau devant le vieil Ottoman. Mais, à mesure que je caressais l'animal, le courroux d'Hadji s'apaisait visiblement. Le troisième jour, peu de temps avant le coucher du soleil, il s'approcha de moi, sans me regarder, un tabouret boiteux à la main ; puis, feignant de me trouver là par hasard, il mit l'objet à terre et se retira aussitôt, avec une sorte de grognement qui pouvait signifier bien des choses. Quelques instants plus tard, Hamed était autorisé à me servir une tasse de café, et je recevais les félicitations de mes amis sur ma rentrée en grâce.

Le café d'Hadji Hassan est le quartier général de tous les magnats des environs. C'est là que nous discutons les affaires de ce monde et que nous critiquons ceux qui les mènent ; là que nous nous contons nos meilleures histoires, et que nous échangeons les communications officielles qui exigent certains ménagements ; c'est là que le pacha, le cadi et d'autres graves et révérends seigneurs, oublient leurs rôles d'hommes d'Etat pour devenir des mortels ordinaires ; là que j'ai appris que le cadi était célibataire, et que le pacha portait de la flanelle. C'est là enfin que j'ai commencé à apprécier le gentleman turc et à l'aimer ; à admirer la douceur de son caractère et la dignité de ses manières ; à goûter le charme de sa conversation, si simple et si originale ; à pénétrer sa croyance naïve dans le merveilleux et à l'associer à son amour inné pour tout ce qui est vrai, grand et noble ; à reconnaître combien il est humain, charitable, bon ami, bienveillant et courtois ; à mesurer la loyauté de son cœur et son désir constant de ne jamais faire que ce qui est bien ; à respecter son attachement touchant au culte de ses pères ; à constater sa tolérance religieuse ; à discerner cette absence de prétentions, cette extrême simplicité qui rehaussent le mérite de ses autres qualités. Ce fut, enfin, durant ces chaudes soirées d'été que j'ai remarqué sa douceur avec les animaux, son affection pour son cheval, son amour chevaleresque des armes, et ce ton, à la fois comique et émouvant, sur lequel il parle, en soupirant, des temps où les soldats de Bajazid et d'Orchan conquéraient les régions de l'Orient et de l'Occident, au grand galop de leurs coursiers.

J'ai passé des heures sous le charme de sa grave et édifiante parole, frappé par son bon sens, ébloui de la richesse de son imagination, touché par ses regrets du passé ; et je crois être devenu plus sage en l'écoutant, plus indifférent aux frivolités du monde, moins égoïste, plus philosophe. J'ai appris à mieux apprécier les vanités de cette terre, à prendre presque en pitié ce qu'il est de mode d'appeler la bataille de la vie, à aimer davantage la nature, et à ressentir pour la fausse gloire un mépris plus honnête et plus profond.

Le Turc de nos jours diffère absolument de l'idée traditionnelle qu'on a de lui. Je le peins tel que je l'ai vu ; si mes couleurs ne ressortent pas bien, du moins puis-je dire qu'elles sont vraies ; si l'esquisse est imparfaite, du moins est-elle fidèle. Laissons tomber le rideau sur Hadji Hassan et sur sa cour en miniature.

IV

UN VIEUX GREC

Il ferait, pour un peintre, un beau sujet d'étude, comme type de grand inquisiteur. Petit, mince, délicat, un peu courbé, il a la volonté du mal comme incrustée dans tous ses traits. Je n'ai jamais vu une pareille expression de résolution vicieuse ; son sourire lui-même est effrayant. La face est pâle ; le menton, rasé ; le front, étroit ; le cheveu, rare et lisse ; le sourcil sombre, pesant, se projette sur l'œil, un œil terrible. Il fait des contorsions en marchant ; son pas est silencieux, furtif comme celui du chat. Sa petite main de femme est toujours froide et moite ; cela glace, de la serrer. C'est un savant de profession, et il est peu de livres grecs, modernes ou anciens, qui ne lui soient familiers. Depuis Hellanicus, le Lesbiaque qui écrivait avant Hérodote, jusqu'aux moindres historiens de l'époque byzantine, il a tout lu. Sou érudition est étonnante ; rayah (1), né aune époque où on ne s'occupait guère d'instruction en Turquie, sans direction et sans maître, il a dû déployer une extraordinaire énergie, pour devenir, ainsi, un puits de science.

