CHAPITRE XIV
COTE D’EUROPE ET COTE D’ASIE
Au marché de seri-Jarni. - Derviches mendiants. – Bazar des drogues – Coiffeur et dentiste. – Bateau n° 23. - De Constantinople à la mer Noire. – Dolma-bagtché. La. Cap du Diable. - Un campement d'incendiés. – Bouyouk-Déré.- Un café pratique. – L’hermite élégant. - Palais en ruines. - Beylerbey et l'impératrice Eugénie. - les fabricants de rames. - Un derviche épicier. – Pauvre baudet ! – Eaux-douces d'Europe. - Toujours des ruines. - Une flotte à brûIer.- Le fleuve des Rossignols - Horreur et infection. – Le brigandage. – Catchégani et Psitchi. - Les Justiciers. 

Grégoire m'avait dit : - Monsieur, si vous voulez faire la promenade du Bosphore jusqu’à la mer Noire, il faut, pour aller par la côte d’Europe et revenir par celle d'Asie, partir de bon matin. Sinon vous ne pouvez pas. En cette saison, il n'y a pas assez de départs par jour. - L’heure matinale ne m’effraye pas ; je serai prêt. [264] Alors, monsieur, je serai à l’hôtel à neuf heures et demie. Voilà ce que Grégoire appelait de bon matin. Avant de prendre place sur le bateau, nous allâmes sur la petite place de seni-Jami, près la mosquée de la Validé. C’était le jour de marché. Une foule énorme d’acheteurs se pressait autour des petits tables rondes, légères, en bois blanc, sur lesquelles se trouvaient tous les étalages composés en grande partie de pacotilles, d’objets sans valeur, d'écharpes, de couvertures communes, de saucissons racornis et de moelibi, sorte de fromages de riz pilé sur lesquels, au gré de l'acheteur, le marchand met du sucre, du sirop ou de l'eau parfumée. C’est blanc, mou et mauvais, mais ça ne coûte que deux paras. Il s’en débite des quantités énormes, que les Turcs mangent sur place. Au milieu de cette cohue, des barbiers rasent tranquillement en plein air, sans s’inquiéter des bousculades qu’ils reçoivent. Quelques vieux derviches mendient. Ils sont vêtus d'une grande blouse blanche et d’une vieille peau qui leur recouvre le dos. [265] D'une main, ils ont une longue pique dont l'une des extrémités se termine par une grosse boule de fer, à laquelle sont accrochées plusieurs courtes chaines. De l’autre, ils ont une grande noix de coco qu’ils tiennent par une chaînette en cuivre. Cela leur sert de besace pour les aumônes.

Nous traversons ensuite le bazar des drogues, non sans saluer l’inscription de Mahomet, ce que tout passant doit faire, car une chaîne, rendue en travers des portes, l’oblige à se courber pour entrer et pour sortir.
Ce marché est le plus ancien de Constantinople. Il y a, aux corniches, des boiseries et des inscriptions qui datent du temps de Justinien. Ses rues sont plus hautes et mieux voûtées que celles du grand bazar. L’odeur des épices et des arômes prend à la gorge, dès l'entrée. Sur les buffets. et les étagères des boutiques, des sacs, des paniers, des flacons, des fioles contenant les ingrédients et les essences diverses, le muse, le poivre, les dattes, la vanille, le benjoin, l'ambre, la cannelle, la pistache, le masticho [266] pâte jaunâtre que les Turcs mâchonnent toute la journée et qui ne se réduit jamais, l'eau de rose, le henné, poudre rouge servant à teindre les cheveux et les ongles des femmes ; le tabac, l'opium, le haschich persan, qui transporte les croyants dans l'ivresse des joies lascives du paradis. - les « Haschichis » assassins régis, par le Vieux de la Montagne, exécutaient aveuglément, au moyen âge, les ordres barbares du cheik de l'Irak, qui les récompensait en leur accordant cette boisson dangereuse ; - l’antimoine délayé avec de la cire dans de l'esprit de vin et mélangé à du musc, forme une pâte pour noircir les sourcils et les cils des courtisanes. Enfin, une foule de drogues et d'onguents plus ou moins sains, plus ou moins malpropres. Pour revenir au pont prendre le bateau, Grégoire me fait passer par le bazar des Oiseaux, où tous les marchands fabriquent de grossières cages en bois. Au milieu des boutiques de chanteurs ailés, il y a plusieurs artistes d'un genre tout différent. Ils sont à la fois perruquiers et dentistes. La moitié de leur étroite boutique est le domaine du rasoir, l'autre moitié est enguirlandée de grosses dents enfilées en chapelets et ornée d'énormes tenailles dont la vue seule doit suffire pour extraire les molaires les plus récalcitrantes. Elles sont aussi formidables que les triquoises d'un maréchal-ferrant. [267]