(1) Sujet chrétien de la Turquie.

Il vient, dit-il, me faire une visite. A ceux qui connaissent les Grecs il est inutile d'expliquer pourquoi il m'apporte un présent dans un mouchoir brodé, que mon domestique l'a vainement engagé à renvoyer chez lui, avant de l'introduire. Il a besoin de quelque chose : je le devine à son allure, aux compliments dont il m'accable, à ses circonlocutions, à ses détours, et je m'étonne, à part moi, qu'un homme de cette valeur puisse croire, un seul instant, qu'on ne lit pas dans sa pensée aussi facilement que si elle figurait sur son front, en lettres d'un pied de long. Pourquoi ne va-t-il pas droit au but ? Pourquoi s'éterniser dans des flatteries absurdes? Est-il donc au-dessus de ses forces de rompre, même en passant, avec ces habitudes de duplicité et de ruse qui sont malheureusement le trait saillant de sa race? Il est curieux de le voir tourner, tergiverser, avancer, reculer ; et si j'étais moins occupé, j'éprouverais un réel et instructif plaisir à laisser ce manége se poursuivre. Mais l'heure du courrier approche et un geste qui m'échappe, apprend à mon hôte que je suis pressé.

« Oh ! encore un moment, Kyrie, fait-il en étendant les mains.

Je me déclare prêt à l'entendre aussi longtemps qu'il le voudra et, prenant un air grave, j'approche ma chaise de la sienne, comme pour l'engager à se hâter. Hélas ! je suis encore battu. Richelieu et Talleyrand n'étaient que des diplomates d'aventure, auprès du premier Grec venu. Des compliments, toujours des compliments. Il serait inutile de chercher à l'interrompre : je me soumets et j'attends, me bornant à le regarder d'un œil aussi impatienté que je puis le faire, sans manquer aux lois de la courtoisie.

Enfin ! nous y voici! Il a besoin de mon concours et il l'aura, parce qu'il est manifestement dans son droit. Ce n'est pas ce qu'il me dit, qui me donne cette conviction : je sais qu'il n'y a aucun fond à faire sur ses paroles. Mais je me trouve connaître tous les détails de son affaire et, bien qu'ils les ait falsifiés, de façon à ôter toute envie de l'obliger, je n'en dirai pas moins un mot au gouverneur, dans l'intérêt de la vérité. Le gouverneur est un excellent homme qui lui donnera gain de cause ; et j'engage mon visiteur à se rassurer. i

Il a vraiment l'air diabolique, à cet instant. La crainte, la haine, la soif de la vengeance se peignent dans ses traits. Une de ses petites mains blanches s'est posée sur mon bras, et je la sens qui tremble, pendant que je vois l'autre s'agiter nerveusement.

« Dites au pacha de les punir, supplie-t-il, de leur faire peur de moi! 

« — On vous rendra justice. Le pacha est incapable de tolérer une iniquité.

« — Mais il faut que les misérables aient peur de moi, répond-il : les barbares, les tyrans ! Il n'y a pas de justice pour le Grec ! Voilà quatre cents ans que nous subissons le joug de ces détestables oppresseurs, quatre siècles que nous expions nos péchés. Quand donc viendra l'heure de la revanche? »

Quelqu'un qui entre dans la chambre, coupe court à la conversation et après une nouvelle avalanche de compliments, la porte se referme sur cet homme qui, dans un autre pays et sous un autre régime, eût pu devenir la gloire de son époque, au lieu d'être la misérable chose qu'on a vue.

J'ai étudié le caractère grec, consciencieusement et soigneusement ; j'ai mesuré sa bassesse et son effrayante énergie. Mais quatre cents ans de servitude sont une triste école de dissimulation, et le faible incline souvent à croire que la ruse et l'intrigue sont les seules armes possibles contre l'oppression devenue loi. Si Tancrède ou Barberousse eussent fondé un empire latin sur les rives du Bosphore, l'élément grec eût disparu ; les conquis se fussent mêlés aux conquérants ; ils auraient accepté l'union des deux Eglises qui fut si vivement disputée par les papes du moyen âge ; vainqueurs et vaincus se seraient fondus en une seule race. Mais la conquête ottomane offre cette particularité que, toute puissante contre les nations, elle est restée sans prise sur les individus. Les Turcs n'ont pu faire prévaloir leur religion, dans aucun pays de l'Europe, même à l'époque où ils avaient des établissements depuis le Pô et le Douro jusqu'à l'Elbe et aux frontières de France.