A dix heures moins quelques minutes, nous étions sur le bateau n° 23. Sur le Bosphore, les bateaux n'ont pas de nom. On les désigne par un numéro d'ordre. Les secondes sont envahies par une foule d’indigènes, hommes et femmes. En les regardant, on éprouve le besoin de se gratter. Ce sont des gens du peuple qui viennent de faire des acquisitions ou d'apporter leurs marchandises à Constantinople. Ils retournent à leur village sur la rive d'Europe. C’est de ce côté que nous partons. Les premières sont également fort remplies. Les passagers sont plus propres. Je monte sur la passerelle, afin de jouir de la vue, et je m’installe sur une chaise, à côté du capitaine, un Bordelais qui fait ce service depuis vingt ans. Bien qu’il soit défendu de lui causer, pour ne [268] pas distraire son attention toujours en éveil, afin d'éviter les nombreuses embarcations de toutes formes qui, dans tous les sens, sillonnent le Bosphore, nous ne cessons de bavarder. Au premier sifflement de la vapeur, le bateau s'ébranle, les roues battent les flots, nous pointons vers le palais de Tchèragan. Grégoire me montre, au sommet de Péra, une vaste construction carrée, massive. sans goût, avec un aigle sur les quatre faces. C'est l’ambassade d'Allemagne. A côté, une petite villa blanche et modeste, c'est l'ambassade d'Italie, qui semble venue là pour se mettre sous la protection de sa despote alliée. Après la station du Kabatach, le bateau côtoie la place et le palais de Dolma-Bagtchè, dont le quai de marbre blanc a, de distance en distance, de longues marches qui descendent des portes à la rive, pour se perdre dans la mer. Puis, c’est Bechiktach, avec le tombeau du fameux corsaire Barberousse ; Kourou-Tchesmé où, dit la légende, Médée aurait abordé avec Jason, il son retour de la Colchide, et y aurait planté un laurier fameux dans l’antiquité. Il faut ensuite franchir la fameuse pointe d'Akindi-Bournou, le Cap du Diable, appelé ainsi parce que le courant est dlune violence extrême. Quand on a passé Bebek, la ligne, jusqu’ici ininterrompue des villages et des kiosques, est coupée par un cimetière pittoresque, le plus vénéré des [269] champs des morts musulmans, parce que c'est là que furent ensevelis les premiers Ottomans qui passèrent d'Asie en Europe, à la suite de Mahomet II. A Roumélie-Hissar se trouvent les ruines imposantes du fameux château bâti par Mahomet un an avant la prise de Constantinople. Nous montons toujours, les sites se métamorphosent à chaque pas, les types des passagers variant à chaque station. Nous croisons des pêcheurs qui retirent leurs filets, des paquebots qui partent ou rentrent au port. Une canonnière turque passe. Elle a été construite à Bordeaux, pour la dernière guerre de 1877, me dit le capitaine avec orgueil. A deux ou trois endroits, de grands mâts émergent de l'eau, et servent de perchoirs à des quantités de mouettes. Les navires ont sombré par suite d’un abordage. On les laisse là, parce que les compagnies se disputent pour savoir qui paiera la casse.

A Boyadji-Keui, un village habité par des Grecs et des Arméniens, la moitié de la population campe sous des tentes ou des abris formés par quelques planches et des portes ou fenêtres, épaves sauvées d'un violent incendie. Ces malheureux ont de la boue jusqu'aux yeux et ne paraissent pas s'en soucier. Beaucoup sont accroupis, les jambes croisées. Ils fument. Ils font leur kief. Therapia est le séjour de prédilection du [270] monde diplomatique pendant la belle saison. La ville s'étend au pied d'une haute colline et se développe autour d'un petit golfe bordé de cafés pittoresques, d’hôtels élégants, de belles maisons qui s'avancent jusque sur l’eau. C'est là que se trouve la résidence d'été de l’ambassade de France, une grande bicoque que l'on s’empresserait de démolir, si au lieu d’être sur le Bosphore et de servir à l’ambassadeur, elle appartenait à un particulier amoureux du confortable. Encore quelques tours de roue, et le bateau touche à Bouyouk-Déré, le point extrême de mon excursion, car si j’allais jusqu'à la mer Noire, que l’on aperçoit à quelques kilomètres, je ne pourrais reprendre le bureau qui va me ramener par la côte d'Asie. [271] Bouyouk-Dérè est, aux beaux jours de Père, l'un des sites les plus charmants du Bosphore ; il y a, dans tous les environs, de vertes prairies et des vallées ombreuses. De nombreux caïques en partent à chaque instant pour conduire les promeneurs sur la côte d’Asie, où le sommet du mont Géant se nuance, en ce moment, des teintes hivernales que le ciel bleu attriste encore davantage. Aujourd'hui, la petite ville est presque déserte. Elle n’a que sa population de pêcheurs qui lui reste toujours fidèle. Tous les hôtels sont fermés. Après une courte promenade pour aller jusqu’à l’extrémité de la seule rue un peu animée, je reviens le long du quai, et je m’installe dans le « Grand-Café du Débarcadère ».

Le maître de l’établissement est un homme pratique. [272] Les quatre coins de son café sont occupés entièrement par un épicier, un barbier, un horloger et un marchand de tabac. Au-dessus il y a des chambres. Le temps de prendre un café en fumant une cigarette, le bateau qui doit m’emmener accoste. Je monte dessus, on le charge de lourds vases en cuivre rouge contenant du lait, on jette des sacs remplis de canards vivants, qui protestent par de nombreux couac contre cette manière peu confortable de les faire voyager, et nous partons. En même temps que moi, deux prêtres ont pris place sur la passerelle. Un Arménien et un ermite Grec, me dit Grégoire. L’ermite est un superbe garçon qui ferait plus d’une conquête dans les salons parisiens. Véritable type de beauté mâle, dont l’énergie est encore [273] rehaussée par une barbe noire magnifique. Ses longs cheveux frisés, propres, sont rassemblés en chignon sous sa toque, car c’est une règle, pour les prêtres grecs, de ne profaner jamais leur chevelure, ni leur barbe. Jésus-Christ n’ayant paraît-il, jamais coupé les siennes. Pour un ermite, mon compagnon de passerelle est singulièrement élégant et soigné. 

Sa grande toque noire et son voile paraissent neufs. Sa robe noire est bien taillée ; elle l'enveloppe avec des plis savamment combinés. Il a des souliers fins, à hauts talons. Il fume une cigarette parfumée qu’il a prise dans un étui fort joli, et ses mains aristocratiques sont blanches avec des ongles faits comme ceux d’une coquette. Assurément, il ne vit pas avec du pain sec et de l’eau claire. Je le soupçonne même d’avoir, dans son ermitage, un certain nombre de domestiques pour le servir, peut-être même d’autres douceurs capables de charmer sa solitude. En Orient, il ne faut s’étonner de rien, surtout ne jamais se scandaliser.