De tous les peuples qu'ils soumirent, le plus asservi fut celui qui conserve le mieux son caractère propre. La nationalité grecque a témoigné d'une prodigieuse vitalité et d'une étonnante énergie. Culte, usages, costumes, mœurs politiques, elle a tout gardé, en dépit des efforts d'un despotisme formidable. Je ne suis pas de ceux, pourtant, qui désirent la création d'un empire grec, et les réflexions ci-dessus sont loin de m'inspirer la même conclusion qu'aux feuilles d'Athènes. La seule qualité que les Grecs n'ont pas, et qu'ils n'eurent jamais à aucune période de leur histoire, est le sentiment de la manière dont un grand pays doit être gouverné. Leurs idées sur ce point sont à leur honte, si d'autres sont à leur honneur. Très-peu de temps après la prise de Constantinople, la direction des affaires publiques fut, presque entièrement, aux mains de renégats grecs. C'étaient, pour la plupart, des hommes d'une véritable capacité ; mais ils manquaient de l'aptitude à gouverner. Leurs ancêtres ne l'eurent pas davantage ; à Périclès lui-même elle fit défaut.

Je pourrais prolonger cette digression et prouver, jusqu'à l'évidence, que les gouvernements les plus vantés de l'antiquité grecque furent aussi pitoyables en théorie qu'odieux et infâmes dans la pratique. Mais cette démonstration serait hors de propos, dans ce volume. Ce que je souhaite pour les Grecs, c'est la justice, non le pouvoir. Il est assez difficile de définir, en termes précis, la situation de la population hellénique en Turquie. Le fait est qu'au fond, les Turcs en ont peur. Ils sont effrayés de sa persévérance, de son esprit d'intrigue, de son absence de scrupules ; et ils le sont avec raison. Aucun homme d'Etat, en Turquie, n'a conservé longtemps le pouvoir, s'il avait contre lui l'élément grec ; les pachas sont positivement tyrannisés par les rayahs. C'est un peuple qui a le génie de la plainte, qui fait marché de ses griefs et duquel on peut dire que son ignominie lui est une source de fortune.

Ici surgit le point de savoir si les Grecs sont vraiment fondés à se plaindre ; c'est là une question qu'il est impossible de trancher. Leur situation est certainement pénible ; cependant, ils sont peut-être plus malheureux en apparence qu'en réalité. Être rayah, en Turquie, est un « désagrément » ; ce n'est pas un « malheur » véritable. Il est clair, toutefois, que leur sort pourrait être facilement amélioré, et que le gouvernement ottoman gagnerait à reconnaître les mêmes droits à tous ses sujets, chrétiens ou musulmans. Je puis être d'avis que les Turcs, comme peuple, valent mieux que les Grecs comme nation ; mais je n'ai pourtant pas le droit de professer que tous les Turcs valent mieux que tous les Grecs. Je puis croire qu'un Turc dira presque toujours la vérité ; mais je ne suis pas également sûr qu'un Grec mentira toujours. Une législation ne doit pas procéder de cas extrêmes, voire généraux ; il faut qu'elle les embrasse tous, et qu'elle soit égale pour tout le monde.

V

UNE FEMME GRECQUE

C'est une grosse personne à l'air étrange, sournois, dont l'emploi habituel est celui de servante à tout faire ; mais elle est habillée aujourd'hui, car c'est la fête d'un saint, et chacun chôme en conséquence. Avant-hier tombait un autre anniversaire ; il y en aura un troisième, après-demain. Mais notre jeune connaissance n'a jamais de loisirs complets ; elle est occupée, depuis ce matin, à offrir les gelées, les sucreries et le café aux hôtes de son père, et sa silhouette, debout, un plateau à la main, en face des amis de sa famille, forme un portrait de genre, intéressant à étudier.