En quittant Bouyouk-Déré, le bateau traverse [274] le Bosphore et gagne, en quelques minutes, Anadoli-Kavar, la première station sur la côte d’Asie. De là, en deux heures, je retourne à Constantinople, en passant par une succession de villages ct de palais comme je viens d'en voir sur les rives d'Europe. Mais il faut bien le dire, tous ces palais, à de rares exceptions, sont en bois ou tombent en ruines. Les villages, merveilleusement groupés pour le charme des yeux, pittoresquement assis entre deux vallons, ne sont beaux que si leur misère est éclairée par les chauds rayons d’un soleil éclatant, et voilée par une luxuriante végétation. Il faut le printemps et sa verdure pour visiter le Bosphore, il faut les fleurs et leur parfum pour cacher la saleté de ses rives. Il faut que la nature entière soit en fête, pour laisser la poésie à ces noms qui résonnent au loin, Hounkiar-Iskelessi, Beicos, Kanlidjé et tant d'autres, mais qui, de près, ne désignent que des agglomérations de masures. Par ci par là, deux ou trois palais plus fastueux qu’élégantes ; le reste des constructions de plaisance ne possède ni la diversité, ni le luxe des nombreux chalets qui décorent nos plages normandes. Et quand ou passe devant les murs de marbre élevés par le vice-roi d’Egypte, Méhémet-Ali, devant le kiosque du Sultan aux Eaux douces d'Asie, où les femmes de Sa Hautesse viennent se reposer aux jours ensoleillés, enfin devant l'éclatante [275] blancheur du palais de Beylerbey ou, radieuse de beauté, dans tout l’éclat du triomphe et d'un luxe impérial que rendait sans exemple le faste oriental d'Abdul-Azis, logea l’impératrice Eugénie lors de l’inauguration du canal de Suez, le cœur se serre en songeant à la nudité des appartements. Sur les murs, quelques glaces ou de mauvaises peintures. De ci, de là, deux ou trois vases de Sèvres dont on n'a pu tirer profit parce qu'ils sont trop encombrants, des divans et des fauteuils dont le crin est indiscret ; dans les salles de marbre, où jadis les fontaines jaillissantes jetaient une fraîcheur et charmaient par leur murmure, l'herbe pousse en liberté, car une épaisse couche de crasse et de terre cache les dalles ou se posèrent tant de pieds mignons chaussés de fines mules brodées d'or. C’est partout et toujours ainsi dans Constantinople. Seul, le palais de Yildiz, demeure actuelle d'Abdul-Hamid , proteste contre cette décadence.

Quand nous rentrons vers trois heures, malgré le froid assez vif, le soleil qui se couche est encore éclatant. Derrière le bateau, un sillage argenté éblouit les yeux. Galata est vivement éclairé. Le ciel, au-dessus de Sainte-Sophie et de Stamboul, est en feu, et l'on ne sait vraiment si les minarets [276] se profilent dans une nuée d’or ou dans un nuage de sang. C’est incomparablement beau. Après être resté longtemps encore sur le pont, je prends, pour rentrer à l’hôtel, le chemin des écoliers. Grégoire me conduit dans une petite ruelle, au bas de Galata, où se fabriquent toutes les rames des caïques. Les ouvriers sont d'une extrême habileté. Ils font tout à la main et ne se servent ni de fours, ni de mécanique, mais ils sont d'une imprudence dont il est difficile de se faire une idée. Ne s’avisent-ils pas de chauffer les rames avec des feux de menus vrillons au milieu même d'un amoncellement considérable de petits morceaux de bois... Une étincelle suffirait à faire flamber tout un quartier. Aussi le quartier flambe quelquefois. C’était écrit, voilà tout.