Elle est jolie, sans aucun doute ; mais elle a fait de son mieux pour se défigurer. Quoiqu'elle n'ait que dix-sept ans et que la fraîcheur commune aux femmes de sa race éclate sur tous ses traits, elle a du rouge jusqu'aux yeux. Où le rouge est absent, le blanc se montre. Ses sourcils sont peints ; ses yeux eux-mêmes sont noircis, afin de paraître plus larges. Sa chevelure serait une merveille, si elle la livrait à elle-même ; mais elle l'a roulée, nattée, entremêlée de pièces d'or ; elle l'a relevée avec des mouchoirs sales ; elle l'a gommée, huilée ; et chaque tresse, maintenant, s'est déformée, comme de colère. Ses oreilles ne demandaient qu'à être légères et coquettes ; elle les a alourdies et grossies, en leur faisant porter d'énormes mosaïques, achetées au colporteur. Ses mains eussent pu être fines, car elles sont encore petites ; le travail, les engelures, le balayage et le lavage les ont durcies comme de la corne. En vérité, je crois que, depuis Andromaque, les Grecques n'ont été que des ménagères. Sa face est joufflue, plus étoffée, peut-être, que son pantalon ; sa gorge ferait honneur à un lord-maire ; sa jaquette courte et étriquée fait ressortir encore son embonpoint. Les jambes sont nues jusqu'aux genoux ; le pied est dur, rougeaud, gercé par le froid piquant d'un mois de février grec.

L'esprit est vide. Son idée de la vie se réduit à faire l'amour, à servir le café, à nettoyer la maison et à mettre du rouge, les jours de fête. Elle ne sait ni lire ni écrire ; mais elle danse, parle et chante, du moins à sa manière. Elle a le génie de l'invention et de l'intrigue ; il n'est pas de diplomate, pas de ministre, pas d'agent préposé à la garde des fonds secrets, qui sache mentir comme elle. De fait, elle ne soupçonne pas ce que c'est que de parler ouvertement et sincèrement ; pour employer une formule grecque, elle est littéralement «pétrie de ruses».

J'ai dit qu'elle parle et qu'elle chante ; mais elle ne parle que de ses voisins et, quand elle chante, le soir, à sa porte, elle suit avidement tous leurs mouvements. Le jour, une petite fille — une enfant de sept ans qui en paraît quarante, et qu'on trouve dans toutes les maisons des îles grecques — monte la garde à sa place. II n'entre personne chez le voisin qu'elle ne le sache. Tout le long de la rue, dans celle d'à côté, partout, ces petits êtres, chétifs et rabougris, guettent ce qui 6e passe ou font les commissions, agiles et prestes comme des chats.

La Grecque n'a ni cœur ni affections ; elle est faite uniquement de chair et de calculs. Son mariage est une affaire, une pure question de vente et d'achat, réglée, en dehors d'elle, par ses amis. Ils offrent de donner une maison (c'est là la première condition) avec une somme à débattre, à qui les délivrera d'elle. Quelqu'un se présente ; on mande le prêtre ; il y a une courte cérémonie ; après quoi, l'homme est tenu de remplir sa promesse, sous peine d'amende : une amende généralement fixée à dix pour cent de la somme offerte avec la femme.

Son père et sa mère vous jureront que ses cousins germains ne l'ont jamais vue seule, qu'ils ne lui ont pas dit quatre phrases sans témoins. J'imagine, en revanche, qu'elle est en termes trop intimes avec le jeune domestique qui fait presque partie de tout intérieur grec. Puis, durant les soirées d'été, à l'heure où, d'ordinaire, dorment les honnêtes gens, des figures encapuchonnées glissent, sans bruit, le long des murs, semblables à des fantômes noirs : ce sont des femmes grecques. Ce qu'elles vont faire, on n'en sait rien : peut-être attendre la lune, qui ne se lèvera que dans quelques heures. Mais, dans chaque recoin de mur, on aperçoit aussi des jeunes gens tapis dans l'ombre, avec une merveilleuse persévérance ; et, en s'approchant, on entend murmurer des refrains qui ressemblent aux bourdonnements de l'abeille : des couplets dits si bas qu'ils ne troublent même pas le timide hibou, dont on surprend le cri au-dessus du dernier foyer qui brûle encore.