Nous suivons la marche du tramway dans la grande rue d'Azab-Kapou, qui conduit à la porte du même nom, sorte d'arc de triomphe placé à l’entrée du vieux pont. Rien à remarquer dans cette rue, les boutiques sont modernes, seulement l’une d’elles est tenue par un jeune derviche coiffé de son haut bonnet de feutre. Ce jeune homme est un cumulard. Il n'en paraît pas plus riche pour cela. [277] En remontant au Petit Champ des Morts, retiré sur les hauteurs du Péra, presque derrière mon hôtel, je me trouve au milieu d'une bande d'ânes conduits par un gamin. Ces pauvres baudets montent en même temps que moi. Ils ne paient pas de mine. Pourtant leur travail est continuel et fatiguant. Sans bride, sans selle, ils se suivent docilement l’un derrière l’autre, comme des canards allant à la mare. Ils portent de grosses pierres ou de longs madriers dont les extrémités traînent å terre et se rejoignent au-dessus de leurs têtes. Ces lourds fardeaux ne sont attachés sur leurs dos que par de grosses cordes et l'on comprend le prix élevé des constructions, en voyant combien le transport de tous les matériaux doit être onéreux. Malgré la mauvaise saison, j’ai voulu aller, le lendemain, aux Eaux douces d’Europe. Pour deux medjidiés (neuf francs cinquante), Grégoire me loua un caïque à deux rameurs.
Les Eaux douces d'Europe,- en langue turque kiat khané, - sont un endroit de plaisance à l’époque du printemps, pendant les mois de mai et juin. Situées au fond de la Corne d'or, on y parvient en remontant, sur un espace de trois ou quatre kilomètres, une paisible rivière, presque un ruisseau, le Barbyzès qui serpente entre des prairies trop dénuées. Nous embarquons, comme toujours, du pont de [278] Stamboul. Bientôt nous sommes au milieu de la Corne d'or. Mes deux rameurs sont de robustes gars. Malgré le froid qui m’oblige à rester couvert de ma fourrure, ils ont sur le dos une simple chemise, et deux minutes après le départ, ils l'enlèvent. A chaque coup de rames, ils soufflent comme des cachalots. L'été, les caïques sont beaucoup plus élégants, car les promeneurs sont très nombreux et le Barbyzès est sillonné d'embarcations, mais aujourd’hui je n'en rencontre pas une seule, et le site des Eaux douces d’Europe, m'apparait sous l'aspect d'un chemin boueux, défoncé, bordé d'un ruisseau jaunâtre et de grands arbres couverts de rouille. Le palais, construit jadis par Mahmoud pour une sultane adorée, et qu'habita souvent Abdul-Azís après y avoir ajouté de nombreuses cascades artificielles et de merveilleux jardins, est dans un état presque compter de dégradation. La mosquée qui l’avoisine est en ruines, des soldats [279] l’habitent. Seuls, pour l'instant, ils animent le paysage attristé où règnent, aux beaux jours, une liberté d'allure, une variété de couleurs qui permettent à l'observateur de saisir sur le vif quelques détails intimes de la vie orientale.

Cependant je ne regrette pas ce voyage qui m'a permis de voir, dans leur ensemble, les deux rives de la Corne d’or, ou se succèdent le grand ministère de la marine, l’arsenal, aujourd'hui presque désert, Fanar, la ville des Grecs, que domine une grande construction peinte en rouge, l’École du [280] patriarcat ; Has-Keui, le quartier juif dont les maisons semblent grimper les unes sur les autres, comme ces curieux qui, dans les foules, se haussent pour mieux voir par-dessus la tête de leurs voisins ; Defterdar-Iskilessi, où se fabriquent tous les fez de l'armée ottomane, les autres, ceux des civils, viennent en grande partie du centre de la France ; enfin Eyoub, ou se cache au milieu des arbres, au pied de la colline, la mosquée sainte, dont l’entrée est interdite aux infidèles. C'est là qu'on garde le sabre du prophète, que doit ceindre le nouveau Sultan pour être consacré commandeur des croyants. Au milieu du port de guerre situé dans la partie supérieure de la Corne d'or, la flotte turque est à l'ancre. Pauvre flotte ! Il y a quelques années, elle pouvait encore faire une manifestation belliqueuse dans le Bosphore, aujourd’hui elle est réduite à l’immobilité. Les quelques navires qui la composent ne sont plus que des morceaux de ferraille et de bois à moitié pourris. Ses mâts servent de perchoirs aux mouettes. Dans ses flancs les canards font leur nid sans être troubles, et les oiseaux aquatiques sont si nombreux, si indiscrets sur le pont, que dans quelques années une société financière pourra se former pour l’exploitation d’un guano d'Europe. Au retour, je descends au débarcadère de Kassim-Pacha, dans un golfe minuscule, infecté par des [282] amoncellements considérables de détritus de toutes sortes, sur lesquels des centaines de chiens galeux se disputent, dorment, cherchent leur vie ou agonisent en poussant de lugubres hurlements. Voici la description qu'en a faite Victor Chesnel : 

« Ce golfe est au pied d'un faubourg important de Constantinople qui possède une célébrité européenne comme type de saleté, de misère et de vices. On pourrait l’appeler le dépotoir des immondices humains du pays. La seule rue est un ruisseau, véritable égout à ciel ouvert, et qui, cependant, porte le nom bucolique de fleuve des Rossignols. C'est un composé indéfinissable d’une eau jaunâtre qu'on pourrait appeler jus de chien crevé, en raison du grand nombre de cadavres de ces animaux qui décorent les deux sentiers servant de rives, au milieu d'ama s de tessons de faïence, de débris de quincaillerie cl d'ordures variées. Sur les bords de ce cours d’eau pestilentiel s'entassent des agglomérations de baraques en bois enchevêtrées les unes dans les autres, et semblables à des groupes de champignons demi-pourris. Dans ces hideuses bicoques grouille une multitude de bêtes humaines. Deux hommes ne peuvent passer de front. Le sol est profondément raviné par les pluies. On avance en trébuchant de roc en roc et en se cramponnant aux murailles. Dans les embrasures se cachent des mains invisibles armées de longs couteaux qui égorgent un homme sans [283] qu'il puisse pousser un cri. Celui qui risque sa peau dans ce charnier, n’est jamais sûr d’en sortir vivant, même en plein midi. » En Turquie, le brigandage est d'ailleurs une carrière très tourne sans être un déshonneur. Après avoir exercé pendant un certain nombre d'années, les brigands font leur soumission et plantent paisiblement leurs choux, entourés de l'estime de leurs concitoyens. Je parle surtout des chefs de bande qui exercent dans l’intérieur du pays. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, ces hommes ne sont pas de vulgaires brigands tels que nous sommes habitués à nous les représenter. Ils ont leur originalité, leur cachet personnel. L’histoíre du bandit Catchégani, racontée par M. Edmond du Temple, vice-consul à Brousse, est une véritable légende. Cependant elle est récente. Les paysans qui ont connu ce Fra-Diavolo turc s'en montrent fiers et le citent comme modèle. C’était un homme plein de ressources. Le pacha de Smyrne avait beau lancer à sa poursuite ses plus fidèles zaptiés, la bande de Catchégani restait insaisissable, car il avait su se ménager, par de généreux bakschischs, des relations sûres jusque dans l'entourage intime du gouverneur. Un jour, le Pacha, après une nouvelle tentative infructueuse pour s’emparer du bandit, se lamentait sur son divan. [284]  
- Quel homme extraordinaire, disait-il. Par Allah! je serais curieux de le voir! Le vendredi suivant, comme il se rendait à la mosquée pour le Selamlick, un banabock tenant une corbeille pleine de grains de maïs cuits, se trouvait au premier rang de la foule sur le passage du cortège. A la vue du Pacha, il se mit à chanter ses louanges en lui offrant des grains de maïs. Le Pacha, émerveillé de cette belle voix mélodieuse, s’arrête un instant, l'écoute et lui donne un quart de medjidié. Deux heures après, quand il revint de la mosquée, il trouva sur son divan, à sa place habituelle, un billet où il put lire :
- Tu as désiré voir Catchégani ! Tu l’as vu. C’est lui qui chantait tout à l'heure devant toi.
Une autre fois, le Pacha assistait à une fête au jardin des Fleurs. Il s’entretint longtemps avec de notables commerçants, surtout, pendant près d'une heure, avec un jeune gentleman très distingué, parlant plusieurs langues avec une égale facilité, et dont la conversation vive, enjouée, les aperçus nouveaux le charmèrent. Quand ils se séparèrent, le Pacha invita le jeune homme à le venir voir souvent. Il n'avait pas encore quitté le jardin qu'un inconnu lui remit prestement une lettre et s'esquiva aussitôt. Le Pacha lut alors :
- Tu as vu naguère Catchégani en marchand de fruits, tu viens de le voir tout à l’heure en homme du monde.  [285]