La fille grecque connaît un nombre interminable de chansons : toutes de ce genre vulgaire, presque grossier, qui est devenu à la mode dans les rues de l'Europe. La voix est nasillarde ; le rhythme monotone. Jamais les airs nationaux d'un peuple n'ont manqué, à ce point, de charme et de caractère ; ils n'ont ni grâce ni entrain ; on y chercherait vainement la forte et douce langue du cœur.

Tout cela ne l'empêche pas d'être pieuse. On ne lui ferait pas, même pour de l'argent, manquer à l'un des jeûnes sévères de son Eglise, et rien ne l'empêcherait de se rendre à l'office, les jours voulus. Elle a une foi presque pathétique dans les cérémonies de son culte, dans ses reliques, dans ses saints ; mais là s'arrête sa croyance. Elle ne se fierait pas plus à la parole de l'archevêque qu'à celle de son père ; elle ne suppose pas qu'il soit possible à personne de dire la vérité, à moins d'y être contraint, et elle n'a pas tort, si elle juge des autres d'après elle-même. Car elle prend plaisir à tromper tout le monde, sans raison, sans prétexte, par amour inné de la chose ; et, si on lui arrache une promesse, elle s'ingénie scrupuleusement à découvrir le moyen de s'y soustraire.

Les années passent ; elle vieillira. De servante à tout faire, elle deviendra femme de peine, et tiendra sa tête enveloppée, comme si elle souffrait d'un mal de dents chronique. On la verra porter de l'eau les jours de lessive ; on l'entendra grogner, gémir, en lavant les légumes pour le dîner. Elle aura l'air si vieux, même à trente ans, qu'à peine pourra-t-on la reconnaître. Ses dents seront tombées, faute de soins ; ses yeux se seront ratatinés ; son teint sera brûlé par le rouge et le blanc ; sa tête sera chauve, sauf les jours de fêtes de saints, où elle arborera une énorme perruque ; la grosse face joufflue et tous ses accessoires auront fondu ; le scandale et la curiosité formeront ses seules distractions.

Elle cancanera partout ; elle guettera ses voisins aux heures les plus indues, habile et patiente à pénétrer les secrets d'autrui, elle sera au courant de tout ce qui se passe, elle en fera part à tout venant, elle sera la terreur du voisinage, sans qu'on puisse parvenir à se concilier ses bonnes grâces. Politesses, bontés, l'argent même dont elle fut toujours si friande, seront sans prise sur elle. Il faut qu'elle médise, qu'elle sème la discorde, ou elle mourrait. L'instinct de la conservation est le plus fort : elle ira jusqu'au bout, advienne que pourra. Sa fille elle-même en aura peur.

Telle est la femme grecque ; telle est la condition à laquelle l'a réduite l'abject esclavage de sa nation. Accoutumée pendant longtemps à voir trafiquer de sa personne, elle a regardé l'argent comme le bien suprême. Habituée à être insultée, battue, vendue naguère encore, à être transportée dans le harem d'un homme qu'elle n'avait jamais vu et dont elle abhorrait la race, elle a perdu toute sensibilité. Grâce, tendresse, affection se sont éteintes en elle. Traitée en animal, elle est devenue telle, ou peu s'en faut. Soupçonnée, elle a mis sa gloire à tromper. Séquestrée, elle a fait de la ruse sa grande passion. Privée d'éducation, de soins de toute nature, elle s'est corrompu l'âme et vicié l'esprit. Jeune, elle est renfermée jusqu'à ce que l'excès de son embonpoint l'incommode ; vieille, elle est tenue à l'attache, jusqu'à ce qu'elle se réduise à un squelette. Personne n'a ni respect ni amour pour elle ; et elle en serait indigne, à présent.

Un état de choses qui permet à une des œuvres les plus parfaites de la Providence de se dégrader à ce point est évidemment vicieux. Il ne suffit pas de le condamner ; c'est un devoir d'y remédier. La Turquie est encore à demi barbare, il faut l'éduquer, la diriger. A quoi sert d'obtenir d'elle, tous les quinze ans, de nouveaux décrets, si l'on ne tient pas la main à ce qu'ils soient exécutés? Le tanzimat est-il respecté? Un autre tanzimat le sera-t-il davantage, si l'on n'en surveille pas l'application? Mais la plume m'échappe, lasse de conseiller, et je m'arrête sur cette question : si la femme grecque est ce qu'on vient de lire, que doit être son fils !

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