Comment veux-tu qu'il se présente encore devant toi? Le Pacha prit sa barbe à deux mains, et levant les yeux au ciel :
- C’est le diable! dit-il avec résignation.
Aujourd'hui, Catchégani est au bagne de Rhodes ; les autorités lui ont mis au lieu de fers, un bracelet en or massif au bras droit. Un autre bandit célèbre, Psitchi Osman, mène maintenant l'existence du plus pacifique des bourgeois. De mœurs douces et paisibles, il ne s’était jeté dans le brigandage qu’à la suite d’une longue série d'attaques imméritées et pour venger ce qu'il considérait comme des injustices à son égard. Il protège et défend toujours le pauvre. C’est type du bandit bienfaiteur pour ceux qui n'ont rien. Mais malheur aux riches propriétaires, malheur aux fonctionnaires publics qui lui tombent sous la main. Alors c’est la vengeance qui commande. On envoya contre cet insaisissable bandit, des troupes impériales. Elles furent battues et obligées de s'enfuir. Un officier Albanais sollicita l'honneur de marcher contre lui. Il organisa une band e d'hommes résolus, et se rendit à sa rencontre. Il parvient à l’atteindre et à le cerner. Mais à peine est-il à portée de fusil, qu'il voit s’avancer à découvert une femme [286] turque, qui s’est faire volontairement la compagne de Psitchi-Osman.
- Officier, qu'es-tu venu faire ici ? lui crie-t-elle en armant son fusil.
- Vous prendre tous, brigands! dit-il.
Il vise la femme. Le coup part. Elle n'est pas touchée.
- Officier, prends garde à ta crosse ! lui crie-t-elle. Elle tire, et la crosse du fusil de l'Albanais est brisée par la balle.
- Officier, prends garde à ton bras droit !
Elle rit de nouveau. Le soldat tombe le bras fracassé... et ses hommes se dispersent. La lassitude finit seule par avoir raison de Psitchi-Osman. Il sollicita sa grâce, aux conditions ordinaires, c'est-à-dire la vie sauve et la liberté. Le gouvernement fut trop heureux de les lui accorder. Depuis ce moment, ils vivent heureux, sa femme et lui, dans une jolie maison près de Balouk-Essir. Ce sont les plus honnêtes gens du monde.

***

Je crois qu'il est temps de revenir à Constantinople, dont ces histoires de brigands m‘ont un peu éloigné. [287]  Ce n’est pas que dans la capitale turque on ne trouve à glaner les anecdotes les plus caractéristiques. Il existe, à Constantinople, une Société qui a pris le nom modeste de Bande des Justiciers. Son rôle consiste à faire payer les débiteurs insolvables ou récalcitrants. Moyennant vingt ou trente pour cent, on leur passe une créance, et ils se chargent de la faire rembourser. Pour cela, ils emploient des moyens plus ou moins légaux et violents. La persuasion d'abord, puis les menaces, l’incendie, enfin le meurtre. Dernièrement un banquier, M. Rapaport. Devait payer une somme à certain débiteur, auquel une Bande des justiciers réclamait une créance. Le directeur de cette singulière Société alla trouver le banquier, et lui tint ce langage :
- Monsieur, vous devez une somme que vous allez payer à M. X..., notre débiteur. Je mets opposition au paiement de cette somme.
- Faites-le régulièrement. Sinon il me faudra payer.
- Je vous le défends, cela doit suffire. [288] 

- Je le regrette, monsieur, mais ça ne suffit pas. Le banquier paya son débiteur, seulement le lendemain, il fut à moitié assommé. Les Justiciers n’ont pas été poursuivis, car on n'a pu découvrir aucune preuve contre eux. Le banquier lui-même a refusé de porter plainte, sans doute dans la crainte d'être assommé tout à fait...

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